Tamir se tourna vers ses maréchaux. « C’est l’heure.
— Commandez, Majesté, répondit Nyanis.
— N’accordez de quartier à personne, à moins que nos ennemis ne se rendent explicitement. La victoire ou la mort, messires ! »
Maniès déroula sa bannière et la secoua pour lui faire prendre le vent pendant que l’on répercutait le cri. Le trompette personnel de Tamir sonna un bref appel feutré, et le signal fut répandu de proche en proche par tous ses collègues.
Arkoniel étreignit Tamir puis la maintint à longueur de bras comme s’il voulait s’imprégner de ses traits. « Voici venu le moment pour lequel vous êtes venue au monde. Que la chance d’Illior soit avec vous, ainsi que le feu de Sakor.
— Ne faites donc pas cette gueule lugubre ! le morigéna-t-elle. Si les dieux veulent véritablement une reine, qu’y a-t-il dès lors à redouter?
— Quoi, effectivement? » dit-il, s’efforçant de sourire.
Ki le serra ensuite dans ses bras et chuchota : «Si les choses tournent mal, je n’ai rien à branler de Korin et de sa conception de l’honneur. Vous faites quelque chose ! »
La conscience déchirée, Arkoniel ne parvint qu’à lui retourner son embrassement.
Telle une énorme bête en train de se réveiller, l’armée de Tamir se massa pêle-mêle pour remonter vers ses positions initiales, ses rangs hérissés de piques et d’angons. Personne ne soufflait mot, mais le tintement et le cliquetis des diverses armures, le ferraillement des traits dans des centaines de carquois et le pas de milliers de pieds foulant l’herbe humide remplissaient l’air d’un vacarme assourdissant.
Tamir et les Compagnons chargèrent sur leurs épaules arcs et boucliers avant d’aller se placer au centre de la ligne de front. Ils avaient laissé leurs montures à l’arrière avec les jeunes garçons du camp; ils se battraient d’abord à pied.
Le brouillard se déroba autour de leurs chevilles en loques effilochées tandis que les deux ailes principales entreprenaient de se former. Il restait en suspens comme de la fumée dans la membrure des arbres voisins pendant qu’on déployait les étendards au bout de leurs longues hampes.
Tamir et sa garde rapprochée occupaient le centre du dispositif, flanqués de part et d’autre par une compagnie d’archers d’Atyion et appuyés juste derrière eux par trois compagnies d’hommes d’armes. À Kyman était échu le flanc gauche, sur la gauche duquel se trouvait la falaise. Le flanc placé sous les ordres de Nyanis, à droite, s’étendait jusqu’à la forêt. Les deux ailes se composaient de groupes d’archers postés à l’extérieur et d’hommes d’armes vers le centre qui encadraient les archers de Tamir, Les guerriers de Jorvaï constituaient l’aile de réserve, à l’arrière, mais ses archers personnels décocheraient leurs flèches pardessus les têtes des troupes qui se tenaient devant eux.
Chaque maréchal avait sa bannière, et chaque capitaine aussi. Une fois au contact de l’adversaire, chaque compagnie se rallierait à son propre étendard, de manière à se mouvoir comme un seul homme, en dépit du vacarme et de l’inévitable embrouillamini de la mêlée.
La ligne de front de Tamir était établie juste en retrait de la portée de tir de la colline. De là, on entendait distinctement le tintamarre de l’approche de l’armée de Korin.
« Archers. Installez les pieux », commanda Tamir, et les capitaines firent circuler l’ordre tout le long des deux flancs de la première ligne.
La moitié des archers de chaque compagnie plantèrent dans le sol leurs pieux pointus selon un angle aigu qui les orientait face à l’ennemi, formant ainsi le « hérisson », une haie largement espacée de pals acérés dissimulés au sein des rangs comme des piquants dans de la fourrure.
Ils s’affairaient encore à donner les dernières touches mortelles à l’agencement de ce piège quand une clameur s’éleva de l’arrière-garde.
« On est en train de nous prendre en tenaille ! Prévenez la reine, on est en train de nous tourner ! »
« Tenez vos positions ! cria-t-elle avant de partir se rendre compte par elle-même.
— Sacrebleu, il doit avoir dépêché du monde à travers la forêt !» gronda Ki en la suivant tandis qu’elle se frayait passage à coups d’épaules à travers les troupes.
La brume s’était éclaircie, leur permettant de voir la sombre masse d’une armée qui s’approchait, précédée par quatre cavaliers lancés au galop.
« Pourrait bien être des hérauts », fit Ki. Lutha et lui vinrent néanmoins se placer devant Tamir afin de la couvrir avec leurs boucliers.
Or, à la faveur de l’intervalle qui se réduisait, elle reconnut le cavalier qui menait le train. C’était Arkoniel, et il agitait la main en s’époumonant. Elle n’identifia pas les autres, mais elle vit qu’ils étaient armés.
« Laissez-les venir », ordonna-t-elle, en voyant certains des archers encocher des traits sur leurs cordes. «Ils sont arrivés ! hurla Arkoniel en freinant des quatre fers. Les Aurënfaïes ! Ils sont ici ! »
Les cavaliers qui se trouvaient avec lui se débarrassèrent vivement de leur heaume. C’étaient Solun de Bôkthersa et Arengil, accompagnés par un homme plus âgé.
L’inconnu s’inclina du haut de sa selle. «Salut à vous, reine Tamir. Je suis Hiril i Saris, de Gèdre. C’est moi qui commande les archers de Gèdre.
— J’ai moi-même une compagnie de Bôkthersa. Pardonnez-nous d’arriver si tard, dit Solun. Les vaisseaux de Gèdre se sont arrêtés pour nous, et puis nous avons eu un temps épouvantable pendant la traversée.
— Il nous a détournés de notre itinéraire. Nous avons accosté hier plus bas que votre port, expliqua Hiril.
— Nous vous avons apporté des vivres et du vin et amené deux cents archers de chacun des clans », dit Arengil. Il retira de l’intérieur de son tabard un petit rouleau et le lui tendit avec un grand sourire fier. « Et j’ai la permission de mon père et de ma mère de devenir l’un de vos Compagnons, reine Tamir… si vous voulez encore de ma personne ?
— Avec joie, mais, pour aujourd’hui, je pense qu’il vaudrait mieux que tu restes avec les gens de ton propre peuple. »
Il en parut un peu désappointé, mais il pressa sa main sur son cœur, selon le mode skalien.
Tamir expliqua rapidement son plan à Solun et Hiril et leur fit poster leurs archers au centre du troisième rang.
Pendant qu’elle et les Compagnons regagnaient leurs positions sur la ligne de front, un fracas formidable en provenance de la colline éclata brusquement. Les hommes de Korin étaient en train de marteler leurs boucliers et hurlaient des cris de guerre tout en s’avançant vers leurs places.
Ce tapage avait quelque chose de déprimant, et il devint encore plus tonitruant quand leurs premiers rangs émergèrent de la brume matinale.
« Ripostez-leur ! » vociféra Tamir. Ki et les autres dégainèrent leurs épées et en martelèrent leurs boucliers, tout en clamant à pleine gorge ;
« Pour Skala et la reine Tamir !»
Le cri de bataille se répandit à travers les rangs en une clameur assourdissante qui ne fit que croître pendant que l’armée de Korin se massait au-dessus de ses adversaires.
Quand se fut éteint le tollé général, les deux armées s’immobilisèrent enfin face à face. La bannière de Korin flottait au premier plan, et Tamir distingua le tabard rouge qu’il portait. « N’est-ce pas la bannière du duc Ursaris, là-bas ? fit Ki. Celui que tu as envoyé balader ?
— Si, répondit Lutha. Et sur la gauche, voici celle de Lord Wethring. À
droite, c’est le duc Syrus avec ses archers. Mais Korin compte assurément par-dessus tout sur sa cavalerie et sur ses hommes d’armes, puisque c’est ce qu’il possède en plus grand nombre.
— Où se trouve le général Rheynaris ? demanda Ki. -Il est mort à Ero.
Caliel disait qu’aucun de ces autres-là ne lui arrivait à la cheville comme tacticien.
— Alors, c’est une bonne nouvelle pour nous.
— Korin a encore maître Porion, signala Barieüs.
— Par les couilles de Bilairy, j’espère qu’aucun de nous n’aura à l’affronter ! » murmura Ki, exprimant là un sentiment partagé de tous.
« Merde ! » maugréa Lutha, les yeux toujours fixés sur le sommet de la colline.
« Qu’y a-t-il ? questionna Tamir.
— À la droite de Korin . Tu ne les vois pas ? »
Elle mit sa main en visière pour abriter ses yeux et regarda plus attentivement. « Merde ! » Même à cette distance, elle reconnaissait la blondeur dorée du cavalier. C’était Caliel. Et là, entre lui et Korin, il y avait également Tanil.
« Lutha, toi et Barieüs avez ma permission de ne pas le combattre, et Tanil non plus, leur dit-elle. Je ne vais pas exiger ça de vous. »
Lutha branla sombrement du chef. « Nous ferons ce que nous devons, le moment venu. »
Le héraut attitré de Korin descendit au petit galop vers le pied de la colline, et Tamir quitta son poste pour se porter à sa rencontre. Ils s’entretinrent brièvement, échangèrent des intentions, puis retournèrent vers leurs camps respectifs.
« Le roi Korin exige que vous vous rendiez ou que vous vous battiez, Majesté. Conformément à vos instructions, je lui avais déjà transmis le même message de votre part. »
Tamir ne s’était attendue à rien de moins. « Tu peux te retirer.
— Plaise à Illior de vous accorder la victoire, Majesté. » Après l’avoir saluée, l’homme s’éloigna le long de la ligne. En pleine bataille également, ses pareils étaient sacrés, ils observaient le déroulement des combats et véhiculaient ensuite partout la nouvelle de leur issue.
Monté sur son cheval d’emprunt et revêtu d’une armure qui lui allait aussi mal que possible, Caliel avait son dos lacéré tout endolori sous la chemise grossière dont on l’avait doté. Autant de désagréments dont il n’avait cure, toutefois, tandis qu’il contemplait d’un cœur lourd les lignes adverses, en bas. Il découvrit Tamir au centre, exactement comme il s’ y était attendu, et à pied. Ki était là, lui aussi, ainsi que Lynx. Espérant contre tout espoir, il scruta les visages de ses autres proches, et son cœur chavira lorsqu’il repéra celui de Lutha.
Fermant les paupières, il adressa une prière silencieuse à Sakor.
Préserve-moi de les croiser sur le champ de bataille.
S’il devait sa loyauté à Korin, c’est à Lutha et Barieüs qu’il devait la vie, et Tanil devait la sienne à Tamir, même s’il ne saisissait toujours pas que c’était face à cette dernière qu’ils se trouvaient actuellement. Korin avait bien essayé de le reléguer à l’arrière avec le train de bagages, il avait même envisagé de le faire ligoter, mais il s’était heurté aux larmes et aux supplications de son écuyer, persuadé qu’on prétendait le traiter de la sorte parce qu’il était en disgrâce.
« Laisse-le venir, avait finalement dit Caliel. Il est assez vigoureux pour se battre. Et s’il succombe ? C’est lui témoigner plus de sollicitude que de le condamner à demeurer ce qu’il est à présent. Au moins périra-t-il en homme rétabli dans sa virilité. »
En observant Tanil maintenant, il trouva justifié que Korin ait fini par donner son accord. Depuis leurs retrouvailles d’Atyion, il ne lui avait jamais vu l’air si alerte et vivant.
À la vue de la bannière de Tamir qui flottait là-bas, cependant, la lutte de ses doutes personnels et de ce qu’il considérait comme son devoir lui donnait de vagues haut-le-cœur. Korin se refusait à entendre la vérité sur le chapitre de Tamir, et lui, son serment l’obligeait à garder le silence. Mais si elle était une reine authentique ? Sa conscience parlait avec la voix de Lutha. À quoi rime notre attitude, si c’est contre la reine authentique que nous marchons ?
Il reporta son regard sur Korin et soupira. Non, il avait fait son choix. Et il allait s’y tenir, advienne que pourrait.
Campé à la droite de Tamir, c’est le cœur gros que Ki promena son regard à la ronde. Lynx, Una, Nikidès et leurs écuyers formaient un carré autour d’eux, tous intrépides et prêts à la lutte. Il lut la même résolution sur le visage des soldats. Grannia et les femmes de sa garde fixaient d’un air farouche l’autre armée, là-haut… Une armée au sein de laquelle elles auraient été tout sauf bienvenues. Il se demanda où diable se trouvait Tharin, et s’il avait été victorieux. La seule idée de la présence de Caliel et de Porion dans la ligne opposée le révulsait, mais il balaya ses regrets. Ils avaient tous choisi leur camp.
À la faveur du silence impressionnant qui s’abattit sur le terrain, il entendit bavarder des hommes dans les rangs de Korin et retentir des quintes de toux dans les leurs. Derrière les nuages, le soleil levant n’était guère plus qu’un vague disque blanchâtre. Dans la forêt, des oiseaux étaient en train de se réveiller, mêlant leurs chants aux soupirs mesurés de la mer au bas des falaises. L’atmosphère était étrangement paisible.
Une heure s’écoula, puis une deuxième, Tamir et Korin attendant chacun de l’autre qu’il fasse le premier mouvement. Dans ses cours sur l’art de la guerre, leur vieux Corbeau de professeur avait déclaré que le plus dur dans une bataille, c’était l’attente. Ki se vit forcé d’en convenir. Le temps devenait lourd et le faisait transpirer dans ses vêtements humides. Son ventre vide gargouillait sous son ceinturon, et il avait mal à la gorge.
Une nouvelle heure passa, et les deux adversaires commencèrent à échanger des quolibets. Mais Tamir demeura immobile et muette, le regard attaché sur Korin qui avait finalement mis pied à terre afin de s’entretenir avec quelques-uns de ses généraux.
Nyanis remonta la ligne pour rejoindre la reine et son entourage. « Il ne va pas bouger.
— Alors, nous aurons à l’y forcer, tout simplement, rétorqua-t-elle.
Préparez vos archers. Grannia, faites passer le mot le long de l’aile de Kyman. »
Le message parcourut la ligne, et le ferraillement des carquois que l’on était en train d’apprêter y répondit bientôt. Ki déchargea son épaule du sien et encocha une flèche sur la corde de son arc.
Tamir tira son épée et la brandit. « Archers, en avant ! »
Toute la ligne de front se gondola quand les archers coururent combler la marge de tir qui les séparait de la ligne ennemie. Les rangs de derrière étaient eux-mêmes remontés d’autant par la même occasion, de manière à préserver le savant camouflage du hérisson.
Les archers lâchèrent leurs traits, visant haut et faisant s’abattre une grêle de flèches meurtrières sur les têtes et les boucliers dressés des troupes de Korin. Les railleries de l’ennemi se transformèrent en jurons et en cris de douleur auxquels se mêlaient les hennissements stridents des, chevaux blessés.
Tamir n’avait pas quitté son porte-étendard pendant que Compagnons et archers décochaient trait sur trait. Les flèches se déversèrent comme une pluie noire et continuelle pendant plusieurs minutes, car les archers tiraient à volonté, jusqu’au moment où ils retraitèrent vers leurs positions initiales.
Sur la colline, des chevaux se cabraient et prenaient le mors aux dents.
La bannière de Korin vacilla mais ne tomba pas. La ligne demeurait solide et, comme l’ avait espéré Tamir, la première attaque débuta.
Korin vit Tobin s’avancer à pied. Cette bannière bleue le narguait pendant qu’il se blottissait sous son bouclier et celui de Caliel afin de se garantir contre l’averse de flèches sifflantes. Trois d’entre elles frappèrent son bouclier, lui ébranlant le bras, et une autre ricocha sur sa cuisse tapissée de mailles.
Les montures de Garol et de Porion furent atteintes et les désarçonnèrent. Urmanis tendit son bras de bouclier pour protéger son écuyer affalé par terre, puis dégringola de sa selle à rebours, la gorge empennée d’une flèche. Garol rampa vers lui et le maintint pendant qu’il tentait de se cramponner au bout de hampe qui dépassait de la plaie.
« Emportez-le à l’arrière », ordonna Korin, en se demandant si ce n’était pas également là un mauvais présage. Un de plus qui m’est enlevé !
« Regardez, Sire, ils se sont repliés, dit Ursaris.
Vous devez riposter avec une charge avant qu’ils ne se remettent à tirer.
Voilà venue votre heure, Sire ! »
Korin tira son épée et la brandit, donnant par là le signal à la cavalerie de Syrus et de Wethring de charger à partir des ailes.
Avec des cris de guerre à vous glacer le sang, ils bottèrent les flancs de leurs chevaux pour leur faire dévaler la colline au vol et déferler comme une vague gigantesque sur les combattants de Tobin. Les hommes d’armes de la ligne de front se précipitèrent à leur suite.
« Regardez-moi ça, ils sont déjà en train de se débander ! » s’exclama Alben, tandis qu’une force plus limitée de Tobin reculait immédiatement.
Or, loin de s’enfuir et de se débander, les rangs se bornèrent à se replier pour démasquer une haie hérissée de pieux obliques que les cavaliers en train de charger aperçurent trop tard. Pendant ce temps, une nouvelle volée drue de flèches partie de l’arrière s’abattit avec une efficacité mortelle sur les agresseurs montés. Certains furent projetés à bas de leur selle ou s’effondrèrent avec leurs chevaux. D’autres, dans les rangs de tête, incapables de s’arrêter à temps, mordirent la poussière lorsque leurs bêtes vinrent s’empaler d’elles-mêmes sur les pieux ou se cabrèrent et s’emballèrent. D’autres encore s’embourbèrent inexplicablement ou tombèrent par-dessus ceux qui gisaient à terre et furent piétinés par ceux qui continuaient de charger.
La charge tint néanmoins et se heurta violemment à la ligne de front de Tobin. Le centre plia, et Korin se berça d’un espoir momentané quand l’étendard de son cousin pivota sauvagement. Mais, au lieu de céder, la ligne de Tamir rebondit de nouveau vers l’avant, emprisonnant la cavalerie de Korin entre la cohue de ses propres hommes d’armes qui survenaient tout juste pour l’appuyer. Coincés entre la forêt, les falaises et la ligne solide de Tobin, ses guerriers se trouvaient aussi sévèrement tassés qu’un bouchon dans le goulot d’une bouteille. Une autre volée de flèches s’éleva derechef des arrières et, décrivant une parabole par-dessus les rangs de Tobin, fit pleuvoir la mort au sein des forces bloquées de Korin.
Exactement comme l’avait espéré Tamir, l’avant-garde de Korin s’était gravement resserrée pendant qu’ elle chargeait, et sa ruée tête baissée rendait impossible à ceux qui menaient le train d’éviter les pieux, la boue, les fosses et les tranchées qu’on avait préparés pour les prendre au piège.
Lorsque les archers aurënfaïes lâchèrent leur deuxième volée, le carnage empira, et l’atmosphère fut saturée par les hennissements stridents des chevaux blessés et les cris de leurs cavaliers. Cela n’interrompit pas la charge, la ralentit seulement un peu et suscita la confusion.
« Défendez la reine ! » aboya Ki, et les Compagnons se refermèrent autour d’elle pendant que survenaient de nouveaux cavaliers ennemis.
Ses archers lâchèrent leurs arcs et se battirent à l’épée, quand ce ne fut pas avec les maillets dont ils s’ étaient servis pour planter les pieux. Les compagnies d’hommes d’armes s’élancèrent à leur tour, désarçonnant les cavaliers à l’aide de leurs angons ou bien les arrachant de selle avant de les achever à coups d’épée et de gourdin. Déjà en posture désavantageuse, la charge qu’ordonna Korin à sa ligne de fantassins ne contribua qu’à resserrer l’étau sur sa cavalerie.
« Pour Skala ! » cria Tamir en se jetant dans la mêlée.
Comme il ne pouvait être question de barguigner, Ki s’était précipité pour rester à la hauteur de Tamir quand, l’épée au poing, il rencontra l’ennemi.
Cela faisait l’effet de tailler dans un mur de chair et, pendant quelque temps, ils eurent l’impression qu’ils allaient être repoussés. Le boucan de la bataille était assourdissant.
Sans céder un pouce de terrain ni cesser de frapper d’estoc et de taille à tout va, Tamir beuglait des encouragements et les pressait tous d’avancer.
Son épée reflétait la lumière avec des flamboiements rouges. Pris dans la trappe de la cohue, son porte-étendard tomba, mais Hylia empoigna la hampe qui vacillait et la redressa fièrement.
Alors que les combats semblaient partis pour s’éterniser, l’ ennemi finit par lâcher pied et par battre en retraite dans le plus grand désordre de l’autre côté du ruisseau, abandonnant sur le terrain piétiné des centaines des siens morts ou presque. Des flèches aurënfaïes le talonnèrent, massacrant les retardataires qui s’échinaient à regrimper en haut de la colline.
Korin lâcha un juron retentissant quand son avant-garde se démantela en s’éparpillant confusément pour un sauve-qui-peut généralisé. La bannière de Tobin persistait à tenir ferme, et il eut la certitude d’apercevoir celui-ci toujours aussi hardiment campé sur le front des troupes.
« Maudit soit-il ! » gronda-t-il, furieux. « Porion, faites à nouveau sonner la charge. Et, cette fois, c’est moi qui la conduirai ! Nous les frapperons avant qu’ils ne puissent se regrouper. Wethring, je veux qu’on dépêche une force latérale à travers la forêt se battre sur leurs arrières.
— Sire, attendez au moins que les autres soient de retour, préconisa tout bas Porion. Autrement, c’est sur le corps de vos propres hommes que vous passerez !»
Non sans grincer des dents, Korin abaissa son épée, conscient des nombreux regards qui pesaient sur lui. Pendant qu’il attendait, tout en contemplant les cadavres qui jonchaient le champ de bataille, la peur revint le ronger.
Non, je ne faillirai pas, cette fois, se jura-t-il en silence dur comme fer.
Par l’Épée de Ghërilain et le nom de mon père, je me comporterai aujourd’hui en roi !
Il jeta un coup d’œil oblique vers Caliel qui, d’un tel calme en selle à ses côtés, contemplait le champ de bataille d’un air impassible.
Il puisa de l’énergie dans la présence de son ami. Je ne me couvrirai pas de honte devant toi.
Aussitôt que la première vague de Korin eut évacué le terrain, Tamir envoya ses gens recueillir les blessés pour les emporter à l’arrière. Sur son ordre, les ennemis blessés devaient se voir traités avec la même courtoisie plutôt que d’être achevés sur place, à moins qu’il soient mortellement atteints.
Elle-même demeura en position, tout à bout de souffle et ensanglantée qu’elle était. Les Compagnons n’étaient pas moins couverts de sang qu’elle, mais exclusivement jusque-là de celui de l’adversaire et non du leur.
Nikidès lui adressa un sourire goguenard lorsque, s’épongeant la figure sur la manche de son tabard, il ne réussit qu’à les rendre encore plus sanglantes toutes les deux. Disparu, le garçon lymphatique et timide qu’il avait été. Après des jours et des jours de rude marche et de vie dure, il était aussi crasseux et barbu que n’importe lequel des autres, et il paraissait fier de lui.
« Tu n’as pas encore besoin de te dénicher un nouveau chroniqueur, lui fit-il observer en gloussant.
— Veille à m’épargner cette corvée-là. » Lutha et Barieüs la tracassaient bien davantage. Ils étaient tous les deux livides sous leur heaume.
« Ne t’inquiète pas pour nous, lui dit Lutha. Nous avons fermement l’intention de rendre à Korin la monnaie de sa pièce aujourd’hui. »
La brume s’était complètement dissipée, et la pluie se clairsemait. Le soleil indiquait midi. Ki tendit à Tamir une gourde d’eau, et elle but goulûment, debout, tout en regardant Korin s’entretenir avec ses nobles.
Juste au même instant se produisit derrière elle une espèce de bousculade parmi les soldats. Arengil se fraya passage dans leurs rangs, les bras chargés de fromage et de saucisses.
« Notre train de bagages a quand même fini par nous rattraper, lui dit-il en lui offrant une saucisse. Hiril a pris la liberté de faire distribuer de la nourriture quand il a appris à quel point vous aviez eu faim. »
Elle mordit dans la saucisse avec un grognement de gratitude. C’était coriace et sacrément épicé. Elle en saliva si fort que sa bouche lui faisait mal.
« Me voilà maintenant encore plus content de votre arrivée ! » s’exclama Ki, les joues rebondies de fromage. « Je craignais que nous n’en soyons réduits à bouffer de la viande de cheval, ce soir. Je suppose que vous n’avez pas apporté de vin ?
— Il y a ça aussi. » Arengil tira de sa ceinture une fiasque de terre cuite et la lui tendit. Après en avoir tiré une lampée, Ki la passa à Tamir.
Elle y sirota une gorgée puis la transmit à Lynx. « Par les couilles de Bilairy, ce que ça peut être bon ! »
Tout autour d’eux , ses gens riaient, et ils accueillaient par des ovations enthousiaste s les provisions qu’on faisait circuler à travers les rangs.
Leur répit fut de courte durée. Des sonneries de trompettes retentirent, du côté du camp de Korin, et Tamir s’aperçut qu’il était en train de masser ses troupes en vue d’une seconde charge.
Elle et les Compagnons envoyèrent chercher des montures, et elle convoqua ce qu’elle possédait de cavalerie, la disposant au centre et la faisant flanquer de part et d’autre par de profondes rangées d’archers.
Korin n’était pas idiot. S’étant déjà fait épingler une fois sur les piquants de son hérisson, il orienta sa nouvelle attaque contre son flanc droit , contournant la forêt pour fondre sur eux de biais. En franchissant le ruisseau, certains des chevaux s’embourbèrent dans la terre molle et culbutèrent dans les fosses, conformément à ce qu’avait escompté Tamir, mais en trop petit nombre pour que cela modifie la donne.
« Kyman n’est pas en train de pivoter ! » hurla Ki, à qui un regard en arrière venait de permettre d’apercevoir les troupes du vieux général progresser parallèlement aux falaises.
La ligne de Korin était en train de s’incurver. Ceux de ses cavaliers qui bordaient de plus près la lisière de la forêt foulaient un sol plus accidenté qui leur interdisait d’adopter un train aussi rapide que celui de l’extrémité opposée du front. Kyman se dirigeait vers les traînards, prenant par là le risque de se voir repoussé jusqu’à la falaise.
Tamir distingua l’étendard de Korin pendant qu’il descendait de la colline, et elle mena sa cavalerie droit sur lui pour l’affronter. Lorsque l’intervalle entre les deux forces se fut suffisamment amenuisé, elle repéra son cousin sur sa monture dans le cercle étroit de sa garde personnelle. Avec lui se trouvaient encore Caliel et Alben, ainsi que quelqu’un d’autre qui arborait l’emblème de Compagnon royal.
« Ça, c’est Moriel ! gueula Lutha .
— Ainsi donc, en définitive, il a dégotté ce qu’il convoitait, commenta Ki.
Voyons un peu de quelle manière il chérit ses obligations.
— De grâce, Tamir, laisse-le-moi si nous parvenons à nous rapprocher assez, la pria Lutha . l’ai une ardoise à lui régler.
— Si telle est la volonté de Sakor, le Crapaud est à toi. »
Ki dut talonner son cheval comme un forcené pour se maintenir à la hauteur de Tamir lorsqu’elle chargea. À pied, ç’avait été un jeu d’enfant de rester auprès d’elle. Cette fois, c’était Korin qui menait l’assaut, et Tamir voulait l’atteindre coûte que coûte. Comme d’ habitude, il appartenait à Ki et aux Compagnons de ne pas la lâcher d’une semelle lorsque la soif de se battre s’emparait d’elle. Lynx et Una galopaient à sa gauche. Nikidès et Lutha se trouvaient du côté de Ki, souriant d’un air farouche sous leur heaume d’acier.
Les deux lignes entrèrent en collision comme des vagues, chacune d’elles contrant l’élan de l’autre. Pendant un moment, elles conservèrent leur formidable compacité, mais juste après ce fut le chaos.
Les fantassins aussi ne tardèrent guère à survenir à gros bouillons derrière les chevaux, frappant les cavaliers avec leurs piques et leurs lances.
Ki vit un homme qui, prenant Tamir pour cible, inclinait sa pique dans l’intention de l’en transpercer par-dessous sa garde. Il poussa son cheval de l’avant et lui passa sur le corps, puis il en abattit deux autres qui se ruaient sur lui pour l’arracher de sa selle. Quand il releva les yeux, des flèches pleuvaient à verse sur les rangs massés de Korin. À en juger d’après la parabole qu’elles décrivaient, c’étaient les Aurënfaïes qui les décochaient par-dessus leurs têtes à eux. Tout en priant qu’elles sachent distinguer l’ami de l’ennemi, il éperonna de nouveau son cheval.
Korin avait présumé que le front de Tamir évaserait son angle pour se porter à sa rencontre, mais l’aile gauche, au loin, restait à l’écart, sans se laisser attirer dans la mêlée. Au lieu de quoi elle attendit pour venir menacer son propre centre comme un poing serré, contraignant par là une partie de sa cavalerie à pivoter pour aller l’affronter.
Korin força l’allure, sans perdre de vue la bannière de Tobin. Son cousin était monté, cette fois, et il semblait lui aussi s’efforcer de l’atteindre.
Toujours en tête, hein ?
Les deux armées attaquaient et refluaient tour à tour, barattant la terre molle et détrempée en un bourbier aussi mortellement glissant pour les hommes que pour les bêtes. Korin chevauchait l’épée au clair mais, cerné comme il l’était par sa garde, il ne pouvait rien faire d’autre pour l’instant que beugler des ordres.
Dans le lointain, il entendit retentir de nouvelles clameurs lorsque la force de débordement de Wethring surgit brusquement de la forêt pour prendre à revers les lignes arrière de Tobin. Exactement comme il s’en était flatté, ces lignes-là ne pouvaient rien faire d’autre que se retourner pour faire face à leurs agresseurs, divisant de ce fait les forces de Tobin de la même façon que les siennes l’avaient été.
Cela n’empêcha pourtant pas la ligne de front de Tobin de tenir ferme, et Korin se retrouva lui-même en train de se faire refouler vers la forêt.
Arkoniel et ses collègues s’étaient postés juste derrière les Aurënfaïes, déjà en selle et prêts à intervenir si les choses prenaient une tournure funeste. Saruel avait été la première à remarquer les cavaliers dans les bois.
« Regardez par là ! s’égosilla-t-elle dans sa propre langue. Solun, Hiril, retournez-vous ! Il faut vous retourner pour les affronter ! »
Les rangs des Bôkthersans se trouvaient les plus proches de la forêt, et ils décochèrent une volée de flèches assassines dans le tas des cavaliers lorsque ceux-ci émergèrent en trombe du couvert des arbres. Ils continuèrent à tirer pendant que leurs assaillants se ruaient sur eux.
Hiril et les Gèdres étaient plus loin derrière, et ils eurent davantage de temps pour se préparer, tandis que les hommes de Solun encaissaient le plus dur de la charge.
« Allons-nous vraiment jouer là les spectateurs passifs !» s’écria Malkanus, au comble de la frustration.
« Nous avons donné notre parole à Tamir », répondit Arkoniel, bien que l’inaction ne fût pas plus à son goût qu’à celui de ses deux collègues.
« Uniquement de ne pas recourir à la magie contre l’armée de Korin », affirma Saruel. Elle ferma les yeux, marmonna une formule de sortilège et frappa dans ses mains. De l’autre côté du terrain, les arbres à la lisière de la forêt d’où continuaient de surgir de nouveaux cavaliers s’embrasèrent subitement. Des flammes de feu grégeois léchèrent des troncs séculaires, se propagèrent le long de leurs branches et bondirent de là vers les membrures environnantes.
De l’endroit où Arkoniel se tenait en observation, rien n’indiquait que les hommes ou les chevaux prissent aussi feu, mais les bêtes, affolées par la fournaise et la fumée, jetaient à bas leurs cavaliers ou les emportaient au milieu des Aurënfaïes en essayant de s’enfuir. Arkoniel expédia un œil magique au-delà des flammes et distingua des cavaliers beaucoup plus nombreux qui s’efforçaient de maîtriser leurs montures et de découvrir un chemin qui leur permette de contourner la progression foudroyante de l’incendie.
« Si Tamir me réprimande à propos de ça, lui dirai-je que vous avez attaqué les arbres ?
— Nous n’avions pas conclu de pacte avec la forêt », répliqua Saruel en toute sérénité.
Tout semblant d’ordre avait disparu quand la bataille dégénéra en un indescriptible corps-à-corps. Encore monté, Korin voyait nettement l’étendard de Tobin à une distance tentante de quelques centaines de pas, par-delà un magma compact d’hommes et de chevaux.
À force de se démener pour avancer, il finit par entr’apercevoir le heaume de Tobin dans le chaos puis, quelques moments plus tard, son visage. Maintenant à pied, celui-ci se dirigeait droit vers lui, les traits gondolés par ce même sourire railleur que Korin avait vu dans ses rêves.
« Là ! aboya Korin à Caliel et aux autres. Le prince Tobin ! Nous devons l’atteindre !
— Où ça, messire ? » lui retourna Caliel.
Korin jeta un coup d’œil en arrière, mais il n’y avait pas trace de son cousin. L’étendard de Tobin était non loin de là, oscillant par-dessus la cohue près de l’étendard de Lord Nyanis. Derrière, dans le lointain, des tourbillons de fumée blanche se détachaient contre le ciel, parsemés d’étincelles rouges.
« ils ont mis le feu aux bois ! hurla Porion.
— Attention, Korin ! » cria Caliel.
Korin se tourna à temps pour voir sur sa gauche une femme armée d’une pique qui, se faufilant à travers sa garde, fonçait sur lui. ilessaya d’obliger son cheval à pivoter pour lui faire face, mais la maudite bête choisit juste ce moment pour trébucher dans un trou. Elle se déroba sous lui d’une embardée et s’effondra, le projetant aux pieds de la femme. Celle-ci darda vivement sa pique pour le transpercer, mais l’épée de Caliel s’ abattit sur sa nuque et la tua d’un coup qui la décapita à demi. Le sang qui jaillit de la plaie aspergea la figure de Korin.
Caliel mit pied à terre et, d’une traction, le replanta debout, puis se retourna pour repousser l’afflux des ennemis. Tu es blessé, Kor ?
— Non !» Korin essuya promptement le sang qui l’aveuglait. Au loin, il discerna Ursaris qui, toujours en selle, faisait de son mieux pour le rallier mais l’enchevêtrement des combats contrecarrait son dessein. Tandis qu’il observait son manège, il vit un homme équipé d’une pique le frapper en pleine poitrine et l’effacer de son champ de vision.
Par un phénomène étrange, maintenant qu’il se trouvait immergé au plus épais de la bataille, sa peur l’avait complètement abandonné. Il l’avait tenue à distance pendant la charge mais, une fois confronté à l’acharnement de la lutte, ses longues années d’entraînement reprirent le dessus, et le fait d’abattre adversaire sur adversaire lui parut soudain d’une étonnante facilité.
Une autre femme aux couleurs d’Atyion se précipita sur lui, glapissant un cri de guerre sans pour autant cesser de faire aller et venir son épée. Il se fendit pour lui porter une pointe sous le menton. Tandis qu’elle s’écroulait, il distingua un mouvement derrière elle et revit Tobin, à quelques pas de lui tout au plus cette fois. Celui-ci le dévisagea puis disparut.
« Là ! » cria Korin, tout en essayant de nouveau de se jeter à sa poursuite.
« De quoi parles-tu ? » lui gueula Caliel.
Subitement, une nouvelle nuée de flèches s’abattit sur eux en sifflant.
Mago poussa un cri et tomba, les mains crispées sur le bois empenné d’un trait qui dépassait de sa poitrine. Alben l’empoigna par le bras tout en essayant de les abriter tous deux sous son bouclier brandi. Une flèche lui traversa la cuisse avant de percer le devant de son haubert, et il chancela.
Korin se pencha pour casser net la longue extrémité du trait.
Elle n’était emplumée que de trois ailettes au lieu de quatre. « Aurënfaïe.
Ce doit être ça, les renforts que nous avons vus arriver. Alben, tu peux tenir debout ?
— Oui. Ce n’est pas profond. » Mais il resta agenouillé auprès de Mago, lui serrant la main, pendant que le jeune écuyer se tordait de douleur et que la bataille déferlait maintenant autour d’eux. Une écume sanglante se mit à moucheter les lèvres de Mago, et sa respiration était laborieuse et désespérée. De la blessure de sa poitrine qui émettait un bruit de succion cloquaient des bulles d’air et de sang.
Il n’était pas question de l’évacuer du champ de bataille et, s’ils l’y abandonnaient comme ça, il se ferait sûrement piétiner. Avec un sanglot, Alben se releva et l’acheva miséricordieusement d’un coup d’épée. Korin se détourna en se demandant s’il lui faudrait faire la même chose avant la fin de la journée. Tanil se trouvait encore à ses côtés, couvert de sang, l’œil égaré. Il pouvait bien avoir la cervelle faible, son bras ne l’était pas, lui. Il s’était vaillamment battu.
La bataille continua de faire rage pendant que l’après-midi tirait en longueur. Il était impossible à Korin de dire où se trouvaient ses autres généraux, sauf lorsqu’il lui arrivait d’entrevoir l’un d’eux ou leurs couleurs respectives.
L’étendard de Tobin apparaissait et disparaissait comme une vision torturante, et le jeune prince faisait de même. Il suffisait que Korin se dirige vers lui pour qu’un simple coup d’œil par-dessus l’épaule lui révèle qu’il s’était débrouillé pour s’esquiver dans la cohue. Sa vitesse de mouvement avait de quoi vous rendre dingue.
« Je veux sa tête ! aboya Korin en l’entr’apercevant à nouveau, cette fois à proximité de la lointaine lisière des arbres. « Rattrapez-le ! Il est en train de gagner la forêt ! »
Tamir tâcha d’atteindre Korin, mais, en dépit de tous ses efforts, elle ne parvint pas à se frayer passage à travers la foule jusqu’à son étendard.
Chaque fois qu’elle s’en rapprochait, il semblait se dissoudre.
« Korin nous a débordés ! lui hurla Lynx. Et il a mis le feu aux bois ! »
Elle jeta un regard en arrière et vit que sa dernière ligne était en train de se fissurer et qu’au loin, là-bas, s’élevaient des nuages de fumée. « Il n’y a pas moyen d’y remédier. Continuez de faire porter la pression sur Korin .
— Bon sang, mais attends-nous donc ! » rugit Ki, tout en tailladant un bretteur qui s’était insinué dans une brèche des Compagnons sur la droite de Tamir.
Comme les Aurënfaïes s’étaient retournés pour affronter les cavaliers venus les prendre à revers, Tamir n’avait plus à sa disposition que sa garde personnelle et l’aile de Nyanis, pendant que Kyman repoussait un autre régiment à peu près au milieu du champ de bataille.
À pied de nouveau, elle trébuchait sur des corps, certains morts, d’autres exhalant des cris de douleur pendant que les flux et reflux de la bataille leur passaient dessus. Ceux qui n’avaient pas la force de se traîner plus loin finissaient écrasés dans le bourbier.
Tamir et le reste de sa garde rapprochée étaient tellement couverts de sang et de boue qu’il aurait fallu être bien fin pour dire s’ils étaient blessés ou non. Nik semblait privilégier son bras gauche, Lynx avait le nez barré par une entaille, et Barieüs titubait pas mal, mais ils demeuraient groupés autour d’elle et se battaient farouchement. Elle-même avait le bras de plus en plus lourd, et la soif lui brûlait le gosier.
Les combats étaient d’une telle densité qu’il était souvent difficile de savoir à quel endroit du champ de bataille on se trouvait. Au fur et à mesure que l’après-midi se prolongeait indéfiniment et que le ciel commençait à prendre une teinte dorée, Tamir finit par se rendre compte qu’elle avait un pied dans les eaux bourbeuses et rougies de sang du ruisseau. Elle faisait face à la haute lisière sombre de la forêt, et elle aperçut tout à coup de nouveau la bannière de Korin, à moins de vingt pas cette fois.
« Ki, regarde ! Il va pénétrer sous les arbres, là !
— Se figure pouvoir s’y planquer, n’est-ce pas ? gronda Ki.
— À moi ! cria-t-elle en brandissant son épée pour montrer le chemin. En le capturant dans les bois, nous mettrons un point final à cette tuerie. »
26
Korin atteignit la lisière de la forêt et s’arrêta juste après l’avoir franchie, tympanisé par les battements de son cœur. L’odeur de la fumée lui chatouillait les narines, mais les flammes étaient encore loin de là.
« Korin, qu’est-ce que tu fiches ? haleta Caliel qui épongeait sa figure trempée de sueur et de sang quand il le rattrapa sous le couvert des arbres.
— Vous ne pouvez pas abandonner le champ de bataille maintenant ! »
s’exclama Porion pendant que le reste de la garde de Korin et une vingtaine d’hommes d’armes se regroupaient autour de lui pour le protéger.
« Je ne fais rien de tel. J’ai vu Tobin entrer par ici.
— En êtes-vous certain, Sire ? » lui demanda Porion d’un air sceptique.
Korin surprit un éclair furtif bleu et blanc dans le sous-bois. « Là !
Voyez ? Venez ! »
La forêt vénérable se composait d’immenses sapins sous lesquels ne poussaient guère de fourrés. Le sol était couvert d’aiguilles sèches et de plaques vertes de mousse veloutée parsemées de champignons. Des arbres tombés gisaient de toutes parts, certains conservant des aiguilles ou des feuilles accrochées à leurs branches, d’autres argentés par la patine du temps qui les faisait luire dans la pénombre verte comme les ossements blanchis de géants défunts.
La lutte s’était déjà propagée dans la futaie, mais de manière éparse, sous la forme de groupuscules qui s’affrontaient parmi les arbres. Leurs cris et leurs jurons retentissants, provenaient de toutes les directions.
Escorté de Caliel et de Tanil, Korin se précipita aux trousses de la bannière et, laissant aux autres le soin de le suivre, se mit à sauter pardessus les troncs et les rochers, non sans trébucher sur le sol inégal. Sans cesser de courir, il fronça le nez ; l’air puait la mort et la putréfaction. Une odeur écœurante semblait constamment l’envelopper tandis qu’il pourchassait la silhouette floue qui filait juste devant lui.
Il était impossible de dire de combien d’hommes était accompagné Tobin, mais tout semblait indiquer qu’il ne disposait pas de forces considérables.
Il est en train de foutre le camp ! songea Korin avec une sinistre satisfaction. L’opprobre de Tobin lui permettrait de racheter son propre honneur.
Ki s’imaginait des archers ennemis planqués derrière chaque arbre pendant qu’il courait avec Tamir. Il faisait beaucoup plus sombre sous les arbres. L’après-midi touchait à son terme, et la pluie recommença à percer les frondaisons et à éclabousser le sol.
« Je ne suis pas sûr que ce que nous faisons soit bien judicieux, pantela Nikidès.
— Il lui est impossible de conduire toute une armée à travers cet embrouillamini, répliqua Tamir en faisant halte afin de se repérer.
— Peut-être est-il en train de s’enfuir de nouveau, suggéra Ki.
— Je ne le crois pas. » Elle démarra derechef.
« Au moins, permettez-moi d’aller chercher du renfort, Majesté », suffoqua Una, tout en se maintenant à ses côtés.
« Peut-être avez-vous… » Tamir se figea, les yeux attachés sur quelque chose de plus profondément enfoncé dans les bois.
« Quoi ?» Ki s’efforça de discerner ce qui avait captivé son attention.
« Je le vois, chuchota-t-elle.
Korin ?
Non. Frère. »
Le démon se distinguait à peine à travers les arbres, et il agitait la main à l’adresse de Tamir, Dans la chaleur de la bataille, elle l’avait complètement oublié, mais il n’en était pas moins là, et il ne pouvait y avoir la moindre méprise sur ses intentions. Il voulait qu’elle le suive.
Ki lui saisit le bras lorsqu’elle se remit en marche. « Je ne vois rien du tout.
Il est là, répondit-elle.
Il pourrait s’agir d’un de ses coups fourrés !
Je sais. » Mais elle le suivit tout de même. Tu es Skala, et Skala est toi. Tu es ton frère, et il est toi.
L’épée au poing, elle se mit à courir. Ki poussa un juron retentissant, mais cela ne l’empêcha pas plus que les autres de prendre ses jambes à son cou pour se lancer dans son sillage.
Korin fit brutalement irruption dans la clairière et s’arrêta court. Tobin s’y trouvait à l’attendre, assis sur une grosse pierre, le visage partiellement dissimulé par les protège-joues de son heaume. C’était insensé. Il était tout seul, sans le moindre garde en vue. Ses gens avaient dû se laisser distancer d’une manière ou d’une autre. Korin percevait des craquements de brindilles et des voix feutrées qui provenaient d’au-delà des arbres à proximité.
Il recula pour se camoufler derrière le tronc d’un grand arbre, au cas où il y aurait eu des archers à l’affût. « Cousin, tu es venu te rendre ? » lança-t-il.
Tobin leva les mains pour montrer qu’elles étaient vides. Trop facile. « Il n’a pas plus l’air d’une fille que toi ! se gaussa dédaigneusement Alben.
— Korin, il y a là-dedans quelque chose qui n’est pas normal », le prévint Caliel, les sourcils froncés pour examiner le personnage silencieux.
Tobin se leva lentement puis fit un pas vers Korin. « Salut, cousin. »
La méchanceté pure inhérente à cette voix frappa Korin de plein fouet.
Ce n’était pas le timbre de Tobin ; il était plus grave et rauque. Il entendit distinctement grincer et crisser les pièces de l’armure quand Tobin défit la jugulaire de son heaume et s’en décoiffa.
Jamais il n’avait vu d’expression aussi ouvertement haineuse sur le visage de son cousin, jamais il ne lui avait trouvé la mine aussi défaite ni le teint si blafard ; ses yeux étaient caves et tellement sombres qu’ils en paraissaient presque noirs. C’était le Tobin qu’il avait vu dans ses rêves.
Caliel l’agrippa par le bras. « Kor, ce n’est pas… »
Il n’eut pas le loisir d’en dire davantage que les embusqués surgirent du sous-bois à l’extrémité opposée de la clairière, et Korin entendit une voix familière qui criait : « Tamir, reviens !»
Ki et Lutha émergèrent tout à coup du couvert, talonnant de près quelqu’un qui portait le tabard et le heaume de Tobin.
« Au nom de Bilairy, qu’est-ce que c’est que ça ? » s’étrangla Porion, suffoqué par la vision fugitive du visage protégé par le heaume.
Ce fut Caliel qui répondit: « Ça, c’est Tamir.
Regarde, c’est Tobin. Et voilà Ki ! » Tanil entreprit de s’avancer au-devant d’eux en leur adressant un geste joyeux de la main. « Où étiez-vous passés ? »
Korin le rattrapa par le bras. « Non, ils sont maintenant nos ennemis. »
Les yeux du garçon se voilèrent d’égarement. « Non, ceux-là sont tes Compagnons.
— Oh, dieux ! grogna Korin tout bas. Cal, comment puis-je… ?
— Regarde-moi, Tanil », dit ce dernier en laissant tomber son épée. À
peine l’écuyer se fut-il retourné que le poing de Caliel l’atteignit violemment au menton, et qu’il s’effondrait à ses pieds sans émettre l’ombre d’un son.
« Malédiction ! » s’exclama Ki en courant se poster devant Tamir, Lutha et Lynx agirent de même afin de la protéger contre une attaque éventuelle.
Korin était planté en pleine vue à l’opposé de la clairière avec Cal et Porion, parfaitement à portée de tir. Ki discerna de façon fugace de ce côté-là des mouvements à travers les arbres.
Au lieu de leur accorder la moindre attention, Tamir regardait fixement Frère, accoutré de sa propre armure et de ses propres vêtements. « Toi ? »
Le démon se détourna légèrement pour la lorgner. Comme c’était toujours le cas, la lumière le frappait de manière incongrue, sans le toucher, comme elle touchait les vivants. Elle ne suscitait aucun reflet dans ses cheveux de jais. Ki ravala durement sa glotte en se rappelant ce que l’Oracle d’Afra avait dit à Tamir, Quelque chose à propos d’elle qui était lui et de lui qui était elle. Ils n’avaient jamais présenté moins de ressemblance qu’à l’
heure actuelle.
« De quel genre de tricherie s’agit-il ici ? l’apostropha Korin. As-tu en définitive amené tes nécromanciens ? »
Frère commença à s’avancer lentement sur lui, tout en sifflant: « Fils d’Erius, je ne suis pas Tobin et je ne suis pas Tamir.
Il va se jeter sur lui ! » chuchota Ki. Si Frère tuait Korin, c’en serait fini de tout ça. « Frère, arrête ! cria Tamir, Ne le touche pas. Je te l’interdis ! »
À la stupéfaction de Ki, Frère s’immobilisa et tourna la tête pour décocher à Tamir un regard furibond.
« Ce combat est le mien ! Va-t’en ! » lui ordonnat-elle, comme elle avait l’habitude de le faire quand ils n’étaient tous encore que des enfants.
Frère lui répliqua en retroussant ses babines mais s’évanouit tout de même. « De quel genre de tricherie s’agit-il ici ? demanda de nouveau Korin.
— C’est moi, Kor, lui répondit-elle. Lui, c’était mon frère, ou plutôt ce qu’il aurait dû être. Il a été tué pour me préserver de ton père.
— Non !
— C’était une tricherie, juste comme le disait Lord Nyrin, lâcha Moriel d’un ton méprisant.
— Tu te trompes, Crapaud ! lui rétorqua Lutha.
— Toi ! » L’air choqué de Moriel était presque comique.
« Tu devrais être un meilleur expert en matière de nécromancie que quiconque, après avoir été le toutou de Nyrin. Où donc se trouve ton maître, d’ailleurs ? Je suis surpris qu’il ait lâché ta laisse, espèce de lèche-cul ! »
La physionomie de Moriel prit une expression venimeuse. « Lui ne s’était jamais trompé sur ton compte, n’est-ce pas, traître ?»
Ki détourna son regard pour l’attacher sans ciller sur celui de Caliel, qui lui adressa un imperceptible hochement de reconnaissance. « Enfer et damnation ! » grommela Ki en le saluant d’un geste de la main.
« Qui es-tu réellement ? demanda Korin. Montre ton visage si tu l’oses ! »
Tamir ôta son heaume et retira sa coiffe de mailles.
« C’est moi, Kor, telle que j’étais censée être. Caliel peut se porter garant de moi. Interroge-le seulement.
Nous n’avons plus à combattre. Causons ensemble. Laisse-moi te montrer la preuve…
— Menteur ! » lui cracha Korin, mais Ki trouva que son ton trahissait quelque incertitude.
« Je dois être reine, Korin, mais tu demeures toujours mon parent. Te combattre, c’est comme combattre mon propre frère. Je t’en conjure, il nous est possible de faire ici la paix une fois pour toutes. Je te jure sur mon honneur que tu jouiras de ta place légitime à mes côtés. J’accorderai l’amnistie à tous ceux qui t’ont soutenu.
— Honneur ? » ricana Alben, railleur. « Que vaut la parole d’un parjure ? »
La main de Ki se crispa sur la poignée de son épée quand de nouveaux bretteurs sortirent des bois derrière Korin. « À quoi diable penses-tu, Tamir, de rester comme ça, là, sans bouger ? Voilà qu’ils ont maintenant l’avantage du nombre, au moins à trois contre un !
— Il m’écoutera, à présent qu’il a vu la vérité, répondit-elle tout bas. Il est obligé de le faire ! »
Encore ébranlé par la vue du démon, Korin considéra fixement cette fille qui prétendait être son cousin. « Tobin ? » chuchota-t-il, luttant contre l’évidence qui lui crevait les yeux.
Le sourire, aussi soudain qu’inattendu, dont elle le gratifia - le sourire de Tobin - faillit le déconfire. « Je suis bel et bien Tamir, exactement comme je te l’ai écrit. Lutha m’a dit que tu avais reçu ma lettre.
Mensonges ! Non, Kor. Le mensonge, c’était Tobin. Je suis la fille d’Ariani. Je le jure par la Flamme et les Quatre. » Korin pouvait à peine respirer.
Rien d’autre qu’un garçon affublé d’une robe, souffla dans son esprit la voix de Nyrin. Korin voulut à toute force s’accrocher maintenant à cette créance, alors qu’une impression nauséeuse de certitude le submergeait. Si Tobin - si elle - disait la vérité, alors Caliel avait toujours vu juste. Cal avait été prêt à se laisser pendre pour l’amener à entendre raison, et lui l’avait presque tué pour le châtier de son attitude.
« Nous pouvons être amis de nouveau, dit Tobin.
— Une tricherie ! » insista Moriel.
Une tricherie ! Une tricherie ! Une tricherie ! chuchota dans la mémoire de Korin la voix glaciale de Nyrin.
« Où êtes-vous, Majesté ? »
Tamir entendit au loin derrière eux gueuler Nyanis, d’une voix si forte qu’elle dominait les bruits de lutte qui continuaient à leur parvenir du champ de bataille.
« Ici ! » rugit Una en retour.
Il y avait également des voix qui appelaient Korin, avertissant Tamir qu’il allait bénéficier de nouveaux renforts. Sanglants seraient ici les combats si elle ne réussissait finalement pas à se faire croire de lui.
Elle continua à planter ses yeux dans les siens comme dans ceux d’un faucon qu’elle était en train de chercher à dompter. Elle le connaissait si bien ; elle perçait à jour les débats intérieurs dont il était la proie. L’espoir lui fit retenir son souffle.
Par le sang et l’épreuve, tu dois occuper ton trône. De la main de l’Usurpateur tu arracheras l’Épée de Ghërilain.
Non ! songea-t-elle. Il ne faut pas que ça se passe de cette façon ! Je saurai me faire écouter de lui ! Frère s’est débrouillé pour nous réunir ici de manière à ce que nous parvenions à régler notre différend.
Avec un nouveau sourire, elle lui tendit la main.
« Korin, frappez ! Vous avez l’avantage du nombre, le pressa Porion.
Frappez tout de suite !
— Oui ! Nous pouvons écraser Tobin une fois pour toutes », susurra Alben.
Caliel toucha le bras de Korin sans mot dire, mais ses yeux étaient suppliants.
Tamir laissa tomber son heaume et dépassa Ki et Lynx. « Cela peut s’achever dès maintenant, Korin, dit-elle sans cesser de tendre la main vers lui. Donnemoi l’Épée de Ghërilain, et… »
Donne-moi l’Épée…
Korin en eut froid dans tout son être. À Ero, il avait parlé dans les mêmes termes à son père, cette nuit funeste, et il cuisait encore de honte en se rappelant de quelle manière les mains de celui-ci s’étaient resserrées sur la poignée de l’arme sacrée pendant que son regard se durcissait. Une seule main manie l’Épée de Ghërilain. Tant qu’il me reste un souffle de vie dans le corps, le roi, c’est moi. Contente-toi de prouver d’ici là que tu es digne de la tenir.
Sa propre main se cramponna sur la poignée cependant que le submergeaient à nouveau toute son ancienne rage, tout son sentiment de culpabilité et tout son chagrin, noyant le doute, noyant l’amour. « Non, je suis le roi !»
Tamir vit le mouvement fatal. Elle eut juste le temps de ramasser son heaume qui gisait à terre et de s’en recoiffer avant que les hommes de Korin ne se ruent contre son propre groupe. Seul Korin demeura en arrière, et Caliel avec lui.
Tamir ne fut nullement étonnée de se retrouver en face d’Alben au milieu de la mêlée. Ils n’avaient jamais éprouvé beaucoup de sympathie l’un pour l’autre, et elle n’en vit aucune dans ses yeux lorsqu’il entama la lutte avec elle. Il avait toujours été un adversaire formidable, et c’était une rude épreuve pour elle que de lui tenir tête toute seule. Elle le pressa avec acharnement, sans discerner dans son regard l’ombre d’un remords pendant qu’ils se rendaient coup pour coup.
La clairière était désormais bondée de combattants, ce qui ne laissait guère d’espace pour des manœuvres sophistiquées. Ils se frappaient mutuellement de taille comme des coupeurs de bûches. À un certain moment, un poignard surgit dans la main gauche d’Alben, et il essaya de le lui enfoncer entre les côtes, alors que leurs gardes s’étaient bloquées l’une contre l’autre. Sa maille empêcha la pointe de pénétrer, et elle lui administra en pleine figure un coup de coude qui lui brisa le nez. Comme il reculait en titubant, elle lui balança son genou dans l’entrejambe, et il s’effondra par terre. « Tamir, derrière toi ! » aboya Ki, tout en repoussant un type qui maniait un gourdin.
Elle baissa la tête en se retournant et évita par là d’extrême justesse le coup que lui assenait Moriel.
« Chienne démoniaque ! » il lui décocha un violent coup de pied au genou pour lui faire perdre l’équilibre et brandit son épée pour l’abattre à nouveau sur elle.
Avec un grognement de douleur, Tamir chancela et releva sa lame pour la lui planter dans la gorge quand il revint à la charge, mais Moriel esquiva d’un pas de côté sa tentative maladroite.
Lutha sortit alors du chaos pour se jeter sur lui, et éloigna ainsi le Crapaud de Tamir.
Elle lui abandonna la besogne et jeta un regard circulaire en quête d’Alben, mais au lieu de cela, découvrit Caliel qui lui faisait face. Il avait l’épée déjà levée, prêt pour un assaut, mais il demeura immobile.
« Je ne veux pas de ton sang, Cal.
— Je ne veux pas du tien », répliqua-t-il, et elle perçut la douleur derrière les mots, tandis qu’il brandissait son épée pour frapper, cette fois.
Elle leva la sienne pour parer le coup, mais avant même que leurs lames n’aient pu se rencontrer, elle aperçut un mouvement flou qui venait de la gauche et un éclair d’acier. Le heaume de Caliel s’envola et, l’œil vide, il s’écroula par terre. Nikidès le dominait de toute sa hauteur, étreignant à deux mains sa lame ensanglantée, la poitrine haletante. « Tamir, derrière toi ! »
Sans savoir si Caliel était mort ou vivant, elle tourbillonna et bloqua l’épée d’un guerrier de haute taille. Pendant qu’elle le maintenait dans cette posture, Ki se fendit sous la garde de l’homme et lui perça la gorge.
Ki plaqua son dos contre celui de Tamir, pantelant et le souffle en loques, ses deux mains cramponnées sur la poignée de son épée. « Tu es blessée ?
— Pas encore. » Elle fit peser tout son poids sur le genou meurtri par le Crapaud pour s’assurer qu’il ne lui faillirait pas. « Où est Korin ?
Je ne le vois pas. »
De ce côté-ci, Sœur, lui siffla Frère dans le tuyau de l’oreille. Elle se retourna et entrevit la bannière de Korin près de la lisière de la forêt.
Un porteur de pique se présenta tout à coup, menaçant, sous le nez de Tamir, mais ce ne fut que pour s’effondrer sur place, à la jubilation manifeste de Frère.
« Ce combat est le mien ! » lui cria-t-elle, quitte à se précipiter pour profiter de l’avantage de la brèche qu’il avait ouverte en sa faveur.
Épaule contre épaule, elle et Ki se frayèrent passage vers la bannière.
Korin vit Caliel tomber sous la lame de Nikidès.
« Traître ! Je vais te tuer ! » Avant qu’il n’ait pu l’atteindre, toutefois, un jeune écuyer portant le baudrier de Tobin surgit de la presse et lui barra le passage. Il fit sauter l’épée des mains du garçon d’un simple revers avant de lui passer sa lame au travers du corps. Nikidès poussa un cri strident et vola vers lui, mais Porion s’avança et le refoula.
Korin était sur le point d’aller seconder le maître d’armes quand il aperçut au-dessus de la cohue un heaume couronné, juste à quelques pas de lui. « Tobin est à moi ! » hurla-t-il. Ki essaya de s’interposer, mais Porion se jeta entre eux pour croiser le fer avec lui.
Korin se précipita contre Tobin de toute sa puissance, exacerbée par le sentiment ravivé d’avoir été trahi. Une fois face à face avec elle enfin, il discerna dans son regard quelque chose qui ressemblait à une douleur sincère, mais sans que Tamir hésitât une seconde pour autant.
Ki tâcha de ne pas perdre de vue Tamir du coin de l’œil pendant qu’il affrontait maître Porion. « Je ne veux pas me battre avec vous », lâcha-t-il, sans cesser de maintenir sa garde haute.
« Ni moi avec toi, mon garçon, mais c’est quand même ce qu’on va faire, riposta Porion. Allons-y, et voyons voir si tu as bien appris mes leçons. »
Tamir n’avait affronté Korin qu’une seule fois jusque-là, le fameux jour où il l’avait laissée épuiser contre lui sa rage d’avoir à fouetter Ki. Beaucoup plus âgé et costaud, il s’était alors montré pour elle bien plus qu’un adversaire à sa mesure. Elle avait forci depuis, mais il demeurait toujours un dangereux antagoniste. La férocité de ses assauts était stupéfiante.
Il faisait pleuvoir coup sur coup, la forçant à parer tout en reculant. Ils tourbillonnèrent l’un autour de l’autre, frappant et se colletant, jusqu’au moment où ils se retrouvèrent presque dans les bois. Il la repoussa de nouveau vers l’arrière dans un massif de hautes fougères. L’odeur verte qu’elles exhalaient sous leurs piétinements montait les environner, et Tamir perçut juste dans son dos un bruit d’eau courante.
« Tamir ! hurla Ki, de beaucoup plus loin.
— Ici… », débuta-t-elle, mais Korin la repoussa de nouveau à reculons, et elle perdit pied en heurtant son talon contre quelque chose et en tombant à la renverse.
Le sol ne se trouvait pas là où elle s’était attendue à ce qu’il se trouve. Elle bascula par-dessus le bord d’un petit ravin camouflé par les fougères et dégringola en roulant une pente rocheuse, se meurtrissant douloureusement le coude gauche contre une pierre au cours de sa chute et perdant son épée quelque part le long du trajet. Elle s’immobilisa finalement dans la boue au bord d’un ruisseau. Le même, probablement, saisit-elle en prenant ses repères, que celui qui traversait le champ de bataille.
Elle se releva en titubant, soutenant délicatement son bras contusionné et promenant un regard alentour pour récupérer son épée. Elle découvrit celle-ci retenue par la racine déchaussée d’un arbre, à mi-hauteur de la berge abrupte. Elle entreprit de grimper l’y chercher, puis se figea lorsqu’elle prit conscience de son environnement. Il ressemblait presque trait pour trait aux lieux de sa vision.
La bannière ? Où est la bannière ?
Au lieu de cela, Korin survint à sa poursuite en bondissant par-dessus le bord du ravin, le meurtre dans les yeux. L’épée se trouvait trop loin pour qu’elle puisse l’atteindre avant qu’il ne soit sur elle.
« Illior ! » cria-t-elle en tirant sa dague et en se ramassant sur elle-même pour l’affronter.
« Tamir ! » Ki surgit en trombe, le visage blême et couvert de sang. Il dévala la pente et déboula sur Korin avant que celui-ci n’ait pu parvenir à elle. Ils firent la culbute ensemble et atterrirent dans la boue à quelques pas de là, Ki dessous.
« Prends ton épée ! » aboya Ki, tout en luttant avec Korin.
Tamir escalada à quatre pattes le ravin et empoigna son arme. Quand elle se retourna, elle fut horrifiée de voir Korin se redresser subitement et frapper Ki pendant que celui-ci se débattait par terre. C’était un acte ignominieux.
« Espèce de lâche ! » cria-t-elle d’une voix stridente. Il lui fallait rejoindre Ki, l’aider, mais c’était comme être pris au piège dans un cauchemar. Elle dérapait et glissait sur des pierres, allant droit sur eux, mais il lui semblait simplement qu’elle ne pouvait pas se mouvoir assez vite.
Korin abattit son épée sur le bras de Ki quand il essaya de lever sa lame pour le repousser. Elle entendit l’écœurant craquement de l’os et le grognement douloureux de Ki. Il tenta de se dérober de dessous Korin en roulant, mais le prince se fendit à sa suite et lui assena son épée sur le côté du heaume. Ki s’écroula sur le flanc dans la boue, et Korin, empoignant son épée à deux mains, l’abattit sur lui latéralement, juste au défaut de sa cuirasse.
« Salaud ! » hurla Tamir. La peine et la fureur lui firent en un éclair franchir les quelques derniers pas qui la séparaient de Korin. Elle le frappa violemment en travers des épaules et le repoussa du corps de Ki. Il se déroba d’un bond et pivota pour lui faire face. Il y avait du sang frais sur sa lame, du sang qui se mêlait avec la pluie.
Le sang de Ki.
Avec un cri de rage, elle vola sur lui, le refoulant à force de taillades sauvages loin du corps inerte de Ki .
Ils traversèrent le ruisseau dans des gerbes d’éclaboussures avant de se porter sur un terrain plus haut. Korin se battait dur, la maudissant à chaque coup qu’elle parait. Leurs lames s’entrechoquaient avec un fracas que répercutait bruyamment le ravin. Tamir l’atteignit au flanc, dentelant sa cuirasse d’acier. Il lui riposta par un coup oblique à la tête qui envoya valser son heaume. Elle n’avait pas eu le temps d’en ajuster la jugulaire.
Elle recula, dans l’espoir de le ramasser. Korin se mit à rire et pressa l’avantage, la repoussant vers le ruisseau, là où Ki gisait, griffant faiblement la terre.
Elle le contourna et regagna d’un bond sa place initiale afin, si possible, d’éloigner Korin à nouveau de lui. « Debout, Ki ! Prends ton épée ! »
Avec un sourire goguenard, Korin suspendit son attaque et se tourna vers Ki, levant à nouveau sa lame pour assener le coup fatal. Elle se jeta sur lui avec un cri de désespoir et sentit le froid mortel de Frère l’envelopper.
Cela lui donna l’impression que le démon s’insinuait à l’intérieur de sa propre peau, la remplissant de toute l’énergie qu’il tirait de sa haine inextinguible. Il lui retroussa les babines et découvrit les dents sur un grondement et lui arracha de la gorge un cri surnaturel. Grâce à la lucidité de la rage du démon, elle repéra le défaut du haubert sous le bras levé de Korin et se fendit en une longue botte infaillible.
La pointe de sa lame atteignit sa cible. Le sang de Korin détrempa la chemise et la maille et s’épanouit au travers comme la corolle d’une fleur rouge.
Korin se tortilla pour se délivrer avant que Tamir n’ait pu pousser sa pointe assez profondément, puis tournoya pour l’assaillir derechef, ce qui les fit tous deux trébucher sur Ki. Korin toussait du sang tout en l’accablant d’invectives, et ses coups redoublèrent de sauvagerie quand il reprit un combat titubant.
De la main de l’Usurpateur, tu arracheras l’Épée.
« Rends-toi !» cria-t-elle en bloquant sa lame avec la sienne et en le maintenant dans cette posture, garde contre garde.
« Jamais ! » hoqueta-t-il en crachant du sang.
Comme ils se dégageaient l’un de l’autre, elle eut de nouveau l’occasion d’apercevoir Ki, et cela lui suffit pour sentir un nouvel accès de la haine froide de Frère s’emparer d’elle et se ruer dans chaque fibre de son être. Ki gisait à présent sans bouger du tout, et la boue qui l’entourait était maculée de rouge.
Cette fois-ci, elle accueillit favorablement l’énergie de Frère. Celle-ci se joignait à sa propre fureur trop longtemps contenue pour tout ce qu’elle avait perdu, tout ce qui lui avait été refusé: Ki, l’amour de sa mère, un frère vivant, la gentillesse de son père, sa véritable identité… tout cela sacrifié pour lui faire finalement vivre ce moment-là.
« Maudis sois-tu ! » rugit-elle en volant à nouveau vers Korin, en le martelant comme une forcenée, en le repoussant encore et encore. Un flamboiement rouge lui emplissait les yeux. « Maudits soyez-vous tous, pour nous avoir volé nos vies ! »
Korin l’atteignit à l’épaule gauche, mais comme la lame porta sur l’attache de cuir de sa cuirasse, Tamir s’en ressentit à peine. Elle mit même à profit la violence du coup pour se baisser, tournoyer et décocher un formidable coup de pied derrière les genoux de son adversaire.
Il chancela, laissant tomber malgré lui sa garde en se démenant pour conserver son équilibre. Encore à demi accroupie, Tamir tailla vers le haut de toute sa puissance et sentit la main de Frère posée sur la sienne accentuer sa prise sur la poignée de l’épée quand elle frappa Korin en travers de la gorge, juste en dessous du menton, et y enfouit le tranchant de sa lame.
Korin poussa un cri étrangle, et le sang chaud qui jaillit de la plaie faillit presque aveugler Tamir. Elle libéra sa lame d’une simple traction et s’essuya vivement les yeux d’un revers de main.
Korin demeura debout, presque pétrifié, les yeux attachés sur elle d’un air incrédule. Il essaya de dire quelque chose, mais ses lèvres ne réussirent à émettre que de l’écume sanglante. Sa respiration faisait un bruit abominable, poisseux et sifflant, en passant par la plaie béante de sa gorge.
Sa poitrine se souleva de nouveau, et il s’effondra vers l’arrière parmi les rochers. Du sang continuait à gicler de la plaie par petits jets spasmodiques au rythme des pulsations de son cœur et ruisselait entre les pierres.
Un fleuve de sang.
Tamir l’enjamba, sa lame en suspens, prête à porter le coup final.
Korin leva les yeux vers elle. La rage en avait disparu, supplantée par une expression de chagrin terrible. La main toujours crispée sur la poignée de son épée, sa bouche n’articula qu’un seul mot muet : Cousin.
À son insu, l’épée de Tamir lui glissa des doigts pendant qu’elle contemplait ces prunelles sombres d’où s’effaçait peu à peu la vie. Un dernier souffle, étranglé, et c’en fut terminé, Korin était parti, la main toujours aussi crispée sur la poignée de la prestigieuse Épée.
Frère avait déserté Tamir, et l’horreur de la bataille déferla sur elle.
« Oh ! Enfer ! Korin. » Dans la mort, étendu là, sanglant, comme un pantin désarticulé, il ressemblait de nouveau au jouvenceau avec lequel elle avait joué, s’était bagarrée pour rire, s’était enivrée.
Elle entendait les bruits de la bataille qui faisait encore rage au-delà du ravin, et elle entendait aussi ses amis les appeler, elle et Ki, d’une voix frénétique.
Ki !
« Ici ! » essaya-t-elle de leur répondre, mais elle ne parvint à exhaler qu’un chuchotement étouffé. En pleurant, elle se dirigea d’un pas chancelant vers l’endroit où gisait Ki et tomba à genoux près de lui. Son tabard était trempé de sang, et son bras fracassé se trouvait coincé sous lui, tordu dans une position aberrante. Elle découvrit la boucle de son heaume cabossé et le lui retira, puis elle le palpa vainement en quête d’indices que son cœur battait encore. Ses cheveux bruns soyeux étaient trempés de sang du côté où le coup de Korin l’avait atteint.
Elle souleva délicatement son torse flasque pour l’enlacer dans ses bras, serrant sa main valide et berçant sa tête contre sa poitrine. « Oh, non. Non, par pitié, pas lui aussi ! »
Le sang de Ki s’infiltrait à travers son propre tabard et collait ses doigts aux siens. Tant de sang. « C’est cela que tu voulais ? cria-t-elle à Illior. Est-ce là le prix à payer pour donner une reine à Skala ! »
Quelque chose lui heurta l’épaule puis fit un gros plouf dans l’eau non loin d’elle. Elle baissa les yeux pour se rendre compte et poussa un cri étranglé.
C’était la tête de Korin.
Frère se dressait au-dessus de Tamir, plus fort et plus tangible d’aspect qu’il ne l’avait jamais été. Il tenait l’Épée sanglante de Ghërilain dans sa main droite et, tandis qu’elle le considérait, leva la gauche et lécha le sang qui lui couvrait les doigts comme s’il s’agissait de miel.
Il jeta l’Épée près d’elle puis, avec un sourire à vous glacer les moelles, lui caressa les joues, les barbouillant encore davantage avec le sang de Korin.
Merci, Sœur.
Elle eut un mouvement de recul pour se soustraire au contact glacé, tout en étreignant Ki plus étroitement que jamais. « C’est terminé. Tu as eu ta vengeance. Je ne veux plus jamais te revoir. Jamais ! »
Sans cesser de sourire, Frère étendit la main en direction du jeune homme. « Ne le touche pas ! » s’écria-t-elle en faisant un rempart de son propre corps à celui-ci contre le démon.
Épargne tes larmes, Sœur. Il est toujours en vie.
« Quoi ? » Elle appuya un doigt sur le côté du cou de Ki, en quête désespérée d’y percevoir de nouveau une pulsation. Elle découvrit le plus imperceptible des battements juste en dessous de sa mâchoire.
« Tamir, où es-tu ? » C’était Lynx, fou d’angoisse, de manière audible.
« Ici !» hurla-t-elle en retour, recouvrant la voix.
« Tamir !» Arkoniel apparut au sommet de la berge. Il embrassa d’un seul coup d’œil l’ensemble du tableau et dégringola la rejoindre.
« Il est vivant ! cria Tamir, Trouvez un guérisseur ! »
Arkoniel toucha le front de Ki et se rembrunit. « Je m’en charge, mais vous, il vous faut partir mettre un terme à cette bataille. »
C’était un véritable arrache-cœur que d’abandonner Ki dans les bras du magicien, mais elle réussit tout de même à s’y résoudre vaille que vaille.
Non sans chanceler sur ses pieds, elle ramassa l’Épée de Ghërilain. Toute gluante de sang qu’était la poignée, elle s’adaptait aussi parfaitement à sa main que si elle avait été façonnée tout exprès pour elle.
Elle l’avait déjà tenue une fois, la nuit du premier festin pris en compagnie de son oncle. Les dragons d’or usé ciselés en haut relief sur les deux quillons incurvés de la garde étaient maintenant incrustés de sang, tout comme la poignée d’ivoire filetée d’or et le sceau de rubis en intaille serti sur le pommeau. Le Sceau Royal Son propre sceau, dorénavant… Un dragon portant sur son dos la Flamme de Sakor inscrite dans un croissant de lune. Sakor et Illior réunis.
Tu es Skala.
Elle s’inclina sur le ruisseau pour y repêcher la tête de Korin par les cheveux et l’emporta, elle aussi, le dos de ses doigts sensible à la chaleur qui s’attardait encore dans la crinière noire.
« Prenez soin de Ki, Arkoniel Ne le laissez pas mourir. »
Chargée de ses trophées macabres, elle jeta sur Ki un dernier regard angoissé, puis elle escalada la berge pour aller accomplir la volonté d’Illior.
27
Il faisait presque nuit et il pleuvait à verse quand Tamir émergea du ravin. Ici, les combats étaient à peu près terminés. Porion, mort, gisait parmi les fougères piétinées. Un peu plus loin, Moriel baignait, recroquevillé, dans une mare de sang, le poignard de Lutha planté dans la nuque.
Elle retrouva Cal grâce à l’or blond de ses cheveux. Il était couché, face contre terre, à l’endroit même où il était tombé, et Nikidès était assis auprès de lui, pleurant à chaudes larmes et le poing crispé sur une épaule blessée.
Una tenait Hylia, qui se révéla souffrir d’une fracture au bras.
Compagnon contre Compagnon, Skalien contre Skalien.
Comme à l’accoutumée, Lynx était encore sur ses pieds, et Tyrien aussi.
Ils furent les premiers à voir Tamir et ce qu’elle transportait.
« Korin est mort ! » hurla Lynx.
Tout sembla s’arrêter complètement pendant un moment. Les derniers des gens de Korin se replièrent, les yeux fixés sur Tamir, puis prirent la fuite dans la forêt, abandonnant leurs camarades tombés.
Nikidès s’avança à sa rencontre d’un pas chancelant. Ses yeux s’agrandirent à la vue de ce qu’elle portait.
« Je l’ai tué. Le sang est sur mes mains. » Elle entendait sa propre voix sonner à ses oreilles comme provenant de très loin, comme si c’était celle de quelqu’un d’autre. Elle se sentait engourdie de partout, trop épuisée pour s’endeuiller ou se percevoir victorieuse. Elle partit en direction du champ de bataille, assez vaguement consciente que d’autres leur emboîtaient le pas.
« Es-tu blessée ?» demanda Nikidès d’un ton inquiet.
« Non, mais Ki si… » Non, je ne vais pas y penser maintenant.
« Arkoniel est avec lui. Comment vont les autres ?
— Lorin est mort. » Nikidès déglutit durement, histoire de se ressaisir.
« Hylia a un bras cassé. Le reste d’entre nous n’a que des blessures mineures.
— Et de leur côté ? Caliel ?
— Il est vivant. Je… j’ai fait dévier ma lame au dernier moment. Je regrette, mais je n’ai pas pu, voilà tout…
— Ne regrette rien, Nik. Tu as bien fait. Assure-toi que lui et tous les autres soient rapportés au camp. »
Il n’en persista pas moins à demeurer près d’elle, la dévisageant d’un air bizarre. « Tu es certaine que tu n’es pas blessée ?
— Fais ce que je te dis !» Elle avait besoin de toute sa concentration pour continuer à poser un pied devant l’autre. Nikidès se retira, sans doute afin d’exécuter son ordre; mais Lynx, Tyrien et Una se reployèrent autour d’elle quand elle atteignit la lisière opposée des bois.
Le champ de bataille offrait un spectacle de carnage. Des guerriers et des chevaux morts gisaient de toutes parts, les corps, à certains endroits, s’empilaient les uns sur les autres par couches épaisses de trois. Tant d’hommes étaient tombés dans la chausse-trape du ruisseau que, retenue derrière le barrage de leurs cadavres, l’eau s’accumulait en un étang rouge.
Il y avait encore des groupes épars qui poursuivaient la lutte. Une partie des forces de Korin s’était retirée en haut de la colline. D’autres allaient à l’aventure au milieu des morts.
Les doigts toujours crispés dans la chevelure de son cousin, Tamir jeta un regard circulaire accablé.
Malkanus surgit subitement à ses côtés, quoiqu’elle n’eût pas remarqué son approche. « Permettez-moi, Majesté. » Il s’écarta quelque peu des autres et leva sa baguette. Un grondement terrifiant, semblable à un coup de tonnerre, roula à travers le champ de bataille, si brusque et violent que les hommes tombèrent à genoux et se couvrirent la tête.
D’une voix qui semblait aussi puissante que la foudre, Malkanus cria :
« Écoutez la reine Tamir ! »
Et cela eut l’effet escompté. Subitement, des centaines de visages se tournèrent vers elle. Tamir s’éloigna davantage de la forêt puis brandit simultanément la tête de Korin et l’Épée. « Le prince Korin est mort ! »
s’époumona-t-elle, sa voix bien ténue par comparaison. « Que le combat cesse !»
On se passa le cri de proche en proche à travers le champ de bataille. Les derniers des guerriers de Korin opérèrent une retraite confuse pour se réfugier sur la rive opposée du ruisseau, au pied de la colline.
L’unique bannière encore visible au sein de leur débandade était celle de Wethring.
« Lynx, prends quelques hommes et rapportez la dépouille de Korin », ordonna-t-elle. Je veux qu’on la traite avec respect. Fabriquez un brancard et couvrez le corps, puis transportez-le jusqu’à notre camp. Avertissez les drysiens qu’il faut le préparer pour la crémation. Nik, tu t’occupes des restes de Lorin. Nous devrons les rendre à son père. Et que quelqu’un me trouve un héraut !
— Ici, Majesté. »
Elle lui tendit la tête de Korin. « Montrez ceci à Lord Wethring, et déclarez que la journée nous est acquise, puis rapportez le trophée à mon camp. J’exige que tous les nobles viennent se présenter devant moi toutes affaires cessantes, sous peine d’être déclarés traîtres. »
L’homme enveloppa la tête dans un pan de son manteau puis se dépêcha d’aller accomplir sa mission.
Une fois délivrée de ce fardeau, Tamir essuya l’Épée de Ghërilain sur l’ourlet de son tabard crasseux puis la glissa dans son fourreau avant de retourner à pied vers la clairière.
On avait remonté Ki du fond du ravin. Arkoniel était assis par terre sous un grand arbre, tenant la tête du jeune homme dans son giron, pendant que Caliel s’efforçait d’étancher la plaie de son propre crâne.
Elle fut abasourdie de voir ce dernier conscient. Le pansement qu’il tenait tremblait dans ses mains, et des larmes ruisselaient le long de ses joues.
Elle s’agenouilla près d’eux et tendit une main hésitante pour toucher la face boueuse de Ki. « Est-ce qu’il vivra ?
— Je l’ignore », lui répondit le magicien.
Ces mots paisibles la frappèrent plus durement qu’aucun des coups que lui avait administrés Korin.
S’il meurt…
Elle se mordit la lèvre, incapable de formuler jusqu’au bout une idée pareille. Elle s’inclina pour embrasser Ki sur le front et chuchota : « Tu m’as donné ta parole.
— Majesté ! » demanda Caliel dans un souffle.
Faute de pouvoir encore arriver à le regarder en face, elle questionna :
« Où est Tanil ?
— Dans les bois, juste en face, là. Vivant, je pense.
— Tu devrais aller le voir. Donne-lui les nouvelles.
— Merci. » Il se leva pour partir. Relevant les yeux, elle examina sa figure mais n’y découvrit encore que du chagrin. « Vous êtes tous les deux bienvenus dans mon camp. »
Des larmes plus abondantes glissèrent lentement sur les joues de Caliel, creusant des traînées pâles à travers la crasse et le sang, quand il lui fit une révérence mal assurée.
« Prends-le pour ce que ça vaut, Cal, je regrette. Je n’ai jamais voulu me battre avec lui.
— Je le sais. » Il s’éloigna vers les arbres d’un pas chancelant.
Lorsqu’elle se retourna, elle surprit Arkoniel qui l’observait, le regard plus triste qu’elle ne l’avait jamais vu.
Des brancards pour les morts et pour les blessés furent bricolés à la hâte avec des petits sapins et des manteaux. Le corps de Korin fut emporté le premier, le transport de Ki suivit immédiatement. Tamir marchait aux côtés de celui-ci, jetant sur lui tout du long jusqu’au retour au camp des regards furtifs pour contrôler que sa poitrine continuait de s’élever et de s’abaisser laborieusement. Alors qu’elle brûlait de sangloter, de crier, de le serrer très fort pour l’empêcher de la quitter, il lui fallait tenir la tête haute et rendre leurs salutations aux hommes et aux femmes qu’ils rencontraient sur leur passage.
Des guerriers originaires des deux partis vagabondaient parmi les morts, à la recherche qui d’amis tombés, qui d’ennemis à dépouiller. Les corbeaux étaient déjà arrivés, attirés par l’odeur de mort. Il y en avait des nuées qui, massés dans les arbres, emplissaient l’air de leurs cris rauques et affamés pendant qu’ils attendaient leur tour.
Au camp, c’est sous la tente de Tamir que l’on déposa Ki pour le livrer aux soins des drysiens. Elle glissait un œil anxieux par la portière ouverte sur leurs manœuvres en attendant que les lords de Korin viennent à reddition.
Recouvert d’un manteau, le corps de Korin, flanqué de ceux de Porion et des Compagnons morts au combat, reposait non loin sur un catafalque improvisé. Tous les Compagnons de Tamir montaient une veillée silencieuse en leur honneur, tous excepté Nikidès et Tanil.
En dépit de son propre chagrin et de sa blessure, Nik était entré sous la tente et s’employait à y régler consciencieusement les détails nécessaires, tels que ceux d’envoyer des hérauts répandre la nouvelle de la victoire et du décès de Korin ou de s’assurer qu’on lâche des oiseaux messagers pour en informer au plus vite Atyion. Tamir lui savait gré, comme toujours, de sa compétence et de sa prévoyance.
Recroquevillé par terre auprès de son maître défunt, Tanil, lui, refusait de se laisser emmener ailleurs et poussait des sanglots inconsolables sous son manteau. Il était totalement incapable de comprendre ce qui s’ était passé, et peut-être cela valait-il mieux. Caliel, à genoux, son épée plantée devant lui, demeurait avec le malheureux pour lui relater les événements de la journée. Il avait déjà rapporté avoir vu tomber Urmanis, Garol et Mago plus tôt dans la journée. On n’avait pas trouvé trace d’Alben, ni parmi les vivants ni parmi les morts.
Du côté de Tamir, des émissaires vinrent annoncer que Jorvaï avait été blessé par une flèche à la poitrine ; mais Kyman et Nyanis survinrent indemnes, peu après. Le train de bagages de Korin avait été capturé, ce qui permit de disposer de vivres et de tentes supplémentaires - ce qui n’était pas un luxe. Cela, joint au ravitaillement apporté par les Aurënfaïes, serait suffisant pour camper sur place jusqu’à ce que le transport des blessés puisse s’effectuer sans risque.
Arengil apporta la nouvelle que ses compatriotes avaient exterminé les cavaliers dépêchés par Korin pour les prendre à revers, et ce sans perdre un seul des leurs. Solun et Hiril ne tardèrent pas à le suivre, porteurs des étendards pris à l’ennemi. Tamir n’écouta que d’une moitié d’oreille. À
l’intérieur de la tente, Ki demeurait inerte, et les drysiens paraissaient inquiets.
Wethring et quelques-uns des nobles restants se présentèrent sous une bannière de trêve. Tamir les reçut debout, tira l’Épée et la brandit devant elle. Le héraut avait rapporté la tête de Korin et la plaça soigneusement sous le manteau qui recouvrait le corps.
S’agenouillant, Wethring inclina humblement la tête. « La journée vous est acquise, Majesté.
— Par la volonté d’Illior », répondit-elle.
Il leva les yeux pour examiner son visage.
« Croyez-vous ce que vos yeux vous montrent ? demanda-t-elle.
— Oui, Majesté.
— Me jurerez-vous votre foi ? » Il papillota de stupéfaction. « Je le ferai si vous voulez bien l’accepter.
— Vous avez été loyal envers Korin. Faites preuve envers moi de la même loyauté, et je vous confirmerai dans vos titres et terres, en contrepartie du service du sang.
— Vous aurez les cieux, Majesté. Je le jure par les Quatre et me porte garant pour tous ceux qui avaient suivi ma bannière.
— Où se trouve Nevus, fils de Solari ?
— Il est parti vers l’est, à destination d’Atyion.
— Avez-vous reçu des nouvelles de lui ?
— Non, Majesté.
— Je vois. Et Lord Alben ? Est-ce qu’il a péri aujourd’hui ?
— Nul ne l’a vu, Majesté.
— Et pour ce qui est de Lord Nyrin ?
— Mort, Majesté, à Cima.
— Korin l’a tué ? » demanda Lutha, ahuri « Non, il est tombé de la tour de Lady Nalia.
— Tombé ? » Tamir laissa échapper un rire bref et sans joie. C’était une mort ridicule pour quelqu’un d’aussi redouté. « Eh bien, voilà une pelletée de bonnes nouvelles, alors.
— Ai-je votre permission pour brûler nos morts ?
— Naturellement. »
Wethring jeta un coup d’œil navré vers la forme drapée toute proche d’eux. « Et Korin ?
— Il est mon parent. Je veillerai à ce qu’il soit brûlé comme il sied et à ce que ses cendres soient recueillies pour son épouse. Renvoyez votre armée dans ses foyers et soyez à mon service à Atyion dans un mois. »
Wethring se releva et lui fit de nouveau une profonde révérence.
« J’entends et j ‘obéis, reine miséricordieuse.
— Je n’en ai pas encore tout à fait terminé avec vous. En quoi consistent les défenses de Cima ? Quelles dispositions Korin a-t-il prises en faveur de Lady Nalia ?
— On a laissé là-bas la garnison de la forteresse. Il s’agit essentiellement de Busards de Nyrin, à l’heure actuelle, et de quelques magiciens.
Va-t-elle se dresser contre moi ?
— Lady Nalia ? » Wethring sourit et secoua la tête. « Elle n’aurait pas l’ombre d’une idée sur la manière de s’y prendre, Majesté. »
Lutha, qui avait prêté une oreille des plus attentive à cet échange, s’avança sur ces entrefaites. « Il a raison, Tamir, Elle a été mise à l’abri par le biais d’une pure et simple séquestration. Les nobles qui connaissent la cour de Korin ne sont pas sans le savoir. Elle ne peut compter sur les secours de personne, là-bas. Avec ta permission, j’aimerais emmener immédiatement une force au nord pour assurer sa protection.
— Vous devriez la ramener ici et la maintenir à proximité, conseilla Arkoniel. Vous ne sauriez courir le risque qu’elle et son enfant deviennent tôt ou tard des instruments manipulables contre votre personne. »
Lutha planta un genou devant elle. « De grâce, Tamir. Elle n’a jamais fait le moindre mal à qui que ce soit. »
Elle devina que l’intérêt qu’il manifestait pour Lady Nalia n’était pas exclusivement dicté par la courtoisie. « Bien entendu. Elle te connaît. Tu serais mon meilleur émissaire auprès d’elle. Fais-lui comprendre qu’elle se trouve sous ma protection personnelle et pas en état d’arrestation. Mais il va te falloir des guerriers pour prendre la forteresse.
— J’irai, avec votre consentement », offrit Nyanis.
Tamir hocha la tête avec gratitude. Elle avait confiance dans tous ses nobles, mais Nyanis lui en inspirait plus que quiconque. « Emparez-vous de la place et laissez-y une garnison. Lutha, ramène ici Lady Nalia.
— Je la préserverai au péril de mes jours, s’engagea solennellement Lutha.
— Arkoniel, vous et vos collègues y allez aussi, pour régler leur affaire aux magiciens de Nyrin.
— Je m’assurerai personnellement de notre succès, Majesté.
— Ne leur accordez pas plus de merci qu’ils n’en ont accordé eux-mêmes à ceux qu’ils ont brûlés vifs.
— Nous partirons, nous aussi, dit Solun, et anéantirons les blasphémateurs.
— Mes gens de même, ajouta Hiril.
— Je vous remercie. Allez, maintenant. Emportez ce qui vous est nécessaire de fournitures et chevauchez dur. »
Lutha et les autres saluèrent et s’empressèrent d’aller procéder à leurs préparatifs. Arengil esquissa le geste de les suivre comme ils s’éloignaient, mais Tamir le rappela. « Souhaites-tu toujours faire partie des Compagnons ?
Évidemment ! s’exclama le jeune Gèdre.
— Alors, reste. » Elle se leva pour aller retrouver Ki mais s’aperçut qu’Arkoniel s’était attardé.
« Mes collègues sont capables de s’occuper tout seuls des gens de Nyrin, si vous préfériez que je ne vous quitte pas.
— Il n’est personne en qui je me fie plus qu’en vous », lui dit-elle, et elle vit le rouge lui monter aux joues. « Je sais que vous ferez le mieux possible en ma faveur pour protéger Lady Nalia, de quelque manière que ce soit.
Vous concevez mieux que quiconque au monde pourquoi je ne veux pas qu’on répande en mon nom du sang innocent.
— Cela m’importe plus que je ne saurais dire, répliqua-t-il d’une voix enrouée par l’émotion. Je garderai un œil sur vous ici et reviendrai sur-le-champ si vous avez besoin de moi.
— Je m’en sortirai. Allez, maintenant. » Là-dessus, elle se baissa pour franchir la portière basse de la tente puis la rabattit derrière elle.
L’odeur dégagée par les herbes des drysiens rendait l’atmosphère pesante à l’intérieur. Kaulin était assis près de Ki.
La fracture de ce dernier avait été réduite et son bras solidement enveloppé de bandages de fortune puis, en guise d’attelle, emprisonné dans la tige d’une botte découpée. Sa poitrine et sa tête étaient ceintes vaille que vaille de tissu lacéré. Sa figure était blanche et paisible sous les traînées de boue et de sang .
« S’est-il finalement réveillé ?
— Non, répondit Kaulin. L’épée n’a pas atteint le poumon. C’est le coup reçu à la tête qui est mauvais.
— J’aimerais rester seule avec lui. -Comme il vous plaira, Majesté. »
S’asseyant auprès de Ki, elle saisit sa main gauche dans la sienne. Il respirait de façon presque imperceptible. Elle se pencha sur lui et chuchota : « Tout est terminé, Ki. Nous avons gagné. Mais je ne sais pas ce que je ferai si tu meurs !» Le tonnerre gronda au loin quand elle pressa les doigts froids du mourant contre sa joue. « Même si tu ne veux jamais consentir à être mon consort… » L’engourdissement béni auquel elle s’était cramponnée jusqu’alors était en train de se dissiper, et les larmes vinrent.
« Je t’en conjure, Ki ! Ne t’en va pas ! »
28
Ki était perdu, et glacé jusqu’aux os.
Des images incohérentes fusaient derrière ses yeux. Elle est en danger !
Je ne vais pas la rejoindre à temps !
Une fenêtre étoilée, des jambes qui se démenaient.
Tamir désarmée, sous l’épée flamboyante de Korin …
Trop loin ! Peux pas atteindre…
Non !
Les ténèbres l’engloutirent avant qu’il n’ait pu arriver jusqu’à elle, et la douleur. Tant de douleur. Tout en dérivant, seul dans le noir, il crut entendre des voix lointaines qui l’appelaient. Tamir ?
Non, elle est morte… j’ai échoué, et elle est morte… Alors, laissez-moi mourir aussi.
Une telle douleur.
Suis-je mort ?
Non, pas encore, enfant.
Lhel ! Où êtes-vous ? Je ne peux pas voir !
Tu dois être fort. Elle a besoin de toi.
Lhel ! Comme vous m’avez manqué !
Tu m’as manqué toi aussi, enfant. Mais c’est à Tamir que tu dois penser, maintenant.
La panique le lancina. Je suis désolé. Je l’ai laissée mourir !
Une petite main raboteuse se referma durement sur la sienne . Ouvre les yeux, enfant.
Subitement, Ki recouvra la vue. Il se tenait aux côtés de Lhel dans la tente. La pluie qui était en train de tambouriner sur la toile dégouttait au travers tout autour d’eux. Et Tamir se trouvait là, endormie par terre, auprès d’une paillasse sur laquelle était allongé quelqu’un d’autre.
Elle est vivante ! Mais ce qu’elle a l’air triste… Nous avons perdu la bataille ?
Non, vous l’avez gagnée. Regarde plus attentivement.
Tamir, nous avons gagné ! cria-t-il en essayant de lui toucher l’épaule.
Mais il en fut incapable. Il ne pouvait plus du tout sentir sa main. En se penchant davantage sur elle, il aperçut des larmes séchées sur ses joues, ainsi que le visage de la personne auprès de laquelle dormait Tamir.
C’est moi. Il pouvait voir son propre visage, blême, et les minces croissants blancs qui soulignaient ses cils écartés. Je suis mort !
Non, mais tu n’es pas vivant non plus, rétorqua Lhel.
Tu patientes. Frère apparut aux côtés de Tamir, les yeux levés vers Ki d’un air moins hostile qu’à l’ordinaire. Tu patientes quelque part entre vie et mort, comme moi-même. Nous sommes encore liés, tous les deux. Regarde plus attentivement, chuchota Lhel. Regarde le cœur de Tamir et les vôtres.
À force de loucher, Ki parvint tout juste à discerner quelque chose qui, ressemblant à une fine racine noire et tordue, s’étirait de la poitrine de Frère à celle de Tamir, Non, pas une racine, mais un cordon ombilical ratatiné.
En baissant les yeux, il vit un autre cordon entre lui-même et son propre corps, et encore un autre qui s’ étirait de son corps à celui de Tamir, mais ces deux-là étaient argentés et brillants. D’autres filaments, d’un éclat moins vif, rayonnaient à partir de là et disparaissaient dans toutes les directions. Il y en avait un sombre qui, à partir de la poitrine de Tamir, traversait la tente jusqu’à la portière ouverte. Korin se tenait là, dehors, regardant à l’intérieur avec une expression perdue.
Qu’est-ce qu’il fiche ici, lui ?
Elle m’a tué, chuchota Korin, et la peur envahit Ki quand le sombre regard vide se tourna vers lui. Faux ami !
Ne te tracasse pas pour lui, enfant. Il n’a rien à réclamer de toi. Lhel toucha le cordon argenté qui joignait Ki à Tamir. Celui-ci est très solide, beaucoup plus solide que le cordon de ta propre vie.
Je ne peux pas mourir ! Je ne peux pas l’abandonner ! Elle a besoin de moi. Tu lui as sauvé la vie, aujourd’hui. Je l’avais prévu dès notre première rencontre, et bien d’autres choses encore. Elle sera très triste si tu meurs.
Son ventre risque de ne jamais s’arrondir. Votre peuple a besoin des enfants qu’elle et toi vous lui donnerez. Si je t’aide à vivre, l’aimeras-tu ?
Jetant un regard sur sa propre face inerte, Ki vit des larmes rouler de dessous ses cils et ruisseler lentement le long de ses joues. Mais je l’aime !
Je l’aime vraiment ! Aidez-moi, par pitié !
Or, à l’instant même où il le disait, il sentit le cordon qui rattachait son esprit à son corps tirailler douloureusement sa poitrine et s’amenuiser. Il flottait au-dessus de lui-même, les yeux attachés sur Tamir. Même dans son sommeil, elle lui tenait fermement la main, comme si elle pouvait ainsi le retenir et le soustraire à la mort.
Par pitié, chuchota-t-il, je veux rester !
Tiens bon, chuchota Lhel.
« Réveille-toi, keesa.
— Lhel ! » Tamir se dressa sur son séant, suffoquée.
Il faisait encore noir, sous la tente, et la pluie persistait à marteler la toile. Un éclair fulgurant fit virer au gris les ténèbres. C’était Mahti qui se penchait sur elle, et non Lhel. Un coup de tonnerre ébranla le sol. Quelque chose lui cogna la joue; de l’eau dégouttait de la tignasse du sorcier. Il venait tout juste d’entrer, trempé par l’orage.
« Mahti ! Tu es revenu ?
— Chut, keesa. » Il pointa le doigt vers Ki.
« Il très faible. Tu devoir me laisser jouer guérison pour lui. Son mari essayer de partir. »
Tamir resserra son étreinte sur la main froide de Ki et hocha la tête.
« Fais tout ce que tu peux. »
Un nouvel éclair illumina la tente, et le tonnerre ébranla si violemment le sol que le monde leur donna l’impression de s’écrouler autour d’eux.
Mahti s’assit aussi loin de Ki que le permettait l’exiguïté des lieux, le dos appuyé contre la toile détrempée. Il porta l’oo’lu à ses lèvres, laissant reposer l’autre extrémité de l’instrument près du flanc du patient, puis son souffle exhala le sortilège chanté.
L’esprit du garçon s’était déjà échappé de son corps. Mahti pouvait le sentir voleter dans les parages. Il pouvait voir Lhel et Frère, ainsi que l’esprit désolé qui rôdait dehors sous l’averse, mais comme Ki se trouvait, lui, pris entre la vie et la mort, il n’arrivait pas à le voir nettement. La mélopée destinée à soulager l’esprit de la pesanteur de la chair n’était pas nécessaire, mais le sorcier savait qu’il devait agir vite pour guérir suffisamment le corps pour empêcher l’esprit de s’évader avant qu’il ne soit perdu pour toujours.
La voix profonde de Séjour emplit la tête et la poitrine de Mahti tandis qu’il jouait, rassemblant la puissance indispensable. Lorsqu’elle fut assez conséquente, il orienta le chant vers l’esprit papillonnant pour l’envelopper dans un filet de sonorités qui lui interdisent de s’envoler. Ensuite, il entremêla les voix des grenouilles et des hérons nocturnes pour évacuer le sang noir accumulé dans le crâne du jeune homme. C’était une sale blessure que celle-là, mais d’un genre auquel il s’était déjà attaqué par le passé. Cela prit du temps, mais il finit par sentir qu’une partie de la douleur refluait.
Il joua là-dessus à l’intérieur du corps, abandonnant aux os du bras le soin de se ressouder d’eux-mêmes pour se concentrer sur la plaie profonde du flanc. Il recourut à la chanson des ours pour en retirer la chaleur ; à en croire les autres guérisseurs, il s’agissait là d’une bonne magie qui avait déjà fait ses preuves. Mahti l’appliqua et en reconnut les vertus. La guérison ne poserait pas de problème à cet endroit, si Ki survivait.
Il joua sur toutes les autres parties du corps, sans y découvrir grand-chose qui requît d’attention spéciale. Ki était jeune et vigoureux, et il avait envie de vivre.
Mais comme la blessure à la tête continuait à le combattre, Mahti accentua la puissance du chant pour en chasser la noire menace. Il lui fallut s’acharner longtemps, mais lorsqu’il eut achevé la troisième chanson du héron, la douleur était presque partie, et une expression plus paisible se lisait sur la physionomie de Ki. Mahti battit des paupières pour se débarrasser de la sueur qui l’aveuglait puis, gentiment, persuada l’esprit de réintégrer la chair. Celui-ci s’y prêta volontiers, à la manière d’un plongeon piquant sous l’eau à la poursuite d’un poisson.
Quand Mahti en eut terminé, seuls le bruit de la pluie et le vacarme du tonnerre emplissaient la tente, ainsi que la respiration oppressée de la fille et de son orëskiri qui attendaient, les yeux anxieusement fixés sur le garçon.
« Ki ? » Tamir repoussa d’une main caressante les cheveux sales et encroûtés de sang qui retombaient sur son front bandé; elle retint son souffle quand il battit faiblement des paupières.
« Ki, ouvre les yeux ! chuchota-t-elle.
— Tob ! » marmonna-t-il. Il ouvrit les yeux très lentement, sans les focaliser sur quoi que ce soit. Sa pupille droite était plus grande que la gauche.
« Louée soit la Lumière !» Des larmes spontanées dévalèrent le long de ses joues quand elle s’inclina plus avant. « Comment te sens-tu. ?
— Fait mal. Mon bras… tête. » Son regard vaseux n’accommodait pas.
« Parti ?
— Qui est parti ? »
Ses yeux finirent par la trouver, mais ils étaient encore très vagues. « Je…
Je croyais… Je ne sais pas. » Il referma les yeux, et des larmes perlèrent sous ses cils. « J’ai tué maître Porion.
— Ne pense pas à ça maintenant.
— Tenir lui éveillé , lui dit Mahti. Il va… » Il mima le fait de vomir. « Pas dormir jusque le soleil descend de nouveau. »
Avec l’aide du sorcier, Tamir redressa Ki en lui glissant un paquetage sous la tête. Il se mit à vomir presque tout de suite. Elle attrapa un heaume qui traînait par terre et le lui tint sous le menton pendant qu’il rejetait le peu qu’il avait avalé.
« Reposer, dit Mabti à Ki quand celui-ci retomba mollement en arrière dans les bras de Tamir. Toi guérir maintenant.
— Comment puis-je te remercier ? demanda-t-elle.
Tenir promesse, répondit Mahti. Et laisser moi jouer guérison pour toi.
Lhel dire. Je n’arrête pas de te le répéter, je n’en ai pas besoin. »
Mahti l’empoigna par le genou, ses yeux sombres subitement intimidants. « Tu ne sais pas. Je sais ! Lhel savoir. » Il baissa la main et lui cueillit brutalement l’entrejambe. « Toi encore attachée au démon ici. »
Tamir lui rembarra la main avec colère, mais au moment même où elle le faisait, elle éprouva de nouveau la sensation puissante et déconcertante de posséder deux corps à la fois, le sien et celui de Tobin.
« Ça finir magie, promit Mahti comme s’il comprenait. Faire toi propre. »
Propre. Oui, elle voulait cela. Non sans réprimer un tremblement d’appréhension, elle hocha la tête. « Qu’exiges-tu que je fasse ? »
Mahti se déplaça, de manière à laisser reposer la bouche de l’oo’lu près de la jambe de Tamir, « Juste rester assise. »
Fermant les yeux, il commença à émettre un vrombissement grave et lancinant. Tamir se crispa, dans l’expectative du brasier qui avait déjà réduit en cendres son corps précédent.
Mais ce ne fut pas du tout semblable, cette fois.
Lhel était assise tout près de Mahti, lui chuchotant à l’oreille ce qu’il devait chercher. C’était un sortilège féminin qu’il était en train de défaire, et il lui fallait se montrer prudent pour ne rien endommager de ce qui devrait subsister.
Frère s’accroupit à côté de Tamir, les yeux attachés non pas sur elle mais sur Lhel.
Mahti commença à jouer une chanson d’eau, mais sur une tonalité différente. Il connaissait cette chanson-là; c’était la première qu’il avait jouée sur Séjour. Désormais, elle lui faisait voir le gros cordon ombilical ratatiné qui joignait le frère et la sœur. Elle lui faisait voir la silhouette fantomatique du corps de garçon qui restait accrochée à la fille comme les lambeaux d’une peau de serpent à l’époque de la mue. La forme d’un pénis atrophié se discernait encore entre les cuisses. La chanson de Mahti détacha les derniers vestiges du corps spectral, laissant intacte uniquement la chair vivante.
La chanson de la peau de serpent, voilà comment il appellerait celle-ci, s’il lui arrivait jamais d’avoir à s’ en resservir. Il en rendit grâces à Lhel en silence.
Le cordon ombilical qui joignait Tamir à son frère était coriace comme une vieille racine, mais la chanson le calcina de part en part, lui aussi. Il tomba entre eux comme réduit en cendres.
Tu t’en vas, maintenant, chuchota-t-il mentalement à Frère.
Du coin de l’œil, il vit Lhel se lever et prendre par la main le démon tremblant. Enfant, quitte cette vie qui ne fut jamais tienne. Va, et repose-toi pour la prochaine.
La sorcière serra dans ses bras la pâle créature. Il se cramponna à elle pendant un moment, comme un garçon vivant, puis disparut en soupirant.
De la belle ouvrage, chuchota Lhel. Les voici libres tous les deux.
Mais Mahti vit qu’un autre cordon sombre joignait Tamir à un autre fantôme, là, dehors. Il joua la chanson du canif et délivra l’homme mort aux yeux sombres pour lui permettre, à lui aussi, de poursuivre sa route jusqu’à la paix.
Il y avait un autre très vieux cordon qui partait du cœur de Tamir et s’étirait loin, loin… Mahti le toucha mentalement. Tout au bout de celui-ci était tapi un esprit colérique et confus. Mère.
Tranche celui-là aussi, chuchota Lhel. Mahti s’exécuta, et il entendit retentir un cri plaintif, bref et lointain.
Il y avait autour de Tamir beaucoup d’autres cordons, comme il y en avait autour de tout un chacun. Certains étaient bienfaisants. Certains étaient nuisibles. Celui qui existait entre elle et le garçon qu’elle tenait dans ses bras était le plus solide, aussi lumineux qu’un éclair.
Lhel le toucha et sourit. Celui-là n’avait besoin d’aucun des sortilèges de Mahti.
Satisfait du cœur de la fille, il joua pour extirper la souffrance de ses blessures puis tourna son attention vers la fleur rouge de son sein. La liaison magique opérée par Lhel n’avait pas plongé jusqu’à ces profondeurs-là. En dépit de sa menue poitrine et de ses hanches étroites, le sein de Tamir, bien bâti, était un berceau fertile qui n’attendait que d’être occupé. En revanche, Mahti joua son sortilège sur la ceinture osseuse du pelvis, afin de faciliter la venue au monde des enfants pendant les années à venir.
Ce fut seulement quand il en eut fini qu’il s’avisa du départ de Lhel.
Tamir fut étonnée de constater à quel point l’étrange musique de Mahti pouvait avoir d’agrément. Au lieu de la sensation froide et rampante dont Nyrin lui avait infligé l’expérience ou de l’effet vertigineux procuré par les sortilèges visuels d’Arkoniel, elle n’éprouvait rien d’autre qu’une douce chaleur. Quand il en eut terminé, elle poussa un soupir et rouvrit les yeux, se sentant plus reposée, fraîche et dispose qu’elle ne l’avait été depuis des jours et des jours.
« C’est tout ?
— Oui. Maintenant toi seulement toi, répondit-il en lui tapotant le genou.
— Comment te sens-tu ?» questionna Ki d’une voix râpeuse, en louchant vers elle comme s’il s’attendait à ce que son aspect se soit plus ou moins transformé.
Elle observa une immobilité frappante pendant un moment, son regard tourné vers l’intérieur. Elle percevait une différence, mais les mots lui manquaient encore pour la définir. « Merci, chuchota-t-elle finalement. Je te dois tant…
— Tenir promesse et souvenir Lhel et moi. » Non sans lui adresser un dernier sourire affectueux, Mahti se leva et quitta la tente.
Une fois seule à seul avec Ki de nouveau, elle porta les doigts de sa main valide à ses lèvres et les embrassa, tandis que de nouvelles larmes lui piquaient les paupières. « Il s’en est fallu de rien que tu ne me tiennes pas ta promesse, espèce de salopard, réussit-elle enfin à proférer.
— Moi ? Non ! » s’esclaffa-t-il tout bas. Il resta coi pendant un certain laps de temps, l’ œil vaguement perdu quelque part dans les ombres qui le surplombaient. Elle craignit qu’il ne fût en train de dériver pour sombrer de nouveau dans le sommeil, mais tout à coup, sa main se reploya sur la sienne et la broya dans une étreinte douloureuse. « Korin ! Je ne suis pas arrivé à te rejoindre !
— Si, Ki, et il t’a presque tué.
— Non… J’ai vu… » Il ferma les yeux et fit une grimace. « Par les couilles de Bilairy !
— Quoi ?
— Je t’ai fait défaillance… quand cela comptait le plus !
— Non. » Elle le serra plus fort. « Il m’aurait eue, sans ton intervention.
— Pouvais pas le laisser… » Il frissonna contre elle. « Pouvais pas. Mais qu’est-ce qui… ? » Ses yeux tendirent à se refermer puis s’ouvrirent très largement. « C’est toi qui l’as tué ?
— Oui. »
Ki demeura muet pendant un moment, et elle vit que son regard s’égarait de nouveau vers la portière ouverte de la tente. « Je voulais t’épargner ça.
— C’est mieux ainsi. Je le vois maintenant. Ce combat était notre affaire. »
Ki soupira, et ses idées s’embrouillèrent à nouveau.
« Ki ? Ne te rendors pas. Il faut que tu restes éveillé. »
Il avait les yeux ouverts, mais elle voyait nettement que son esprit battait la campagne. De peur de le laisser s’assoupir, elle continua de jacasser pendant des heures à propos de rien - de ce qu’ils feraient lors de leur prochaine visite au fort, de chevaux, de n’importe quel sujet qui lui traversait la cervelle, afin de l’empêcher de fermer les yeux.
Il ne répondit pas du tout entre-temps, mais elle voyait scintiller des larmes dans ses yeux et, lorsqu’il les fixa de nouveau sur elle, ils avaient une expression douloureuse. « Je ne peux pas… arrêter de le voir se jeter sur toi.
T’ai vue tomber. Je n’arrivais pas à te rejoindre…
— Mais tu l’as fait ! » S’inclinant précautionneusement sur lui, elle pressa ses lèvres contre les siennes et les sentit trembler. « Tu l’as fait, Ki. Tu es presque mort pour moi. Il… » Elle déglutit durement, car sa voix défaillait.
« De bout en bout, c’est toi qui avais vu juste sur Korin.
— Désolé, marmonna-t-il. Tu l’aimais.
— C’est toi que j ‘aime, Ki ! S’il t’avait tué, je n’aurais pas toléré de te survivre. »
Il resserra de nouveau ses doigts sur les siens. « Je connais ce sentiment-là. »
Elle recouvra difficilement son souffle et sourit. « Tu m’as appelée "Tob"
quand tu t’es réveillé. »
Il lâcha un rire faiblard. « Coup sur le crâne. Emberlificoté ma cervelle. »
Elle hésita puis demanda tout bas: « Suis-je Tamir pour toi, maintenant ? »
Ki scruta son visage dans la pénombre puis lui adressa un sourire somnolent. « Tu seras toujours les deux, tout au fond de moi. Mais c’est Tamir que je vois et Tamir que j’embrasse. »
Les mots de Ki, mais aussi la chaleur de sa voix et de son regard, soulagèrent le cœur de Tamir d’un poids. « Je ne supporterai plus jamais de me passer de ta présence ! » Les mots déferlèrent comme un torrent, sans qu’elle puisse les retenir. « Je déteste te laisser coucher dans d’autres chambres et je déteste me sentir mal dans ma peau chaque fois que je te touche. Je déteste ne plus savoir ce que nous sommes l’un pour l’autre.
Je… »
Ki lui pressa la main une fois de plus. « Je présume que je ferais mieux de t’épouser pour clarifier la situation, hein ! »
Tamir le dévisagea fixement. « Tu délires ! »
Le sourire de Ki s’évasa. « Peut-être, mais je sais parfaitement ce que je suis en train de dire. Veux-tu de moi ?»
Un mélange enivrant de joie et de peur lui donna l’impression qu’elle allait défaillir. « Mais pour ce qui est de… » Elle ne put se résoudre à exprimer cela.
« Avec moi ?
— Nous nous débrouillerons. Qu’en dis-tu ? La reine de Skala daignera-telle consentir à prendre pour consort un chevalier de merde, fils d’un voleur de chevaux ? »
Elle exhala un rire tremblant. « Toi, et personne d’autre. Jamais.
— Bien. Affaire entendue, dans ce cas. »
Tamir se déplaça pour caler son dos plus commodément contre le paquetage, la tête de Ki posée sur sa poitrine. C’était tout aussi agréable qu’auparavant, et pourtant différent aussi.
« Oui, chuchota-t-elle. Affaire entendue. »
Mahti s’arrêta près de la lisière de la forêt pour jeter un regard en arrière vers les feux épars et le rougeoiement lointain qui émanait de l’intérieur de la tente. Par-delà s’étendait le champ de bataille, où les esprits des morts récents se tortillaient en volutes semblables à des bouchons de brouillard que la pluie se révélait impuissante à dissiper.
« Or çà, Grande Mère, devrions-nous aider un tel peuple ? » chuchota-t-il en branlant du chef. Mais il n’y avait pas de réponse pour lui, et pas de compagnie non plus. Lhel était partie aussi sûrement que l’esprit du démon.
Il se demanda s’il la rencontrerait de nouveau, dans les yeux d’un enfant ?
Comme il gagnait le couvert des arbres, une pensée le frappa, et il s’immobilisa de nouveau pour faire courir soigneusement ses mains sur toute la longueur de son oo’lu. L’instrument était encore en parfait état, sans aucun indice de la moindre craquelure.
Avec un sourire railleur, il se le jeta sur l’épaule et reprit sa route vers les montagnes. Ses pérégrinations n’étaient pas encore achevées. Il n’y voyait aucun inconvénient, en réalité. C’était un bon cor puissant qu’il possédait là.
Il se demanda seulement qui serait son nouveau guide.
29
Tamir maintint Ki éveillé toute la nuit en lui parlant de la bataille et de ses plans pour fonder une nouvelle ville. Ils évitèrent timidement tous deux le thème de l’accord auquel ils étaient arrivés. Il était trop frais, trop fragile pour qu’ils s’y appesantissent, alors que tant de tâches les attendaient encore. Regarder Ki vomir dans un heaume ne se prêtait guère à de telles idées non plus. Il avait la joue droite et l’œil vilainement contusionnés, et l’
œdème l’éborgnait.
Aux abords de l’aube, il était à bout de forces et toujours mal en point mais plus alerte d’esprit. La pluie s’était calmée, et ils entendaient des gens bouger à l’extérieur et des blessés geindre. Le vent apportait jusqu’à eux l’odeur fétide de la fumée qui s’élevait du premier des bûchers.
Lynx leur apporta de quoi déjeuner - du pain et un peu de bon ragoût d’agneau envoyé par le capitaine de l’un des navires gèdres. Il avait aussi une potion tonique destinée à Ki. Il l’aida à la boire puis sourit à belles dents. « Tu as une gueule d’enfer ! »
Ki essaya de se renfrogner, grimaça de douleur à la place, et brandit insolemment le majeur de sa main valide.
Lynx gloussa. « Tu te sens vraiment mieux !
— Comment vont nos amis ? » questionna Tamir, tout en échangeant avec Ki des cuillerées de ragoût.
« Assez bien. Nous avons préparé des bûchers pour Korin et les autres.
Ils sont impatients de vous voir tous les deux, si votre état vous le permet. »
La tente n’étant pas assez vaste pour contenir tout le monde, Tamir sortit pour faire de la place. Lynx l’imita et resta planté là sans mot dire pendant qu’elle étirait son dos. Des tentes avaient poussé pendant la nuit, et on était en train d’en dresser d’autres. Les drysiens s’affairaient parmi les centaines de blessés encore en plein air et, dans le lointain, des colonnes de fumée noire se détachaient sur le ciel du matin. Plusieurs grands bûchers se dressaient non loin du bord de la falaise. La bannière de Korin et son bouclier décoraient l’un d’entre eux.
Les nuages étaient en train de se déchirer en longues effilochures prometteuses d’un temps meilleur, et la mer bleu sombre était mouchetée de blanc.
« Il semble qu’on va finalement arriver à se sécher, murmura-t-elle.
— Une bonne chose, ça aussi. J’ai attrapé de la mousse au cul. » Lynx lui décocha un coup d’œil oblique, et elle surprit sur ses lèvres un léger sourire.
« Vous allez nous faire une annonce, vous deux, tout de suite, ou bien attendre que nous soyons rentrés à Atyion ?
— Tu as entendu ? » Elle sentit ses joues s’échauffer.
« Non, mais j’ai des yeux. Nik et moi avons fait des paris là-dessus depuis le départ de Bierfût. Ainsi, c’est vrai ! Ki est finalement revenu à lui !
— On pourrait le dire de cette façon.
— Il était temps. »
Le regard de Tamir s’égara vers les corps enveloppés qui gisaient encore non loin de là. Tanil et Caliel étaient toujours là, montant la garde. « Ne dis rien encore. Korin doit jouir d’un deuil séant. Il était un prince, après tout.
— Et un ami. » La voix de Lynx se réduisit à un filet rauque, et il se détourna. « Si je n’étais pas parti avec toi, cette nuit-là…
— Je suis heureuse que tu aies fini par te ranger de mon côté. L’es-tu, toi ?
— Je suppose que oui. » Il soupira et reporta son regard sur Caliel et Tanil. « Ça va être plus dur pour eux.»
On brûla Korin et les autres cet après-midi-là, l’ensemble des Compagnons tenant lieu de garde d’honneur. Ki insista pour qu’on le transporte à l’extérieur et, de son brancard, il demeura avec eux jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent. Caliel se tenait debout, l’œil sec. Tanil était calme mais assommé.
Tamir et son entourage tranchèrent la crinière de leurs chevaux et les jetèrent sur les bûchers. Elle-même y jeta aussi une mèche de ses propres cheveux pour Korin, Porion et Lorin.
Les feux brûlèrent tout le reste de la journée et pendant la plus grande partie de la nuit, et on recueillit les cendres, une fois refroidies, dans des urnes de terre cuite pour les faire rapporter aux familles de chaque défunt.
Tamir emporta celles de Korin dans sa tente.
En réponse à la question qui était demeurée en suspens entre elle et Ki, et que se posait peut-être à présent le camp tout entier, elle étendit son sac de couchage auprès du sien cette nuit-là, et dormit à ses côtés en lui tenant la main.
30
Nalia fut réveillée en sursaut dans le noir par des cris et des piaffements de chevaux qui montaient de la cour. Pendant un instant, le saisissement lui fit croire qu’elle devait être en train de rêver de la nuit où Korin était arrivé pour la première fois.
Tremblante, elle envoya Tomara se renseigner sur ce qui se passait, puis elle enfila une robe de chambre et se précipita vers le balcon. Il n’y avait en bas qu’une poignée de cavaliers. Elle ne parvint pas à discerner ce qui se disait, mais le ton était tout sauf triomphal. Comme Tomara ne remontait toujours pas, elle s’habilla en un tournemain et s’assit au coin du feu, jouant nerveusement avec le sautoir de perles qui lui battait la poitrine.
Ses appréhensions furent confirmées. La porte s’ouvrit à la volée, et Lord Alben entra d’un pas chancelant, pesamment appuyé sur Tamara. Sa figure et ses vêtements étaient ensanglantés, et ses cheveux enchevêtrés ne faisaient que souligner son teint livide.
« Tamara, va chercher de l’eau pour Lord Alben, et du vin ! Asseyez-vous, messire. »
Alben s’évanouit dans un fauteuil, et elles restèrent un bon moment sans pouvoir lui faire reprendre conscience si peu que ce soit. La vieille lui bassina le visage avec de l’eau de rose pour le ranimer, pendant que Nalia tournicotait anxieusement en se tordant les mains.
Finalement, Alben se remit suffisamment pour parler. « Majesté ! »
hoqueta-t-il, et ses larmes soudaines corroborèrent leurs pires craintes. « Le roi est mort !
— Nous sommes perdus ! gémit Tomara. Oh, ma dame, que va-t-il advenir de vous ? »
Nalia s’effondra sur un tabouret près de son visiteur bouleversé, se sentant faible et engourdie tout à la fois.
« Quand cela, messire ? Comment est-il mort ?
— Deux… non, voilà maintenant trois jours, de la main du traître Tobin.
Je suis parti sur-le-champ pour vous mettre en garde. » Il lui serra la main encore plus fort. « Vous êtes en danger ici. Il faut vous enfuir !
— Mort. » Elle pouvait à peine respirer. Je n’ai plus de mari désormais, mon enfant plus de père…
« Vous devez venir avec moi, insista Alben. J’assurerai votre protection.
— Le feriez-vous ? » D’abord Nyrin, qui l’avait trahie, puis Korin, qui ne pouvait pas l’aimer, et maintenant cet homme, qui n’avait jamais eu un mot gentil pour elle jusque-là ! Qui s’était ouvertement gaussé de ses traits disgraciés ? Il lui tiendrait lieu de Protecteur ? Tomara volait déjà autour de la chambre, relevant à grand fracas le couvercle des coffres pour en arracher des vêtements à emballer.
« Altesse ! » Alben attendait sa réponse.
Elle leva les yeux vers lui et les plongea dans ses sombres prunelles emplies de panique et de quelque chose d’autre. De quelque chose qu’elle reconnut bien, ne reconnut que trop. « Merci de votre offre obligeante, Lord Alben, mais je me sens tenue de la décliner.
— Êtes-vous folle ? Tobin et l’armée qu’elle a sont déjà sur mes talons !
— Elle ? Alors, c’était vrai, tout du long ?
— Je l’ai vue de mes propres yeux. »
Un mensonge de plus, Nyrin ?
« Dame, écoutez-le ! Il faut que vous preniez la fuite, et vous ne pouvez pas courir les routes toute seule ! intervint Tomara d’un ton suppliant.
— Non, répondit fermement Nalia. Je vous sais gré de votre proposition, messire, mais je n’y vois aucun avantage. Je resterai ici et y assumerai mes risques avec cette reine, quoi qu’elle soit. Si vous voulez m’aider, prenez le commandement de la garnison et veillez aux défenses de la forteresse. Allez, et faites ce que vous estimerez être le mieux comme préparatifs.
— C’est le choc, messire, dit Tamara. Laissez-la se reposer pour y réfléchir. Revenez demain matin.
— Libre à lui d’en agir à sa guise, mais ma réponse sera la même, repartit Nalia.
— Votre serviteur, Altesse.» Alben s’inclina et prit congé. « Oh, ma pauvre dame ! Veuve avant d’être mère ! » sanglota la vieille en la prenant dans ses bras. Nalia se mit alors à pleurer pour de bon, tandis que la conscience de sa véritable situation cheminait en elle. Elle pleura sur le sort de Korin, mais son chagrin se mêlait de remords. L’espoir d’être aimée de lui avait eu la vie courte, et elle l’avait anéanti de ses propres mains quand elle avait tué Nyrin. Elle souhaitait déplorer la perte de son époux et, au lieu de cela, ne parvenait qu’à imaginer ce qu’aurait été une existence entière vouée à sa froideur et à ses devoirs.
Quoi qu’il advienne, cela au moins me sera épargné.
Elle sécha ses larmes et retourna se coucher. Elle fouillait encore son cœur en quête de la peine adéquate sans parvenir à la découvrir quand elle s’assoupit.
Lorsqu’elle se réveilla, le soleil était déjà haut, et pas un bruit ne provenait de l’extérieur. Elle expédia Tomara chercher leur petit déjeuner.
Comme elle ne possédait pas de vêtements appropriés à son nouveau statut de veuve, elle endossa sa plus belle robe - celle qu’elle avait eu l’intention de porter pour faire honneur à Korin lorsqu’il reviendrait.
Tomara reparut les mains vides et la mine affolée. « Ils sont partis !
— Qui ?
— Tous ! se lamenta la vieille. Lord Alben, les soldats, tout le monde, à l’exception de quelques domestiques. Qu’allons-nous faire ? »
Nalia gagna la porte d’entrée. Pour la première fois, personne ne se trouvait là pour l’empêcher de quitter ses appartements. Un sentiment d’irréalité s’empara d’elle lorsque, comme dans un rêve, elle descendit l’escalier sans autre escorte que Tomara. Elles enfilèrent de conserve les corridors déserts qui conduisaient vers la grande salle.
Il n’y avait personne d’autre en vue que les limiers abandonnés de Korin.
Ils trottèrent vers elle en gémissant et en agitant la queue. Nalia sortit dans la cour et trouva la porte nord entrebâillée. Pour la première fois depuis qu’avait débuté le cauchemar de sa captivité, elle la franchit et s’offrit un brin de marche sur la route, émerveillée de sa liberté.
« Il nous faut déguerpir, la pressa Tomara. Descendez au village avec moi. J’ai des gens, là-bas. Ils vous cacheront, vous emmèneront dans un bateau de pêche…
Et pour aller où ? » fit observer Nalia, tout en contemplant le ciel. Il paraissait aussi vide qu’elle avait l’impression de l’être elle-même. « Je n’ai plus personne au monde, à présent. Faites comme vous l’entendez, moi, je resterai. »
Elle se retira dans sa tour. Ce n’était plus sa prison, et c’était l’unique lieu de toute cette gigantesque forteresse qu’elle eût jamais qualifié de sien.
En début de soirée, le guetteur du mur sud lança un cri d’alerte. À travers l’obscurité grandissante, Nalia réussit à discerner sur la route une sombre masse de cavaliers qui survenait au galop. L’énorme nuage de poussière qui les surplombait l’empêchait de supputer leur nombre, mais elle voyait le miroitement sinistre de heaumes et de fers de piques.
La peur l’empoigna alors, tandis que s’ancrait plus avant en elle la conviction que sa posture était sans recours.
Il n’y a plus rien à espérer, maintenant, se dit-elle. Elle lissa ses cheveux et sa robe puis descendit dans la grande salle à la rencontre de son destin.
Tomara ne décolla pas d’auprès d’elle pendant qu’elle gravissait les degrés de l’estrade et, pour la première fois, s’installait dans le fauteuil qui avait été celui de Korin. Là-dessus entra à toutes jambes un petit palefrenier. « C’est un héraut, ma dame, et Lord Lutha ? Je les laisse pénétrer ?
— Lord Lutha ! » Que pouvait bien signifier cela ? « Oui, amène-les-moi. »
Lutha et Nyanis s’étaient préparés en vue d’une résistance mais certes pas attendus à trouver la forteresse abandonnée et sa porte ouverte devant eux. Arkoniel jugeait cela tout aussi suspect, mais il n’avait pas repéré le moindre indice d’embuscade.
Le gamin effaré qui les avait salués du haut des murailles revint annoncer que Lady Nalia leur souhaitait la bienvenue.
Lutha laissa sur place Nyanis et les Aurënfaïes, n’emmenant avec lui qu’
Arkoniel et le héraut dans la cour peuplée d’écho) ; par leur arrivée. Elle était étrangement déserte, elle aussi.
Nalia les attendait dans la grande salle, assise sur l’estrade à la place de Korin. Tomara était seule à l’assister.
Nalia accueillit Lutha avec un sourire incertain. « Je suis heureuse de vous voir en vie, messire, mais il apparaît que vous avez changé d’allégeance. La nouvelle de la mort du roi nous est déjà parvenue. C’est Lord Alben qui l’a apportée, avant de s’enfuir.
— Korin est mort en brave », lui déclara Lutha.
Tamir ne lui en avait pas dit davantage avant son départ. « La reine Tamir m’a envoyé à vous sur-le-champ pour assurer votre sécurité et pour vous annoncer que vous n’avez rien à redouter de sa part si vous ne vous élevez pas contre ses prétentions.
— Je vois. » Elle jeta un coup d’œil du côté d’Arkoniel. « Et vous, qui êtes-vous ?
— Maître Arkoniel, magicien et ami de la reine Tamir, » En voyant ses yeux s’agrandir à ces mots, il s’empressa d’ajouter: « Altesse, je suis seulement venu pour vous protéger. »
Lutha déplora de ne pouvoir rien dire ni rien faire de plus pour la rassurer, mais il savait qu’elle avait de bonnes raisons de se montrer méfiante.
Néanmoins, elle conserva sa dignité et se tourna vers le héraut. « Quelle est la teneur de votre message ?
— La reine Tamir de Skala envoie ses respects à sa parente, la princesse Nalia, veuve du prince Korin.
C’est avec un immense chagrin qu’elle lui envoie la nouvelle de la mort du prince Korin. Elle vous offre, à vous-même et à votre enfant à naître, sa royale protection.
— Et néanmoins, elle envoie une armée avec le message. » Nalia était assise très droite, les mains cramponnées aux bras de son fauteuil.
« La reine Tamir présumait que Korin vous avait laissée mieux protégée.
Elle ne s’attendait pas à vous voir abandonnée par vos défenseurs », répliqua Lutha, tout en s’efforçant de ne rien laisser transparaître de sa colère.
Elle balaya l’espace d’un geste circulaire. « Comme vous pouvez le constater, ma cour s’est singulièrement amenuisée.
— Nous avons ouï dire que Lord Nyrin était mort », intervint Arkoniel.
Nalia releva un brin son menton. « Oui. Lord Lutha, de la main de qui mon époux a-t-il péri ?
— La reine Tamir et lui se sont affrontés en combat singulier. Elle avait offert des pourparlers, mais il les a rejetés. Ils se sont battus, et il est tombé.
— Et vous portez les couleurs de la reine, à présent.
— Tamir, qui fut le prince Tobin, est mon amie. Elle nous a tous recueillis après notre évasion d’ici. Barieüs et moi servons avec ses Compagnons. Elle m’a envoyé en avant, pensant qu’une figure familière pourrait vous rassurer.
Elle prend les Quatre à témoin qu’elle ne vous veut aucun mal, ni à vous-même ni à votre enfant. C’est la vérité, je le jure.
— Et qu’en est-il de Lord Caliel ?
— Il est retourné à Korin et s’est battu à ses côtés.
— Est-il mort ?
— Non, seulement blessé.
— Je suis heureuse de l’apprendre. Et maintenant, quoi ? Que va-t-il advenir de ma personne et de mon enfant ?
— J’ai pour mission de vous conduire au camp de la reine. En qualité de parente, Altesse, pas de prisonnière. »
Cela fit rire doucement Nalia, mais sans qu’elle perde son air affligé. « Il semble que je n’aie pas d’autre solution que d’accepter son hospitalité. »
M’y revoilà, songea Nalia plus tard cette nuit-là, tout en regardant de son balcon les nouveaux venus s’activer dans la cour. Du moins est-ce de mon propre choix, cette fois-ci.
Si fort qu’elle désirât faire confiance à Lord Lutha, elle redoutait le lendemain. « S’il te plaît, Dalna ! » chuchota-t-elle, pressant ses mains sur le léger ballonnement de son ventre au-dessous du corsage. « Fais qu’on épargne mon enfant. Elle est tout ce que j’ai. »
Tomara était descendue aux nouvelles, mais elle revint précipitamment, blême de peur. « C’est ce magicien, ma dame ! Il demande à venir vous rendre visite. Qu’allons-nous faire ?
— Laisse-le entrer. » Nalia se planta près de l’âtre, arc-boutée contre le manteau de la cheminée. Était-ce ainsi que serait exaucée sa prière, en définitive ? Allait-il la tuer sans tapage ou bien la faire avorter ?
Maître Arkoniel n’avait pas l’air bien menaçant. Il était plus jeune que Nyrin et avait une physionomie ouverte, amicale. Elle ne vit pas une once en lui de la fourberie de Nyrin, mais elle s’était déjà laissé tellement abuser…
Il s’inclina, puis demeura debout. « Altesse, pardonnez mon intrusion.
Lutha et les autres m’ont un peu parlé du traitement qu’on vous a infligé ici, et il ne m’en faut pas davantage pour deviner en vous une femme qui s’est vu gravement maltraiter. Nyrin était une créature infâme, et nombre des agissements les moins nobles de votre époux doivent être imputés au compte de cette canaille.
— J’aimerais le croire », murmura-t-elle.
Ils demeurèrent quelque temps ainsi, face à face, à se jauger l’un l’autre, puis il sourit de nouveau . « Je pense qu’une bonne infusion pourrait vous faire du bien. Si vous me montrez où se trouvent les ustensiles et les ingrédients nécessaires, je la confectionnerai moi-même. »
Aussi abasourdie que circonspecte, elle le surveilla de près pendant qu’il faisait chauffer la bouilloire et dosait les feuilles. Avait-il l’intention de l’empoisonner ? Elle ne remarqua rien de suspect dans ses gestes et, une fois le breuvage prêt, il leur en servit à tous deux et avala une bonne gorgée. Non sans hésiter, elle trempa ses lèvres dans le sien.
« Est-elle à votre goût, Altesse ? Ma maîtresse m’a appris à la faire plutôt corsée.
— Votre maîtresse ? » interrogea-t-elle, se demandant s’il voulait dire une amante.
« La magicienne qui fut mon professeur, expliquat-il.
— Ah. »
Ils retombèrent dans le silence, et puis voici qu’il reposa sa coupe et se mit à la considérer d’un air pensif.
« C’ est vous qui avez tué Nyrin ?
— Oui. Cela vous scandalise ?
— Pas vraiment. Je sais de quoi il était capable, et, sauf erreur de ma part, vous aussi. »
Elle frissonna mais ne souffla mot.
« Je perçois quelque chose de sa répugnante magie s’attarder sur votre personne, ma dame. Si vous daignez m’y autoriser, je puis le supprimer. »
Nalia accentua sa prise sur sa coupe, écartelée entre la répulsion que lui faisait éprouver l’idée que subsistât le moindre vestige des manigances de Nyrin et l’appréhension de quelque duperie.
« Par mes mains et mon cœur et mes yeux, dame. Je ne voudrais pour rien au monde vous faire du mal, pas plus à vous qu’à votre enfant », lui protesta Arkoniel, devinant une fois de plus ses pensées.
Nalia lutta contre elle-même encore quelque temps mais, en constatant qu’il ne la bousculait nullement, elle finit par consentir d’un hochement de tête. S’il s’apprêtait à la trahir par le biais de ses manières affables et de ses paroles rassurantes, mieux valait le savoir tout de suite, et bon débarras.
Arkoniel exhiba une mince baguette de cristal qu’il inséra entre ses paumes en fermant les yeux. « Ah oui, là », fit-il au bout d’un moment. Il posa une main sur la tête de Nalia, et celle-ci sentit un chatouillement chaud se répandre dans tout son être. La sensation que cela lui faisait éprouver ne ressemblait en rien à celle que procuraient les sortilèges de Nyrin ; c’était comme la lumière du soleil comparée au gel.
« Vous êtes délivrée, ma dame », lui annonça-t-il en retournant s’asseoir dans son propre fauteuil.
Nalia se demanda comment en tenter l’épreuve. Ne sachant que faire d’autre, elle lâcha: « Nyrin m’avait séduite.
— Ah, je vois. » Le magicien ne se montra pas choqué par cette révélation, seulement affligé. « Eh bien, il n’a plus aucune prise sur vous.
Aussi longtemps que vous serez sous la protection de la reine Tamir, je veillerai personnellement à ce que personne n’abuse à nouveau de vous de la sorte. Vous avez mon serment là-dessus. »
Des larmes montèrent aux yeux de Nalia. « Pourquoi faites-vous cela ?
Pourquoi Tamir m’envoie-t-elle des êtres de votre sorte, alors que je porte l’enfant de son rival ?
— Parce qu’elle sait ce que c’est que de souffrir, et parce qu’elle a aimé Korin très fort, même à la fin, quand lui ne l’aimait plus du tout. Lorsque vous ferez sa connaissance, vous verrez par vous-même. » Il se leva et s’inclina. « Reposez-vous bien cette nuit, chère dame. Vous n’avez plus rien à craindre. »
Après qu’il se fut retiré, Nalia demeura longuement assise au coin du feu, prise entre l’espoir et le chagrin.
31
Lutha revint une semaine plus tard avec Lady Nalia. Conformément à son statut, Tamir était assise devant sa tente sur un tabouret drapé d’un manteau, ses nobles autour d’elle et son armée massée en deux vastes carrés formant une avenue qui traversait de part en part l’immensité du camp. De nouveau sur pied mais encore défiguré par des ecchymoses impressionnantes, et son bras soutenu par une écharpe, Ki occupait la place qui lui revenait aux côtés de la reine.
Caliel avait poliment refusé le baudrier qu’elle lui avait offert, et ils n’avaient plus rien eu à se dire. Il se tenait à l’écart avec certains des nobles, Tanil près de lui, comme toujours. Tous deux étaient inséparables.
Tandis que s’approchait la force de retour, Tamir fut étonnée de voir qu’elle s’était prodigieusement accrue. Le mystère fut résolu quand Lutha et Nyanis s’avancèrent, encadrant un troisième cavalier.
« Tharin !» Jetant sa dignité aux orties, Tamir se leva d’un bond et courut à sa rencontre. Il sauta à bas de sa selle et la prit dans ses bras, non sans étouffer un grognement.
« Tu es blessé ? » demanda-t-elle en se reculant pour l’examiner de pied en cap, à la recherche d’une trace de sang.
« Rien de sérieux, lui assura-t-il. Lord Nevus nous a offert une bonne bataille avant que je ne le tue. Cela s’est passé le jour même où nous avons reçu la nouvelle de ta victoire ici. » Il baissa les yeux vers l’Épée qu’elle portait au côté et en toucha religieusement la poignée. « Enfin, voilà qu’elle bat le flanc d’une reine authentique. »
Ki les rejoignit en boitant, et son aspect fit s’esclaffer Tharin pendant qu’ils se serraient la main. « Semble que tu en as toi-même quelques-unes de bien bonnes à nous raconter !
— Plus que vous ne vous l’imaginez, répliqua-t-il avec un sourire chagrin.
— Je suis heureuse de te voir, Tharin, mais qu’est-ce que tu fabriques ici ?» demanda Tamir, tout en l’entraînant pour regagner son trône improvisé.
« Après que nous eûmes battu Nevus à plates coutures et brûlé les navires envoyés par Korin, j’ai poussé vers le nord, pensant que je te rencontrerais arrivant de l’autre côté. Nous avons atteint l’isthme à temps pour opérer notre jonction avec Lutha et Nyanis, et j’ai décidé de t’apporter moi-même les nouvelles. Atyion ne court aucun risque, et les derniers des lords du nord sont en train de jurer leur loyauté d’une voix tonitruante. Je n’ai eu à en trucider que quelques-uns sur mon parcours. Ki, ton frère t’envoie ses amitiés. Assiégé, Rilmar a tenu le coup, et ta famille se porte bien. »
Quand les Compagnons et les généraux de Tamir eurent achevé de saluer les nouveaux venus, Lutha renvoya un messager mander Nalia.
Elle arriva, montée sur un beau cheval blanc et escortée par Arkoniel et par les deux commandants aurënfaïes. La description que Lutha lui en avait faite permit à Tamir de la reconnaître d’emblée. Elle était en effet dépourvue d’attraits, et sa tache de vin très marquée, mais Tamir fut aussi frappée par le mélange de crainte et de dignité que révélaient son regard et son port de tête. Arkoniel l’aida à mettre pied à terre et lui offrit son bras pour la conduire à Tamir. « Reine Tamir, permettez-moi de vous présenter Lady Nalia, l’épouse du prince Korin .
— Votre Majesté. » Nalia lui fit une profonde révérence et resta sur un genou devant elle, toute tremblante.
Tamir se sentit sur-le-champ de tout cœur avec elle. Elle se leva et saisit la main de la jeune femme pour la remettre debout. « Bienvenue, cousine.
Je suis peinée de faire enfin votre connaissance dans des circonstances aussi tristes. » Elle adressa un signe à Lynx, et il s’avança avec l’urne qui contenait les cendres de Korin. Nalia parut décontenancée et ne fit pas un geste pour les prendre. Au lieu de cela, elle serra les mains sur son cœur et lança à Tamir un regard implorant. « Lord Lutha et maître Arkoniel ont fait preuve envers moi de la plus grande gentillesse, et ils m’ont prodigué maintes assurances, mais il me faut les entendre de vos propres lèvres. Quelles sont vos intentions envers mon enfant ?
— Vous êtes enceinte, alors ? » Nalia était encore très mince. « Oui, Majesté. La naissance aura lieu au printemps.
— Vous êtes Parente Royale, et votre enfant a part à mon sang. Si vous voulez bien me jurer de soutenir mes droits au trône et renoncer à toutes prétentions aux vôtres, alors vous serez bienvenue à ma cour et dotée des titres et des terres conformes à votre position.
— Vous avez mon serment, et de tout mon cœur ! s’exclama Nalia tout bas. Je ne sais rien de la vie de cour, et je ne désire rien d’autre que de vivre en paix.
— Je souhaite la même chose pour vous, cousine. Lord Caliel, Lord Tanil, veuillez vous avancer. »
Caliel lui adressa un regard interrogatif, mais il fit ce qu’elle demandait, entraînant Tanil par le bras. « Messires, consentez-vous à devenir les hommes liges de Lady Nalia et à la protéger, elle et son enfant, aussi longtemps qu’ils auront besoin de vous ?
— Oui, Majesté », répondit Caliel, qui commençait à comprendre. « C’est on ne peut plus aimable à vous.
— Alors, voilà qui est réglé, dit Tamir. Vous voyez, ma dame, vous n’êtes pas sans amis à ma cour. Lord Lutha vous tient en haute estime, lui aussi.
J’espère que vous lui donnerez également le nom d’ami. »
Nalia lui fit une nouvelle révérence, les yeux brillants de larmes. « Merci, Majesté. J’espère… » Elle s’interrompit, et Tamir vit à quel point son regard s’égarait vers l’urne funéraire. « J’espère qu’un jour je pourrai comprendre, Majesté.
— Je l’espère également. Demain, nous nous mettrons en marche pour retourner à Atyion. Dînez avec moi tout à l’heure, et reposez-vous bien. »
Ce soir-là, Tamir fit ses adieux aux Aurënfaïes, échangea des serments et des traités avec eux devant ses nobles et ses magiciens. Après qu’ils eurent pris congé, elle reconduisit Nalia à sa tente puis, en compagnie de Ki, se dirigea vers celle qui était la leur. Arkoniel remarqua la combinaison mais se contenta d’en sourire.
Pendant que le reste de l’armée s’apprêtait à marcher, le matin suivant, Arkoniel et Tamir retournèrent à cheval jusqu’aux falaises qui dominaient la rade. Immobilisant leurs montures, ils contemplèrent en silence l’horizon marin. Ils pouvaient tout juste discerner les voiles des vaisseaux gèdres qui, dans le lointain, cinglaient vers leur patrie sous un ciel limpide.
« Ce n’est pas un mauvais site pour un port de mer, si vous entendez essentiellement commercer avec les ‘faïes, observa le magicien. Mais qu’en sera-t-il avec le reste de Skala ?
— Je trouverai un moyen, musa-t-elle. Il sera plus difficile aux Plenimariens de nous surprendre ici. J’ai pas mal patrouillé pendant votre absence. Mahti avait raison. Il y a de la bonne eau, de la bonne terre aussi, et de la pierre et du bois à foison pour bâtir. » Elle jeta un regard alentour, l’œil brillant d’anticipation. « Je puis déjà la voir, Arkoniel ! Elle sera plus belle qu’Ero ne le fut jamais.
— Une immense ville brillante avec en son cœur un château de magiciens », murmura-t-il en souriant.
Enfant, Tamir l’avait trouvé très laid et balourd, et souvent plutôt fou.
Elle le voyait avec des yeux tout différents, maintenant, ou peut-être avait-il changé autant qu’elle-même ! « Vous m’aiderez à l’édifier, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. » Il lui décocha un coup d’œil et sourit en ajoutant:
« Majesté ».
Il pouvait dès à présent voir, lui aussi, s’élever les murailles, et il imaginait déjà le havre de sécurité qu’ils créeraient pour les magiciens errants et pour tous les enfants perdus semblables à Wythnir et aux autres.
Il sentait contre son genou la pesanteur du sac taché par les voyages qui pendait encore à l’arçon de sa selle comme il l’avait fait à celui d’Iya. Il réaliserait aussi un abri sûr pour ce fardeau. Il ne s’en tracassait plus autant, désormais. Tout dangereux et déroutant qu’il persistait à demeurer, le vilain bol maléfique le reliait à Iya et aux Gardiens qui les avaient précédés…
comme à tous ceux qui leur succéderaient, d’ailleurs. Peut-être que Wythnir lui était finalement échu tout exprès pour ce faire, assumer sa relève en tant que Gardien ?
« Je vous servirai toujours, Tamir, fille d’Ariani, murmura-t-il. Je vous donnerai des magiciens tels que les Trois Pays n’en ont jamais vu de pareils.
— Je sais. » Elle redevint silencieuse, et il devina qu’elle était en train de se concentrer en vue de quelque chose. « Ki et moi allons nous marier. »
Il gloussa de sa timidité. « Je devais sûrement l’espérer. Lhel serait tellement désappointée si vous ne le faisiez pas.
— Elle savait !
— Elle l’a prévu quand vous n’étiez encore que des enfants. Elle avait un gros faible pour Ki. Même Iya a dû admettre qu’il valait mieux qu’il n’en avait l’air au premier abord. » Il se tut un instant puis gloussa doucement.
« Navets, vipères et taupes.
— Quoi ?
— Oh, juste un truc qu’elle disait. Ki était le seul garçon qu’elle jugeait digne de vous.
— Jamais je ne l’ai comprise. » Elle s’arrêta court, et il devina que lui parler d’Iya la mettait mal à l’aise.
« C’est très bien comme ça, Tamir.
— Vraiment ?
— Oui. »
Elle lui adressa un sourire de gratitude. « J’ai si souvent rêvé de cet endroit ! Ki se trouvait avec moi, et j’essayais de l’embrasser, mais je tombais toujours du haut de la falaise ou me réveillais avant d’avoir pu le faire. Les visions sont des choses bizarres, n’est-ce pas ?
— Elles le sont, effectivement. Les dieux nous montrent un futur possible, mais rien n’est jamais fixé. C’est à nous de saisir ces rêves et de leur donner forme. Il y a toujours un choix à faire.
— Si c’est vrai, alors j’aurais pu choisir de prendre la fuite, non ? J’y ai pensé tant et tant de fois…
— Peut-être l’Illuminateur vous a-t-il élue parce que vous n’en feriez rien. »
Elle fixa pensivement la mer pendant quelque temps puis hocha la tête.
« Je crois que vous avez raison. » Elle jeta un regard à la ronde une dernière fois, et Arkoniel vit l’avenir dans ses prunelles bleues avant qu’elle n’éclate de rire et ne talonne son cheval pour lui faire prendre le galop.
Arkoniel se mit à rire, lui aussi, d’un rire sans fin, puis Il la suivit, ainsi qu’il le ferait toujours.
Épilogue
Aujourd’hui il n’y a plus que des moutons qui vagabondent sur le Palatin, et Atyion même a perdu son éclat. Remoni est devenu Rhiminee, pour coïncider avec les idiomes skaliens, mais le sens demeure le même. Bonne eau. Rhiminee, la source de vie de l’âge d’or de Skala.
« Nous autres, magiciens, nous sommes comme des rochers dans le lit d’une rivière, attentifs aux flots torrentueux de l’existence qui s’écoule en tourbillonnant. »
Je songe souvent à vos paroles, Iya, tandis que je déambule dans les rues de la brillante cité de Tamir. Du haut de mon balcon, je puis encore suivre le tracé des murailles qu’elle construisit cette année-là. La ville ancienne repose comme un jaune d’œuf au cœur des adjonctions réalisées tour à tour par ses successeurs. Je sais qu’elle se plairait à voir s’en poursuivre la construction. Là était sa véritable vocation, en définitive, bien plus encore que celle de guerrier ou de reine.
Au nord, à l’endroit même où se dressait la forteresse de Cima, passe le grand canal que nous frayâmes pour elle, premier présent fait à sa nouvelle capitale par la Troisième Orëska. Sculptée quand elle était plus âgée, sa statue le garde toujours. Que de fois n’ai-je levé les yeux vers sa physionomie solennelle ! Mais ,dans mon cœur, elle aura pour jamais les seize ans du jour où, debout avec Ki sous des tourbillons de feuilles d’automne aux couleurs rutilantes, ils annoncent officiellement leur union devant le peuple, entourés de tous leurs amis.
Tamir et Ki. Reine et consort. Amis intimes et guerriers hors pair jusqu’au bout.
Vous êtes tous les deux à jamais enlacés dans mon cœur. Vos descendants sont vigoureux et beaux et gens d’honneur. Je vous aperçois encore furtivement tous deux dans des prunelles bleu sombre et brunes.
Rhiminee a oublié les autres - Tharin, les Compagnons, Nyrin, Rhius et Ariani.
Erius et Korin sont des noms voués à l’ombre dans la lignée, une fable morale. Même toi, Tamir - Tamir la Grande, comme on t’appelle désormais -, tu n’es qu’une fable à moitié contée. Tant mieux. Frère et Tobin sont les ténèbres jumelées au sein de la perle ; la seule chose qui importe, c’est son orient.
Le cri bref poussé par un nouveau-né persiste à hanter mes rêves, mais ses derniers échos s’éteindront avec moi. Ce que Tamir a construit continue d’exister, transmettant à l’avenir son amour et l’amour de ceux qui se tenaient à ses côtés.
Extrait d’un fragment de document découvert par le Gardien Nysander dans la tour est de la Maison de l’Orëska.
Postface
Certains d’entre vous, lecteurs pointilleux, risquez fort de vous demander, juste après avoir tourné la dernière page : « Mais alors, et ce maudit bol à propos duquel Iya faisait tant d’histoires ? Que venait-il faire dans tout cela ? »
Arkoniel aurait été bien en peine de vous le dire, parce qu’il n’en sut jamais rien.
Au lieu de s’en préoccuper, il se contenta d’assurer sa sécurité, comme il avait été chargé de le faire, et laissa se dissiper au fil des années la connaissance qu’on avait de lui. Il n’en était après tout que l’un des Gardiens, mais pas le dernier. Ce qu’est effectivement le bol et ce qu’il advint de lui, c’est à quelqu’un d’autre qu’il appartient de le relater, longtemps après l’époque dont les événements faisaient l’objet de ce récit.
Vous trouverez ces réponses dans deux de mes autres ouvrages, Les Maîtres de l’ombre et Stalking Darkness. J’espère que la quête vous divertira !
LF 19 janvier 2006
East Aurora, New York