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A sept heures le lendemain matin, MacKendrick et son équipe se mirent à préparer une salle d'opération entièrement différente.
- Nous n'en savons pas assez sur les maladies des Psychlos, dit-il à Jonnie. Leurs cadavres pourraient être porteurs de germes dangereux à l'état de putréfaction. La structure de leur organisme est virale et il pourrait exister des virus plus petits encore que ceux que nous connaissons. Il va falloir que tu changes de vêtements et que tu te procures de nouveaux fils et un autre matériel.
Jonnie s'exécuta. Lorsqu'il fut de retour - après avoir posé un problème à Monsieur Tsung en lui demandant de fournir une autre blouse blanche - il construisit un nouveau circuit avec des fils neufs. Avec surprise, il entendit MacKendrick demander à une infirmière d'aller chercher Chirk.
- Elle est presque morte, dit-il à l'adresse de Jonnie. Depuis des mois, des femelles psychlos s'occupent d'elle. Elles la nourrissent par un tube stomacal. La structure du cerveau est similaire et le trou de la mâchoire est plus grand. Elle est dans le coma et nous n'aurons pas à lui donner trop de méthane. C'est l'anesthésique qui agit sur les Psychlos.
- Je ferais mieux d'aller la chercher moi-même, dit Jonnie.
Il prit un chariot de mine, un masque et gagna les quartiers psychlos. Comme il s'avançait avec le chariot vers le lit de Chirk, deux femelles psychlos s'approchèrent de lui.
Elle était là, les yeux clos, immobile, maigre, presque squelettique. Pauvre Chirk, pensa Jonnie.
Les deux grandes Psychlos n'eurent aucune peine à la soulever pour la déposer sur le chariot. Jonnie pensait qu'il aurait sans doute pu y arriver seul. C'était tout juste si les os de Chirk ne cliquetaient pas.
- Donnez-moi un masque respiratoire pour elle, demanda-t-il.
Elles le regardèrent sans comprendre.
- Pourquoi ?
- Pour qu'elle puisse respirer ! fit-il d'un ton impatient.
- Vous n'arriverez à rien en la torturant, dit l'une des femelles. Dans son état, elle ne sentira rien.
Jonnie était médusé. L'autre femelle le remarqua et ajouta :
- Nous attendions que quelqu'un descende pour la tuer. Ils le font toujours. Nous nous sommes souvent demandé pourquoi vous avez attendu tous ces mois.
- Pour la lapsine, c'est le seul traitement permis par les kiâtres.
La lapsine ? Les kiâtres ?... Jonnie leur demanda de lui expliquer ces mots... Eh bien, la « kiâtrie », c'était le culte médico-scientifique qui dominait Psychlo. Est-ce que Jonnie ne savait pas cela ? Et la « lapsine » était une maladie infantile très répandue chez les femelles. Elle se manifestait rarement plus tard et le cas de Chirk était exceptionnel - elle avait trente ans - mais il était indéniable qu'elle était atteinte de lapsine. Et, naturellement, tôt ou tard, il faudrait la tuer.
- Je ne vais pas la tuer ! s'emporta Jonnie, indigné. Je vais tenter de la guérir
Elles ne le croyaient pas. D'abord, guérir la lapsine était illégal. Et puis, toute personne qui faisait joujou avec l'esprit et le mental sans en avoir l'autorisation transgressait la loi. Il s'ensuivait donc que Jonnie leur mentait. Exactement comme l'auraient fait les kiâtres. Mais ce serait inutile de la torturer avant de la vaporiser car elle ne sentirait absolument rien et il n'en éprouverait aucun plaisir.
Jonnie dut se procurer lui-même le masque respiratoire et le fixer sur le visage de Chirk. Il franchit bientôt le sas atmosphérique en poussant le chariot. Derrière lui, les deux femelles continuaient de palabrer :
- Oui, c'est la torture, je te l'avais bien dit.
Le fait de renouer, ne fût-ce que brièvement, avec la « civilisation » psychlo avait perturbé Jonnie. Chirk fut très vite installée dans la salle d'opération improvisée. Maigre comme elle l'était, ils durent quand même se mettre à trois pour la soulever.
MacKendrick avait répété ces gestes bien des fois et son équipe était rodée. Son assistant souleva le masque de Chirk et introduisit rapidement un expanseur dans sa bouche. Une infirmière glissa un tube en dessous et ouvrit la valve de méthane avant de poser un stéthoscope sur la poitrine de Chirk, guettant le changement de pouls. Lorsque les battements eurent suffisamment ralenti, elle fit un signe de tête à MacKendrick.
Le masque laissait les trous des maxillaires libres et, rapidement, MacKendrick enfila les fils dans le tissu crânien, droit vers le cerveau. Sur l'écran, la tête était parfaitement positionnée. Jonnie régla le débit du pistolet moléculaire. L'infirmière surveillait toujours le rythme cardiaque en équilibrant régulièrement le mélange gaz respiratoire/méthane.
La capsule, dans le cerveau de Chirk, diminuait rapidement. Et la couche de métal augmentait sur la plaque.
Une heure et quarante-cinq minutes plus tard, MacKendrick se redressa avec les fils dans ses mains. Une infirmière épongea les quelques gouttes de sang vert qui sourdaient des trous et ôta le tube de méthane et l'expanseur. L'infirmière ouvrit au maximum la valve du masque respiratoire.
- Nous avons essayé cette méthode de réanimation sur un ouvrier il y a quelques mois sans opérer, commenta MacKendrick. Il lui faudra à peu près quatre heures pour se réveiller. Si elle se réveille.
Jonnie pensa que c'était désormais la seule chose qui importait et qu'il devait mettre toutes les chances de son côté pour que Chirk se réveille. Il reprit le chariot, on y replaça Chirk, et il repartit vers les quartiers psychlos.
Les deux femelles furent très surprises de le voir de retour. Elles l'aidèrent spontanément à remettre Chirk dans son lit. Comme Jonnie lui ôtait son masque respiratoire, l'une d'elles dit :
- Je suppose que vous l'avez ramenée pour nous donner l'ordre de la tuer.
Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Jonnie les expulsa à coups de pied. Puis il trouva un siège et s'installa pour attendre devant le sas. Il en avait pour quatre heures mais il aurait au moins la certitude qu'aucun de ces fous de Psychlos ne risquait de compromettre le réveil de Chirk. Il espérait qu'elle s'en tirerait. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il attendrait et ne bougerait pas d'ici.
Malheureusement pour Jonnie, il s'avéra que le couloir où il s'était installé était très fréquenté. Et que les gens trouvaient toutes sortes d'excuses pour y passer, sachant qu'il était là.
Chrissie le rejoignit bientôt.
-Je suis affreusement navrée que nous ayons oublié Pattie dans l'avion. J'étais persuadée que tu allais nous suivre avec elle. Quand j'ai vu qu'elle n'était pas avec nous, je suis revenue, mais tu avais décollé.
Pattie l'avait suivie. Elle regardait Jonnie.
- Mais je ne suis pas venue pour te parler de ça, reprit Chrissie.
Elle ouvrit une enveloppe qu'elle avait jusque-là cachée derrière son dos et se mit à en sortir diverses choses. Au premier coup d'œil, Jonnie comprit qu'il y avait du Dries là-dessous. C'était les premiers tirages des nouvelles coupures de la Banque Galactique. marquées « Spécimen sans valeur ». Quatre, de format différent, plus quatre pièces de formes géométriques variées, parfaitement gravées. L'impression des billets était elle aussi excellente. Jonnie ne voyait pas quel était le problème.
- La pièce d'un onzième de crédit n'est pas si mal, dit Chrissie. Elle est verte et ça ne se voit pas. Et cette bleue, là, c'est une pièce de trois onzièmes de crédit. Elle n'est pas trop vilaine, car là non plus, ça ne se voit pas. Cette rouge de cinq onzièmes est tout juste passable. Et cette jaune, la pièce de six onzièmes, est affreuse.
Ça c'était nouveau, se dit Jonnie. Chrissie faisant une dissertation sur l'argent, Alors qu'elle n'en avait sans doute pas eu entre les mains une seule fois dans sa vie.
- Mais le problème, ce sont les billets. J'ai dit à Dries que j'étais très fâchée! Voilà un billet d'un crédit. Et ça, c'est ce qu'ils appellent le billet de onze crédits, mais il est marqué « dix »,
- C'est le système numérique psychlo, dit Jonnie Il est basé sur le onze et non sur le dix. « Dix » signifie une unité de onze plus zéro unité de un, ce qui est l'équivalent de onze. Une coupure de onze crédits porter donc les chiffres « un-zéro ».
- Je veux bien te croire, soupira Chrissie, mais ce n'est pas ça qui m'a mise en colère. Regarde ces billets. Celui-ci, c'est le... un-zéro-zéro. Il est marqué cent » mais c'est la même chose qu'un billet de cent vingt et un crédits. Oui, oui, je sais... A cause des chiffres psychlos. (Elle montra un autre billet.) Celui-là, c'est le billet de mille trois cent trente et un crédits.
Jonnie examina le tout. Les pièces étaient très bien gravées, Et les billets étaient d'un brillant surprenant
- Désolé, dit-il enfin, mais je ne vois pas.
- Le visage ! Regarde bien. Sur les pièces, tu es de profil et sur les petites, ça ne se voit pas. Par contre, ça se voit très bien sur cette grosse pièce-là, la jaune... Ton nez) Il est retroussé au bout!
Jonnie prit les pièces. Oui, c'était exact. Il avait le nez qui jappait à la lune.
- Et les billets, dit Chrissie. Je me moque de savoir si c'est difficile ou non de reproduire le portrait avec précision comme le dit Dries. Mais ils ont donné un ton grisâtre à ta peau. Et tes paupières sont trop grosses. Et tes oreilles, Jonnie ! Elles ne sont pas comme ça. On dirait des branchies !
Jonnie prit les billets. Oui, c'était certain, ils avaient modifié le portrait ! Il éclata brusquement de rire. Ils avaient modifié ses traits pour qu'il ressemble vaguement à. un Selachee !
Magnifique ! Il aurait moins de chance d'être reconnu partout. Il avait pas mal usé de diplomatie ces derniers temps, aussi dit-il :
- Je suis désolé qu'ils ne te plaisent pas, Chrissie,
- Mais ce n'est pas ça C'est simplement que ce n'est pas toi !
- J'ai peur que cela ne coûte effroyablement cher de les modifier maintenant. Peut-être pour la prochaine émission...
Cela parut calmer quelque peu Chrissie et elle remit pièces et billets dans l'enveloppe avant de repartir, songeant qu'il avait l'air décidé à rester là et qu'il convenait sans doute de lui apporter son déjeuner sur place.
Pattie était restée. Elle s'assit par terre. Elle paraissait très pensive mais moins apathique qu'auparavant.
Ker arrivait par la rampe d'accès, suivi d'une trentaine d'ex-marines : Jambitchows, Drawkins, ainsi que deux ou trois Hockners. Il adressa un geste amical à Jonnie mais, lorsque les autres virent qui était assis là, ils reculèrent précipitamment et heurtèrent la paroi. Puis ils allèrent se placer derrière Ker.
Leur réaction n'avait pas échappé à Jonnie. Il appela :
- Ker !
Le petit Psychlo vint vers lui, laissant son groupe sur place.
- Ker, qu'est-ce que tu as raconté à ces ex-soldats ?
- Mais rien, dit Ker avec l'expression de la plus parfaite innocence dans ses yeux d'ambre. C'est juste qu'ils sont plutôt indisciplinés, de temps en temps.
- Je ne sais pas quel est ce « rien », mais tu ferais bien de faire quelque chose.
- Bien sûr ! (Ker se retourna et lança à son groupe :) Ça va, ça va ! Il n'est pas en colère !
Leur soulagement fut si évident que le regard de Jonnie se fit encore plus lourd de soupçons. Le petit Psychlo ordonna à l'ex-officier hockner de les emmener au garage et de commencer à laver les machines, puis il se tourna à nouveau vers Jonnie.
- J'ai eu peur un instant, dit-il. J'ai cru que tu avais deviné.
- Autre chose ? demanda Jonnie.
Ah, ah ! commença le petit Psychlo. Ce n'était pas vrai qu'il était resté seul ici alors que tout le monde s'était envolé pour Edinburgh, y compris les gens des Montagnes de la Lune. On avait laissé les vieux et les enfants. Et lui, Ker, en avait eu assez de rester assis dans un couloir avec son fusil-éclateur. Il était tombé sur un vieux qui parlait une espèce de néerlandais - le néerlandais était un langage de la Terre, ou bien il l'avait été. Et Ker s'était procuré un vocodeur Chinko qui traduisait le néerlandais et il s'était amusé à raconter des histoires au vieux pour qu'il les répète aux gamins qui traînaient un peu partout.
D'abord, les enfants avaient eu peur de lui. Ils le prenaient pour un monstre et tout ça, et il avait dû leur dire qu'il était tout ce qu'il y a d'humain. Que son père et sa mère étaient des humains. Mais que sa mère avait été effrayée par un Psychlo et qu'il était né comme ça.
Mais il serait honnête avec Jonnie parce que c'était un ami d'enfance : en fait, il n'était qu'à moitié humain.
- Ce n'est pas pour changer de sujet, dit-il alors même que c'était ce qu'il faisait, mais tu m'as dis que tu étais venu pour cette histoire de mathématiques. Je ne veux pas passer ma vie à nettoyer les véhicules. Quand vas-tu te mettre au travail et secouer Maz pour qu'on rouvre cette mine ?
- J'y travaille en ce moment même ! fit Jonnie.
Il regarda sa montre. Encore une heure et demie. Il saurait bientôt si ça avait marché ou non.