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Jonnie envoya chercher Thor et demanda également qu'on lui apporte quelques cartes, y compris une copie de l'ancienne carte des défenses psychlos.
En attendant, il observa le petit homme gris qui travaillait sur l'ordinateur, à côté de la console, ses doigts volant littéralement sur les touches du clavier. Pour se servir de cet ordinateur, il fallait être aussi habile que le plus expérimenté des pilotes. C'est alors qu'il réalisa que le petit homme gris ne regardait même pas les touches. Ses doigts semblaient se déplacer de leur propre volonté et ses gestes étaient si rapides qu'ils étaient à peine discernables. Jonnie se dit que le petit homme gris cachait bien plus de choses qu'il ne leur en était apparu jusqu'à présent. Et non pas seulement son nom, qu'il ne leur avait toujours pas révélé. Mais il avait sans doute d'autres raisons de leur venir en aide que celles qu'il avait pu exposer. Non pas que Jonnie se méfiât de lui. C'était seulement un sentiment qu'il éprouvait : au-delà de tout ce que leur avait dit le petit homme gris, il existait d'autres raisons, plus profondes, pour expliquer sa présence parmi eux. Il décida que, quoi qu'il leur dise ultérieurement, lui, Jonnie, percerait les motivations réelles du petit homme gris. Était-ce vraiment un sentiment qu'il éprouvait ? Non, une certitude.
Bon, une chose à la fois. Il devait s'occuper du barrage car, s'ils venaient à être privés d'énergie, ce serait la fin de tout ! Et, en tout et pour tout, il ne disposait que de deux heures. Comment réparer un barrage de cette taille en deux heures ? Fichtre !
Les cartes arrivèrent. L'une d'elles était un croquis récemment tracé par les ingénieurs chinois. Ils y avaient indu l'emplacement du village. Ils avaient également dressé une carte du lac et, si l'on ne tenait pas compte des annotations et des chiffres en chinois, tout était absolument clair et compréhensible. Ils avaient même porté les relevés des fonds.
Jonnie se pencha sur la carte des défenses psychlos et remarqua pour la première fois la mention «copie du relevé d'origine ». D'après les dates psychlos, le relevé d'origine devait remonter à près de onze cents années. Il prit une loupe pour lire les informations concernant le barrage.
Le barrage originel de Kariba, modifié par les Psychlos après leur victoire et la mise en place du dispositif de défense psychlo, apparaissait comme mesurant six cents mètres de long. La hauteur de l'ouvrage était d'environ cent trente mètres. Quant au lac, il mesurait trois cents kilomètres de long et près de trente kilomètres dans sa plus grande largeur. Oui, c'était vraiment un barrage colossal. Une chaussée avait même été prévue sur le barrage pour recevoir des véhicules.
Jonnie compara les cartes. Sur la carte originale, l'endroit où ils avaient construit le village n'existait pas ! Comment était-ce possible ? La planète avait-elle changé de configuration ?
Il se reporta à une carte-d'homme de la même région. Le fleuve s'était appelé le « Zambèze ». Il était long de 2 660 kilomètres et c'était l'un des plus importants cours d'eau de la Terre. Il traversait les « Gorges de Kariba » où avait été édifié un énorme barrage hydro-électrique. A cet endroit, la gorge était abrupte. Il n'y avait pas le moindre site possible pour construire un village ! Une fois encore, Jonnie compara les cartes.
Avant même la chute du vaisseau, la route qui traversait le barrage avait été submergée.
Jonnie comprit alors ce qui s'était passé. Durant onze cents ans, régulièrement, les crues du Zambèze avaient fini par envaser le lac.
Pas étonnant que le niveau de l'eau ait baissé à cette vitesse incroyable. La chute du vaisseau avait dû soulever des millions de tonnes de vase par-dessus le barrage. Et il n'y avait maintenant plus assez d'eau pour combler cette déperdition ! Car le lac avait diminué de volume ! Il ne mesurait plus que deux cents kilomètres de long, à présent, et, à proximité du barrage, sa largeur n'était que de trois cents mètres. Tout le reste n'avait été que de la boue.
Jonnie se tourna vers Chong-won et l'ingénieur.
- Ce barrage a six vannes d'admission pour le générateur. C'est par eux qu'entre l'eau du lac. Elle traverse le barrage et fait fonctionner les turbines. Je veux qu'on les ferme immédiatement. Dès que le tir sera terminé, dans vingt-cinq minutes environ, nous couperons l'électricité. Ensuite vous fermerez les vannes. Quand ils auront à nouveau besoin d'énergie pour les autres tirs de transfert, nous nous passerons du câble de défense du lac et nous n'ouvrirons que deux vannes de générateur. Est-ce que c'est possible ?
- Oh, oui ! firent-ils. Donc, ce que vous voulez, c'est que nous coupions tout le réseau dans vingt-cinq minutes, que nous fermions l'ensemble des vannes du générateur, que deux heures après nous nous passions du câble du lac pour n'ouvrir que deux vannes seulement. Est-ce qu'il va falloir également fermer tous les déversoirs ?
Jonnie acquiesça. Jamais auparavant, l'excédent d'eau n'était passé par-dessus le barrage. Il s'écoulait par les déversoirs placés en dessous et réintégrait le lit du fleuve en aval. En les fermant, ils conservaient de l'eau. Ce qui ne résolvait pas toute la situation mais pouvait cependant être utile. Jonnie avisa Thor et lui lança :
- Va chercher Dwight !
- Il est à l'hôpital. Contusionné, le bras cassé.
- Quand on travaillait sur le filon, il était le meilleur de nous tous, répliqua Jonnie. Va le chercher.
Ils continuaient les transferts mais il pouvait profiter de ce répit pour tout organiser,
Dwight ne tarda pas à arriver. Il avait les yeux pochés et un bras dans le plâtre. Il boitait. Mais son sourire était radieux comme un jour d'été.
Jonnie ne perdit pas une seconde.
- Dwight, trouve six cents mètres de cordon détonateur, à peu près six cents litres d'explosif liquide, trois de ces perceuses légères avec une vrille de trente mètres pour chacune, ainsi que des détonateurs et tout le bataclan.
- Tu comptes faire quoi ? demanda Thor. Faire sauter la planète ?
- Thor, tu vas me rassembler tous les hommes qui étaient avec nous sur le filon et beaucoup de Chinois.
Stormalong était arrivé :
- Toi, lui dit immédiatement Jonnie, tu vas te charger de transporter les hommes et les explosifs de l'autre côté du lac. Dès que ces tirs de transfert seront achevés, il faut que nous soyons prêts à nous mettre en route.
Il griffonna une note pour un communicateur afin qu'il la remette à Angus dès qu'il aurait fini d'expédier les boîtes.
« Tu vas être privé d'électricité pendant deux heures. Informe-nous dès que tu auras fini cette première série parce que nous allons relancer les moteurs. Ne recommence aucun tir avant que nous te prévenions. Communique avec moi par radio. »
Des hommes furent envoyés vers l'extérieur par le passage. Certains étaient des vétérans du commando et sortaient à peine de l'hôpital. Le docteur Allen avait un regard désapprobateur, et plus particulièrement encore à l'adresse de Jonnie, mais il ne dit rien.
Jonnie sortit. Dieu merci, il faisait jour à présent. Il pouvait voir ce qu'il faisait. Il regarda le barrage. Oui, effectivement : de la vase ! Tout avait été aspergé par la vase. Cela promettait un travail salissant ! Sur la chaussée du barrage, aux endroits fissurés, il y avait de véritables montagnes de vase. Il y en avait aussi sur les parois des falaises, comme si un gigantesque pinceau les avait badigeonnées. La vase était encore fraîche et le premier risque était de glisser et de tomber en marchant.
Il avait allumé sa radio pour pouvoir être prévenu dès la fin du premier tir. Des chariots montaient des entrepôts du dernier niveau et les hommes chargeaient au fur et à mesure les munitions dans un avion. Les pilotes étaient prêts. Deux transporteurs faisaient le plein de passagers. Une dizaine de Chinois se précipitèrent dans la centrale en brandissant des clés de gros calibre. Elles allaient leur être nécessaires pour déplacer les leviers et les contrôles qui n'avaient pas bougé depuis dix siècles.
Jonnie s'avança jusqu'au bord du barrage et observa le lac.
Il n'en crut pas ses yeux. Il avait pensé que, après sa chute dans l'atmosphère, le vaisseau aurait été pratiquement détruit.
L'épave du bâtiment, gigantesque, était plantée dans la vase, huit kilomètres en amont du barrage.
Elle était une des causes du désastre car la coque tordue et noircie, qui avait basculé sur le côté, empêchait l'eau d'atteindre le barrage, créant un nouveau lac en formation.
Jonnie se tourna vers Dwight.
- Tu prends trois hommes avec une plate-forme volante. Qu'ils posent un cordon détonateur sur le flanc est de l'épave et qu'ils le fassent sauter pour permettre le passage de l'eau. Je te donnerai le feu vert. Fais le nécessaire et rejoins-moi ensuite.
Dwight se précipita sans plus attendre à la recherche de trois hommes et d'explosifs supplémentaires.
Jonnie trouva un point d'observation d'où il pouvait voir l'autre extrémité du barrage. L'ouvrage était très arrondi et formait comme une demi-lune au-dessus du lac. Oui, il y avait une voie d'eau très importante. A cause de la forme du barrage, un choc et une poussée brutale auraient pour effet de faire pénétrer encore plus profondément les deux extrémités dans chaque berge. Jonnie pouvait constater que l'autre extrémité tenait bon dans la falaise. C'était le fond du barrage qui avait dû bouger et, là-bas, l'eau jaillissait en un jet énorme.
Il était possible que d'anciennes fissures à la base eussent été consolidées au cours des ans par la vase qui s'y était agglomérée. Mais elle avait été chassée par la secousse et il n'y avait guère que les millions de tonnes de rochers qui se trouvaient en amont qui pouvaient obstruer la brèche. Et ce n'était vraiment pas le moment de lancer les pelleteuses et les grues dans une telle entreprise.
Le plan qu'il avait vaguement ébauché était correct. Il porta son regard sur les falaises, de l'autre côté de la gorge. S'il en faisait sauter une, est-ce que cela ne risquait pas d'ébranler le reste du barrage ?
Et il y avait aussi le câble de blindage qui passait justement là-bas. Il ne pouvait se permettre de le sacrifier.
La voix d'Angus résonna dans la radio.
- La première phase de tir est terminée. Paré à couper !
- Coupez ! lança Jonnie dans sa radio de mine. Centrale ! Coupez l'alimentation ! Stormalong ! Fais-les décoller !
Le grésillement du câble cessa. Une averse de fragments de bombes, d'oiseaux morts et de feuilles s'abattit sur le sol à la seconde où l'ionisation atmosphérique fut coupée.
Les avions décollèrent dans un grondement.
Jonnie avait repéré une plate-forme volante en réserve. Il y monta et pianota sur la console. Il jaillit dans les airs au-dessus du lac et du barrage et mit le cap sur le sommet des falaises lointaines.
Dwight était déjà sur place. Jonnie inspecta la texture de la roche des falaises. Il évalua la force du courant au fond du lac. Il devait faire s'ébouler ces falaises dans le lac de telle façon que le courant amène les éboulis directement sur la brèche. Pas facile à calculer et à réaliser...
Trois trous. Oui, il avait besoin de forer trois trous selon un angle très précis et sur une profondeur de trente mètres. Il délimiterait ainsi la découpe de la falaise.
Il inspecta rapidement le bord de la falaise et désigna les points exacts. Un, deux, trois. A environ deux cents mètres du barrage et à un angle de quinze degrés par rapport à la verticale.
Aussitôt, les hommes mirent les foreuses au travail. On les utilisait d'ordinaire pour percer une veine en profondeur. Elles étaient rapides et efficaces. Mais le seraient-elles suffisamment ? Jonnie n'avait que deux heures devant lui.
Le câble ! Une bonne partie du câble était plus proche du lac que l'endroit où ils avaient commencé à forer. Il ne devait absolument pas le sacrifier. S'il le laissait en place, l'explosion risquait de le trancher et il glisserait alors dans l'eau.
- Stormalong ! cria Jonnie. (Le pilote venait juste de sauter d'un avion de transport.) Quel est le plus gros moteur dont nous disposions ?
Stormalong regarda les avions. Sur les quatre qu'ils avaient amenés, l'un était un avion d'attaque de l'aéronavale. Il le désigna à Jonnie.
- Il faut amener des techniciens là, à l'extrémité du barrage. Il y a une boîte de jonction du câble à cet endroit, si j'en crois l'ancienne carte des défenses. Il faut qu'ils le décrochent. Ensuite, attache un filin à toute cette section du câble, soulève-la et dépose-la là-bas...
Jonnie montrait l'endroit où Stormalong vivait. Quelle idée de dingue ! Il allait falloir attacher l'extrémité du câble, une fois libéré, à un avion, voler cap sud-ouest en remontant le lac, tout en remorquant le câble ! Stormalong n'avait pas besoin de plus amples explications. Il savait parfaitement que le poids de deux cents mètres de câble pouvait faire tomber l'avion. II envoya les techniciens vers l'extrémité du barrage tout en se disant qu'il allait faire fixer sur le câble un dispositif de décrochage exprès.
Jonnie s'intéressa aux foreuses. A quelle vitesse travaillaient-elles ? Les mèches étaient blindées et toléraient une haute température. Pourtant, elles fumaient. Il consulta sa montre et calcula la profondeur qu'elles avaient atteinte. Ce serait très juste !
A huit kilomètres de là, en amont du lac, l'équipe de vétérans envoyée par Dwight, plus deux assistants, progressait en glissant et en trébuchant dans la vase, à proximité de l'épave du vaisseau. Les hommes s'enfonçaient presque jusqu'à la taille. La plate-forme volante décollait régulièrement pour échapper à l'enlisement.
L'épave était colossale ! Ce n'était guère étonnant que ces vaisseaux ne puissent pas se risquer dans l'atmosphère. Ils devaient être construits sur cette lune appelée Asart, au large de Tolnep. Les éléments étaient probablement assemblés section par section. Pour arriver à faire mouvoir de tels géants, il fallait sans aucun doute des calculs de forces gravifiques et planétaires particulièrement complexes.
Jonnie, durant un instant de tristesse, se demanda si les restes de Glencannon étaient là, quelque part dans le monstre. Mais même un Mark 32 n'aurait pu résister à une explosion aussi infernale. Non, ce vaisseau était devenu un cimetière. Dans cette carcasse noircie, il devait y avoir les dépouilles calcinées de plus de quinze cents Tolneps. Combien mesurait ce monstre ? Six cents mètres ? Un kilomètre ? C'était difficile à dire d'où il se trouvait, vu qu'une bonne partie de la coque était immergée dans la vase. Mais il faisait un barrage du tonnerre. On aurait pu penser qu'une pareille masse se serait enfoncée plus profondément encore. Jonnie vit alors quelle était la situation réelle. Dans sa chute, le monstre avait créé une sorte de cratère et c'était le rebord du cratère qui empêchait l'eau de passer.
Il prit rapidement une lunette dans sa poche et observa de plus près ce que faisaient les hommes, là-bas. Oui; ils étaient occupés à faire passer un cordon détonateur sur les deux arêtes du cratère. Ils n'avaient nullement besoin de conseils.
Les foreuses continuaient de percer la roche dans un sifflement aigu, la vapeur jaillissant des trous surchauffés de refroidissement à eau. Une équipe de 'vingt hommes installait un tuyau qui allait du lac à une pompe de mine pour avoir un appoint d'eau froide.
Quant à la vase !... Il était difficile, presque impossible d'avancer sans glisser et la plupart des hommes étaient à présent maculés de boue.
Jonnie regarda sa montre. Ce serait très, très juste. Forer un trou de trente mètres en trois heures, ce n'était pas du gâteau... mais en une heure et demie ! Les hommes étaient à quatre sur chaque foreuse, poussant de toutes leurs forces, ajoutant leur poids sur les poignées.
Jonnie espérait que le signal qui avait été déclenché sur le vaisseau du petit homme gris serait efficace. Ils avaient réduit leur force défensive à des proportions squelettiques pour s'occuper du barrage et, en l'absence du câble atmosphérique, ils étaient totalement vulnérables.
Une voix se fit entendre dans sa radio. L'un des membres de l'équipe envoyée auprès de l'épave appelait Dwight. Ils étaient parés. Dwight consulta Jonnie.
Jonnie porta la lunette à ses yeux pour essayer de mieux voir les vannes d'accès du générateur du barrage.
Est-ce qu'elles étaient vraiment fermées ? L'eau était tellement boueuse... Impossible d'être certain à pareille distance. Il appela les ingénieurs chinois qui travaillaient à l'intérieur du barrage et il obtint le chef Chong-won.
- J'ai encore besoin de cinq minutes pour fermer la dernière vanne, dit-il à Jonnie. Ils ont réussi à fermer les déversoirs. Je suis navré, Seigneur Jonnie, mais ces leviers et ces volants n'ont pas servi depuis des années et des années.
- Disons mille ans... Combien d'hommes avez-vous ?
- Soixante-douze.
Grands dieux, la moitié de leurs effectifs se trouvait dans le barrage.
- Vous avez fait du bon travail. Dès que vous aurez fini, évacuez tout le monde. Tout le barrage risque de céder avec les explosions.
- Nous allons faire le plus vite possible, lui assura le chef.
Il y eut un vrombissement de moteur. Stormalong accrochait le câble de blindage atmosphérique aux crosses de son avion.
- Paré à enlever ! lança-t-il dans le porte-voix. Dis-moi quand le secteur sera évacué.
Le gros avion d'assaut survolait le barrage. Le câble, dégagé de la boîte de jonction, était maintenu par des grappins. Les hommes évacuaient le secteur à toutes jambes.
Jonnie cria à l'intention de l'équipe de forage :
- Éloignez-vous!
A regret, ils cessèrent leurs efforts et s'éloignèrent du bord de la falaise en glissant.
Jonnie s'assura qu'ils avaient tous évacué la zone qu'allait traverser le câble, avant de lancer :
- Vas-y ! Arrache-le !
Stormalong lança le moteur de son appareil à plein régime. Comme un serpent gigantesque, le câble se dressa, résista, tressauta et commença enfin à s'arracher du sol. Son poids tirait l'avion vers le sol et Stormalong fit danser son énorme appareil de bas en haut pour dégager complètement le câble. Mètre après mètre, il parvint à l'extraire du sol. L'avion gagna de l'altitude, longeant le bord de la falaise.
Une bonne moitié de câble avait maintenant été arrachée à la terre ! Soudain, avec un bruit violent, le câble céda !
L'appareil de Stormalong fut catapulté vers le ciel, entraînant cent mètres de câble derrière lui.
Jonnie observa la manœuvre. Ce Stormalong, quel pilote ! L'avion traversa le lac et alla déposer le câble cassé sur la rive. Il le libéra avec la commande de dégagement rapide et revint. Quelqu'un dans l'avion abaissa le grappin et Stormalong lança dans le porte-voix :
- Accrochez !
Les hommes dévalèrent la falaise. Ils s'emparèrent du grappin et y fixèrent solidement le reste du câble.
Tout cela prenait du temps et les hommes du forage avaient cessé le travail. Une nouvelle fois, Stormalong prit de l'altitude pour arracher le câble à sa gangue millénaire.
Il l'emporta et alla le larguer.
Les hommes se précipitèrent sur leurs foreuses.
- Ici, on a terminé ! lança la voix du chef Chong-won dans la radio de mine.
- Parfait, fit Jonnie. Maintenant, faites évacuer tous ceux qui se trouvent là et avertissez-moi quand ils seront loin, y compris vous !
Il aperçut des silhouettes minuscules en tenue de travail bleue qui, là-bas, sortaient en file de la centrale et s'engageaient sur la route. Quelques instants après, tous furent en sécurité, loin du barrage.
- Barrage évacué, Seigneur Jonnie, annonça le chef Chong-won. Inutile d'arrêter le forage. Jonnie donna le signal à Dwight qui, rapidement, lança ses instructions aux hommes qui étaient sur l'épave du vaisseau.
- Faites sauter les charges dans le trou ! cria-t-il.
Jonnie vit les hommes s'activer sur les détonateurs avant de se replier aussi vite que possible, glissant et pataugeant dans la vase. Ils rallièrent la plate-forme volante. Le dernier fut attrapé prestement par le col et hissé à bord à l'instant où la plate-forme décollait, ses jambes s'agitant dans le vide. La plate-forme gagna un secteur sûr et se posa. Le regard de Jonnie se fixa sur l'épave.
Il y eut deux explosions simultanées. Une grande ligne de boue jaillit dans le ciel et, un instant, l'épave du monstre fut dissimulée par la fumée et l'averse de vase.
L'onde de choc fit vibrer le sol. Une lame parcourut le lac. Vingt-quatre secondes après, le bruit déferla sur eux et les frappa comme une main gigantesque.
La fumée se dissipait. L'épave gigantesque n'avait pas été déplacée mais un canal avait été creusé dans les bords inférieur et supérieur du cratère. Un filet d'eau commençait à s'écouler de l'autre côté. Rien qu'un filet ? C'était tout ?
Jonnie retint sa respiration. Il leva sa lunette pour mieux observer. Il craignait qu'ils ne soient obligés de recommencer l'opération alors que le temps leur manquait.
Allez ! Allez ! s'entendait-il dire. Encore, encore ! Vas-y !
Il savait que l'eau pouvait se frayer son propre chemin.
Le bord opposé du cratère était à moins d'un mètre au-dessus du niveau du lac de retenue. La poussée aurait dû être plus forte !
C'est alors qu'un objet faisant rempart fut arraché par l'eau. Un gros canon-éclateur qui tourbillonna brièvement avant d'être rejeté au loin.
L'eau jaillit à travers la paroi extérieure du cratère. Elle tomba en torrent à l'intérieur. Des flots écumants de boue se ruèrent par la brèche qui s'élargit encore. Le courant se fit plus violent.
Le flot s'abattit dans la tranchée creusée par le cordon détonateur, emporta les obstacles et les débris et poursuivit sa course !
Une troisième voie d'eau s'ouvrit dans le haut du cratère. En un véritable mascaret, l'eau se déversait dans le lac en contrebas, emportant des fragments de l'épave.
Le fleuve coulait à nouveau. Jonnie dit à Dwight de féliciter tous les hommes.
Les foreuses poursuivaient leur travail, dans un déchaînement de bruit et de fumée. Jonnie consulta sa montre. Il leur restait à peine vingt minutes. Pourquoi le temps passait-il si vite ?
- Combien de sections de forage as-tu sur ces trous ? demanda-t-il à Thor.
- Cinq. Ce qui fait vingt-trois mètres.
- Tant pis. Il faudra faire avec. Sors-moi ces foreuses de là ! Stormalong ! Commence à me dégager ces équipes avec leur matériel !
Il distinguait le chef Chong-won comme une tache infime, de l'autre côté. Il l'appela par radio :
- Chef, vous allez apercevoir un éclair formidable dans quelques minutes. Attendez afin de vous assurer que le barrage ne cède pas. Dès que vous en serez sur, envoyez une équipe spécialement choisie afin d'ouvrir deux vannes de générateurs et de rétablir le courant pour le câble du cône et le secteur de la pagode. Compris ?
- Oui, Seigneur Jonnie.
- Et mettez-vous à l'abri pour l'explosion ! ajouta Jonnie.
Les hommes venaient de dégager l'équipement mobile de forage et le rechargeaient à bord de l'avion.
- Dwight ! appela Jonnie. Prends les trois barils d'explosif liquide et verse-les dans ces trous. Ensuite, fixe les bidons par-dessus, pour les boucher. Vite !
De son bras valide, Dwight fit un geste et les hommes se mirent à courir. Ils déversèrent les barils d'explosif liquide dans chaque trou. Mais les trous étaient encore chauds du forage et l'explosif atteignit presque le point d'ébullition. A cause de l'air concentré à l'intérieur des trous, le liquide eut du mal à s'écouler et il y eut un dégagement important de vapeur et de bulles.
Jonnie prit le long cordon explosif et se mit à courir, le déroulant derrière lui. Il fit une boucle autour de l'endroit où serait fixé chaque baril. Sous l'effet de la vapeur d'explosif, les bidons deviendraient de véritables bombes.
- Des détonateurs ! cria Dwight.
- Pas le temps ! répondit Jonnie. Je vais déclencher tout ça avec les canons de l'avion !
- Quoi ? hurla Thor.
Ils avaient à présent vidé les barils et les mettaient en place sur chacune des boucles de cordon explosif, par-dessus les trous qui avaient été forés. Ii suffirait d'un projectile dans un seul des barils pour tout faire sauter.
Jonnie pointa le doigt vers l'avion de combat qu'ils avaient amené.
- Laisse-moi celui-là ! Et évacue tout le monde sur-le-champ !
Stormalong voulut protester, changea d'avis et stimula les hommes qui s'empressèrent de monter à bord des appareils.
- Tire d'en haut ! cria-t-il à Jonnie. Tout ce machin va partir comme une fusée !
Jonnie, encore une fois, regarda sa montre. Il ne leur restait que neuf minutes.
Les avions décollaient. On aidait Dwight à monter dans le dernier. Jonnie regarda une dernière fois leur travail. Tout était prêt.
Il se précipita vers l'avion de combat et s'installa aux commandes. Il ne restait plus personne dans le secteur.
Il décolla et grimpa jusqu'à six cents mètres. Le barrage semblait toujours aussi colossal.
Déjà, les avions se posaient derrière des butées de sacs de sable, sur l'autre rive. Stormalong avait vraiment fait vite.
Quant au chef Chong-won, il s'était mis à l'abri avec ses hommes.
- Paré à ouvrir le feu sur le trou ! lança Jonnie dans sa radio.
Il régla les canons sur « Flamme », « Faisceau mince » et « Maximum », puis vérifia sa ceinture de sécurité.
Il allait devoir soigner son tir. Tout semblait bien tranquille là en bas. La structure de l'épave noircie avait crevé sous la pression de l'eau. Le fleuve s'écoulait à nouveau dans le lac de retenue.
Mais il s'écoulait aussi avec de plus en plus de force par la brèche, sous l'ouvrage, et elle ne cesserait de s'agrandir.
Jonnie, en quelques gestes rapides, ferma hermétiquement toutes les issues de l'avion. Il se demanda un instant s'il devait monter jusqu'à mille mètres. Non. Il se trouvait à la portée optimale. Un avion de combat était fait pour résister à pas mal de choses, mais jamais encore il n'avait entendu parler de la mise à feu de six cents litres d'explosif liquide. Plus trois cents mètres de cordon détonant.
Il ajusta avec soin le baril du milieu et effectua sa visée. Puis il pressa la détente.
Un éclair traversa tout le ciel devant lui. Un rideau de feu vert haut de mille mètres.
Un bruit terrible !
L'onde de choc en retour déferla sur lui et l'avion fut propulsé vers le ciel comme un jouet.
La ceinture de sécurité lui coupa brutalement le souffle.
Trois secondes après, il s'aperçut qu'il était la tête en bas. Il pianota sur la console et les moteurs d'équilibrage redressèrent l'appareil. Il constata alors qu'il volait à reculons.
Avec une plainte aiguë, les moteurs luttèrent pour rectifier la course de l'avion qui se stabilisa bientôt. Une fêlure en diagonale marquait à présent le pare-brise.
A cet instant, Jonnie aperçut la falaise. La fumée s'était dissipée. Tout le devant de la falaise, lentement, glissait vers les eaux du lac.
Un demi-million de mètres cubes de roche.
Une bonne part était encore apparemment d'un seul bloc. Non, c'était une illusion. Un pan de falaise avait été nettement et proprement découpé. Mais, à l'intérieur, la roche était craquelée, fissurée et, juste avant d'atteindre la surface de l'eau, elle se disloqua en fragments. On aurait pu croire à première vue que le tout s'était abattu d'aplomb sur la berge. Mais c'était dû à la distance et à la perspective. En fait, certains fragments furent projetés presque jusqu'au milieu du lac.
Jonnie observa le barrage. Est-ce qu'il n'allait pas à son tour s'effondrer lentement, laissant les eaux du lac s'engouffrer dans la gorge ? II avait réglé l'explosion afin que l'onde de choc se développe à la verticale, et non en profondeur, dans le sol. Sur ce point, tout s'était passé selon ses calculs. La preuve, ce qui était arrivé à son avion.
La première vague heurta le barrage et un geyser d'eau jaillit à trente mètres au-dessus de l'ouvrage. Mais la perte d'eau était sans conséquence. L'important était de savoir si le barrage résistait.
A cette distance, Jonnie ne pouvait dire si les courants de fond emportaient les débris de roche vers la brèche inférieure. Il fit piquer son appareil sur le côté. L'eau s'écoulait toujours en torrent à la base du barrage. Il se livra à un examen attentif de la situation.
Était-ce un effet de son imagination ? Il avait l'impression que moins d'eau s'écoulait par la brèche.
Son attention fut alors attirée par des silhouettes en bleu qui couraient en direction de la centrale. On ne pouvait pas dire qu'ils avaient perdu du temps !
II consulta sa montre et vit qu'il ne lui restait plus que deux minutes pour se poser.
Il appuya sur la console et dirigea son appareil vers un appontement libre. Il coupa le moteur. Ses oreilles bourdonnaient et il vérifia que le moteur ne tournait plus.
Il restait encore trente-trois secondes. Ça avait vraiment été très juste !
Il traversa le passage souterrain et déboucha à l'intérieur du cône. Il jeta un coup d'œil à la pagode. Elle n'avait pas perdu une tuile sous le choc.
Il retrouva Angus devant la console de transfert. Quant au petit homme gris, il était installé devant l'ordinateur. En apercevant Jonnie, Angus agita la main et lui cria :
- Le courant est rétabli ! On tire !