Dites-lui que je vais y construire une ville nouvelle. Voudra-t-il me guider ? »

Arkoniel traduisit, mais Mahti se frottait maintenant les yeux, comme s’ils lui faisaient mal. « Besoin sommeil. Je vais là. » Il désigna le jardin sur lequel donnait la fenêtre . « Trop de temps dans cette maison. Besoin ciel et besoin terre.

— Mais il y a tant de choses que j’ai envie de savoir !

— Laissez-le se reposer quelque temps », lui conseilla Arkoniel, devinant que le sorcier avait quelque raison pour ne pas lui répondre. « Vous devriez vous reposer aussi, et vous préparer en vue de votre conférence avec vos généraux. »

Comme elle se détournait pour se retirer, Mahti releva les yeux et se tapota la poitrine. «Tu as douleur. Ici.

— Douleur ? Non.

— Où Lhel faire liaison magique à toi, il y a douleur », insista-t-il en la fixant très attentivement, pendant que sa main se portait à la dérobée sur son long cor une fois de plus. « Je faire chanson de rêve pour toi. Enlever un peu de douleur. »

Tamir secoua précipitamment la tête. « Non ! C’est guéri. Je ne ressens aucune douleur. »

Mahti fronça les sourcils et se remit à parler dans sa langue. « Orëskiri, dis-lui que la magie de Lhel n’est toujours pas brisée. La seule magie qu’elle ait connue enfant était cruelle ou terrifiante. Cette peur la hante encore, malgré tout ce qu’elle a vu d’autre. Elle répugne à la laisser pratiquer sur sa personne, même pour son bien. »

Il la regarda d’un air pensif, tandis qu’elle le considérait avec davantage de circonspection. «Elle ne saurait être complètement elle-même tant qu’elle n’aura pas été libérée de ces derniers fils, mais je ne ferai rien sans son consentement.

Donne-lui du temps. Que dit-il ? » demanda-t-elle en les dévisageant tour à tour successivement. Arkoniel l’entraîna dans le corridor. « Vous êtes encore liée à Frère d’une certaine façon. Je m’en suis bien assez rendu compte par moi-même. Mahti s’en inquiète sérieusement. » Elle s’immobilisa et croisa ses bras. «Vous avez déjà confiance en lui. Je crois que oui. »

Pendant un instant, elle parut balancer, comme s’il y avait quelque chose qu’elle avait envie de dire, mais au lieu de le faire, elle secoua simplement la tête. «Cette magie-là, j’en ai eu ma dose. Je suis une fille, à présent. Cela suffit. Je suis capable de me débrouiller avec Frère. »

Arkoniel soupira en son for intérieur. Même s’il avait pu la contraindre, il s’y refusait. En retournant dans sa chambre, il trouva Wythnir et Mahti assis par terre côte à côte. Une main du gosse était tendue, et un globe argenté oscillait sur sa paume.

«Regardez ce que maître Mahti m’a appris à faire », dit-il, sans détacher son regard du globe.

Arkoniel s’agenouilla près d’eux, écartelé entre la curiosité et l’instinct protecteur. «Qu’est-ce que c’est ? Uniquement de l’eau, lui assura le sorcier.

C’est l’ un des premiers sortilèges qu’apprennent les enfants sorciers, en guise de jeu, pour rire. » Wythnir perdit sa prise sur le charme, et le globe d’eau tomba, éclaboussant sa main et ses genoux. Mahti lui ébouriffa les cheveux. « Bonne magie, petit keesa. Un truc à apprendre à tes copains. Je peux, Maître ?

Demain. Il est l’heure d’aller leur souhaiter bonne nuit. Moi, je dois veiller au confort de notre hôte. »

La lune était presque pleine. Mahti s’assit dans l’ herbe humide auprès d’un rosier, savourant la suavité de ses fleurs et les odeurs saines de grand air et d’ humus. Arkoniel avait renvoyé du jardin tous les gens du Sud pour lui permettre de s’y trouver seul sous le firmament. Le sorcier rendait grâces à sa solitude. S’être vu confiner dans une pièce si loin au-dessus du sol pendant tant de jours l’avait soumis à rude épreuve. La détresse et l’appréhension des trois jeunes étrangers dont il avait pris. soin en saturaient l’atmosphère comme du brouillard.

Lutha et Barieüs étaient heureux, maintenant qu’ils avaient parlé à Tamir, Il s’en réjouissait pour eux ; ils l’avaient bien traité depuis le début.

Le plus âgé, Caliel, remâchait des idées plus noires, et pas seulement à cause de la crainte que lui inspirait Mahti. Il portait dans son âme une plaie profonde. La trahison d’un ami était une vilaine blessure, très difficile à guérir. Mahti avait eu beau lui réparer les os et le débarrasser par le jeu de son oo’lu des poisons lorsqu’ils s’efforçaient de faire front commun, les ténèbres occupaient toujours le cœur de Caliel. Il en allait de même avec le dénommé Tanil. Il avait suffi d’un coup d’œil au sorcier pour deviner les sévices qu’il avait subis. Celui-là, il n’était même pas sûr de pouvoir le secourir.

Et puis il y avait Tamir. Ses blessures étaient insondables, mais elle ne les sentait pas. En l’observant du coin de l’ œil, il avait nettement distingué les vrilles noires qui émergeaient encore de l’endroit où Lhel avait pratiqué la suture magique. L’esprit de Tamir demeurait toujours lié avec le noro

‘shesh, et ces nœuds interdisaient sa guérison complète à l’intérieur de sa nouvelle forme. Elle était une jeune femme, sans conteste, mais des vestiges de son vieux moi persistaient en elle. En témoignaient suffisamment, aux yeux de Mahti, ses joues creuses et les lignes anguleuses de son corps.

Il rejeta la tête en arrière et gorgea ses prunelles de blancheur lunaire.

« Je l’ai vue, maintenant, Mère Shek’met. Ai-je fait cet interminable voyage uniquement pour parachever la magie de Lhel en guérissant sa protégée ?

Elle s’y refuse. Que dois-je faire pour pouvoir rentrer chez moi ? »

Tout en conservant ces questions dans son esprit, il éleva l’oo’lu vers ses lèvres et entama le chant de prières. La lune enceinte le remplit et lui prêta ses pouvoirs.

Des images commencèrent à se former derrière ses paupières et, au bout d’un certain temps, la surprise fit s’affaler ses sourcils. Il joua le chant jusqu’à la dernière note et, lorsqu’il en eut terminé, il releva les yeux vers le pâle visage de la lune et branla du chef. « Ta volonté, Mère, est bizarre, mais je vais faire du mieux que je pourrai. »

Que penses-tu d ‘eux ? De ma jouvencelle et de mon orëskiri ? lui chuchota Lhel du sein des ombres. « Tu leur manques », chuchota-t-il en retour, et il la sentit toute triste. « Ils te retiennent ici ? »

Je reste pour eux. Quand tout sera fini , je me reposerai. Tu feras comme la Mère t’a montré ?

« Si cela m’est possible, mais notre peuple ne fera pas bon accueil à ta protégée.

— Tu dois la lui faire voir comme je la vois.

— Est-ce que je te reverrai jamais, maintenant que je l’ai trouvée ? » Il sentit une caresse invisible, et puis elle ne fut plus là.

Un homme remua dans le noir, près de la porte de la cour. Arkoniel était entré dans le jardin pendant que Mahti rêvait. Sans un mot, l’orëskiri disparut de nouveau à l’intérieur.

Il y avait là aussi une prodigieuse douleur.

Mahti mit son cor de côté et s’allongea dans l’herbe pour dormir. Il agirait conformément aux exigences de la Mère, et puis il rentrerait chez lui.

C’était fatigant de se trouver parmi ces opiniâtres de Sudiens qui se refusaient à demander de l’aide quand ils en avaient besoin.

Assis près de sa fenêtre, Arkoniel regardait dormir Mahti. Celui-ci paraissait très paisible, là, sur la terre nue, la tête posée sur son bras.

Le cœur du magicien était en plein désarroi. Il avait entendu la voix de Lhel, senti son parfum dans l’air. Il comprenait pourquoi elle était allée chercher Mahti, mais pourquoi n’était-elle jamais venue le trouver.lui ?

« Maître ? demanda Wythnir d’une voix ensommeillée du fond de son lit.

— Tout va bien, enfant. Rendors-toi. »

Au lieu d’en rien faire, le petit le rejoignit, grimpa sur ses genoux puis, se pelotonnant dans son giron, nicha sa tête sous son menton.

« Ne soyez pas triste, Maître », murmura-t-il, déjà à demi assoupi.

Quand Arkoniel revint de sa stupéfaction, le gamin dormait à poings fermés.

Touché par cette innocente affection, Arkoniel demeura là quelque temps immobile, à se contenter de le tenir, la confiance du petit dormeur lui rappelant le travail qui l’attendait.

Tamir trouva les Compagnons réunis dans l’appartement de Nikidès.

Lutha et Barieüs étaient allongés à plat ventre en travers du grand lit.

Tharin et Ki étaient assis à leurs côtés, sur le bord de celui-ci, et ils lui firent une place entre eux. Les autres étaient vautrés dans des fauteuils ou à même le sol. Ki était en train de parler aux convalescents du dragon qu’ils avaient tous vu à Afra. « Montre-leur ta marque » , dit-il quand Tamir entra.

Elle exhiba son doigt. « Ce que j’aurais aimé y être avec vous ! s’exclama Barieüs avec envie.

— Tu y seras la prochaine fois, promit-elle. Dis m’en davantage sur Korin. Y a-t-il une quelconque chance de pouvoir l’amener à la raison ? »

Lutha secoua la tête. « Je ne pense pas qu’il arrive jamais à te pardonner, Tamir.

-Et maintenant, il va avoir un héritier, dit Ki. Raison de plus pour qu’il se batte.

— Lady Nalia est enceinte ? Eh bien, ça ne m’étonne pas », maugréa Lutha, non sans rougir un brin. « Il se donnait assez de mal pour ça. Je suppose que ça a fini par prendre.

— Que savez-vous d’elle ? demanda Tamir.

— Presque rien, en dehors de ce que nous en a dit Korin. Il la garde claquemurée dans sa tour la plupart du temps. Mais elle s’est toujours montrée gracieuse envers nous quand il nous est arrivé de la voir.

— C’est vrai qu’elle est laide ? interrogea Ki.

— Quelconque, plutôt. Avec une grosse marque de naissance rose sur la figure et sur le cou. » Barieüs en dessina les contours sur sa propre joue.

« Du genre de celle que tu as toi-même sur le bras, Tamir.

— Quelle autre information pouvez-vous me fournir, maintenant que nous ne risquons plus d’embarrasser Caliel ? » questionna-t-elle.

Lutha soupira. « Voilà que je me fais l’effet d’être un mouchard. Korin a rassemblé des forces considérables -cavaliers, hommes d’armes, quelques bateaux, pour la plupart originaires des domaines du nord et des territoires du continent. Il a fait lancer quelques raids contre tes partisans.

— J’ai agi de même.

— Je le sais, répliqua Lutha. Ça l’a formidablement exaspéré, de même que les rapports sur ta seconde victoire contre les Plenimariens. Je ne sais pas s’il faut l’imputer à l’influence de Nyrin sur lui ou simplement à sa jalousie personnelle, mais maintenant qu’il est prêt à faire mouvement, je ne crois pas qu’il se satisfasse de quoi que ce soit de moins que d’une lutte à outrance.

— Dans ce cas, c’est ce qu’il va avoir. Il ne nous reste plus que quelques bons mois avant que l’hiver ne survienne. Tharin, prie Lytia de faire préparer un inventaire exhaustif des réserves pour mon audience de demain matin. J’ai besoin de savoir combien de temps nous serions en mesure de soutenir un siège ici, au cas où les choses en viendraient là. Dépêche des estafettes à tous les camps et des hérauts à tous les seigneurs qui sont repartis pour leurs terres au nord d’Atyion. J’entends marcher aussitôt que possible.

— Avec tes Compagnons à tes côtés, spécifia Ki. Au moins avec ceux d’entre nous qui sont en pleine forme, ajouta-t-il en adressant à Lutha un regard contrit.

— Nous sommes en assez bonne forme pour cela ! » lui protesta celui-ci.

En jetant à la ronde un regard sur les physionomies farouchement souriantes de ses amis, Tamir se demanda combien-cette guerre-là ferait de victimes supplémentaires dans leur groupe avant la fin des hostilités.

Les pensées belliqueuses se dissipèrent toutefois pendant un moment lorsqu’elle et Ki retournèrent vers leurs chambres respectives. En atteignant sa propre porte, Ki s’arrêta d’un air incertain. Tamir comprit qu’il attendait qu’elle se prononce sur l’endroit où il dormirait.

Elle balança, elle aussi, trop pleinement consciente de la présence des gardes apostés dans les parages immédiats.

Ki loucha lui-même de leur côté puis soupira. « Eh bien, bonne nuit. »

Plus tard, couchée toute seule dans son immense lit, Queue-tigrée lové contre elle et ronronnant sous son menton, elle se passa un doigt sur les lèvres, obsédée par le souvenir des baisers échangés quelques nuits seulement plus tôt.

Je suis reine. Si j’ai envie de coucher avec lui, rien ne me l’interdit !

songea-t-elle, mais cette idée la fit rougir. Ç’ avait été facile quand ils étaient tous deux si terrifiés, si loin de la cour. Peut-être même qu’il le déplorait ?

Elle repoussa cette pensée, mais non sans que persiste en elle une once de doute. À présent qu’ils se trouvaient de retour parmi leur entourage ordinaire, il se comportait à nouveau comme il l’avait toujours fait…

Et je fais la même chose. Et ce n’est pas le moment de songer à faire l’amour ! Les propos sévères de Nari l’avaient également conduite à envisager d’autres sujets de réflexion. Ce genre d’amour-là risquait évidemment d’entraîner des grossesses indésirables si l’on ne prenait pas de précautions. La nourrice lui avait donné un pot de pessaires, juste au cas où.

Au cas où…

Si brûlante que fût sa nostalgie de Ki, le fait était là que la perspective de leur accouplement l’effrayait plus qu’elle n’avait envie d’en convenir. Si elle utilisait son corps de cette façon, cela reviendrait en définitive à admettre qu’elle était une fille, non, une femme -, dans la pleine acception du terme.

Néanmoins, sa couche lui faisait l’effet d’être excessivement vaste pour sa solitude, surtout en sachant que Ki se trouvait aussi près. Elle tripota la blessure en voie de guérison de son menton. Il lui était totalement indifférent qu’elle laisse une cicatrice. Chaque fois qu’elle la voyait dans son miroir, c’était Ki qu’elle lui rappelait, Ki et les sensations qu’elle avait éprouvées, quand elle était allongée près de lui dans le lit du fort. Elle effleura sa gorge jusqu’à sa poitrine d’une lente caresse en pensant aux doigts qu’il avait aventurés sur le même trajet.

Quand elle frôla la cicatrice de son torse, le souvenir lui revint brusquement de ce qu’avait dit le sorcier. Qu’avaient donc signifié ses propos ? La plaie s’était complètement refermée. Elle ne lui faisait pas mal du tout.

Elle resserra ses bras sur le chat, toute au regret que sa fourrure soyeuse ne soit pas plutôt les cheveux et la peau de Ki. Pour la première fois de son existence, elle se demanda à quoi ressembleraient leurs relations si elle était une fille ordinaire, sans secrets ténébreux ni destin grandiose, et s’ils n’avaient ni l’un ni l’autre jamais mis les pieds à Ero.

« Si les vœux étaient de la viande, les mendiants auraient alors de quoi manger », chuchota-t-elle dans le noir. Elle était ce qu’elle était, et il était impossible d’y rien changer.

Lorsqu’elle finit par s’endormir, toutefois, ce ne fut pas de Ki qu’elle rêva, mais de bataille. Elle revit ce site rocheux, dont la bannière rouge de Korin se rapprochait de plus en plus.

16

Tamir se leva de bonne heure le lendemain matin, plus fraîche et dispose qu’elle ne l’avait escompté. Ayant finalement accepté la voie qu’elle devait emprunter, elle brûlait de se mettre en mouvement. Si c’était là le seul moyen qui lui permit de rencontrer Korin, eh bien, soit.

Una n’étant toujours pas revenue, elle s’offrit le luxe de s’habiller ellemême, sans autre aide, et minime, que celle de Baldus. Elle se para du collier et du bracelet que les Aurënfaïes lui avaient offerts, et elle était en train de se coiffer quand Ki frappa à sa porte. Le page le laissa entrer. En se retournant, son peigne à la main, elle s’aperçut qu’il la regardait fixement.

« Qu’est-ce qu’il y a qui cloche ?

— Hmmm… rien », répondit-il en se dirigeant vers le râtelier d’armures.

«Tu veux ta cuirasse ?

— Oui », répliqua-t-elle, déconcertée par la bizarrerie de son comportement. Il l’aida à endosser son corselet de plates brunies puis le lui boucla sur le flanc.

« Là. Est-ce que j’ai la dégaine d’une reine-guerrière ? », les interrogea-telle tout en ajustant son baudrier d’épée autour de ses hanches.

« Tout à fait. » Là-dessus reparut sur la physionomie de Ki cette étrange mine embarrassée.

« Baldus, va me chercher Lord Tharin et le reste des Compagnons.

Avertis-les que je suis prête pour l’audience. »

Le page prit ses jambes à son cou pour aller transmettre l’ordre de Tamir.

« Lutha et Barieüs ont bien dormi ? demanda-t-elle .

— Oui.

— Je présume que Caliel n’a pas changé d’avis ?

— Non. Mais Tanil se porte mieux qu’avant. li a dormi la nuit dernière avec Cal et ne veut pas être séparé de lui. Caliel lui-même semble aller un peu mieux.

— Leur cas n’est peut-être pas si désespéré que ça.

— J’emmènerai plus tard Lutha et Barieüs à la recherche d’un forgeron capable de leur fournir une épée. lis sont irrévocablement décidés à chevaucher avec toi. » Il tendit la main derrière elle pour dégager une mèche coincée sous la cuirasse, puis effleura du pouce la blessure de son menton. « Tu n’es pas bellotte, mais c’est en train de se cicatriser. »

Ils se tenaient très près l’un de l’autre, presque à se toucher. Cédant à une impulsion subite, elle palpa la morsure du dragon sur sa joue. « Toi non plus.

— Ça ne me fait plus mal du tout. » Il garda les yeux attachés sur son menton, ses doigts se bornant à lui frôler la joue. Ce contact fit courir un petit frisson le long des bras de Tamir, et elle retint son souffle, tandis que les sensations qu’avait éveillées en elle la nuit du fort déferlaient à nouveau dans son être… un plaisir auquel s’enchevêtrait l’impression confuse et déroutante de posséder deux corps à la fois.

Cela ne l’empêcha pas de s’incliner vers lui pour l’embrasser légèrement sur les lèvres. Il lui retourna son baiser avec infiniment de délicatesse tout en cueillant sa joue au creux de sa paume. Elle glissa ses doigts dans les cheveux tièdes et soyeux de sa nuque, et sa chair s’embrasa et se glaça simultanément. Enhardie, elle l’enlaça à pleins bras, mais elle lui coupa si bien le souffle avec sa cuirasse qu’il se mit à rire.

« Tout doux, Majesté ! Votre humble écuyer a besoin de ces côtes-là.

— Mon homme lige, Lord Kirothius », rectifia-t-elle en gloussant et en l’embrassant avec davantage de ménagements, non sans repérer son propre émerveillement reflété dans le tréfonds de ses sombres prunelles brunes.

Entre ses jambes, la torture s’aggrava, et la gêne commença à se laisser supplanter par quelque chose d’autre.

Elle s’apprêtait à l’embrasser de nouveau lorsque le bruit de la porte qui s’ouvrait les fit se disjoindre en sursaut, tout rougissants d’un air coupable.

Nikidès se tenait sur le seuil, avec une mine amusée. « Tharin, maître Arkoniel et le sorcier sont là. Puis-je me permettre de les introduire ?

— Naturellement. » Tamir rebroussa ses cheveux en arrière, tout en se tâtant pour atténuer la brûlure de ses joues.

Ki battit en retraite vers le râtelier d’armures pour tâcher de dissimuler son propre embarras en affectant d’y contrôler le bon entretien de la cotte de mailles.

Le sourire de Nikidès s’élargit tandis qu’il prenait congé. Arkoniel ne se rendit nullement compte de leur état lorsqu’il pénétra en coup de vent, un gros rouleau coincé sous son bras, talonné de près par les autres.

Mahti était habillé comme un hobereau. Ses cheveux, peignés, se trouvaient rejetés en arrière en une queue broussailleuse, et il ne portait plus ses bijoux barbares. Il s’était également défait de son cor, remarqua Tarnir, qui devina que c’était l’ouvrage du magicien. Le sorcier n’en paraissait pas spécialement enchanté. Il ne souriait pas.

«Mahti a quelque chose à vous raconter », dit Arkoniel, d’un air passablement excité.

«J’ai vision pour toi, déclara le Retha’noï. Je montrer toi un chemin vers l’ouest.

— Vers cette rade, tu veux dire ? Remoni ? demanda-t-elle.

— Tu aller être partir à l’ouest. Ma déesse dit ainsi.

— Et tu as vu cette route dans une vision ? »

Il secoua la tête. « Je connaître route. Mais la Mère ordonner je t’amener là. » Il semblait désormais encore moins content. « Être chemin caché, interdit à ceux pas de mon peuple. Ça, mon aide pour toi. »

Abasourdie, Tamir jeta un coup d’ œil interrogatif à Tharin et Arkoniel.

«C’est tout à fait intéressant, mais dans l’immédiat, je suis plus soucieuse de…

— Ah, mais je pense que cela risque d’être utile. » Tharin s’empara du rouleau d’Arkoniel et le déploya sur le lit. Il s’agissait d’une carte du nord de Skala et de l’isthme. « Selon toute probabilité, Korin foncera directement t’attaquer ici par la route côtière. Il ne dispose pas d’une flotte assez conséquente, d’après ce qu’a dit Lutha, pour amener par mer toute son armée. Le chemin dont parle Mahti semble passer par ici, à travers les montagnes. » Le trajet que traça son doigt contournait Colath par le sud et l’ouest. « Cela t’amènerait là-bas, non loin de ton fameux port. De là, tu bénéficies d’une distance de frappe commode, soit pour couper Korin sur l’isthme, soit pour lui tomber dessus par-derrière pendant qu’il se dirige vers l’est.

— Il s’agit d’un sentier que les Retha’noïs maintiennent occulte en recourant à la même magie que celle dont se servait Lhel pour cacher son camp, expliqua Arkoniel. De nombreux villages le bordent, et ils ne seront pas hospitaliers pour des étrangers, mais Mahti se flatte de te le faire emprunter en toute sécurité. »

Tamir se plongea dans l’étude de la carte, le cœur battant un peu plus vite. Était-ce cela que l’Oracle s’était efforcée de lui montrer ? Était-ce à cela que conduisaient tous ses rêves du havre au bas des falaises ?

« Oui, je vois », prononça-t-elle d’une voix défaillante. Cela lui donnait l’impression qu’elle inhalait de nouveau la fumée des illiorains.

« Tu ne te sens pas bien ? s’inquiéta Ki.

— Si.» Elle prit une profonde inspiration, en se demandant ce qui clochait en elle. «J’attaque de l’ouest, peut-être même que je le surprends s’il se figure que je me trouve encore ici, m’apprêtant à subir un siège. »

Elle leva les yeux vers Mahti. «Pourquoi ferais-tu cela ?

— Tu donneras parole de faire paix aux Retha’noïs. Vous ne nous tuerez plus. Nous être libres de quitter les montagnes.

— Je m’y efforcerai de bon cœur, mais je ne saurais promettre de changer les choses du jour au lendemain. Arkoniel, faites-le-lui comprendre. Je veux accomplir ce qu’il me demande, mais il ne sera pas aisé de modifier les mentalités.

— Je le lui ai dit, mais il est convaincu que vous êtes capable d’y contribuer. Une meilleure compréhension entre nos deux peuples travaillera aussi en votre faveur.

— Il sera difficile d’acheminer le ravitaillement à travers les montagnes, observa Tharin. Il ne s’agit pas là d’une route à proprement parler.

— Les Gèdres pourraient assurer nos fournitures sur place, souligna Arkoniel. Leurs vaisseaux sont rapides. Ils seraient probablement à même d’atteindre la rade de Remoni en même temps que nous.

— Contactez-les tout de suite, ordonna Tarir.

Et les Bôkthersans aussi. Solun avait l’air très désireux de nous seconder.

— Pas rien que l’air, des fois ? » grommela Ki.

La nouvelle de ses projets se répandit promptement. La salle d’audience était archicomble lorsqu’elle y pénétra. Ses généraux et capitaines se pressaient au pied de l’estrade, mais une foule d’autres assistants -

courtisans, simples soldats, citadins - bondait l’espace entre les piliers, tous bavardant avec excitation.

Elle monta sur l’estrade, et les Compagnons prirent leurs places derrière elle. Lutha et Barieüs se tenaient parmi eux, pâles mais fiers dans leurs vêtements d’emprunt.

Tamir tira son épée, consciente de l’importance capitale de ce qu’elle allait faire. « Messires, généraux et vous, mes bonnes gens, je me présente devant vous pour déclarer formellement que, par la volonté d’Illior, je vais marcher contre le prince Korin afin d’assurer mon trône et de mettre fin par l’union aux divisions de notre pays.

— Trois bans pour notre bonne reine ! » cria Lord Jorvaï en brandissant son épée vers le ciel.

L’appel fut repris à la ronde, et les ovations se poursuivirent jusqu’à ce qu’Illardi martèle le sol avec le bâton de son office et rétablisse l’attention de l’assistance.

« Merci. Que les hérauts portent aux quatre coins de Skala le message suivant : tous ceux qui combattent avec moi sont mes amis et de véritables Skaliens, » Après un instant de silence, elle ajouta: « Et tous ceux qui s’opposent à moi seront qualifiés de traîtres et dépouillés de leurs terres.

Puisse Illior nous donner la force de remporter une prompte victoire et la sagesse de nous montrer justes. Lord Chancelier Illardi, je vous charge à présent de superviser les levées de guerriers et les réquisitions de fournitures. À vous, intendante Lytia, de vous occuper des vivandiers et des fourgons de bagages. J’entends me mettre en marche avant la fin de la semaine. Tous les capitaines doivent rejoindre leur compagnie et commencer les préparatifs sur-le-champ. »

Abandonnant la cour à sa frénésie, Tamir se retira vers la salle des cartes avec ses généraux et Compagnons. Arkoniel l’y attendait avec Mahti et ses principaux magiciens, Saruel, Malkanus, Vornus et Lyan.

Les Compagnons s’installèrent à leur place autour de la table, mais Jorvaï et une poignée d’autres nobles se pétrifièrent, tourneboulés par la vue du sorcier des collines.

« Que signifie ceci, Majesté ? demanda le premier.

— C’est grâce à cet homme que mes amis nous sont revenus sains et saufs, et il se trouve sous ma protection. J’ ai déjà, bénéficié des secours de ses semblables, et j’en suis venue à respecter leur magie. Je vous invite tous à faire de même.

— Sans manquer au respect qui vous est dû, Majesté, comment pouvez-vous savoir s’il ne mijote pas quelque vilain tour ? s’inquiéta Nyanis.

— J’ai lu dans son cœur, répondit Arkoniel. Certains des autres magiciens de la reine l’ont également fait. Il dit la vérité, et il est venu à l’aide de Sa Majesté Tamir guidé par des visions, exactement comme nous-mêmes jadis.

— Il est un ami de la Couronne, reprit Tamir d’un ton ferme. Je vous demande d’accepter mon jugement sur ce point. Je déclare d’ores et déjà solennellement la paix entre Skala et le peuple des collines, les Retha’noïs. À

dater d’aujourd’hui, pas un Skalien ne leur fera subir la moindre violence, à moins d’être attaqué par eux. Telle est ma volonté. »

Il y eut bien quelques grommellements et des mines méfiantes, mais tout le monde s’inclina en signe d’obéissance.

« Voilà une affaire réglée, alors. » Tamir exposa son plan pour déborder Korin, utilisant pour sa démonstration la carte d’Arkoniel et plusieurs autres étalées sur l’immense table.

« J’ai parlé avec le Khirnari de Gèdre, les avisa Arkoniel. Il connaît la rade et y enverra des bateaux de ravitaillement et des archers. Il a également transmis mon message à Bôkthersa. Avec un peu de chance, ils seront là-bas pour nous recevoir.

Ce sera là un beau stratagème, si toutefois Korin ne se trouve pas déjà à mi-chemin d’Atyion lorsque nous aurons fini par traverser, objecta Jorvaï.

S’il apprend que vous êtes partie d’ici, il n’y accourra que d’autant plus vite.

Les greniers et le trésor d’ Atyion seraient pour lui des prunes pulpeuses s’il parvenait à les cueillir, sans parler du château lui-même. M’est avis qu’il a dû fameusement maigrir, terré à Cima pendant tous ces mois.

Il est vrai qu’il a besoin d’or, intervint Lutha.

C’est pourquoi je ne prendrai pas le risque de laisser Atyion sans défense, répliqua Tamir. Je vais y maintenir deux bataillons de la garnison en tant que troupes de couverture. Si Korin arrive vraiment aussi loin, il lui faudra se frayer passage de vive force. Cela le ralentira suffisamment pour me permettre de le rattraper. » Son doigt remonta le long de la côte est.

« L’armée d’Atyion peut se porter contre lui à partir du sud. Au lieu de cela, j’espère attirer Korin à l’ouest, mais il pourrait se scinder pour nous attaquer sur les deux côtes. » Elle marqua une pause puis, se tournant vers Tharin : « Lord Tharin, je vous nomme maréchal des défenses orientales.

Arkoniel, choisissez parmi vos magiciens ceux qui peuvent le mieux l’appuyer dans ce rôle. »

Les yeux de Tharin s’agrandirent, et elle comprit qu’il était à deux doigts de lui chercher querelle. Seule la présence des autres l’en empêcha, et c’est pour cette raison qu’elle s’était résolue à aborder le sujet ici plutôt qu’en privé. Elle lui posa une main sur l’épaule.

« Vous êtes un homme d’Atyion. Les guerriers vous connaissent et vous,respectent.

Après Sa Majesté Tamir elle-même, il n’est absolument personne d’autre qu’on respecte mieux dans les rangs, approuva Jorvaï.

En plus, vous connaissez mieux que n’importe quel autre de mes généraux les nobles détenteurs de fiefs entre ici et Cima, ajouta Tamir. Si jamais vous marchez effectivement vers le nord, vous pourriez bien être capable de recruter des combattants supplémentaires en route.

Qu’il en soit selon votre bon plaisir, Majesté », fit Tharin, bien que sa contrariété fût manifeste.

« Ce n’est pas là manquer à la foi jurée à mon père, lui dit-elle avec gentillesse. Il comptait sur vous pour assurer ma protection. Vous ne sauriez mieux exaucer son vœu en pareilles circonstances.

Il est aventureux de diviser vos forces, signala Nyanis. Tous nos rapports concordent sur le fait que Korin bénéficie vis-à-vis de nous de l’avantage du nombre à près de trois contre un.

Mon infériorité numérique me permet de me déplacer plus rapidement.

L’itinéraire de Mahti va nous faire économiser bien des jours. » Elle se tourna vers le sorcier. « Nous sera-t-il possible d’y faire passer des chevaux ?

— La voie étroite par endroits. À d’autres, dure à grimper à pied. -Les Retha’noïs n’utilisent pas de chevaux. Ils transportent tout à dos d’homme, l’informa Arkoniel.

— Dans ce cas, nous devrons faire la même chose et espérer que les ‘faïes arrivent au moment voulu. » Elle se pencha de nouveau sur la carte, les sourcils froncés, puis releva les yeux vers ses lords. « Que conseillez-vous ?

— Je serais d’avis de constituer la plus grande partie de vos forces avec des hommes d’armes et des archers, Majesté, répondit Kyman. Il vous faudra des chevaux pour opérer des reconnaissances, mais moins nous en aurons à fournir en fourrage, mieux cela vaudra.

— Vous pourriez aussi mettre à profit ce que vous possédez de navires à Ero, suggéra Illardi.

— Ils ne nous rallieraient pas à temps pour nous être d’un grand secours.

Conservez-les là et utilisez-les pour défendre Ero et Atyion. Illardi, vous aurez la haute main sur eux. Jorvaï, Kyman, Nyanis, vous êtes mes maréchaux. »

Ils consacrèrent le reste de la journée à mettre au point leurs plans. Les inventaires de Lytia étaient encourageants ; même en tenant compte de l’approvisionnement de l’armée de Tamir, il faudrait à Korin des mois pour réduire la place par la famine avec ce qui lui resterait encore de réserves. La garnison conserverait deux compagnies ; Tharin emmènerait une infanterie de deux mille hommes et cinq cents cavaliers. Le restant, soit près de dix mille fantassins et archers d’élite, ainsi qu’un cent de cavalerie, traverserait la montagne avec la reine à sa tête et Mahti pour guide.

Tamir et les Compagnons venaient tout juste d’entrer dans la grande salle pour le repas du soir quand Baldus se fraya précipitamment passage vers elle à travers la cohue en esquivant de justesse les serviteurs et les courtisans médusés.

« Majesté ! » cria-t-il, tout en agitant dans sa main un bout de parchemin plié.

Il s’arrêta pile hors d’haleine devant elle et prit à peine le temps de s’incliner. «J’ai trouvé ça… sous votre porte. Lady Lytia m’a ordonné de vous l’apporter tout de suite. Il lui a demandé des vêtements… Lord Caliel…

— Chut. » Elle s’empara du message et n’eut qu’à le déployer pour reconnaître instantanément l’élégante écriture de Caliel.

« Il est parti, n’est-ce pas ? » demanda Ki.

Après avoir parcouru les quelques lignes du billet, elle le lui tendit avec un soupir résigné. « Il remmène Tanil à Korin. Il a préféré s’en aller avant de risquer d’apprendre nos plans.

— Le diable l’emporte ! » s’écria Lutha, les poings crispés de contrariété.

« Je n’aurais jamais dû le laisser seul. Il faut nous lancer à sa poursuite.

— Non.

— Quoi ? Mais il est fou d’y retourner !

— Je lui ai donné ma parole, Lutha, lui rappela-t-elle avec tristesse. Il est seul maître de son choix. Je n’y mettrai pas d’entraves. » Lutha resta immobile un moment, une supplication muette dans ses yeux, puis se retira, tête basse. « Tamir ? » dit Barieüs, manifestement écartelé entre ses devoirs et le souci de son ami.

« Vas-y, répondit-elle. Ne le laisse pas commettre quelque bêtise que ce soit. »

Une fois le conseil de guerre achevé, Arkoniel remmena Mahti aux quartiers de l’Orëska et réunit les autres dans la cour pour mettre au point leurs propres plans. « Haïn, Lord Malkanus et Cerana, je vous prie de m’accompagner. Melissandra, Saruel, Vomus, Lyan et Kaulin, je vous confie le soin du château et le reste des magiciens. » Il jeta un coup d’œil sur les enfants assis côte à côte dans l’herbe près de lui. Wythnir lui adressa un regard déchirant qui le bouleversa, mais les circonstances imposaient leur séparation. « Moi, je dois rester là, mais ça part ? » demanda Kaulin, branlant un pouce pour désigner le sorcier qui se trouvait avec les gamins.

«Il est des nôtres, maintenant ? » Arkoniel soupira intérieurement. Kaulin était celui de ses collègues qu’il aimait le moins. « Il a été guidé vers Sa Majesté Tamir par des visions, exactement comme nous autres. Que cela ait été le fait de sa déesse ou de nos dieux, il n’en est pas moins membre de notre confrérie tant qu’il sert la reine. Vous étiez avec nous dans les montagnes ; vous savez quelle est notre dette vis-à-vis de Lhel. Honorez-la en l’honorant, lui. Nous ne pouvons pas laisser plus longtemps l’ignorance nous diviser. Néanmoins, si vous souhaitez venir avec moi, Kaulin, vous êtes le bienvenu. » Il promena sur les autres un regard circulaire. « Vous êtes tous ici de votre propre chef. Vous êtes libres comme toujours de préférer suivre vos voies personnelles. Je ne suis le maître d’aucun magicien indépendant. »

Kaulin céda. « J’ irai avec vous. Je ne suis pas tout à fait ignare en matière de guérison.

— Je préférerais vous accompagner, moi aussi, déclara Saruel.

— Je la suppléerai ici, proposa Cerana.

— Très bien. Quelqu’un d’autre ?

Vous nous avez sagement répartis , Arkoniel, répondit Lyan. Nous sommes suffisamment nombreux dans les deux endroits pour malmener l’ennemi et protéger les nôtres.

— J’en suis d’accord, dit Malkanus. Vous nous avez judicieusement conduits, et vous étiez le plus intime avec maîtresse Iya dont vous avez partagé la vision. Je ne vois aucun motif de changer les choses à présent.

— J’apprécie que vous soyez encore ici et souhaitiez soutenir la reine.

— Je suppose qu’Iya avait ses raisons de partir, mais sa puissance va sûrement nous manquer, soupira Cerana.

— Oui, elle nous manquera », répliqua tristement Arkoniel. Il leur avait simplement déclaré qu’ayant achevé son rôle la magicienne les avait quittés de son propre gré. Tamir avait besoin de leur loyauté, et ces liens étaient encore trop ténus pour qu’il prenne le risque de révéler tout de suite la vérité pleine et entière, là, carrément.

« Tu as oublié ton épée, Cal », remarqua tout à coup Tanil pendant qu’ils chevauchaient vers le nord sur la grand-route dans le déclin du crépuscule.

Il baissa la tête d’un air contrit. «Moi, j’ai perdu la mienne.

— Aucun problème. Nous n’en avons pas besoin », lui assura Caliel.

Tanil n’avait nullement rechigné à quitter Atyion, tant il lui tardait de revoir Korin. Grâce à la générosité de Tamir, ils disposaient tous les deux de tenues convenables et d’un peu d’or, suffisamment pour une paire de chevaux et pour se nourrir à leur faim pendant le voyage.

«Mais si nous tombions de nouveau sur les Plenimariens ?

— Ils ont décampé. Tamir les a repoussés.

— Qui ça ?

— Tobin, rectifia Caliel.

— Ah… oui. Ma mémoire continue de flancher. Je suis désolé. » Il était de nouveau en train de tripoter cette fichue natte tranchée. Caliel se pencha pour lui repousser la main. « Aucun problème, Tanil. »

Physiquement, Tanil s’était remis, mais il était brisé intérieurement, son esprit tendait à battre la campagne et se fixait difficilement. Caliel avait envisagé de l’emmener tout simplement puis de disparaître, mais il savait que, s’il agissait de la sorte, Tanil ne cesserait jamais de languir après Korin.

Et où irais-je pour arriver à l’oublier ?

Caliel s’interdisait pour sa part de s’appesantir sur l’accueil probable qu’on lui réserverait à Cima. Il ramènerait Tanil à Korin, voilà tout, comme un dernier acte de devoir et d’amitié. Non, rectifia-t-il en silence. Que mon dernier acte soit de tuer Nyrin afin de délivrer Karin.

Après quoi, sans l’ombre d’un regret, libre à Bilairy de le prendre.

17

Nalia avait très peu vu Korin depuis qu’il avait appris sa grossesse. Il s’abstenait désormais totalement de fréquenter la couche conjugale - un répit bienvenu - et passait toutes ses journées à organiser sa guerre et à échafauder des plans.

Du haut de son balcon, elle observait l’activité des campements et les allées et venues permanentes dans les cours de la forteresse en contrebas.

L’air retentissait sans relâche du vacarme que faisaient les armuriers, les maréchaux-ferrants et le roulement des fourgons.

Elle n’était pas oubliée pour autant. Korin lui faisait parvenir chaque jour ses petits présents, et Tomara allait le voir chaque matin pour l’informer de la santé de sa maîtresse. Dans les rares moments où il venait lui rendre visite, il se montrait gentil et attentionné. Pour la première fois, elle guettait en fait avec impatience le bruit de ses pas dans les escaliers.

Korin ne songeait pas à elle tandis qu’escorté de ses hommes il descendait à cheval la route sinueuse qui menait au port. Avant son arrivée à Cima, celui-ci n’était rien d’autre qu’un minuscule village de pêcheurs, mais il s’était singulièrement transformé durant l’été. Des rangées de maisons bâties de bric et de broc, de tavernes rudimentaires et de longs baraquements avaient poussé sur la pente abrupte qui s’étendait entre les falaises et la ligne des côtes.

Une vive brise marine agitait les boucles noires de Korin et séchait la sueur sur son front. L’été courait vers son terme jour après jour, mais les ciels étaient encore limpides. Les navires du duc Morus mouillaient en eau profonde, et plus d’une douzaine d’autres les avaient désormais rejoints . Il y en avait trente-trois en tout. Le tonnage de certains était inférieur à celui des gros caboteurs, mais il disposait de vingt belles caraques solides, chacune capable de transporter une centaine d’hommes.

Lorsqu’il atteignit la jetée de pierre, l’odeur pestilentielle de poiscaille et de goudron bouillant se mêlait à la vivifiante salinité de l’air. « Que ne pouvons-nous faire voile à leur bord, lança-t-il par-dessus l’épaule à l’adresse d’Alben et d’Urmanis. Quelques jours de navigation leur suffiront pour gagner Ero , pendant que nous serons encore en train de nous farcir péniblement la route.

— Certes, mais tu commanderas la majeure partie des forces », répliqua Alben. Urmanis et lui étaient les derniers de ses Compagnons d’origine et ses derniers amis. Il avait également élevé Moriel à la dignité de Compagnon. Comme Nyrin ne s’était pas fait faute de le souligner, le Crapaud avait prouvé ce qu’il valait tout au long des mois précédents, et si le magicien ne s’était pas privé sans répugnance de ses services , il avait dû convenir qu’il restait assez peu de jeunes gens convenablement entraînés pour combler les vides des rangs. Alben en avait toujours parlé avec faveur, et Korin en personne se demandait pourquoi il ne l’avait pas engagé plus tôt.

Morus l’accueillit chaleureusement. « Bonjour, Majesté. Comment se porte aujourd’hui dame votre épouse ?

— Elle va très bien, messire, répondit Korin en lui serrant la main. Où en est ma flotte ?

— Nous allons entreprendre son chargement et appareillerons aussitôt que vous aurez accompli la libation. Avec un bon vent arrière, nous devrions jeter l’ ancre d’ici à trois jours au-dessus d’Ero et nous tenir prêts à refermer l’étau sur Atyion dès votre propre arrivée. »

Cette perspective fit sourire Moriel. « Vous coincerez Tobin comme une noisette entre deux cailloux.

— Oui. » Chaque fois que l’on mentionnait son cousin, Korin avait l’impression que son cœur se pétrifiait dans sa poitrine comme un gros glaçon. Il n’avait jamais détesté personne comme il haïssait Tobin. Celui-ci hantait ses rêves sous les espèces d’une silhouette blême et railleuse, qui se contorsionnait comme un spectre aux yeux noirs. Rien que la nuit dernière, il avait rêvé qu’il s’empoignait avec lui, chacun s’efforçant de dépouiller l’autre de la couronne qu’il portait.

Tobin avait dupé la moitié du pays avec ses prétentions démentielles, et les quelques victoires qu’il avait remportées impressionnaient les gens.

Celles-ci horripilaient Korin, et la jalousie dévorait son cœur. Et voilà que le petit parvenu lui avait même subtilisé Caliel. Jamais il ne pardonnerait à aucun d’entre eux.

Nyrin parlait sombrement des magiciens qui étaient en train de se rassembler à la cour de Tobin. Rares étaient ceux qui s’étaient présentés à Cima, et la poignée de Busards qui étaient arrivés au nord formait une bande de bons à rien, tout juste capables, aux yeux de Korin, de brûler leur propre espèce et de terrifier les soldats. S’il fallait en croire les rumeurs, ceux de Tobin possédaient en revanche des pouvoirs prodigieux. Oh, par la Flamme, ce qu’il l’exécrait, ce marmot !

« Korin, tu ne te sens pas bien ? » lui chuchota Urmanis à l’oreille.

Korin papillota et s’aperçut que Morus et les autres le dévisageaient.

Alben le tenait par le coude, et Urmanis le flanquait tout près de l’autre côté, l’air alarmé.

« Qu’est-ce que vous avez tous à me fixer de cette façon ? » les foudroya Korin avec un regard furieux pour couvrir sa défaillance passagère. À la vérité, il éprouvait un rien de tournis, et ses poings crispés brûlaient d’écraser quelque chose. « Allez, convoquez vos hommes, Morus. »

Ce dernier donna le signal à l’un de ses capitaines. L’homme porta un cor à ses lèvres et sonna le rassemblement. En peu de temps, l’appel fut répercuté par les timoniers des bateaux comme du sommet des collines.

Korin s’assit pour attendre sur une bitte d’amarrage et regarda des files successives d’hommes se déverser en bon ordre des baraquements et descendre vers les appontements. Des chaloupes nagèrent sur la surface lisse de la baie pour se porter au-devant d’eux.

« Tu vas mieux ? » murmura Alben, planté tout près de Korin, tout en s’arrangeant pour le dérober à la vue du reste de l’assistance.

« Oui, bien entendu ! » jappa le prince, puis, avec un soupir : « Mon absence a duré longtemps, cette fois-ci ?

— Rien qu’un moment, mais tu avais l’air prêt à zigouiller quelqu’un. »

Korin se frotta les yeux pour essayer de refouler la migraine qui s’accumulait peu à peu derrière eux. « Je serai en pleine forme aussitôt que nous nous mettrons en marche. »

Cette fois, il ne manifesterait pas de faiblesse et ne commettrait pas d’erreurs. Cette fois, il serait le digne fils de son père.

18

Korin monta rendre visite à Nalia la nuit précédant son départ, revêtu de son armure et d’un beau tabard de soie frappé des armoiries royales de Skala. Elle ne l’avait pas vu habillé de la sorte depuis leur première rencontre nocturne. Il était alors un inconnu terrifiant, exténué, sale et couvert de sang. Maintenant, chaque pouce de son allure était royal, et il portait sous son bras un heaume étincelant cerclé d’or.

« Je suis venu vous faire mes adieux, dit-il en s’installant dans son fauteuil habituel en face d’elle. Nous partons aux premières lueurs de l’aube, et j’ai fort à faire d’ici là. »

Elle aurait souhaité qu’il s’assoie plus près d’elle et lui prenne à nouveau la main mais, au lieu de cela, il s’installa avec raideur sur son siège. Il ne l’avait jamais embrassée non plus, se bornant à lui baiser la main. L’esprit de la jeune femme s’égara juste un instant vers les souvenirs de la passion fallacieuse qu’elle avait partagée avec Nyrin. Elle refoula bien vite de telles pensées, comme si elles étaient susceptibles de faire d’une manière ou d’une autre du mal à son enfant.

Elle avait eu beau redouter comme la peste de se retrouver enceinte, la petite existence qui se développait en elle lui inspirait des sentiments protecteurs invincibles. Elle garderait l’enfant dans ses entrailles, et celle-ci naîtrait saine et belle. Sa rivale morte depuis longtemps n’avait mis au monde que des garçons, à ce que prétendait du moins Tomara. Illior consentirait assurément à laisser vivre une fille.

« Il se peut que mon absence se prolonge durant tout l’hiver, si les circonstances nous obligent à dresser un siège, reprit-il. Je déplore que l’aménagement de vos nouveaux appartements ne soit pas encore terminé, mais il le sera très bientôt. Et je m’assurerai que ceux qui vous attendront à Ero soient encore plus confortables. M’écrirez-vous ?

— Je n’y manquerai pas, messire, promit-elle. Je vous tiendrai informé de la croissance de votre enfant. »

Korin se leva et lui saisit la main. « Je ferai quant à moi des offrandes à Dalna et à Astellus en faveur de votre santé et de celle de notre enfant. »

Notre enfant. Nalia sourit et toucha son collier de perles pour lui porter bonheur. « J’agirai moi aussi de même, messire, et pour votre personne.

— Eh bien, voilà une bonne chose alors. » Il marqua une pause, puis se pencha et l’embrassa gauchement sur le front. « Au revoir, ma dame.

— Adieu, messire. » Elle le suivit du regard pendant qu’il se retirait. Oui, peut-être y avait-il de l’espoir.

Elle sortit sur le balcon quand il fut parti, sachant qu’elle ne trouverait pas le sommeil. Elle y monta sa veille solitaire, enveloppée dans un châle pour se préserver de l’humidité. Tomara roupillait dans un fauteuil, le menton sur la poitrine, en ronflant tout bas.

Nalia s’établit près de la balustrade, le menton appuyé sur les mains.

Dans la plaine, au sud, des colonnes étaient en train de se former dans le noir, projetant des carrés et des rectangles mouvants sur l’herbe éclairée par la lune. Des feux de guet brûlaient partout, et elle distinguait des silhouettes qui passaient devant eux, faisant clignoter et scintiller leurs flammes dans le lointain comme des étoiles jaunes.

Lorsque la première lueur de la fausse aurore perça le brouillard en fusant à l’est, la garde de Korin se mit en formation dans la cour en contrebas. En voyant Korin enfourcher son grand cheval gris, Nalia ne put réprimer un soupir. Il était si beau d’aspect, si fringant…

Peut-être ne s’est-il adouci qu’à cause de l’enfant, mais ça m’est égal. Je lui en donnerai beaucoup d’autres, et je m’attacherai son cœur. Il n’a pas à m’aimer ou à me trouver belle, sa gentillesse me suffit.

À son corps défendant, elle avait commencé à espérer.

Pendant qu’elle s’abandonnait à ces pensées, elle fut étonnée d’entendre un bruit de pas dans l’escalier. Elle se leva et se tint sur le seuil du balcon, l’oreille tendue avec une terreur croissante. Elle connaissait la légèreté de cette démarche.

Nyrin entra et s’inclina devant elle. « Bonjour, ma chère. Je pensais bien que je vous trouverais déjà réveillée. Je voulais vous faire mes adieux. »

Il était en tenue de voyage et avait presque son air d’autrefois quand il venait la voir à Ilear. Les avait-elle désirées, ses visites, à l’époque, et l’avait-elle mise en transe, son apparition ! Ce souvenir lui soulevait maintenant le cœur. Il avait l’air tellement ordinaire… Et cette barbe rouge et fourchue, comment avait-elle jamais pu la trouver attrayante ? Elle ressemblait à une langue de serpent.

Tomara s’agita puis se leva pour plonger dans une révérence. « Messire.

Vous ferai-je une infusion ?

— Laissez-nous. Je souhaite passer un moment avec votre maîtresse.

— Restez », commanda Nalia, mais la vieille sortit néanmoins comme si elle n’avait pas entendu.

Le magicien ferma la porte derrière elle et poussa le loquet. Lorsqu’il retourna vers Nalia, son regard la jaugeait, et l’ombre d’un sourire flottait sur ses lèvres minces.

« Ça, alors ! La grossesse te va comme un gant. Il irradie maintenant de ta personne un certain éclat, comme ces perles que t’a données ton époux bienaimé. Sur mes conseils, d’ailleurs. Ce pauvre Korin a des antécédents plutôt tragiques en ce qui concerne la procréation d’héritiers. Il ne faut négliger aucune précaution.

— Est-il vrai que toutes ses autres femmes ont avorté de monstres ?

— Oui, c’est vrai.

— Qu’adviendra-t-il de ma propre enfant, alors ? Comment la protégerai-je ? Tomara prétend que c’est la colère d’Illior qui a flétri ces autres fœtus.

— Une version éminemment commode, et que j’ai été plus qu’heureux de soutenir. La véritable explication se trouve un peu plus près de chez nous, j’ai peur. » Il s’approcha d’elle et lui effleura la joue d’un doigt ganté, tandis que la répulsion figeait Nalia sur place. « Tu n’as pas de crainte à avoir pour ton enfant, Nalia. Elle sera parfaite. » Il marqua une pause et puis suivit de l’index le tracé de la marque de naissance qui massacrait sa joue et son menton fuyant. « Enfin, peut-être pas parfaite, mais pas monstrueuse du tout. »

Nalia eut un mouvement de recul. « C’était donc vous ! C’est vous qui avez flétri ces autres petits.

— Ceux qu’il était nécessaire de supprimer. Les jouvencelles perdent souvent leur premier d’elles-mêmes, sans qu’on ait le moins du monde à intervenir. Quant à régler leur compte à ces autres-là, c’était une bagatelle, réellement.

— C’est vous, le monstre ! Korin vous ferait brûler vif s’il l’apprenait.

— Peut-être, mais il ne l’apprendra jamais. » Son petit sourire s’élargit malicieusement. « Qui le lui révélerait ? Toi ? De grâce, fais-le appeler tout de suite et essaie.

— Ce sortilège dont vous m’avez frappée…

— … est toujours en vigueur. Je t’ai très joliment environnée de charmes, tous destinés à te maintenir saine et sauve, ma chère. Il ne faut pas que tu le tracasses avec des broutilles, quand il a tant de motifs d’inquiétude plus importants. La perspective de la bataille le terrifie littéralement, tu sais ?

— Menteur !

— Je t’assure, c’est vrai. Là, je n’y suis pour rien ; c’est sa nature, tout bonnement. Avec toi, il est admirablement parvenu à ses fins toutefois. Il a toujours excellé en matière de rut.

— Et voilà donc dans quel dessein vous m’avez dénichée puis condamnée à la clandestinité pendant toutes ces années…, murmura-t-elle.

— Naturellement. » Il sortit sur le balcon et l’invita d’un signe à l’y suivre.

« Regarde là-bas dehors, dit-il en désignant d’un geste théâtral les troupes massées devant la forteresse. Cela aussi, c’est mon ouvrage. Une armée, prête à valider les prétentions de ton époux une fois pour toutes. Et elle le fera. Au mieux, son dément de cousin a deux fois moins d’hommes. »

Nalia s’immobilisa sur le seuil de la baie pendant que Nyrin s’appuyait sur la balustrade.

« Korin va gagner ? Vous avez vu ça ?

— Cela importe à peine, désormais, non ?

— Que voulez-vous dire ? Comment cela pourrait-il ne pas importer ?

— Ce n’est pas Korin que je vois dans mes visions, ma chère petite, mais l’enfant que tu portes en ton sein. Je les ai mal déchiffrées pendant longtemps, et cela m’a coûté des efforts considérables, mais à présent tout est devenu clair. Le rejeton de sexe féminin que j’avais prévu n’est autre que ta fille. Les choses étant ce qu’elles sont, le peuple doit actuellement choisir entre un roi usurpateur, voué à la malédiction d’Illior, ou une donzelle démente suscitée par nécromancie.

— Une donzelle ? Vous voulez dire le prince Tobin ?

— Je ne suis pas absolument sûr de ce qu’est Tobin, et n’en ai cure.

Lorsque ta fille naîtra, nul ne saurait en revanche contester l’authenticité ni de son sexe ni de son sang. Elle est de la plus pure lignée royale.

— Et qu’en est-il de mon époux ? insista Nalia, pendant qu’une peur glaciale l’envahissait. Comment pouvez-vous, en dépit de tous, le traiter d’usurpateur ?

Parce que c’est ce qu’il est. Tu connais la prophétie aussi bien que moi.

Korin, et son père avant lui, n’étaient que des fonctionnaires utiles, rien de plus. Skala doit avoir sa reine. Nous lui en donnerons une.

— Nous ? » chuchota Nalia, la bouche soudain sèche.

Nyrin se pencha par-dessus bord et contempla d’un air manifestement amusé ceux qui se démenaient en contrebas. « Vise-moi un peu dans quelle effervescence les mettent leurs lubies de victoire. Korin se figure qu’il va reconstruire Ero. Il se voit déjà en train d’y jouer avec ses gosses. »

Nalia se cramponna au chambranle de la porte-fenêtre, ses genoux menaçant de céder sous elle. « Vous… Vous pensez qu’il ne reviendra pas. »

Le ciel était désormais beaucoup plus lumineux. Elle surprit le regard oblique et sournois que le magicien faisait peser sur sa personne.

« Tu m’as manqué, Nalia. Oh, je ne te blâme pas de m’en avoir tellement voulu, mais il fallait sauver les apparences. Allons, tu ne vas quand même pas me dire que tu t’es amourachée de lui ? Je connais son cœur, ma chère.

Tu n’es rien d’autre à ses yeux qu’une paire de cuisses entre lesquelles fourgonner, qu’un ventre à remplir.

— Non ! » Elle se couvrit les oreilles.

« Oh, il se flatte d’avoir un cœur chaleureux. Regarde comme il a garni de plumes ton petit nid d’ici. C’était bien plus pour se donner bonne conscience que pour te le rendre douillet, je te le garantis. Nous étions d’accord, lui et moi, sur le fait que tu avais juste assez d’esprit pour essayer de t’évader, si l’occasion s’en présentait, aussi valait-il mieux te tenir prudemment en cage, comme tes jolis oiseaux, au sommet de cette tour. À ce détail près qu’il ne t’a jamais qualifiée de jolie, toi.

— Assez ! » cria-t-elle. Des larmes lui emplirent les yeux, brouillant Nyrin jusqu’à le réduire à une sombre silhouette menaçante qui se découpait sur le ciel. « Pourquoi me montrer tant de cruauté ? Il éprouve véritablement de l’affection pour moi. Il en est venu à m’en témoigner.

— C’est toi qui en es venue à t’énamourer de lui, tu veux dire. Somme toute, je ne devrais pas en être autrement étonné. Tu es jeune et romanesque, et Korin n’est pas foncièrement méchant, dans son genre et à sa manière. Mais je déplore néanmoins que tu te sois attachée à lui. Cela ne fera qu’empirer les choses, en fin de compte. »

Nalia se glaça encore davantage. « Que dites-vous là ?

Elle entendait distinctement Korin saluer ses hommes et lancer des ordres. Sa voix respirait un tel bonheur !

« Tu devrais le regarder un bon coup, maintenant, tant que cela t’est possible, ma chère.

— Il ne reviendra pas. » Les ténèbres menaçaient de se reployer sur elle.

« Il a joué son rôle, quoique à contrecœur, musa Nyrin. Songe à quel point cela va être du velours ; toi, mère de la souveraine au berceau, et moi, son Lord Protecteur. »

Nalia le fixa d’un air incrédule. Nyrin était en train d’agiter la main pour saluer quelqu’un en bas. Peut-être que Korin l’avait aperçu en levant les yeux.

Elle l’imagina se fiant en Nyrin tout comme elle l’avait fait elle-même.

Elle imagina l’existence qui se déroulait devant elle, celle d’un pion muet sur l’échiquier de Nyrin, d’un pion condamné au silence par sa magie. Et son enfant, sa petite fille encore à naître, levant les yeux vers cette figure de faux jeton. N’allait-il pas un jour ou l’autre la séduire, elle aussi ?

Nyrin s’appuyait toujours à la balustrade, une hanche remontée sur le bord tandis qu’il agitait la main tout en souriant de son sourire hypocrite et vide.

Une rage trop longtemps accumulée flamba dans le cœur meurtri de la jeune femme et embrasa comme du feu grégeois les fagots de sa peine et de son amour bafoué. Réduisant à néant sa terreur et son hébétude, elle la propulsa en avant. Ses mains semblèrent se mouvoir d’elles-mêmes quand elle se rua vers Nyrin et le poussa de toutes ses forces.

Pendant une seconde, ils se trouvèrent face à face, presque assez près pour s’embrasser. Le sourire fallacieux du magicien s’était évanoui, supplanté par un regard écarquillé d’incrédulité. Nyrin griffa l’air, la saisit par sa manche tout en essayant vainement de se soustraire au point de bascule. Mais il était trop lourd pour elle et, au lieu d’arriver à se rétablir, l’entraîna avec lui par-dessus le rebord.

Ou peu s’en fallut. Pendant un instant interminable, elle demeura en suspens dans le vide, à peine retenue par l’accoudoir, et elle vit Korin et ses cavaliers dont, tout en bas, les visages se réduisaient à des ovales blêmes et des bouches béantes. Elle allait s’écraser aux pieds de Korin. Elle et son enfant périraient là, juste devant lui.

Au lieu de cela, quelque chose l’empoigna et la retira de l’appui. Le temps d’entr’apercevoir une dernière fois la physionomie incrédule de Nyrin pendant qu’il tombait, et elle s’écroula comme une chiffe sur le balcon, où elle demeura vautrée en un amas tremblant, non sans percevoir le hurlement bref et soudain tronqué du magicien tout autant que les cris épouvantés des témoins de sa chute.

Je t’ai très joliment environnée de charmes, tous destinés à te maintenir saine et sauve, ma chère.

Préservée par ses maudits sortilèges … !

Elle éclata d’un rire nerveux. Toute tremblante, elle se leva vaille que vaille et, d’une démarche mal assurée, s’approcha de la balustrade pour jeter un coup d’œil dans la cour.

Nyrin gisait recroquevillé comme une poupée de chiffon puérile sur les pavés de pierre. Il avait atterri à plat ventre, de sorte qu’elle ne put voir s’il affichait toujours son air décontenancé.

Korin leva les yeux et aperçut Nalia puis se précipita à l’intérieur de la tour.

Nalia rentra d’un pas chancelant dans sa chambre et s’effondra sur son lit. Elle lui révélerait la vérité, sans lui celer le moindre détail de la traîtrise du magicien à leur encontre. Il comprendrait. Elle reverrait ce sourire affectueux.

Quelques instants plus tard, Korin entra en trombe et la trouva couchée là. « Par les Quatre, Nalia, qu’avez-vous fait ? »

Elle essaya de lui répondre, mais les mots lui restèrent collés au fond du gosier, exactement comme ils l’avaient déjà fait auparavant. Elle s’étreignit la gorge tandis que les larmes lui montaient aux yeux. Tomara survint dans la pièce et courut la prendre dans ses bras, Lord Alben était là, lui aussi, la main crispée sur le bras de Korin, ainsi que maître Porion et d’autres que Nalia ne connaissait pas. Dans la cour, en bas, quelqu’un gémissait plaintivement. Le timbre de la voix semblait être celui d’un jeune homme.

Nalia tenta de nouveau de dévoiler la vérité à Korin, mais l’horreur qu’elle lut dans ses yeux la réduisit au silence aussi implacablement que le sortilège qui paralysait encore sa langue. Finalement, elle réussit à chuchoter : « Il est tombé.

— Je… j’ai vu…, bégaya Korin en secouant lentement la tête. Je vous ai vue !

— Fermez cette porte, ordonna Porion en désignant par-delà Nalia celle du balcon. Fermez-la, et fermez-la bien. Barrez les fenêtres aussi ! » Puis il entraîna Korin de vive force pour l’éloigner d’elle avant qu’elle n’ait pu trouver les termes propres à s’en faire comprendre.

Il était pervers. Il allait se débarrasser de vous comme il s’est débarrassé de moi ! Il allait prendre votre place !

Les mots refusaient de sortir.

« Je vous ai vue », hoqueta Korin de nouveau, avant de tourner les talons et de quitter la pièce à grandes enjambées. Les autres lui emboîtèrent le pas, et elle l’entendit crier d’une voix furieuse : « C’est la démence ! C’est dans le sang ! Gardez-la ! Veillez à ce qu’elle ne fasse pas de mal à mon enfant ! »

Nalia s’effondra en sanglots dans les bras de Tomara, et elle continua de pleurer toutes les larmes de son corps bien après que le tapage des trompettes et des chevaux se fut progressivement éteint dans le lointain, en dehors de la forteresse. Korin était parti faire sa guerre. Il ne lui sourirait plus jamais de nouveau, même s’il revenait.

Je suis enfin délivrée de Nyrin, en tout cas, songea-t-elle pour se consoler avec cette certitude. Mon enfant ne sera jamais souillée par son contact ni par ce sourire faux !

19

Le ciel de l’arrière-été avait le bleu d’un lapis zengati le jour où Tamir partit d’Atyion à la tête de son armée. Dans les vignobles qui bordaient la route, des femmes équipées de corbeilles profondes coupaient de lourdes grappes de raisin. Parmi des multitudes de chevaux cabriolaient dans les prairies lointaines une centaine de magnifiques jeunes poulains, et les champs de céréales brillaient dans la lumière comme de l’or.

Tharin chevauchait auprès d’elle, pas encore prêt à lui faire ses adieux.

Derrière eux, des rangs d’hommes d’armes, d’archers et de combattants montés marchaient sous sa bannière personnelle et sous celles de plus d’une douzaine de nobles maisons originaires de la zone allant d’Ilear à Erind.

D’autres recrues, qu’on avait levées dans les villes et les campagnes, étaient seulement armées de coutelas, de faucilles ou de gourdins, mais leur attitude était aussi fière que celle des lords qui les conduisaient.

Les Compagnons portaient tous de longs tabards bleus, blasonnés sur la poitrine par leur cotte d’armes, ainsi que par le baudrier de leur maisonnée.

Lutha et Barieüs chevauchaient d’un air altier malgré leur état, non sans quelque incommodité, et bavardaient joyeusement avec Una, revenue la veille avec plusieurs régiments d’Ylani.

Mahti chevauchait pour l’heure avec les magiciens, son oo’lu lui barrant le dos comme l’aurait fait une épée. Les commérages des soldats étant ce qu’ils étaient, la nouvelle qu’on aurait pour guide cet étrange individu avait eu tôt fait de se propager. Quant à celle de la subite affection de leur reine pour le peuple des collines, elle s’était répandue à la vitesse du feu grégeois.

Cela n’allait pas sans murmures, mais les lords et les capitaines tenaient tout leur monde en main.

Au milieu de l’après-midi, Mahti pointa le doigt vers les montagnes de l’intérieur. « Nous aller ce côté. »

Tamir mit sa main en visière pour s’abriter les yeux. Il n’y avait pas de route, rien d’autre que des moutonnements de champs, de prairies et des contreforts boisés au-delà.

« Je ne vois aucun passage, dit Ki.

— Je connais chemin, insista Mahti.

— Très bien, alors. Nous irons vers l’ouest. » Tamir immobilisa sa monture pour se séparer de Tharin.

Il lui adressa un sourire attristé quand ils échangèrent une poignée de main. « Cette fois, c’est toi qui t’en vas, pas moi.

— Je me rappelle l’effet que cela me faisait de vous regarder partir, Père et toi. Nous aurons quelques bonnes histoires à nous raconter lorsque nous nous retrouverons.

— Puisses-tu tenir l’Épée de Ghërilain avant que les flocons ne se mettent à voler ! » Brandissant la sienne, il rugit: « Pour Skala et Tamir !»

L’armée lui fit écho, et le cri roula vers l’arrière de proche en proche tout le long de l’immense file comme la houle d’une marée.

Sur un dernier geste de la main, Tharin et son escorte firent volter leurs chevaux et retournèrent au galop vers Atyion.

Après l’avoir regardé s’éloigner, Tamir concentra son attention sur les montagnes.

Le jour suivant les amena jusqu’aux contreforts, et celui d’après jusqu’aux forêts qui tapissaient le pied de la chaîne.

Tard dans l’après-midi, Mahti tendit l’index vers une sente à gibier qui se faufilait au travers d’un épais fourré de groseilliers sauvages.

« C’est là que débute ton chemin secret ? questionna Tamir.

— y arriver bientôt », répondit Mahti. Suivit un exposé rapide à destination d’Arkoniel.

« Nous suivons ce sentier pendant une journée, puis nous remontons un cours d’eau jusqu’à une chute, résuma le magicien. La route occultée démarre juste au-delà. Il dit que la marche est plus facile ensuite. Nous atteindrons le premier village des gens des collines d’ici deux jours.

— Je ne me doutais pas qu’il en vivait aussi près.

— Je pas connaître ces Retha’noïs, mais ils voir mon oo’lu et savoir je être sorcier. » Il s’adressa de nouveau à Arkoniel, dans l’intention manifeste de s’assurer que Tamir comprendrait ensuite clairement ce qu’il exprimait.

Tout en écoutant, la physionomie du magicien prit une expression des plus grave. « Dès l’instant où vous apercevrez des gens des collines, il vous faudra immédiatement ordonner une halte et observer un mutisme absolu.

Il prendra les devants pour leur parler en votre faveur. Faute de quoi, ils risquent fort de nous attaquer. »

Là-dessus, Mahti disparut dans les taillis pendant un moment. À son retour, il portait ses propres vêtements et son collier et ses bracelets de dents d’animaux. Une fois remonté à cheval, il adressa à Tamir un hochement de tête. « Nous aller maintenant. »

La forêt se referma tout autour d’eux, peuplée de grands sapins qui embaumaient l’atmosphère et dont la densité étouffait la végétation des fourrés. Ils ne virent âme qui vive ni ce jour-là ni le lendemain. Le terrain devint plus abrupt, et les versants boisés des collines étaient jonchés de gros rochers. Mahti les conduisit au torrent dont il avait parlé, et l’on atteignit la modeste cascade au cours de l’après-midi. La vague sente à gibier que l’on avait empruntée jusque-là paraissait s’achever au bord du bassin que formait la chute.

« Bonne eau », les avisa le sorcier. Tamir ordonna un arrêt puis mit pied à terre, imitée par son escorte, afin de remplir sa gourde.

Après s’être lui-même désaltéré, Mahti dégagea son oo’lu de sa bandoulière et se mit à jouer. Ce fut une mélodie brève et stridulante, mais lorsqu’il en eut terminé, Tamir découvrit un sentier battu et rebattu qui partait du bord de la mare et dont rien n’avait indiqué jusque-là l’existence.

Sur les troncs des arbres qui le bordaient de part et d’autre se discernaient des empreintes de main décolorées analogues à celles qu’elle avait aperçues autour du camp abandonné de Lhel.

« Venir ! » Mahti remonta à vive allure le nouveau chemin. « Tu être endroit retha’noï, Tenir promesse. »

Pendant qu’ils établissaient leur camp, ce soir-là, Arkoniel rejoignit Tamir et les autres autour du feu.

« Je viens juste de m’entretenir avec Lyan. La flotte de Korin a essayé de prendre terre à Ero. Les magiciens et les guetteurs ont averti Tharin qu’elle cinglait vers le port, et Illardi l’y attendait de pied ferme avec nos collègues.

Il a utilisé les quelques navires que vous aviez sur place comme des brûlots pour prendre ceux de l’adversaire dans la nasse. Les flammes se sont propagées, et nos magiciens se sont servis de leurs propres sortilèges. Tous les bâtiments ennemis ont été détruits ou capturés.

— Voilà d’excellentes nouvelles ! s’exclama Tamir. Aucune, en revanche, d’une attaque par voie de terre ?

— Nevus descend vers le sud à la tête d’une armée considérable. Tharin est déjà en train de se porter à sa rencontre.

— Puisse Sakor lui porter chance ! » dit Ki, tout en jetant un bout de bois sur le feu.

Couchée sous ses couvertures cette nuit-là, les yeux attachés sur les frondaisons qui se balançaient en voilant et dévoilant tour à tour les étoiles, Tamir elle-même adressa au ciel une prière silencieuse en faveur de Tharin, dans l’espoir qu’il ne lui serait pas enlevé, lui aussi.

Le lendemain, le chemin se mit à grimper plus raide, et il n’y avait toujours pas trace de village. Juste avant midi, toutefois, Mahti leva la main pour enjoindre aux autres de s’arrêter.

« Là. » Il dressa son doigt pour signaler un fouillis de pierres éboulées sur la droite.

Tamir donna le signal de la halte. Il lui fallut un moment pour discerner l’homme accroupi sur le rocher le plus élevé. Il lui retournait son regard droit dans les yeux et avait un oo’lu pressé contre ses lèvres.

Mahti brandit son propre cor par-dessus sa tête et attendit. Au bout d’un moment, l’autre abaissa le sien et cria quelque chose au sorcier.

« Toi pas bouger de là », enjoignit ce dernier à Tamir, avant d’escalader avec agilité le chaos rocheux pour rejoindre l’inconnu sur son perchoir.

« Nous ne sommes pas seuls, chuchota Ki.

— Je les vois. » On distinguait au moins une douzaine d’autres Retha’noïs qui les surveillaient de part et d’autre du défilé. Certains portaient des arcs, d’autres de longs cors analogues à celui de Mahti.

Personne ne bougea. Tamir se cramponna aux rênes, l’oreille tendue vers l’imperceptible murmure de la conversation des deux sorciers. De temps à autre, la voix de l’inconnu s’élevait à un diapason coléreux, mais lui et Mahti dévalaient à présent l’éboulis pour se planter sur le chemin.

« Il parler à toi et l’orëskiri, lança Mahti à Tamir. Autres pas bouger.

— Je n’aime pas beaucoup ça, maugréa Ki.

— Ne t’inquiète pas, je resterai avec elle », lui dit Arkoniel. Tamir démonta et tendit la bride à Ki puis déboucla son ceinturon d’épée et le lui confia également.

Elle et Arkoniel s’avancèrent de conserve vers les sorciers, paumes tendues afin de montrer qu’ils étaient désarmés.

L’homme était plus vieux que Mahti, et il lui manquait la plupart des dents. Ses marques de sorcier se voyaient nettement sur sa peau, avertissant qu’il s’était par avance muni de quelque espèce de charme.

« Lui Sheksu, la renseigna Mahti. Je dire lui toi venir apporter paix. Il demander comment.

— Arkoniel, dites-lui qui je suis et que je commanderai à mon peuple d’arrêter de persécuter les Retha’noïs, dans la mesure où ceux-ci se montreront pacifiques envers nous. Dites-lui que notre unique désir est d’emprunter cette vallée en toute sécurité. Nous ne venons pas plus en conquérants qu’en espions. »

Après qu’Arkoniel eut transmis ses propos, Sheksu posa une question d’un ton acerbe.

« Il demande pourquoi il devrait croire une jeune fille sudienne qui n’a même pas encore connu d’homme.

— Comment l’a-t-il su ? » souffla-t-elle, tout en s’efforçant de dissimuler sa surprise. « Dites-lui que je le jurerai par chacun de mes dieux.

— Je ne pense pas que cela le convaincra. Piquez-vous le doigt et offrez-lui une goutte de sang. Cela lui prouvera que vous n’essayez pas de lui cacher quoi que ce soit. Utilisez ceci.» Il tira de sa bourse l’aiguille de Lhel.

Tamir se piqua l’index et le tendit à Sheksu. Celui-ci prit la gouttelette et la frotta entre son pouce et son propre index. Il décocha un regard surpris à Mahti puis lui dit quelque chose.

« Il vient de déclarer que vous avez deux ombres, murmura Arkoniel.

— Frère ?

— Oui.»

Les deux sorciers se remirent à causer.

« Mahti est en train de lui expliquer le rôle de Lhel, chuchota le magicien.

— Il vouloir voir marque, reprit finalement Mahti.

— La cicatrice ? Cela va m’obliger à ôter mon armure. Dis-lui qu’il me faut sa parole que ce n’est pas une ruse.

— Il dire pas ruse, par la Mère.

— Très bien, dans ce cas. Arkoniel, pouvez-vous m’aider ? »

Celui-ci se débrouilla pour défaire un des côtés de sa cuirasse et le maintint soulevé pendant qu’elle retirait son tabard.

« Que diable êtes-vous en train de faire ? » les apostropha Ki en faisant mine de s’avancer.

Sheksu leva une main dans sa direction.

« Ki, arrête-toi ! Reste où tu es, commanda Arkoniel.

— Fais ce qu’il te dit », lui enjoignit calmement Tamir.

Il obtempéra d’un air renfrogné. Derrière lui, les autres Compagnons demeurèrent tendus, en alerte.

Tamir retira son haubert et rabattit le col de sa chemise matelassée et du justaucorps qu’elle portait dessous pour montrer à Sheksu la cicatrice entre ses seins. Il effleura d’un doigt la trace blanchâtre des points puis plongea son regard au fond de ses yeux. Il sentait la graisse et les dents gâtées, mais ses prunelles noires étaient perçantes comme celles d’un faucon et tout aussi chargées de circonspection.

« Dis-lui que Lhel m’a aidée pour que nos peuples puissent faire la paix », reprit Tamir. Sheksu recula, sans cesser de la scruter attentivement.

« Il serait peut-être utile que Frère fasse une apparition, chuchota Arkoniel.

— Vous savez bien que je ne puis pas le faire venir et partir à ma guise… »

Or, subitement, Frère se trouva là. Cela ne dura qu’un instant, mais assez long pour lui permettre d’émettre tout bas un sifflement moqueur qui hérissa les cheveux de la nuque et le duvet des bras de sa sœur ; mais, pendant cet instant, elle perçut une autre présence avec lui, et un parfum de feuilles fraîchement pilées flotta dans l’atmosphère. Elle jeta prestement un regard circulaire, dans l’espoir d’apercevoir Lhel, mais il n’y avait rien d’autre que la sensation d’elle et le parfum.

La physionomie de Sheksu trahissait sa satisfaction pendant qu’il s’entretenait avec Mahti et Arkoniel.

« Il vous croit, parce qu’aucun magicien de l’Orëska ne serait capable de réaliser cette opération magique, commenta Arkoniel. Frère vient de vous rendre un immense service.

— Pas Frère. Lhel, répliqua-t-elle à voix basse. Je me demande s’il l’a vue.

— Lui voir, l’avisa Mahti. Elle parler pour toi. »

Sheksu se remit à causer avec Mahti, tout en indiquant d’un geste ses compatriotes toujours debout là-haut, puis le chemin dans la direction que comptaient prendre Tamir et les siens.

« Il dire toi pouvoir passer avec ton peuple mais toi devoir aller vite, expliqua Mahti. Il enverra chanson sur toi au prochain village, et eux envoyer au suivant. Il dire lui pas… » Il fronça les sourcils et regarda Arkoniel pour l’inviter à clarifier les choses.

« On vous a accordé de passer sans encombre, et Sheksu fera transmettre votre histoire de proche en proche. Il ne peut vous promettre que vous serez la bienvenue, seulement qu’il aura plaidé votre cause. »

Sheksu ajouta quelque chose d’autre, et Arkoniel s’inclina devant lui.

« Vous l’avez impressionné en lui offrant votre sang et par ce qu’il y a lu. Il dit que vous bénéficiez de la faveur de sa déesse. Si vous tenez votre parole, vous devriez être en sécurité.

— Sa confiance est un honneur pour moi. » Elle préleva un sester d’or dans son aumônière et le lui offrit. La pièce était frappée du croissant de lune d’Illior et de la flamme de Sakor. « Dites-lui que ce sont les symboles de mon peuple. Dites-lui que je le considère comme un ami. » Sheksu accepta la pièce et la frotta entre ses doigts, puis dit quelque chose d’un ton amical.

« Il est impressionné, murmura Arkoniel. L’or est très rare dans ces parages, et il est hautement prisé. » En retour, Sheksu lui offrit l’un de ses bracelets, fait de dents et de griffes d’ours.

« Il vous conférera de la force contre vos ennemis et vous désignera comme une amie du peuple des collines, interpréta le magicien.

— Dites-lui que je m’honore de le porter. »

Après lui avoir fait ses adieux, Sheksu disparut parmi les rochers.

« Partir vite maintenant », la pressa Mahti. Elle endossa de nouveau son armure et retourna vers les Compagnons. « Ç’a eu l’air de bien se passer », murmura Ki, tout en lui rendant son épée. « Nous n’avons pas encore franchi les montagnes. »

20

La mort de Nyrin et la façon dont elle avait eu lieu jetèrent un linceul sur le cœur de Korin. Tandis qu’il conduisait son armée vers l’est, il ne parvenait pas à secouer le sentiment d’appréhension superstitieuse qui l’obsédait.

Nalia avait assassiné le magicien ; là-dessus, il n’avait aucun doute, en dépit de son assertion bégayante qu’il était simplement tombé. « Est-ce qu’une malédiction vouerait à la démence toutes les femmes de la lignée royale ? » avait-il divagué à l’adresse d’Alben pendant qu’on emportait la dépouille désarticulée de Nyrin et que Moriel suivait le brancard en chialant comme une femme sur son ancien maître.

« Démente ou pas, elle porte ton enfant. Que vas-tu faire d’elle ?

questionna Alben.

— Pas rien qu’un enfant. Une fille. Une nouvelle reine. J’ai juré devant l’autel de l’Illuminateur qu’elle serait mon héritière. Pourquoi suis-je encore maudit ? »

Il avait interrogé les prêtres sur ce chapitre avant de se mettre en marche, mais il ne restait plus d’illiorains à Cima, et les autres avaient trop peur de lui pour lui offrir quoi que ce soit d’autre que des garanties creuses.

Le prêtre dalnien lui avait assuré que certaines femmes devenaient folles pendant leur grossesse, mais qu’elles recouvraient leur équilibre mental après l’accouchement, et il lui avait donné des charmes censés guérir l’esprit de Nalia. Korin avait chargé Tomara de les apporter en haut de la tour.

La pensée d’Aliya et de la chose monstrueuse qu’elle avait mise au monde en mourant revint aussi hanter ses rêves. Parfois, il se retrouvait avec elle dans la chambre de ces couches-là ; d’autres nuits, c’était Nalia qui occupait le lit, et des souffrances atroces tordaient son visage amoché pendant qu’elle poussait pour évacuer une nouvelle abomination.

Autrefois, Tanil et Caliel savaient l’apaiser d’habitude au sortir de pareils cauchemars.

Alben et Urmanis faisaient désormais de leur mieux en lui apportant du vin lorsqu’ils l’entendaient se réveiller.

Et puis il y avait Moriel. Plus Korin s’éloignait de Cima, plus il se surprenait à se redemander avec stupeur pourquoi il avait fini par consentir à doter le Crapaud d’un brevet de Compagnon, tout en sachant pertinemment qu’il avait été la créature d’Oron et le larbin de Nyrin.

En dépit de tous ces soucis, il se sentit de plus en plus léger au fur et à mesure que les jours passaient. Il s’était traité avec la dernière des lâchetés depuis son départ d’Ero, se rendit-il compte non sans quelque dépit. Il avait laissé le chagrin et le doute l’émasculer, et s’en était trop remis à Nyrin. Son corps était encore vigoureux, sa main d’épée solide, mais son esprit s’était affaibli par défaut d’usage. Les derniers mois écoulés lui semblaient très sombres, à la réflexion, comme si le soleil n’avait jamais brillé sur la forteresse.

Il pivota sur sa selle pour contempler les milliers d’hommes qui le suivaient.

« C’est un formidable spectacle, n’est-ce pas ? » dit-il à maître Porion et aux autres, les yeux fièrement attachés sur les rangées de cavaliers et de fantassins.

Grâce au duc Wethring et à Lord Nevus, presque tous les nobles de la région qui s’étendait de là jusqu’à Ilear se trouvaient soit avec lui, soit morts, soit décrétés d’exécution. Il réglerait leur compte à ces derniers dès qu’il se serait occupé de Tobin et emparé d’Atyion.

Tobin. Les mains de Korin se crispèrent sur les rênes. Il n’était que temps d’en finir avec lui, une fois pour toutes.

Korin était trop homme d’honneur à ses propres yeux pour reconnaître la jalousie qui couvait derrière sa colère - une jalousie sous-jacente, amère et corrosive, alimentée par le souvenir de ses propres déficiences de jadis, propulsées au grand jour par leur contraste saisissant avec la valeur naturelle de son jeune cousin. Non, il n’allait pas se permettre de penser à cela. Il avait rejeté dans l’oubli cette époque-là, comme des erreurs de jeunesse. Il ne cafouillerait pas, ce coup-ci.

Ils quittèrent l’isthme et piquèrent vers le nord et l’est en direction de Colath. Les pluies survinrent, mais le moral demeurait excellent dans les rangs comme au sein des Compagnons. Dans quelques jours, on serait en vue du territoire d’Atyion, non loin des opulentes ressources qu’il recelait -

chevaux et greniers, sans compter les fabuleux trésors du château. Korin n’avait guère eu plus que des promesses en poche jusque-là pour tenir ses lords ; de prodigieuses dépouilles se trouvaient désormais presque à portée de leurs mains. Il raserait Atyion et se servirait de ses richesses inépuisables pour reconstruire une Ero plus prestigieuse que jamais.

Cet après-midi-là, cependant, l’un des éclaireurs avancés revint au triple galop sur une monture couverte d’écume, suivi de près par un autre cavalier.

« Boraeüs, n’est-ce pas ? » dit Korin, reconnaissant en ce dernier l’un des principaux espions de Nyrin.

« Sire, je vous apporte des nouvelles du prince Tobin. Il s’est mis en marche !

— Combien d’hommes avec lui ?

— Cinq mille peut-être. Je ne suis pas sûr. Mais il ne remonte pas la route côtière. Il envoie à votre rencontre une autre force commandée par Lord Tharin…

— Tharin ? » murmura Porion en fronçant les sourcils.

Alben émit un gloussement. « Ainsi, c’est sa nourrice sèche que Tobin nous dépêche au train ? Il a donc finalement dû apprendre à se torcher le nez !

— Tharin a servi au sein des Compagnons de votre père, Sire, lui rappela Porion en décochant à Alben un coup d’œil lourd de mise en garde. Il était le plus vaillant capitaine du duc Rhius. Il n’y aura ni rime ni raison à le sous-estimer.

— Il ne s’agit là que d’une feinte, Sire, expliqua l’espion. Le prince est en train d’emprunter une route secrète à travers les montagnes pour vous déborder à partir de l’ouest.

— Nous y veillerons », gronda Korin.

Il ordonna de faire halte et convoqua ses autres généraux, puis fit répéter les nouvelles en leur présence par le messager.

« Voilà d’excellentes nouvelles ! Nous allons submerger comme une marée de tempête le contre-feu de cette force dérisoire et nous emparer de la ville en votre nom, Sire ! » s’exclama Nevus, dans son ardeur à venger la mort de son père.

Un coup d’œil à la ronde permit à Korin de lire dans les yeux de tous les assistants la même lueur affamée de convoitise et de vengeance. Ils étaient déjà en train de dresser l’état du butin.

Un grand calme intérieur se fit en lui pendant qu’il prêtait l’oreille à tous leurs débats, et ses idées n’en devinrent que d’autant plus nettes. « Lord Nevus, vous prendrez cinq compagnies de cavalerie pour affronter la force de l’est. Prenez-la en tenaille de conserve avec les troupes du duc Morus et écrasez-la. Capturez-moi Lord Tharin ou apportez-moi sa tête.

— Sire ?

— Atyion n’est rien. » Korin dégaina l’Épée de Ghërilain et la brandit. « Il ne peut y avoir qu’un seul et unique souverain de Skala, et c’est celui qui tient cette lame-ci ! Transmettez l’ordre : nous marchons vers l’ouest afin d’aller y écraser le prince Tobin et son armée.

— Vous scindez la vôtre ? demanda posément Porion. Vous risquez de condamner les navires de Morus. Il n’y a plus moyen de les avertir, maintenant. »

Korin haussa les épaules. « Il n’aura qu’à se débrouiller tout seul. La chute de Tobin entraînera la chute d’Atyion. Telle est ma volonté, et tels sont les ordres que je vous donne. Expédiez sur-le-champ des escouades d’éclaireurs au nord et au sud. Je ne veux pas que nos ennemis s’emparent de Cima sous notre nez. La princesse consort doit être protégée coûte que coûte. C’est nous qui prendrons le prince à l’improviste, messires, et quand nous le ferons, nous l’écraserons et mettrons un terme à ses prétentions une fois pour toutes. »

Les généraux s’inclinèrent bien bas devant lui et se retirèrent pour diffuser ses ordres.

« Voilà qui est bien joué, Sire, dit Moriel en lui offrant sa propre gourde de vin. Lord Nyrin s’enorgueillirait de vous voir en ce moment. »

Korin se retourna et poussa la pointe de son épée sous le menton du flagorneur. Le Crapaud blêmit et se figea, le dévisageant d’un air effaré.

La gourde de vin lui tomba des mains et éclaboussa de son contenu l’herbe foulée.

« Si tu souhaites rester parmi les Compagnons, tu ne t’aviseras plus de me mentionner à nouveau cette créature.

— Vous serez obéi, Sire », souffla Moriel.

Après avoir rengainé son épée, Korin s’éloigna à grands pas, sans se soucier du regard rancunier qui le talonnait.

Porion remarqua celui-ci, cependant, et en récompensa Moriel d’une sévère calotte sur l’oreille. « Sois reconnaissant au roi de sa patience, l’avertit-il. Ton maître est mort, et je t’aurais noyé depuis des années s’il n’avait dépendu que de moi. »

Caliel avait espéré rencontrer Korin sur la route, mais il n’y trouva pas l’ombre d’une armée ni d’indice de son passage. Ils chevauchèrent tout du long jusqu’à la route de l’isthme sans repérer la moindre trace de lui, et Caliel apprit dans les villages qu’ils traversaient qu’il avait rebroussé chemin et pris la direction du sud pour aller affronter Tamir sur la côte ouest.

Après avoir parcouru quelques milles supplémentaires, les champs piétinés, les chemins défoncés et les ornières creusées par de lourds fourgons révélèrent à Caliel que des troupes étaient passées par là.

« Pourquoi sont-ils partis pour l’ouest ? demanda Tanil. Il n’y a rien là-

bas.

— Je l’ignore. » Il s’interrompit et examina furtivement l’écuyer. Celui-ci avait encore quelques absences mais, plus ils se rapprochaient de Korin, plus il avait l’air heureux.

Il n’est pas du tout en état de se battre. Je devrais l’emmener à Cima et l’y laisser d’une façon ou d’une autre, pour qu’il y soit en sécurité. Mais la nostalgie qu’il lisait dans ses yeux quand ils se perdaient vers l’ouest lui faisait l’effet de refléter les sentiments de son propre cœur. Ils étaient tous deux des hommes de Korin. Leur place était à ses côtés, quelle qu’elle fût.

Il se força à sourire et mit son cheval au pas. « Eh bien, allons.

Rattrapons-le.

— Il sera suffoqué de nous voir !» s’esclaffa Tanil.

Caliel acquiesça d’un hochement de tête, non sans se demander une fois de plus quel genre de réception lui serait personnellement réservé.

21

La fin du franchissement des montagnes mit leurs nerfs à rude épreuve pendant quatre interminables journées supplémentaires. Le chemin courait le long des berges de rivières torrentueuses avant d’escalader des défilés rocheux qui aboutissaient dans de petites vallées verdoyantes où broutaient des troupeaux de chèvres et de moutons. On relevait çà et là des empreintes de couguars et d’ours et, la nuit, des lynx poussaient des feulements perçants de femmes à l’agonie.

Il n’y avait que dans les vallées que Tamir pouvait regrouper l’ensemble de ses troupes au lieu de les laisser s’échelonner comme les éléments d’un collier brisé. Nikidès revint un jour rapporter qu’il leur faudrait deux heures pour passer par un certain endroit.

La nouvelle de l’approche de Tamir la précédait, conformément aux promesses de Sheksu. Plusieurs fois par jour, Mahti prenait les devants et disparaissait en empruntant un sentier latéral qui grimpait vers quelques villages cachés. Ceux qu’on voyait de la route étaient constitués de quelques huttes en pierres sèches auxquelles des peaux tendues tenaient lieu de toiture. Leurs habitants se planquaient ou prenaient la fuite, mais de la fumée montait des feux de cuisine, et des bandes de chèvres ou de poulets vagabondaient parmi les demeures silencieuses.

Sur les conseils de Mahti, Tamir laissait des présents sur le bord du chemin pour chacun des villages : de l’argent, de la nourriture, de la corde, de petits couteaux et autres choses semblables. Parfois, ils trouvaient eux-mêmes des paniers de vivres déposés à leur intention - viande de chèvre fumée graisseuse, fromages à l’odeur fétide, baies et champignons, parfois des pièces de bijouterie primitive.

« Ils entendre bien de toi, l’informa le sorcier. Toi prendre cadeau ou faire insulte.

— On se passerait volontiers de tout ça », fit Nikidès, le nez plissé de dégoût, pendant que Lorin et lui inspectaient le contenu d’une corbeille.

« Ne fais pas le délicat », s’esclaffa Ki en croquant dans une tranche de viande coriace comme du cuir. Tamir en tâta elle-même. Cela lui remémora ce que Lhel leur avait jadis donné à manger.

De temps à autre, le sorcier local, qu’il fût homme ou femme, se risquait dehors pour satisfaire sa curiosité, mais il se montrait circonspect même à l’endroit de Mahti, et il n’observait les intrus que de loin.

Le temps se boucha pendant qu’ils franchissaient un col vertigineux et commençaient à descendre vers la côte ouest. De lourds nuages et du brouillard flottaient presque à ras de l’étroit défilé. Des filets d’eau qui suintaient à travers les rochers transformaient par moments la route en ruisseau, rendant la marche périlleuse sur les pierres instables. Ici, les arbres étaient différents, les trembles encore verts et les fourrés beaucoup plus denses dans les sous-bois.

La pluie survint sous la forme d’averses patientes et continuelles, et bientôt chacun fut trempé jusqu’à l’épiderme. Tamir dormit mal sous l’abri malingre d’un arbre, pelotonnée pour avoir chaud avec Ki et Una, et elle découvrit à son réveil un couple de salamandres qui s’ébattait perché sur la pointe boueuse d’une de ses bottes.

Le lendemain, alors qu’ils passaient à proximité d’un gros village, ils aperçurent trois sorciers juchés sur un talus juste en surplomb du chemin : une femme et deux hommes, avec leur oo’lu prêt à sonner.

Tamir refréna son cheval à l’écart, accompagnée par Mahti, Arkoniel et Ki. « Je connaître ceux-là, dit Mahti. J’aller.

— J’aimerais m’entretenir avec eux. »

Mahti les héla, mais ils conservèrent leurs distances et lui adressèrent des signes de main. «Non, ils dire ils parlent à moi. » il s’avança seul. « C’est fichtrement angoissant, marmonna Ki. J’ai l’impression qu’il y a des tas d’yeux qui nous guettent à notre insu.

— lis ne nous ont pas agressés, pourtant. »

Mahti les rejoignit quelques instants plus tard. « Ils pas entendre parler de toi. Peur de si nombreux et être en colère que j’être avec vous. Je leur dire tu… » Il marqua une pause puis demanda quelque chose au magicien.

« Ils ne savent que penser d’une armée qui traverse leur territoire sans les attaquer », expliqua celui-ci.

Mahti hocha la tête pendant qu’ils redémarraient. « Je dire eux. Lhel dire, elle aussi. Toi aller, et ils envoyer chanson. »

L’un des sorciers se mit à jouer un vrombissement grave pendant qu’ils le dépassaient.

« Je croirais volontiers que des gens réfugiés si loin dans les montagnes n’ont jamais vu aucun Skalien jusqu’ici », observa Lynx, tout en continuant à surveiller les Retha’noïs d’un œil inquiet.

«Pas voir, mais entendre parler, comme vous entendre parler des Retha’noïs, fit Mahti. Si keesa être… » Il s’arrêta net de nouveau, branlant du chef avec dépit, puis il se tourna vers Arkoniel et lui dit quelque chose.

Le magicien se mit à rire. « Si un enfant n’est pas sage, sa mère lui dit :

"Sois gentil, sans quoi le peuple pâle viendra te prendre durant la nuit." Je lui ai raconté que les Skaliens tenaient le même discours à leur progéniture à propos des siens.

—Ils voir tu avoir plein de monde, mais tu pas faire mal ou brûler. Ils se rappeler toi.

— Pourraient-ils nous faire du mal s’ils le voulaient?» demanda Ki, sans cesser lui non plus de lorgner avec méfiance les trois sorciers.

Mahti trancha simplement la question par un hochement de tête catégorique.

Enfin, le sentier les ramena par une pente régulière dans des forêts de chênes et de sapins surmontées de brume. Dans l’après-midi du cinquième jour, ils émergèrent des nuages qui plafonnaient presque au ras du sol, et leurs regards plongèrent sur un immense versant boisé et des prairies vallonnées. Dans le lointain, Tamir discerna la sombre courbe de la mer d’Osiat.

« Nous avons réussi ! cria Nikidès.

— Où se trouve Remoni ? » demanda Tamir.

Mahti pointa le doigt droit devant, et elle sentit son cœur battre un peu plus vite. Une journée de marche tout au plus, et elle verrait sa fameuse baie. Dans ses rêves, elle et Ki s’étaient tenus juste au-dessus, côte à côte et à un souffle d’un baiser. Cela faisait quelque temps maintenant qu’elle n’avait pas fait ce rêve, pas depuis Afra.

Et nous nous sommes embrassés, songea-t-elle avec un sourire intérieur, malgré le fait que le loisir leur avait manqué pour de telles choses depuis bien des jours. Elle se demanda si le rêve serait différent, maintenant.

« Tu avoir bonne pensée? »

Planté près de son cheval, Mahti lui adressait un large sourire. « Oui, admit-elle.

— Regarder là. » il indiqua derrière la voie qu’ils avaient empruntée pour venir, et Tarir tressaillit en voyant que le front de la crête était bordé de silhouettes sombres, des centaines peut-être, qui regardaient défiler l’interminable ligne de fantassins.

« Ton peuple en sécurité, si tu n’essaies pas passer de nouveau par là, expliqua-t-il. Tu faire ta bataille et aller à ton propre pays par un autre sentier. Sentier du sud.

— Je comprends. Mais tu nous quittes déjà? Je ne sais pas comment trouver Remoni.

— Je te mener, puis aller chez moi.

— Je n’en demande pas davantage. »

La vue de la ligne de côtes lointaine avait aussi fait bondir le cœur d’Arkoniel. Si les visions étaient véridiques - et si la campagne en cours s’achevait par une victoire -, il atteindrait bientôt les lieux où son existence devait se terminer. Quitte à lui faire une impression bizarre, cette perspective n’en était pas moins exaltante.

Une fois au-delà des limites étriquées du sentier de montagne, la marche devint plus facile. Le chemin était dûment battu et suffisamment large à certains endroits pour deux chevaux de front.

Malgré les allées et venues intermittentes de la pluie, le bois à brûler ne manqua pas cette nuit-là, ce qui permit aux Skaliens de bénéficier d’un confort bien supérieur à celui des jours précédents. Pendant que les autres allumaient un feu et préparaient le repas du soir, Arkoniel entraîna Tamir à l’écart sous un chêne. Ki les suivit et s’assit près d’elle.

Le magicien s’efforça de ne pas sourire. Les deux jeunes gens tâchaient comme d’un accord tacite de n’en rien laisser transparaître, mais leurs relations s’étaient quelque peu modifiées depuis la nuit du fort. Ils ne se regardaient plus l’un l’autre d’un air purement amical, et ils se figuraient que personne d’autre ne pouvait s’en apercevoir.

«Arkoniel, vous avez retrouvé Korin? Demanda-t-elle.

— C’est ce que je m’apprête à vérifier. Consentez-vous à me laisser pratiquer sur vous deux l’œil du magicien?

— Oui », répondit Ki, manifestement désireux de tenter l’expérience.

Tamir se montra moins enthousiaste, comme toujours. Arkoniel n’avait jamais cessé de déplorer de l’avoir effrayée par sa balourdise, la première fois où il s’était avisé de l’associer à l’utilisation de ce sortilège. Elle finit néanmoins par lui adresser un hochement succinct.

Arkoniel trama le charme et concentra son esprit sur les trajets probables. «Ah ! Voilà. » Il leur tendit une main à chacun.

Tamir saisit celle qu’il lui destinait, crispée d’avance par la prévision de l’inévitable accès de vertige qui la prenait invariablement chaque fois qu’il cherchait à lui montrer quelque chose de cette manière. Ce ne fut pas différent cette fois. Elle ferma violemment les yeux lorsqu’elle sentit le charme engloutir tout son être.

Elle dominait de très haut une immense étendue de campagne vallonnée, et elle distingua une armée campée sur le bord d’une vaste baie. Une multitude de feux de veille ponctuait la plaine plongée dans le noir.

« Tant de monde ! chuchota-t-elle. Et regardez tous ces chevaux ! Des milliers. Pouvez-vous me dire à quelle distance il se trouve de nous ?

— Selon toute apparence, la baie doit être celle des Baleines. Peut-être à deux jours de marche de notre propre destination? Peut-être moins.

— Il lui aurait été possible d’être déjà à Atyion. Croyez-vous qu’il ait eu vent de mes mouvements?

— Oui, je dirais. Laissons ça un moment. Je vais élargir la recherche. »

Tamir rouvrit les yeux et découvrit que Ki lui souriait d’un air épanoui.

« C’était fantastique ! » chuchota-t-il, l’œil étincelant.

« Ça rend des services », admit-elle.

Arkoniel se frotta les paupières. « Ce sortilège exige pas mal d’efforts. »

« Korin aura dépêché des éclaireurs à notre recherche, dit Ki. Vous avez repéré le moindre indice de leur présence ? »

Le magicien lui décocha un regard pince-sans-rire. « Rien qu’une armée.

— Nous n’avons pas besoin de magie pour nous renseigner à cet égard-là, dit Tamir. Nous ferions mieux de poursuivre notre route à vive allure, avant qu’il ne se décide à venir me trouver lui-même. »

Loin de là, à l’est, Tharin, du haut de sa selle, comptait les bannières de la force déployée dans la plaine devant lui. Il était à la tête de deux mille hommes, mais Nevus en avait au moins deux fois plus. Il les avait surpris à moins d’une journée de chevauchée d’Atyion, deux jours plus tôt, et il n’avait pas été étonné de voir Nevus refuser toute espèce d’accommodement visant à éviter la bataille.

Tirant son épée, Tharin la brandit en l’air, et il entendit un millier de lames lui répondre en chantant au sortir du fourreau, ainsi que le ferraillement de centaines de carquois. De l’autre côté du champ, Nevus fit de même.

« Je verrai ton corps pendu près de celui de ton père », murmura Tharin, en notant sa position. Se haussant sur ses étriers, il vociféra : «Pour Tamir et Skala ! »

Ses soldats répercutèrent le cri, et leurs clameurs déferlèrent à travers la plaine en la submergeant comme un raz-de-marée pendant qu’ils chargeaient sus à l’ennemi.

Tamir passa la journée du lendemain à remonter le long de la ligne avec quelques-uns de ses Compagnons pour faire le point sur ses guerriers.

Certains étaient tombés malades pendant les nuits froides et humides, et quelques-uns avaient péri sous des éboulements au cours de la traversée des cols supérieurs. Il y avait eu un certain nombre de règlements de comptes sanglants, et une poignée d’hommes avaient tout bonnement disparu.

D’aucuns murmuraient qu’ils avaient été capturés par le peuple des collines, mais leur désertion était beaucoup plus probable, ainsi que des accidents. Il n’y avait plus une goutte de vin dans les gourdes, et les rations s’amenuisaient.

Tamir s’arrêtait fréquemment pour bavarder avec les capitaines et les simples soldats, attentive à leurs doléances, et leur promettait des dépouilles sur le champ de bataille, tout en vantant leur endurance. Leur loyauté et leur détermination à remettre les choses d’aplomb lui réchauffaient le cœur. Certains faisaient un peu trop de zèle en lui offrant de lui apporter la tête de Korin au bout d’une pique.

« Amenez-le-moi vivant, et je paierai sa rançon en or, leur dit-elle. Versez délibérément le sang de mon parent, et vous n’obtiendrez aucune récompense de moi.

— Je gage que Korin n’est pas en train de faire ce genre de distinguo », fit observer Ki. À quoi Tamir répliqua d’un ton las: « Je ne suis pas Korin. »

L’atmosphère se réchauffa au fur et à mesure que l’on s’éloignait des montagnes. Il y avait du gibier à foison, et l’on expédia des archers pallier la diminution des réserves de vivres avec de la venaison, des lièvres et des grouses. Les escouades d’éclaireurs ne découvrirent pour leur part aucune trace d’habitations.

On atteignit la côte à la fin l’après-midi, et Tamir savoura la vivifiante salinité de l’air après tant de jours passés à l’intérieur des terres. La ligne de côtes rocheuse était profondément entaillée de baies aux parois abruptes et de criques. Constellée d’îles éparpillées, la sombre Osiat se déployait de toutes parts jusqu’à l’horizon brumeux.

Mahti vira vers le nord. Des prairies ouvertes entre la mer et la forêt qui les bordait à l’est s’étendaient sans fin devant eux. Des daims y paissaient, et l’approche des chevaux faisait subitement détaler des lapins de l’herbe où ils étaient tapis.

Le terrain s’élevait progressivement, et ils finirent par se trouver bien au-dessus des flots sur un promontoire herbeux. Parvenue au sommet d’une crête, Tamir eut le souffle coupé en reconnaissant les lieux avant même que Mahti ne tende le doigt vers le bas et n’annonce: « Remoni.

— Oui ! » Sous ses yeux s’étalait bel et bien la longue et profonde rade abritée par les deux îles sur lesquelles il était impossible de se méprendre.

Elle mit pied à terre pour se rendre au bord de la falaise. L’eau se trouvait à des centaines de pieds en contrebas. Dans ses rêves, elle y avait vu son reflet, mais ce n’avait été qu’une illusion. En réalité, il y avait au pied des falaises une assez vaste superficie de terrain plat, tout à fait idéale pour héberger une ville portuaire et des jetées. L’astuce consisterait à établir une voie d’accès praticable jusqu’à la citadelle établie sur les hauts.

Ki la rejoignit. « Tu as réellement rêvé ceci ?

— Tant et tant de fois que j’en ai perdu le compte répondit-elle. N’eût été la multitude d’yeux posés sur eux, elle l’aurait embrassé, rien que pour s’assurer qu’il n’allait pas disparaître, et elle, se réveiller.

« Bienvenue dans votre nouvelle ville, Majesté, dit Arkoniel. Mais elle exige quelques travaux. Je n’ai vu de taverne convenable nulle part. »

Lynx ne bougeait ni pied ni patte, la main en visière pour abriter ses yeux de la lumière oblique, pendant qu’elle contemplait son havre. «Hum…

Tamir? Où sont donc les navires ‘faïes ? »

Toute à son exaltation d’avoir découvert son fameux endroit, elle avait négligé ce détail capital. La rade était déserte, en bas.

Ils dressèrent leur camp sur place, après avoir disposé des piquets de sentinelles au nord et à l’est. Comme Mahti l’avait garanti, il y avait là quantité de sources excellentes et largement assez de bois pour un bon bout de temps.

Il fallut plusieurs heures pour que l’intégralité de la colonne ait achevé de les rattraper, sauf quelques traînards qui continuèrent encore d’affluer des heures durant.

« Mes gens sont épuisés, Majesté », rapporta Kyman.

Lorsqu’ils arrivèrent à leur tour, Jorvaï et Nyanis rapportèrent la même chose. « Dites-leur qu’ils ont bien gagné le droit de se reposer », répondit Tamir.

Après avoir chichement soupé de pain rassis, de fromage coriace et d’une poignée de baies ratatinées reçues du peuple des collines, elle alla baguenauder avec Ki parmi les feux de camp, l’oreille attentive aux fanfaronnades des soldats sur les batailles à venir. Ceux qui avaient de la viande fraîche la partagèrent avec eux, et en retour elle leur demanda comment ils s’appelaient et d’où ils venaient. Leur humeur était au beau fixe et, la rumeur de sa vision de Remoni ayant fait le tour des troupes pendant la marche, ils considéraient comme un heureux présage qu’un tel endroit existât réellement et que leur reine les y eût conduits.

La lune décroissante brillait haut dans le ciel chargé de nuages tourmentés quand ils regagnèrent la tente de Tamir. Devant eux flamboyait un feu magnifique, autour duquel étaient assis ses amis. Encore dissimulée dans le noir, elle s’arrêta pour bien enregistrer dans sa mémoire une fois de plus leurs visages souriants, rieurs. Elle avait pu évaluer la dimension des forces de Korin; d’ici peu de jours, ils risquaient de n’avoir plus guère lieu de rire ni de sourire.

« Allons, viens », murmura Ki, tout en lui glissant un bras autour des épaules. « M’est avis que Nik pourrait bien avoir encore un reste de vin. »

C’était le cas, et la chaleur qu’il diffusa en elle lui remonta le moral. Ils pouvaient bien avoir faim, mal aux pieds, les vêtements trempés…

n’empêche, ils étaient ici.

Elle était sur le point de rentrer dormir sous sa tente quand elle entendit retentir quelque part dans les parages le vrombissement bas et lancinant du cor de Mahti.

« Qu’ est-ce qu’il fabrique maintenant? » s’étonna Lutha à voix haute.

S’orientant sur le son, ils découvrirent le sorcier assis sur un rocher qui dominait la mer, les yeux clos tandis qu’il faisait résonner son étrange musique. Tamir s’approcha en silence. La mélodie foisonnait d’aigus et de graves singuliers, de croassements et de vibrations qui lui évoquèrent des cris d’animaux, le tout enfilé pêle-mêle sur un courant sans fin de souffle continu. Elle se mariait aux appels des oiseaux nocturnes, au glapissement lointain d’un renard et aux voix de l’armée, à ses chansons, ses rires et, de temps à autre, à un coup de gueule, un juron rageur, mais Tamir n’y percevait pas de magie. Se détendant pour la première fois depuis des jours et des jours, elle appuya son épaule contre celle de Ki et contempla la mer baignée par le clair de lune. Elle avait presque l’impression d’ y flotter ellemême, dansant sur les vagues comme une feuille. Elle était presque assoupie quand s’interrompit le chant.

« Qu’ est-ce que c’était? » demanda Ki tout bas.

Mahti se leva. « Chanson d’adieu. Je vous amener à Remoni. Je rentrer chez moi maintenant. » Il fit une pause, les yeux attachés sur Tamir, « Je faire guérison pour toi, avant de partir.

— Je te l’ai déjà dit, je n’ai nullement besoin de guérison. Mais je souhaiterais que tu restes avec nous. Nous aurons bientôt besoin de tes connaissances.

— Je pas faire pour combat comme toi. » Ses sombres prunelles la dévisagèrent pensivement. «Je rêver de nouveau de Lhel. Elle dire pas oublier ton noro ‘shesh. »

Tamir savait que ce terme désignait Frère. «Je ne l’oublierai pas. Elle non plus, je ne l’oublierai jamais. Dis-le-lui.

— Elle savoir. » Il ramassa son modeste paquetage et les raccompagna jusqu’au feu de camp pour faire ses adieux à Arkoniel et aux autres.

Lutha et Barieüs lui serrèrent la main. « Nous te devons la vie, dit Lutha.

J’espère que nous nous reverrons.

— Vous être bons guides. Amener moi à la fille qui était garçon, juste comme je dire. Amener elle à mon peuple. Vous être amis des Retha’noïs. »

Il se tourna vers Arkoniel et lui parla dans sa propre langue. Le magicien s’inclina puis lui répondit quelque chose.

Mahti chargea son cor sur son épaule et puis renifla la brise. « Encore pluie venir. » Lorsqu’il s’éloigna, ses pas ne firent aucun bruit sur l’herbe sèche, et les intervalles de ténèbres entre les feux de camp ne tardèrent pas à l’engloutir comme s’il n’avait jamais été là du tout.

22

Korin rêvait de Tobin presque chaque nuit, et ses rêves étaient plus ou moins identiques. Il lui arrivait d’être en train de déambuler soit dans la grande salle de Cima, soit dans les jardins du palais d’Ero, lorsqu’il remarquait devant lui une silhouette familière. Chaque fois, Tobin se retournait pour lui adresser un sourire grinçant puis prenait la fuite. Fou de rage, Korin tirait son épée et se précipitait à sa poursuite, mais il n’arrivait jamais à le rattraper. Parfois, le rêve semblait se prolonger durant des heures, et il se réveillait en nage et les nerfs à vif, le poing serré autour d’une poignée imaginaire.

Or, cette fois, le rêve fut totalement différent. Il chevauchait au bord d’une haute falaise, et Tobin l’attendait au loin. Mais celui-ci ne détalait pas lorsqu’il éperonnait sa monture pour la lancer au galop, il demeurait juste planté là, rieur.

Se riant de lui.

« Korin ? »

Korin se réveilla en sursaut et découvrit Urmanis penché au-dessus de lui. Il faisait encore noir. Le feu de veille du dehors projetait de longues ombres sur les parois de sa tente. « Qu’ y a-t-il ? » marmonna-t-il d’une voix râpeuse.

« L’une de nos escouades d’éclaireurs du sud a fini par retrouver Tobin. »

Korin le fixa pendant un moment, se demandant s’il était encore en train de rêver.

« Tu es réveillé, Kor ? Je t’annonçais que nous venions de retrouver Tobin ! Il est à peu près à une journée de marche plus au sud.

— Sur la côte ? murmura Korin.

— Oui. » Son interlocuteur le regarda d’un air bizarre en lui tendant une coupe de vin coupé d’eau.

C’était une vision, songea-t-il en avalant sa boisson du matin. Il rejeta les couvertures et rafla ses bottes.

« Il est passé par les montagnes, exactement comme on nous en avait avertis, poursuivit Urmanis en lui tendant une tunique. S’il tente de marcher sur Cima, nous n’aurons aucun mal à l’intercepter ici. »

En jetant un coup d’œil par la portière ouverte, Korin s’aperçut que l’aube était près de poindre. Porion et les Compagnons étaient plantés là, dans l’expectative.

Il les rejoignit. « Nous n’allons pas rester sur nos culs à l’attendre un instant de plus. Garol, fais sonner la levée du camp. Et qu’on se prépare à marcher. »

L’écuyer prit ses jambes à son cou.

« Moriel, convoque mes nobles.

— Tout de suite, Sire !» Le Crapaud s’empressa de filer.

Après avoir sifflé sa dernière gorgée de vin clairet, Korin rendit la coupe à Urmanis. « Où sont les éclaireurs qui lui ont mis la main dessus?

— Ici, Sire. » Porion lui présenta un individu blond et barbu: « Le capitaine Esmen, Sire, qui appartient à la maisonnée du duc Wethring. »

L’homme salua Korin. « Mes cavaliers et moi, nous avons localisé sur la côte des forces considérables, hier, juste avant le coucher du soleil. Je m’en suis personnellement approché pour épier les piquets dès la nuit tombée.

C’est sans discussion possible le prince Tobin. Ou la reine Tamir, comme nous l’avons entendu appeler », ajouta-t-il avec un petit sourire en coin.

Une fois que Wethring et les autres grands seigneurs les eurent rejoints, Korin leur fit répéter la nouvelle par l’éclaireur. «Quelle est l’importance des troupes dont il dispose ?

— Je ne saurais l’évaluer avec certitude, Sire, mais je la dirais largement inférieure à la vôtre. Composée pour l’essentiel d’hommes d’armes, et assez peu fournie en cavalerie. Peut-être deux cents chevaux.

— Avez-vous vu des étendards?

— Uniquement celui du prince Tobin, Sire, mais les hommes que j’ai entendus bavarder mentionnaient Lord Jorvaï. Je les ai aussi entendus se plaindre d’être affamés. Je n’ai pas vu la moindre trace d’un train de bagages.

— Cela expliquerait comment il a pu franchir si rapidement les montagnes, commenta Porion. Mais c’était folie de sa part que de venir avec des moyens aussi limités.

— Nous sommes quant à nous bien approvisionnés et reposés, musa Korin. Nous allons pousser notre avantage. Rassemblez ma cavalerie et donnez le signal en vue d’une progression des plus rapide. »

Le capitaine Esmen s’inclina de nouveau. «Daignez me pardonner, Sire, mais j’ai encore autre chose à dire. Il a été fait également mention de la présence de magiciens.

— Je vois. Rien de plus?

— Non, Sire, mais certains de mes hommes sont restés en arrière sur mon ordre afin de venir annoncer s’il démarre en direction du nord.

— Bien joué. Lord Alben, veillez à ce que cet homme soit récompensé.

— Est-ce que vous ferez devancer vos troupes par un héraut, roi Korin ? »

interrogea Wethring.

Korin lui répondit avec un sourire sinistre: « La vue de mon étendard sera l’unique avertissement que mon cousin recevra de moi. »

Mahti ne s’était pas trompé quant au temps. Une pluie chargée de brume arriva par la mer au cours de la nuit, mouillant les feux de veille et trempant jusqu’aux os les soldats déjà éreintés. Quoiqu’il fit de son mieux pour le cacher, Barieüs n’avait pas arrêté de tousser de toute la soirée.

« Dors sous ma tente cette nuit, lui dit Tamir. C’est un ordre. J’ai besoin que tu sois en forme demain.

— Merci », répondit-il d’une voix rauque, tout en étouffant une nouvelle quinte derrière sa main.

Lutha le regarda d’un air inquiet. « Prends mes couvertures. Je n’en aurai pas besoin pour monter la garde.

— Tu devrais te reposer autant que tu le pourras, conseilla Ki à Tamir.

— Je le ferai. Mais pas tout de suite. Il me faut parler avec Arkoniel.

— Je sais où il est. »

Il embrasa une torche et la reconduisit vers les falaises. Arkoniel s’y trouvait en compagnie de Saruel, agenouillé auprès de son maigre feu personnel. À force de tramer des charmes de recherche, ils avaient tous deux les orbites creuses, et pendant qu’elle se rapprochait, Tamir s’aperçut que le magicien toussait par accès déchirants dans sa manche.

— Vous êtes malade, vous aussi ? s’alarma-t-elle.

— Non, c’est simplement l’humidité, répliqua-t-il, mais elle soupçonna qu’il mentait.

— Un quelconque indice de la présence des ‘faïes jusqu’ici ? demanda Ki.

— Je crains que non.

— C’est le début de la saison des tempêtes sur cette mer, fit Saruel. Ils pourraient avoir été déroutés par Je vent.

— Et en ce qui concerne Tharin ? »

Arkoniel soupira en branlant du chef. « Atyion n’est pas assiégé. Voilà tout ce que je puis vous dire. Lyan n’a pas envoyé de message… » N’ayant plus rien d’autre à faire que d’attendre dorénavant, Tamir laissa Ki la reconduire à sa tente et s’efforça de prendre quelques heures de repos. Ses vêtements humides et la toux intermittente de Barieüs l’empêchèrent de dormir comme une souche. Après avoir somnolé par à-coups, elle se leva avant le point du jour et découvrit le monde enveloppé dans la purée de pois. La pluie tombait toujours, froide et persistante. Lorin et Tyrien montaient la garde à l’extérieur, recroquevillés sous leurs manteaux lorsqu’ils mettaient du bois pour alimenter le feu qui fumait d’abondance.

Elle s’éloigna pour soulager sa vessie. Le simple fait de n’avoir qu’à dénouer les aiguillettes de ses culottes continuait à lui manquer. En tout état de cause, au moins le brouillard la dispensait-il de devoir aller au diable pour pisser.

Le monde qui l’environnait n’était que grisaille et noirceur. Elle arrivait à discerner le bord de la falaise et les sombres silhouettes des hommes et des chevaux, mais ce de manière aussi indistincte que le paysage d’un rêve. Elle entendait des grommellements, des papotages et des crises de toux dans les parages des feux autour desquels remuaient des ombres. Trois formes emmitouflées se dressaient sur le bord de la falaise.

« Faites attention où vous posez les pieds », la prévint l’une d’elles pendant qu’elle allait les rejoindre.

Perdus dans quelque sortilège, Arkoniel et Lord Malkanus avaient tous deux les yeux fermés. Kaulin se trouvait avec eux, les tenant chacun par un coude.

« Il a passé toute la nuit à la tâche ? » s’enquit-elle à voix basse.

Kaulin répliqua par un signe de tête affirmatif.

« Repéré quoi que ce soit? » Elle devinait déjà la réponse.

Lord Malkanus rouvrit les yeux. « Je regrette, Majesté, mais je n’ai toujours pas vu la moindre trace de bateaux. Mais le brouillard est très dense, et l’immensité de la mer ne nous facilite pas les choses.

— Cela ne signifie pas qu’ils ne se trouvent pas au large quelque part ici ou là, soupira Arkoniel en rouvrant les yeux à son tour. Non que cela importe actuellement. Korin est en train de lever le camp. J’ai recouru au charme de fenêtre tout à l’heure. Je n’ai toujours pas réussi à le focaliser sur Korin, mais je suis quand même arrivé à découvrir ses généraux. Il était question dans leur conférence de faire mouvement vers le sud. Je le soupçonne de savoir que vous vous trouvez à proximité, vu sa décision de se mettre en marche aussi subitement. »

Tamir se frictionna le visage avec une main qu’elle enfouit ensuite dans ses cheveux sales pour les rebrousser, tout en essayant d’ignorer les gargouillements de son estomac. « Dans ce cas, nous n’avons pas beaucoup de temps. »

Elle retourna à sa tente, où l’attendaient ses maréchaux et les autres. Ki lui tendit une grouse rôtie, toute brûlante encore sur la brochette qui avait servi à la faire cuire. « Un cadeau de l’un des hommes de Colath. »

Tamir détacha du bréchet un morceau de blanc puis la lui rendit.

« Partagez-vous le reste à la ronde. Messires, Korin est en chemin, et il n’est qu’à une journée plus ou moins de distance. Mon avis est de choisir le terrain et de nous tenir prêts à l’accueillir à son arrivée ici plutôt que de nous porter à sa rencontre. Nyanis, Arkoniel et les Compagnons chevaucheront avec moi. Au restant d’entre vous d’alerter vos compagnies respectives et de faire passer le mot. Et avertissez-les de rester à l’écart des falaises jusqu’à ce que se lève ce foutu brouillard ! On ne peut se permettre le moindre accident. »

La pluie se réduisit lentement à une espèce de bruine tandis qu’ils chevauchaient vers le nord, et le vent qui se mit à souffler déchiqueta des lambeaux de brouillard autour d’eux.

« Le nombre joue en faveur de Karin, ainsi que la puissante cavalerie dont il bénéficie. Il nous faut trouver un moyen pour amenuiser son avantage », songea Tamir à voix haute, tout en examinant la campagne qu’ils traversaient.

« Vos archers constituent votre puissance de frappe la plus importante, fit observer Nyanis.

— Et si maître Arkoniel tramait un charme de fenêtre au travers duquel vous tireriez sur Korin, comme vous l’avez fait avec les Plenimariens ? »

suggéra Hylia.

Tamir fronça les sourcils à l’adresse de la jeune fille écuyer. « Ce serait déshonorant. Lui et moi sommes parents et guerriers, et c’est en tant que guerriers que nous nous affronterons sur le champ de bataille.

— Pardonnez-moi, Majesté, répondit Hylia. J’ai parlé sans réfléchir. »

Au-delà de leur camp, le terrain s’abaissait, et la forêt se reployait vers les falaises, non sans ménager un espace découvert de moins d’un demi-mille de large entre sa lisière et la mer. Plus loin, le terrain se redressait en pente raide au-delà d’un petit ruisseau.

Tamir démonta là pour laisser son cheval s’abreuver. La terre cédait mollement sous ses bottes. Elle franchit le ruisseau d’un bond et parcourut la rive opposée en tapant du pied. « C’est marécageux de ce côté-ci. Si la cavalerie de Korin dévale au galop, elle risque fort d’y trouver piètre appui. »

Après avoir retraversé, elle se remit en selle puis gravit au galop la colline avec Nyanis et Ki pour scruter du sommet le panorama. Au-delà de la crête, le sol était ferme et sec pour autant que la portée de son regard lui permettait d’en juger. La forêt n’était plus aussi proche de ce côté-là et, à partir de cette direction, l’espace ne cessait de se rétrécir au fur et à mesure que l’on s’enfonçait plus avant sur l’autre versant.

« S’il charge d’ici, ce sera comme des pois dans un entonnoir, fit Tamir.

Une large ligne de front finirait fatalement par se contracter et par s’entasser sur elle-même, à moins que Korin ne resserre ses rangs.

— Si vous marchiez depuis le nord, ces lieux sembleraient excellents pour prendre position, dit Nyanis.

Vous auriez les hauteurs.

— C’est ce qu’il y a de mieux pour la défense, toutefois. Or, il nous faut les amener à fondre sur nous.

— Korin tiendra une charge d’infanterie pour nulle et non avenue, dit Ki.

Il y a fort à parier qu’il réussirait à rompre nos lignes, au demeurant, s’il dispose d’autant de monde que vous l’affirmez, Arkoniel.

— C’est précisément ce qu’il va penser », déclara Tamir, qui voyait déjà les choses dans son esprit. « Ce qu’il nous faut, c’est un héraut et un hérisson. »

23

Après avoir coupé plein ouest jusqu’à la côte de l’Osiat, Korin se tourna ensuite vers le sud avec sa cavalerie, laissant à l’infanterie l’ordre de rattraper rapidement son retard sur eux.

Sans jamais perdre la mer de vue, il chevaucha dur toute la journée, traversant des herbages découverts et contournant la forêt profonde.

« Campagne d’aspect opulent », remarqua Porion lorsqu’ils firent halte pour abreuver leurs montures au gué d’une rivière.

Mais Korin n’avait pas plus d’yeux pour les basses terres que pour les boqueteaux d’arbres. Son regard ne cessait de fixer les lointains, où il voyait déjà mentalement l’apparition de son cousin. Après tous ces mois d’incertitude et d’atermoiements, c’était tout juste s’il arrivait à croire qu’il allait finalement affronter Tobin et décider du sort de Skala une fois pour toutes.

Il fallut attendre le milieu de l’après-midi avant que ne surgisse un éclaireur apportant des nouvelles de l’armée de Tobin.

« Ils se sont avancés de quelques milles vers le nord, Sire, et ils semblent s’attendre à votre arrivée, l’informa le cavalier.

— Ce sera l’ouvrage de ses magiciens », dit Alben.

Korin opina sombrement du chef. Comment se faisait-il que Nyrin et sa clique ne lui aient jamais été d’une telle utilité?

Ils étaient sur le point de se remettre en route quand il entendit un cavalier survenir de l’arrière à un galop impitoyable. L’homme le salua tout en immobilisant sa monture.

« Sire, on a capturé deux cavaliers à la queue de la colonne. L’un d’entre eux prétend être votre ami, Lord Caliel.

— Caliel ! » Pendant un moment, Korin eut du mal à retrouver sa respiration. Caliel, ici ? Il vit sa propre stupéfaction reflétée sur les visages des Compagnons restants, Moriel mis à part, qui paraissait décontenancé.

« Il réclame de votre indulgence que vous le voyiez, lui et l’homme qu’il vous a amené, reprit le messager.

— Amenez-les-moi tout de suite ! » ordonna Korin, tout en se demandant ce qui avait bien pu inciter Caliel à revenir. Il se mit à déambuler sans trêve ni cesse pendant qu’il attendait, les poings bloqués derrière son dos, sous le regard d’Alben et des autres qui demeuraient cois. S’agissait-il d’une ruse de Tobin, lui renvoyant ce traître pour l’espionner ? Que pouvait espérer gagner Caliel en intervenant si tard dans la partie ? Korin n’arrivait pas à imaginer pour quel autre motif il aurait risqué sa tête en refaisant surface.

Pour se venger, peut-être ? Mais c’était tout bonnement suicidaire, étant donné les circonstances.

Sur ces entrefaites apparut une escorte armée au milieu de laquelle Korin distingua Caliel à cheval, les mains attachées devant lui. Quelqu’un d’autre chevauchait à ses côtés. Comme l’intervalle s’amenuisait, Korin ne put réprimer un hoquet de stupeur, tandis que son cœur chavirait dans sa poitrine. « Tanil ? »

L’escorte s’immobilisa, et quatre hommes arrachèrent les prisonniers de leur selle et les propulsèrent vers l’endroit où se tenaient en observation Korin et les autres. Caliel soutint son regard sans ciller puis planta un genou en terre devant lui.

Tanil était blême et maigre. Il avait l’air terriblement hébété, mais il s’épanouit en un beau sourire lorsqu’il aperçut Korin et tenta de s’avancer vers lui, mais on le retint de force.

« Je vous ai retrouvé, messire ! cria-t-il en se débattant faiblement.

Prince Korin, c’est moi ! Pardonnez-moi… Je me suis perdu, mais Cal m’a ramené !

— Relâchez-le ! » ordonna Korin. Tanil se précipita vers lui et tomba sur ses genoux, tout en se cramponnant à la botte de Korin avec ses mains liées.

Korin dénoua la corde et entoura gauchement de ses bras les épaules tremblantes de l’adolescent. Tanil riait et sanglotait en même temps, tout en balbutiant des flopées d’excuses cent fois répétées.

En se portant au-delà de lui, le regard de Korin découvrit Caliel qui les considérait avec un sourire navré. Il était crasseux et blême, lui aussi, et il semblait sur le point de s’évanouir, mais il souriait tout de même. « Que faites-vous ici ? » questionna Korin, pas encore tout à fait maître de sa voix.

« Je l’ai trouvé à Atyion. Comme il n’aurait pas connu de repos avant d’être retourné auprès de vous, je l’ai emmené. »

Korin se libéra de l’étreinte de Tanil et marcha droit sur Caliel, tout en tirant son épée pendant qu’il s’avançait.

« Est-ce Tobin qui vous a envoyés?

— Non, mais elle s’est fait honneur de nous laisser partir, même en sachant que c’était pour retourner vers vous. »

Korin pointa la lame sous le menton de Caliel. « Vous ne me parlerez pas de lui de cette façon-là, compris?

— Si tel est votre souhait, messire. »

Korin abaissa la lame de quelques pouces. « Pourquoi es-tu revenu, Cal?

Tu te trouves encore sous le coup d’une condamnation à mort.

— Alors, tue-moi. J’ai accompli la tâche que je m’étais assignée en venant. Seulement…, de grâce, montre-toi gentil envers Tanil. Il a suffisamment souffert, pour l’amour de toi. » Sa voix était rauque et creuse quand il eut fini, et il tanguait sur son genou. Korin resongea à la flagellation qu’il avait subie et se demanda par quel miracle il avait seulement réussi à y survivre. Il ne s’en était guère soucié, à l’époque. À

présent, il éprouvait les premiers tiraillements de la honte.

« Détachez-le, commanda-t-il.

— Mais, Sire…

— J’ai dit de le détacher ! aboya Korin. Apportez-leur de la nourriture et du vin, ainsi que des vêtements convenables. »

Une fois délié, Caliel se frictionna les poignets, mais il demeura agenouillé. « Je n’escompte absolument rien, Korin. Je voulais juste ramener Tanil.

— Tout en sachant que je te ferais pendre? »

Caliel haussa les épaules.

« À qui va ton allégeance, Cal ?

— Tu doutes encore de moi ?

— Où sont les autres ?

— Ils sont restés à Atyion.

— Mais pas toi ? »

Caliel le fixa de nouveau droit dans les yeux. « Comment le pourrais-je ? »

Korin demeura immobile un moment, aux prises avec son propre cœur.

Les accusations portées par Nyrin contre Caliel lui semblaient si creuses maintenant. Comment avait-il pu croire son ami coupable de telles infamies?

« M’engages-tu solennellement ta foi? Me suivras-tu, accepteras-tu de seconder mon entreprise ?

— Je l’ai toujours fait, Sire. Je le ferai toujours. »

Comment peux-tu me pardonner ? se demanda Korin, abasourdi. Il tendit la main pour attirer Caliel sur ses pieds, puis le maintint à bras-le-corps en constatant que ses genoux flageolaient sous lui. Il le sentit maigre et frêle sous sa tunique et l’entendit exhaler un gémissement étouffé quand ses mains se refermèrent sur son dos. Les touffes trahissant l’emplacement des nattes tranchées de Caliel le narguaient comme une dérision.

« Je suis désolé, lui chuchota-t-il de manière à n’être entendu que de lui.

Terriblement désolé.

— Garde-t’en bien ! » Les mains de Caliel se resserrèrent sur les épaules de Korin. « Pardonne-moi de t’avoir fourni l’occasion de douter de moi.

— C’est oublié. » Puis, à l’assistance sous les yeux de laquelle il se donnait personnellement en spectacle, il déclara d’un ton bourru: « Lord Caliel s’est racheté lui-même. Lui et Tanil font à nouveau partie des Compagnons.

Alben, Urmanis, prenez soin de vos frères. Assurez leur confort et trouvez-leur des armes. »

Les autres aidèrent délicatement Caliel à s’asseoir au bord de la rivière.

Tanil demeura aux côtés de Korin, mais son attention n’arrêtait pas de s’égarer en direction de son sauveur. Moriel papillonnait à leurs côtés, mais Korin surprit le regard ouvertement haineux dont Caliel foudroya le Crapaud et celui qu’il en obtint en retour. « Meriel ! jappa-t-il. Va donc t’occuper des chevaux, toi. »

24

Entre-temps, Tamir avait infatigablement attelé tout son monde à la tâche des préparatifs en vue de l’arrivée de Korin, et Ki ne la lâchait pas d’une semelle. Le brouillard acheva de se dissiper vers midi, mais sans que les nuages cessent de planer bas, et la pluie soufflant de la mer s’acharna toute la journée, maintenant l’humidité des vêtements, faisant fumer les feux quand elle ne les éteignait pas. Les archers contrôlaient leurs arcs, retendaient les cordes un peu lâches et les enduisaient consciencieusement de cire.

La totalité des troupes se déplaça vers le nord pour se masser sur la bordure du terrain découvert qu’avait choisi Tamir. Ki et plusieurs des meilleurs archers de Nyanis emportèrent leurs arcs sur la crête de la colline afin de décocher des flèches en direction de leur propre côté du champ de bataille, tantôt pour leur faire décrire une parabole en l’air, tantôt pour les tirer droit au but, de manière à en tester la portée. Les autres Compagnons marquaient soigneusement l’endroit où elles touchaient terre, ce qui permettait à Tamir d’établir la position de ses futures lignes.

« Korin a bénéficié des mêmes leçons que nous, s’inquiéta Ki en la rejoignant. Ne crois-tu pas qu’il se demandera pourquoi tu lui concèdes l’avantage ? »

Elle haussa les épaules. « Nous occuperons nos positions et n’en bougerons pas jusqu’à ce qu’il vienne au-devant de nous. »

Après avoir rassemblé ses commandants près du ruisseau, elle ramassa un long bâton dont elle se servit pour tracer son plan dans la terre meuble.

« Nous devons l’attirer. »

Elle envoya des sapeurs munis de leurs pioches s’activer à creuser des tranchées et des fosses destinées à engloutir les chevaux en train de charger, tandis que d’autres ouvraient tout le long de la berge de petits canaux de dérivation pour permettre à l’eau de se répandre et de rendre la terre encore plus molle. Les archers pénétrèrent dans la forêt pour y tailler des pieux.

Au fur et à mesure que s’écoulait la matinée puis que survenait l’après-midi, Ki remarqua la fréquence avec laquelle Tamir scrutait le sud, dans l’espoir d’en voir surgir l’un des guetteurs qu’elle avait laissés postés à Remoni. On n’avait toujours pas de nouvelles des ‘faïes.

Ils étaient en train de bavarder avec les sapeurs quand quelques-uns des hommes qui se trouvaient derrière eux se mirent à pousser des cris, l’index tendu vers le sommet de la colline. Ki eut à peine le temps d’entrevoir un homme à cheval que l’intrus faisait déjà demi-tour et disparaissait au galop.

« Ce doit être l’un des éclaireurs de Korin, dit Ki.

— Nous lancerons-nous à ses trousses, Majesté? » demanda Nyanis.

Tamir se fendit d’un large sourire. « Non, laissez le filer. Il vient de m’épargner l’ennui d’expédier un messager. Nikidès, va chercher ta plume et fais appeler un héraut. Toi, Lutha, retourne avec Barieüs vers les guetteurs. Et dis à Arkoniel que je veux lui parler.

— Ils se sont sacrément bien comportés », murmura Ki en les regardant sauter en selle et partir au galop. Lutha lui avait laissé voir le matin même les zébrures de son dos. Elles étaient en assez bonne voie de guérison, mais certaines des entailles les plus profondes s’étaient rouvertes et avaient saigné durant la rude et longue traversée des montagnes. L’état de Barieüs n’était guère plus satisfaisant. Mais tous deux étaient aussi secs et nerveux qu’opiniâtres, et ils auraient mieux aimé subir une seconde flagellation que d’exhaler la moindre plainte.

Tamir les suivit des yeux, elle aussi. « Korin est un crétin. »

Le soleil sombrait derrière les nuages quand Korin s’approcha des lignes de Tamir. Caliel était encore faible, mais il avait insisté pour chevaucher à ses côtés. Malgré les séquelles mentales des sévices que lui avaient infligés les Plenimariens, Tanil s’était montré tout aussi têtu.

Après avoir commandé à sa cavalerie de faire halte, Korin prit les devants avec Wethring et sa garde pour reconnaître le terrain.

Du haut d’une crête, il distingua l’armée de Tobin qui campait entre la falaise et la forêt à un mille environ de là.

« Tant de monde », grommela-t-il tout en s’efforçant d’évaluer le rapport des forces en présence. C’était difficile, eu égard au déclin de la lumière, à la manière dont l’adversaire s’était massé en un bloc compact, mais il ne s’était pas attendu à trouver devant lui des troupes aussi considérables.

« Pas beaucoup de chevaux, toutefois, constata Porion. Si vous occupez les hauteurs, vous avez l’avantage. »

« Tamir, regardez là-bas », dit Arkoniel en désignant de nouveau la colline.

Même au travers du rideau de pluie, Tamir reconnut Korin à son assise en selle, ainsi qu’à l’étendard que faisait claquer le vent derrière lui. Elle reconnut aussi Caliel à ses côtés. Sans réfléchir, elle leva la main et l’agita pour les saluer. Elle savait que Korin ne la verrait pas, à pied parmi les autres, mais elle éprouva tout de même un choc quand il fit volter sa monture et disparut derrière le faîte de la colline. Elle ferma les yeux, tandis qu’un tumulte de sentiments contradictoires menaçait de la submerger. Le remords et le chagrin la frappèrent en profondeur tandis qu’affluaient à la surface de sa conscience les souvenirs de toutes les années heureuses qu’ils avaient passées ensemble. Était-il nécessaire d’en arriver là !

Une main chaude s’empara de la sienne, et elle découvrit en rouvrant les paupières Arkoniel qui, tout près, la préservait des regards de l’assistance.

« Remettez-vous, Majesté », chuchota-t-il en lui adressant un sourire compréhensif. Elle sentit aussitôt l’énergie lui revenir, mais sans pouvoir jurer que le phénomène résultait d’une quelconque opération magique de sa part ou de la pure et simple manifestation de son amitié.

« Oui. Merci. » Elle carra ses épaules et fit signe au héraut de venir la trouver. « Mon cousin le prince est arrivé. Va lui délivrer ton message et reviens avec sa réponse. »

Juchés sur leurs montures à la lisière de la forêt, Korin et ses généraux regardaient se déployer leurs cavaliers à travers la plaine tout en prairies qui dominait la mer. Derrière ces derniers, un éclair zébra les nuages en surplomb des flots. Un moment plus tard retentit un lointain roulement de tonnerre.

« Ce n’est pas le genre de temps propice pour se battre, avec la nuit qui tombe, conseilla Porion. Vous avez raison. Donnez l’ordre de dresser le camp. »

Du sein de l’opacité croissante surgit un cavalier seul, que son manteau bleu et blanc et le bâton blanc qu’il brandissait désignaient comme héraut.

Alben et Moriel se portèrent à sa rencontre et l’escortèrent jusqu’à Korin.

L’homme mit pied à terre et s’inclina bien bas devant celui-ci. « Je suis porteur d’une lettre adressée par la reine Tamir de Skala à son bien-aimé cousin, Korin d’Ero. »

Korin le toisa d’un air renfrogné. « Qu’a donc à me dire la fausse reine ? »

Le héraut tira une lettre de sous son manteau. « "À mon cousin Korin, de la part de Tamir, fille d’Ariani, de la véritable lignée de Skala. Cousin, je me tiens prête à livrer bataille contre toi, mais sache que c’est l’ultime offre d’amnistie que je te fais là. Oublie ta colère et dépose les armes. Renonce à tes prétentions au trône, et soyons amis de nouveau. Je te donne ma parole la plus sacrée en jurant par Sakor, Illior et l’ensemble des Quatre que toi, dame ton épouse et l’enfant qu’elle porte serez comme il sied tenus en honneur au sein de ma cour, en qualité de Parents Royaux. Les nobles qui te suivent se verront traités avec clémence et conserveront tout à la fois leurs terres et leurs titres. J’en appelle à toi, cousin, pour renier tes prétentions illégitimes et faire en sorte que la paix règne entre nous." »

Le héraut lui tendit la lettre. Karin la lui arracha des mains et l’abrita de la pluie en la couvrant d’un pan de son manteau. C’était bien là l’écriture de Tobin, ainsi que son sceau. Il jeta un coup d’œil pour consulter Caliel, dans l’espoir de quelque commentaire, mais son ami se borna à se détourner sans proférer le moindre mot.

Karin secoua la tête et laissa choir le parchemin. « Remporte à mon cousin la réponse suivante, héraut. Je le rencontrerai demain au point du jour au bout de mon épée. Tous ceux qui combattent en son nom seront marqués au fer rouge en tant que traîtres et perdront toutes leurs terres, leurs titres et la vie. Il ne sera fait aucun quartier. Dis-lui également que j’arrive sans magiciens. S’il est homme d’honneur, il n’emploiera pas les siens contre moi. Enfin, remercie-le d’avoir permis à Lord Caliel et à mon écuyer de me revenir. Ils combattent à mes côtés. N’omets pas de lui spécifier que ce message lui est adressé par le roi Karin de Skala, fils d’Erius, petit-fils d’Agnalain. »

Le héraut répéta le message et prit congé.

Karin s’enveloppa plus étroitement dans son manteau et se tourna vers Porion… « Transmettez l’ordre de monter les tentes et de servir des repas chauds. Nous nous reposerons au sec, cette nuit. »

Tamir rassembla ses maréchaux et capitaines devant sa tente pour entendre la réponse de Karin. Après que le héraut eut achevé de la transmettre, tout l’auditoire demeura muet pendant un moment.

« Cal n’est pas physiquement en état de se battre ! s’alarma Lutha. Et Tanil ? Karin rêve ou quoi?

— Nous n’y pouvons rien », soupira Tamir, tout aussi consternée par la perspective de les rencontrer sur le champ de bataille. « J’en viens à déplorer de ne pas les avoir retenus captifs à Atyion jusqu’à ce que cette affaire soit définitivement réglée.

— Ce n’aurait été faire une faveur à aucun des deux, répliqua Lynx. Ils sont là où ils désirent être. Le reste dépend de Sakor.

— Le croyez-vous, quand il prétend n’avoir pas de magiciens avec lui ?

demanda-t-elle à Arkoniel. Il m’est impossible de me figurer qu’il n’ait pas emmené Nyrin.

— Nous n’avons pas vu trace de celui-ci ni relevé le moindre indice de magie autour de Korin, exception faite des amulettes dont Nyrin l’avait affublé pendant tous ces mois, répondit Arkoniel. Mais, une minute ! Vous ne comptez sûrement pas vous incliner devant ses conditions ?

— Bien sûr que si.

— Tamir, non ! Vous avez déjà le désavantage du nombre…

— De quoi seriez-vous réellement capables? demanda-t-elle en jetant un regard circulaire sur les magiciens. Je n’ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi aux portes d’Ero, mais vous m’avez confié vous-mêmes qu’une seule attaque d’envergure exigeait la combinaison de toutes vos énergies réunies. Et j’ai vu moi-même à quel point cela vous mettait à bout de forces.

— Mais une attaque focalisée, comme celle que nous avons effectuée durant le second raid Plenimarien?

— Êtes-vous en train de me proposer d’assassiner Korin sur le champ de bataille ? » Elle secoua la tête devant leur mutisme. «Non. Je ne conquerrai pas la couronne de cette façon-là. Vous autres, magiciens, m’avez déjà beaucoup aidée. Sans vous, je ne serais pas ici. Mais Illior m’a choisie telle que je suis, un guerrier. J’affronterai Korin de manière honorable et vaincrai ou perdrai de manière honorable. Je dois aux dieux comme à Skala d’effacer les péchés de mon oncle.

— Et s’il ment quand il nie posséder des magiciens ? demanda Arkoniel.

— Alors, le déshonneur en retombe sur sa tête, et libre à vous d’agir à votre guise. » Elle lui saisit la main. « Dans tous les rêves et les visions que j’ai eus, mon ami, je n’ai pas vu de magie me donner la victoire. "Par le sang et l’épreuve", a déclaré l’Oracle. Korin et moi avons reçu ensemble une éducation de guerriers. Il n’est que justice que nous réglions notre différend conformément à nos propres voies. »

Elle tira son épée et la brandit en présence des autres. «J’ai l’intention de troquer demain cette lame contre l’Épée de Ghërilain. Héraut, va dire au prince Korin que je l’affronterai à l’aube et prouverai ma légitimité. »

L’homme s’inclina et partit rejoindre sa monture.

Tamir jeta un nouveau regard circulaire sur l’assistance. « Dites à mes gens de se reposer s’ils le peuvent et de faire des offrandes à Sakor et Illior. »

Comme ils saluaient et s’éloignaient chacun de son côté, elle se pencha vers Ki et marmonna : «Et prie Astellus de nous convoyer ces maudits vaisseaux gèdres ! »

Saruel et Malkanus entraînèrent Arkoniel à l’écart du feu de veille en vue d’un entretien privé.

« Vous n’avez pas véritablement l’intention de nous voir demeurer tranquillement planqués dans notre coin comme des fainéants, n’est-ce pas?

— Vous avez entendu ce qu’a déclaré la reine. Nous servons en fonction de son bon plaisir. Je ne saurais en l’occurrence la contrarier, quelque sentiment que cela m’inspire. La Troisième Orëska doit jouir de sa confiance. Nous ne pouvons pas utiliser de magie contre Korin.

— À moins qu’il n’y recoure lui-même contre elle. C’est du moins ainsi que j’ai compris la déclaration de Tamir, objecta Lord Malkanus.

— Peut-être, convint Arkoniel. Mais, même en admettant cette hypothèse, il n’est pas en notre pouvoir, ainsi qu’elle l’a judicieusement souligné, de faire plus que de susciter une perturbation momentanée.

— Parlez pour vous », grommela sombrement Sarue1.

L’infanterie et le train de bagages arrivèrent à la tombée de la nuit, et Korin ordonna de distribuer du vin aux hommes.

Il festoya ce soir-là autour d’un bon feu avec ses généraux et ses Compagnons, et ils mirent au point leur stratégie tout en partageant du pain rapporté du nord, de la grouse et de la venaison rôties.

« C’est bien ce que nous pensions, lui dit Porion. Il manque à Tobin une cavalerie convenable. Vu la supériorité de vos propres forces, vous devriez être en mesure de rompre leurs lignes et de les écraser.

— Nous les disperserons comme une volée de poulets », se promit Alben en levant son hanap pour saluer Korin.

Celui-ci s’envoya une longue lampée du sien pour s’efforcer d’engourdir la peur tapie tout au fond de son cœur. Ç’avait été pareil à Ero, mais il s’était figuré que d’une façon ou d’une autre les choses seraient différentes cette fois-ci. Mais pas du tout. Ses tripes se liquéfiaient à la seule pensée de charger du haut de cette colline, et il gardait les deux mains soigneusement serrées autour de son hanap quand il n’était pas en train de boire afin d’en réprimer le tremblement. Maintenant que l’heure décisive était imminente, des souvenirs de ses défaillances honteuses le rongeaient, menaçant de l’émasculer une fois de plus. L’impudente assurance du message de Tobin avait échaudé son orgueil.

Pour la première fois depuis une éternité, il n’arrivait pas à chasser de sa mémoire cette nuit d’Ero où Père, contraint à s’aliter par ses blessures alors que la bataille tournait de plus en plus au désastre, avait fait appel à Tobin et pas à son propre fils… plaçant sa confiance en ce novice de gamin plutôt qu’en lui-même. Ç’avait été la preuve d’un mépris que Korin avait toujours subodoré, et le refus glacial par lequel Père avait exclu de lui confier le commandement suprême après le départ de Tobin avait apposé d’une manière évidente pour tous le sceau d’un opprobre humiliant sur sa propre personne.

Père était mort, ses meilleurs généraux avaient succombé, et il n’avait plus eu d’autre solution que de se fier aveuglément à Nyrin et de prendre la fuite, abandonnant à Tobin la gloire de triompher une fois de plus.

Autrefois, il aurait pu confier ses doutes à Caliel, mais son ami était livide et muet, et Korin avait vu dans ses yeux une douleur sincère alors que le héraut leur délivrait le message de Tobin.

Lorsqu’on se retira pour la nuit, il marqua une pause avant d’attirer Caliel à l’écart des autres. « Nyrin ne se trompait pas complètement sur ton compte, n’est-ce pas ? Tu persistes à aimer Tobin. »

Caliel hocha lentement la tête. « Mais toi, je t’aime bien davantage.

— Et si tu le rencontres sur le champ de bataille ?

— Pour toi, je me battrai contre n’importe qui », répondit Caliel, et Korin perçut dans sa voix qu’il disait la vérité. En se ressouvenant de son dos ensanglanté, cette réponse lui fit l’effet d’un coup de poignard.

Il se retira avec Tanil pour seule compagnie, et celui-ci sombra presque tout de suite dans un sommeil harassé. Korin se demanda comment il parviendrait à le convaincre de rester à l’arrière le lendemain. Le malheureux n’était absolument pas en état de combattre.

Le vin était l’unique réconfort auquel le prince pût désormais recourir. Il n’y avait plus que lui pour chasser la honte et la peur, ou du moins pour les noyer dans une chaleur engourdissante. Korin ne s’autoriserait pas néanmoins à aller jusqu’à se soûler. Il était un buveur assez expérimenté pour ne pas ignorer quelle quantité d’alcool suffisait pour maintenir la trouille à distance respectueuse.

25

Tamir et son armée passèrent dans la plaine une nuit pénible. Le brouillard affluait à nouveau de la mer, si dense qu’il masquait entièrement la lune et que l’on avait grand-peine à voir d’un feu de veille à tel ou tel autre. Eyoli, que son existence au sein de l’armée n’avait pas empêché de rester assez longtemps indemne pour effectuer le voyage dans ses rangs, quitta furtivement le camp de Korin en passant par la forêt. Il apportait non seulement la terrible confirmation des effectifs dont disposait le prince, mais la nouvelle que Caliel et Tanil projetaient bel et bien tous les deux de combattre.

« Il est impossible que Tanil soit encore assez vigoureux », ronchonna Ki.

Mais Lutha échangea avec Tamir un coup d’œil triste et entendu. Seule la mort empêcherait dorénavant l’écuyer de se trouver aux côtés de Korin.

Enroulée dans ses couvertures humides, Tamir n’arrêtait guère de s’agiter, tourmentée par de vagues rêves du site rocheux de sa vision. Là aussi, le brouillard sévissait, et elle distinguait de sombres silhouettes qui bougeaient autour d’elle, mais sans pouvoir les identifier. Elle se réveilla en sursaut et tâcha de se redresser sur son séant, mais ce ne fut que pour découvrir Frère qui, installé à califourchon sur elle, la plaquait au sol d’une main glaciale serrée autour de sa gorge.

Sœur, siffla-t-il, penché sur elle pour la dévisager d’un air sournois en pleine figure. Ma sœur sous ton véritable nom. Il accentua la pression sur sa gorge. Toi qui t’es refusée à me venger.

« Je l’ai bannie ! » suffoqua-t-elle.

Au travers d’un halo flou d’étoiles multicolores dansantes, elle s’aperçut qu’il était nu, décharné, d’une saleté repoussante, et que ses cheveux formaient une masse hirsute autour de sa face. La plaie de son torse était encore béante. Tamir en sentait le sang froid dégoutter sur son ventre, détremper sa chemise et lui geler la peau.

Il fit courir un doigt glacé sur la cicatrice de la poitrine de sa sœur. Je serai avec toi, aujourd’hui. Je ne tolérerai pas d’être mis à l’écart.

Il disparut, et elle se débattit pour se relever, hors d’haleine et tout son être secoué de tremblements. « Non ! croassa-t-elle tout en se frictionnant la gorge. C’est moi qui livrerai mes propres batailles, maudit sois-tu ! »

Une ombre se dessina sur la portière de la tente, et Ki risqua sa tête à l’intérieur. « Tu as appelé?

— Non, juste… juste un cauchemar », chuchota-t-elle.

Il s’agenouilla près d’elle et repoussa d’une main caressante les cheveux qui lui couvraient le front. « Est-ce que tu vas tomber malade? La fièvre rôde dans le camp.

— Non, c’est seulement ce foutu brouillard. J’espère qu’il se dissipera demain. » Elle hésita puis avoua. « Frère était ici.

— Qu’est-ce qu’il voulait?

— Toujours pareil. Et il m’a annoncé qu’il serait tout à l’heure avec moi.

— Il t’a déjà aidée. » Elle lui adressa un regard aigrelet. « Quand ça lui convenait. Je n’ai que faire de son aide. Cette bataille est une affaire personnelle.

— Tu penses qu’il pourrait s’en prendre à Korin, comme il l’a fait avec Lord Orun ? » Elle scruta les ténèbres environnantes à la recherche du démon. Le souvenir de la mort d’Orun lui donnait encore des nausées.

« Korin est le fils d’Erius, après tout, et il occupe la place qui te revient.

— Il n’a rien eu à voir avec ce qui nous est arrivé, à Frère et à moi. » Elle rejeta ses couvertures et palpa sa tunique maculée de sueur. « Je pourrais aussi bien me lever. Tu as envie de dormir un peu?

— Je n’y arriverais pas. Mais je me suis débrouillé pour dénicher ceci. » Il retira de sa ceinture une gourde de vin plutôt flasque, et la secoua pour en faire clapoter le maigre contenu. « C’est une piquette infecte, mais elle te réchauffera. »

Elle en ingurgita une bonne lampée et grimaça. Un trop long séjour dans la gourde avait gâté le liquide aigre, mais il atténua un peu les crampes de la faim.

Tamir s’approcha de la portière ouverte et jeta un regard au-dehors sur la mer de feux de veille au-delà. « Il nous faut absolument gagner, Ki. J’ai éreinté mes hommes avec notre randonnée par-dessus les montagnes, et voilà qu’ils ont tous maintenant le ventre vide. Par la Flamme, j’espère que je n’ai pas fait une erreur en les entraînant ici. »

Ki se tenait juste derrière elle, à regarder par-dessus son épaule. « Korin peut bien avoir davantage d’hommes, mais nous avons, nous, plus à perdre.

Chacun des hommes et des femmes qui sont là dehors cette nuit sait pertinemment qu’il nous faut vaincre ou mourir en essayant. » Son sourire s’évasa de nouveau. « Et, pour ma part, je sais lequel des deux j’aimerais le mieux. »

Elle se retourna, le repoussa d’un pas à l’intérieur de la tente et l’embrassa gauchement sur sa joue hérissée de picots. Il avait la peau rugueuse, et elle lui laissa sur les lèvres une saveur de sel. « Ne meurs pas.

Voilà l’ordre exprès que je te donne, à toi. »

Elle l’enlaça étroitement par la taille pendant que leurs lèvres se joignaient à nouveau, en proie à une chaleur délectable qui ne devait rien à l’absorption de l’affreux picrate. Elle trouvait maintenant presque naturel de l’embrasser.

« J’écoute et j’obéis, Majesté, répliqua-t-il tout bas, sous réserve que vous me promettiez la pareille. » il se recula et la repoussa doucement vers la portière. « Viens t’asseoir au coin du feu. Là-dedans, tu ne feras rien d’autre que ruminer. »

La plupart des Compagnons partageaient leurs manteaux avec leurs écuyers pour se tenir chaud. Tamir aspirait à prendre modèle sur eux, et elle n’y aurait pas réfléchi à deux fois, dans le temps. Encore tout échauffée par le baiser de Ki, elle se sentit trop embarrassée de scrupules en présence des autres.

Haïn, Lord Malkanus et Eyoli se trouvaient avec ces derniers.

« Où sont vos collègues? leur demanda-t-elle.

— Kaulin est en train de seconder les guérisseurs, répondit Eyoli.

Arkoniel et Saruel cherchent encore à relever quelque indice des navires

‘faïes, »

Barieüs dodelinait sur l’épaule de Lutha. Il s’agita, puis éructa une toux rauque en papillotant comme une chouette.

«Tu as de la fièvre? s’alarma Tamir.

— Non », répliqua-t-il un peu trop vite, avant de se remettre à tousser..

« Il y a une grippe qui se propage dans les rangs, expliqua Nikidès. Les quelques drysiens que nous avons sous la main sont débordés.

— J’ai entendu grommeler que c’est une espèce de maladie qui nous a été infligée par le peuple des collines, dit Una.

— Typique ! » se gaussa Ki.

Tamir reporta de nouveau son regard sur les feux de camp des alentours.

Trop de nuits sous la pluie, et trop peu de nourriture. Si nous perdons demain, nous risquons de n’être pas assez vigoureux pour nous battre de nouveau.

Une brise fraîche signala l’approche de l’aube, mais le soleil demeura caché derrière des bancs de nuages sombres.

Tamir rassembla ses magiciens, ses maréchaux et leurs capitaines et procéda à un ultime sacrifice. Arkoniel vint les rejoindre. Il n’y avait toujours pas trace des ‘faïes.

Chacune des personnes présentes répandit sur le sol ce qu’il restait encore de vin au fond de sa gourde et jeta dans le feu des chevaux de cire et d’autres offrandes. Tamir y ajouta une poignée de plumes de chouette puis un grand sachet d’encens qu’Imonus lui avait procuré.

« Illior, si ta volonté est que je gouverne, donne nous la victoire aujourd’hui », pria-t-elle, pendant que s’élevaient des tourbillons de fumée à l’odeur suave.

Une fois achevées les prières, elle jeta un regard circulaire sur les visages exténués de ses partisans. Certains d’entre eux, tels le duc Nyanis et les gens de Bierfût, la connaissaient depuis sa plus tendre enfance. D’autres, à l’instar de Grannia, ne la suivaient que depuis quelques mois, mais elle lut sur les traits de tous, la même détermination.

« Ne vous inquiétez pas, Majesté », déclara Jorvaï, se méprenant sur sa sollicitude. « Nous connaissons le terrain, et vous avez les dieux de votre côté.

— Avec votre permission, Majesté, mes collègues et moi avons préparé quelques charmes pour contribuer à vous protéger en ce jour, dit Arkoniel.

C’est-à-dire, enfin, si vous ne considérez pas que ce serait là manquer à la parole que vous avez donnée à Korin.

— Je me suis engagée à ne pas utiliser de magie directement contre lui.

Je ne pense pas que ceci compte, n’est-ce pas ? Allez-y. »

Les magiciens s’approchèrent tour à tour de chacun des maréchaux et des Compagnons pour tramer des sortilèges destinés à sécuriser leurs armures et à les délivrer de la faim qui leur tenaillait les tripes. Ensuite, ils soumirent les capitaines aux mêmes opérations.

Arkoniel en vint à Tamir et brandit sa baguette, mais elle secoua la tête.

« Je jouis de toute la protection dont j’ai besoin. Économisez votre énergie pour les autres.

— Comme il vous plaira. »