Deux. Terre de
Feu :
coucher de soleil.
Galinsky avait marché longtemps pour atteindre le sommet de la colline. À plat ventre sur l’herbe, il se reposait en observant la maison en contrebas.
Berlin-Francfort, Francfort-Santiago, Santiago-Punta Arenas et, enfin, la traversée du détroit. Maintenant il était là, à cinq cents mètres de l’objectif. Il ouvrit son sac à dos, en tira une tablette de chocolat et la mastiqua lentement. Puis il prit une bouteille d’eau minérale, but quelques gorgées et alluma une cigarette. Tout en fumant, il se dit que tout avait été plus difficile qu’il ne l’avait pensé. Les impondérables, les inévitables grains de sable avaient commencé à s’en mêler. Et comme la seule manière de les affronter est de les connaître, il décida de passer la revue de détail de la situation.
Pauvre Moreira. Sa première idée était de le recruter, de le faire agir à sa place et de rester dans l’ombre. Un Chilien avait plus de chances de passer inaperçu, mais il avait retrouvé un Moreira hystérique, ce genre d’individus auxquels il est impossible de faire confiance. Quand il lui avait logé une balle entre les yeux, il ne s’était pas caché les difficultés qui allaient lui tomber dessus en se retrouvant seul à mener l’opération, d’autant que pour découvrir la fausse identité d’Hillermann il devrait interroger une quantité de gens. Il ne savait pas qui, mais ce n’était pas non plus un mystère que la colonie allemande est nombreuse, sur la Terre de Feu, et les compatriotes s’avèrent parfois communicatifs. Cependant ses craintes s’étaient dissipées quand il avait eu le Major au téléphone, à Punta Arenas.
— Première action, O. K. Mais pas trace d’Hillermann. Personne ne reçoit de courrier sous ce nom.
— C’est logique. Notre collectionneur s’appelle Franz Stahl. Un nom pas très original. Tu es content de l’apprendre ?
— J’en suis tout ému. Merci pour le renseignement.
Le Major continuait à être un modèle d’efficacité. Couché sur l’herbe, Galinsky se dit qu’il était inutile de se demander comment il avait obtenu l’information, mais, ensuite, il se demanda comment il s’y serait pris lui-même.
— Voyons les faits : Ulrich Helm, tout infirme qu’il était, nous a roulés sur toute la ligne. On peut dire que, sans que nous nous en rendions compte, il a dirigé son propre interrogatoire. Il a su détourner les questions en évitant que nous arrivions à la plus importante : la nouvelle identité d’Hillermann, mais il a toujours su aussi que ce n’était qu’une affaire de temps. Et qu’est-ce qu’il a fait, alors ? Il nous a faussé compagnie à deux reprises. La première fois en simulant un infarctus en pleine rue, et la seconde en se taillant les veines à l’hôpital. Un homme aussi loyal n’abandonne pas un ami en danger sans le prévenir… C’est ça : il lui a écrit. Il a sûrement trouvé le moyen de faire sortir la lettre de l’hôpital. Il lui suffisait de se mettre bien avec les médecins ou les infirmières.
Galinsky se frotta les bras. Il sentait le besoin de se lever, de courir un peu, pour que son sang circule et lui donne la chaleur qui commençait à lui manquer. Il bâilla, puis se gifla la figure. Il se dit que cela n’avait peut-être pas été une bonne idée de faire le trajet de Porvenir à Très Vistas de nuit.
À Porvenir, à l’agence où il avait loué la Land Rover, ils lui avaient dit qu’il ne rencontrerait pas de difficultés jusqu’à Très Vistas et qu’arrivé là, on lui expliquerait comment se rendre chez son ami Franz Stahl.
— Vous en avez pour cinq ou six heures, avait indiqué l’agent. Avec un bidon d’essence en réserve, vous avez de quoi faire l’aller et retour.
Galinsky était parti peu après minuit. La pleine lune éclairait le chemin désert et rendait les phares presque inutiles. Il était tendu, mais joyeux en même temps. Il sentait que son corps était prêt à se laisser envahir par la sérénité indispensable qui préside au succès des missions.
Le chemin était difficile, semé de fondrières, et le paysage que lui montrait la clarté lunaire était, des deux côtés, aussi monotone que désolé ; une étendue de taches grises à peine interrompue par les touffes d’herbe à calfat. Mais Galinsky n’avait pas fait vingt mille kilomètres pour s’extasier devant le paysage fuégien. L’obsession bien connue de l’action imminente gagnait tous ses muscles et, soudain, il s’était tâté la braguette pour s’assurer de la réalité de l’érection qui le tourmentait. Il se souvenait d’avoir lu quelque chose à propos des érections et même des éjaculations involontaires qui surprennent les chasseurs à l’instant le plus intense de leur traque, quand toute leur attention est concentrée sur leur proie et que leur rythme respiratoire se modifie au gré de l’éloignement ou de la proximité de celle-ci. « Il n’y pas que les chasseurs, avait-il murmuré. Les soldats aussi. Alexandre le Grand recommandait à ses officiers de surveiller le bas-ventre de leurs soldats avant le combat. »
La Land Rover progressait lentement, en évitant les ornières trop grandes ou les trous d’une profondeur suspecte. Les première lueurs de l’aube l’avaient surpris ainsi. La lune continuait à briller, comme si elle doutait de la ponctualité du soleil qui commençait à émerger des eaux de l’Atlantique. Il avait éteint les phares. Concentré comme il l’était, il ne voyait pas les regards de haine que lui lançaient les teru-terus somnolents du haut des poteaux télégraphiques, ni les formations nombreuses de grues qui s’étaient mises à sillonner le ciel en direction du sud-ouest dès que le soleil s’était imposé dans toute sa splendeur. Ces oiseaux venaient de loin, d’aussi loin ou de plus loin que Galinsky, des Malouines ou de la Géorgie du Sud, pour chercher refuge dans les fjords du nord de la péninsule de Brunswick.
Peu après six heures du matin, il avait stoppé le véhicule. Il était arrivé à Très Vistas. Le lieu était bien tel qu’on le lui avait décrit à l’agence : deux maisons construites face à face, séparées par le chemin, et s’efforçant de créer l’illusion d’une rue.
Il avait d’abord frappé à la porte de l’auberge sans obtenir de réponse. Il avait fait de même à l’épicerie, où il avait trouvé un vieillard qui l’avait dévisagé, mi-amical, mi-méfiant.
— Je ne peux vous servir que du maté et des biscuits.
— Je n’ai pas faim. Je cherche un ami qui vit près d’ici.
— C’est que tout le monde est parti. Je sais pas où. Ils me l’ont peut-être dit, mais j’ai oublié. J’oublie tout. Aguirre dit que c’est l’âge. Vous voulez que je tue une poule ?
— Mon ami s’appelle Franz Stahl. Vous comprenez ce que je vous dis ? C’est un Allemand.
— Peut-être que je le connais. Je sais pas. Je me souviens plus. Si la poule vous tente pas, on peut tuer un mouton, mais faudra m’aider. J’ai plus beaucoup de forces.
— Je peux parler à quelqu’un d’autre ?
— Non. Je vous ai dit que tout le monde est parti.
— Qui ça, tout le monde ?
— Mon gendre Mansur, ma fille la muette, le docteur Aguirre et le châtreur.
— Et ils sont partis où ?
— Qui ça ?
— Mansur, le châtreur, votre fille.
— Je ne sais plus. Il sont partis et ils m’ont dit « on s’en va, ne fais pas de bêtises. » Je savais où ils allaient, mais j’ai oublié. Alors, on le tue, ce mouton ?
Galinsky avait tendu un bras et saisi le vieux par le col. Il l’avait secoué violemment jusqu’à ce que ses gémissements se confondent avec les craquements pitoyables de ses os. Il avait vu la panique dans ses yeux.
— Écoute, vieux chnoque : Franz Stahl, l’Allemand. Comment je fais pour aller chez lui ? Franz Stahl. Répète avec moi : Franz Stahl.
— Franz… lâchez-moi, espèce de cinglé ! Ah oui, je me souviens.
— Parle. Comment je fais pour aller chez Franz Stahl ?
— Vous avez un cheval ? Il faut un cheval.
— J’en ai un. Comment je fais pour aller chez Franz Stahl ?
— Vous suivez le chemin jusqu’à la cabane du poste. Là, vous prenez par la pampa jusqu’au vallon. Au bout, on voit la maison. Où il est, votre cheval ?
— Écoute-moi, imbécile : pour aller chez l’Allemand, je suis le chemin jusqu’au poste, j’entre dans la pampa jusqu’au vallon, c’est ça ?
— Si vous le savez, pourquoi vous me le demandez ? Et qu’est-ce qu’on fait avec le mouton ?
Galinsky avait lâché le vieux. Il l’avait laissé en train de maugréer des malédictions parce qu’il ne voulait pas l’aider à tuer le mouton. Il était retourné à la Land Rover, avait sorti une carte et l’avait étalée sur le siège. Le vieux l’avait peut-être bien renseigné. Il avait repéré le point qui signalait le poste sur le chemin. Au sud, il y avait un bref morceau de pampa et après, la mer. Au nord était indiqué un accident de terrain qui pouvait être un ruisseau ou un vallon. Beaucoup plus haut serpentait la China Creek, une rivière qui prenaient sa source sur les pentes du Boquerón. Il y avait également plusieurs carrés qui représentaient des estancias disséminées le long de la rivière. Un rond minuscule au bout du vallon devait être la maison qu’il cherchait. Le vieux lui avait touché le bras.
— Maintenant, je me souviens.
— De comment on fait pour aller chez l’Allemand ?
— Ils sont partis à la veillée. Ils sont tous partis veiller le mort.
— Quel mort ?
— Votre ami l’Allemand. Toutes mes condoléances.
Le vieux était resté la main tendue au milieu du chemin, toussant et plissant les yeux pour suivre le véhicule qui s’éloignait dans un nuage de poussière.
Sur la colline, Galinsky entreprit des exercices de relaxation. Il serra d’abord les doigts de pied, se remplit les poumons puis expira lentement en même temps qu’il détendait les doigts. Après quoi il répéta cet exercice en tendant les muscles des mollets, des cuisses, du cul, de l’abdomen, et ainsi de suite jusqu’aux paupières. En terminant, il se sentit parcouru par une onde de bien-être qui lui permit d’oublier temporairement ses sept heures de station couchée dans l’herbe.
Il avait quitté Très Vistas à six heures trente du matin. À huit heures précises, il avait aperçu la construction sur pilotis du poste et était entré dans la pampa. La traversée jusqu’au vallon était pénible. Les roues patinaient dans l’herbe grasse et il avait failli plusieurs fois perdre le contrôle. Il avait laissé la Land Rover à l’entrée du vallon : impossible de poursuivre avec, sur cette terre couverte d’herbe glissante, aussi avait-il pris son sac à dos et marché d’un pas agile jusqu’à neuf heures et demie. L’extrémité du vallon était fermée par la colline d’où il surveillait la maison en contrebas.
Apparemment, le vieux de Très Vistas avait retrouvé la raison au bon moment. De la colline, Galinsky observa la maison avec des jumelles. Il compta neuf chevaux autour. Deux tranchaient sur les autres par leur taille et leur aspect bien nourri. C’étaient des chevaux élancés, tandis que les sept autres étaient plus râblés et poilus. En examinant les selles alignées sur le seuil de la maison, il repéra que deux d’entre elles portaient l’emblème aux carabines croisées de la police chilienne. Plus tard, il vit les carabiniers sortir pour faire une brève promenade en compagnie d’un personnage aux cheveux gris. En tout, il compta huit personnes qui sortaient et rentraient après avoir rendu visite à une petite construction séparée de la maison, à laquelle on accédait par un sentier de planches bordé de pommiers. Parmi elles, deux femmes. Galinsky disposa huit allumettes sur l’herbe et attribua à chacune les caractéristiques qu’il observait chez les habitants, au rythme de leurs apparitions et de leurs disparitions sous le toit de tôle.
Le soleil commençait sa descente sur le Pacifique. Galinsky recourut encore une fois à la tablette de chocolat.
— La vie est étrange : je suis venu pour éliminer un homme et, quand j’arrive, je le trouve mort. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ? Une maladie due à l’âge ? Un accident ? Il a reçu la lettre de son fidèle ami Ulrich Helm et il a eu une attaque ?
Dès qu’il avait vu la maison, Franz Galinsky n’avait pas eu de doutes sur l’identité de son propriétaire. Il avait parcouru avec ses jumelles la construction en bois, en s’attardant aux volets. Tous portaient gravée la poterne aux trois tours couronnées par deux étoiles de David et une croix chrétienne. Le poids de la nostalgie ou la force de la coutume dénonçaient Hans Hillermann ; cette maison aurait pu se trouver à Bergedorf, Curslack ou dans n’importe quel village des bords de l’Elbe. Seule l’éclatante toiture en zinc constituait une entorse à la fidélité architecturale.
Frank Galinsky regarda le soleil qui brillait comme une gigantesque boule de feu à l’ouest. Il calcula qu’il lui restait deux heures de lumière du jour, et tout en continuant à s’interroger sur ce qu’ils pouvaient bien faire avec le mort, il tira de sa sacoche un mince sac de couchage. Il s’y glissa et s’en recouvrit la tête, puis regarda de nouveau avec les jumelles. Il ressemblait à un gros insecte en train d’admirer le coucher du soleil, mais Galinsky ne quittait pas des yeux les deux hommes qui venaient de sortir de la maison pour faire cent mètres et creuser un trou rectangulaire.