— Non, je ne vais pas me saloper avec toute cette magie lunatique et fumeuse. Il est foutrement plus propre de suivre les voies de Sakor. Tu te bats, et tu vis ou crèves. Pas question de me colleter avec ces fantômes et ce sang ! »
Tharin se mit debout et s’étira. «Bah, les choses changent », dit-il d’un ton paisible, avant de se tourner et d’adresser à Ki un regard que celui-ci ne sut pas du tout comment interpréter. « Il suffit d’être patient, des fois.
Rentrons. Il fait froid. »
Étant obligé de passer devant la porte de Tamir pour regagner sa propre chambre, Ki dut essuyer le regard accusateur de Lynx. Plus tard, comme il reposait sur sa couche étroite, sachant pertinemment que le sommeil lui demeurerait étranger, il déplora de n’avoir pas davantage foi dans les assertions de Tharin. Il y avait tout bonnement des choses immuables, si fort que vous désiriez les voir se modifier.
9
Arkoniel passa le restant de la nuit assis sur une pierre au bord de la route. Enveloppé dans le manteau d’Iya, il contempla les étoiles parcourir le ciel et s’y effacer peu à peu.
La première lueur du jour posait une touche de rose sur les pics encapuchonnés de neige quand il entendit survenir derrière lui des cavaliers.
C’étaient les Aurënfaïes, emmitouflés dans des manteaux et coiffés du sobre sen’gaï blanc qu’ils avaient l’habitude de porter en voyage.
«Vous vous êtes levé bien tôt, magicien, lui dit Solun en guise de salutations.
— Vous aussi, répondit-il tout en se dressant sur ses jambes engourdies.
Vous partez si vite ?
— Je serais volontiers resté », fit Arengil du tac au tac, d’un air un peu maussade. «Tamir m’a offert une place au sein des Compagnons.
— Et moi donc » enchaîna Corruth, pas plus enchanté, manifestement.
Sylmaï les foudroya tous deux d’un regard réprobateur. « C’est à vos parents de trancher.
— Vous n’avez pas beaucoup vu Tamir », observa Arkoniel, non sans inquiétude.
« Assez pour notre gouverne, lui assura Solun.
— Est-ce qu’Aurënen reconnaîtra ses prétentions ?
— Il appartient à chacun des clans d’en décider, mais je presserai Bôkthersa pour ma part de le faire.
— J’agirai de même à Gèdre, déclara Sylmaï.
— Elle entend déclarer la guerre, vous savez.
— Nous prendrons la chose en considération. Nos vaisseaux sont prompts, dût le besoin s’en faire sentir, répliqua-t-elle. Comment vous y prendrez-vous pour nous avertir ? »
Arkoniel lui fit une démonstration du charme de fenêtre. « Si je parviens à vous trouver, je puis vous parler à travers l’orifice, mais vous ne devez surtout pas le toucher.
— Cherchez-moi à Gèdre, alors. Adieu, et bonne chance. »
Les autres lui adressèrent un hochement de tête avant de se remettre en route, et l’ensemble de la troupe eut bientôt disparu dans les brumes du petit matin. Le Khatmé, nota-t-il, n’avait pas pipé mot d’éventuel soutien.
Il remonta lentement, troublé, vers la maison des hôtes.
Tamir et les Compagnons prenaient leur petit déjeuner, assis en rond devant la grande cheminée. Ni elle ni Ki n’avaient de mine reposée, mais du moins étaient-ils assis côte à côte. Elle leva bien les yeux quand lui-même entra, mais elle s’abstint de l’inviter à la rejoindre. Il se demanda tristement si elle s’était ravisée sur la question de son bannissement. Avec un soupir intérieur, il se dirigea vers le buffet, s’y servit de pain et de fromage et les emporta dans sa chambre.
Le feu s’était éteint, et il régnait un froid sépulcral dans la cellule minuscule. Wythnir dormait encore à poings fermés, recroquevillé en boule sous les couvertures. Après avoir déposé quelques bûches dans l’âtre, Arkoniel recourut à un sortilège. Il gaspillait rarement la magie sur des broutilles aussi triviales qu’un feu matinal, mais il était trop démoralisé pour faire l’effort de battre le briquet. Le bois prit instantanément, et une éclatante flambée l’embrasa.
« Maître ? » Wythnir se dressa sur son séant, l’air soucieux. «Est-ce que la reine a vraiment renvoyé Iya ? »
Arkoniel s’assit sur le bord du lit et lui tendit une bouchée de son propre repas. « Oui, mais tout va bien.
— Pourquoi est-ce qu’elle a fait ça ?
— Je te le dirai une autre fois. Mange. Nous ne tarderons pas à partir. »
Le petit grignota consciencieusement le fromage. Arkoniel portait encore le manteau d’Iya, L’odeur de celle-ci imprégnait le lainage. Cela, et le vieux sac râpé qui traînait à côté du lit, voilà tout ce qu’il lui restait de toute une vie passée avec elle, à ce qu’il semblait.
Iya avait dit vrai, bien sûr. Dans des circonstances normales, il l’aurait quittée à la fin de son apprentissage pour suivre sa propre voie ; mais les événements les avaient gardés ensemble et, d’une manière ou d’une autre, il s’était toujours imaginé qu’ils le resteraient, surtout à partir du moment où ils avaient entrepris de rallier à eux d’autres magiciens.
Une petite main se referma sur la sienne. « Je suis désolé que vous ayez tant de chagrin, Maître.» Arkoniel le prit contre lui et posa son visage dans ses cheveux. « Merci. Elle va me manquer. » Malgré tous ses efforts, il ne se découvrit pas beaucoup d’appétit. Comme il jetait au feu le pain qu’il n’avait pu manger, Tamir se faufila dans la pièce sans avoir frappé.
« Bonjour. »
Il tâcha de prendre un air jovial, mais il eut du mal à sourire, tant il en avait encore gros sur le cœur du châtiment qu’elle avait infligé à Iya,
« Wythnir, la reine et moi devons nous parler seule à seul. Va finir de déjeuner dans la grande salle.» L’enfant se glissa tout de suite hors du lit, encore vêtu de sa longue chemise de nuit. Arkoniel l’enveloppa dans le manteau de la magicienne avant de le laisser filer.
Après quoi Tamir referma la porte et s’y adossa, les bras sévèrement croisés sur le plastron de sa tunique. «J’ai expédié Una et des cavaliers enrôler du monde dans les domaines du sud. Je compte entreprendre mes préparatifs de guerre aussitôt que nous atteindrons Atyion.
— Tant mieux.»
Elle resta là un moment, muette, puis soupira. «Je ne regrette pas, vous savez, en ce qui concerne Iya. Frère voulait que je la tue. La renvoyer…
c’était le mieux que je puisse faire.
— Je sais. Elle l’a compris.
— Mais je devine… enfin, je suis contente que vous soyez toujours ici, même s’il ne nous est plus possible d’être amis. »
Il avait envie, quelque part, de la rassurer, mais les mots se refusèrent à sortir. «Est-ce pour me dire cela que vous êtes venue me voir ?
— Non. Elle a prétendu qu’il me fallait vous garder à cause de la vision que vous avez eue ici. J’aimerais en apprendre davantage sur ce sujet.
Ah. C’est à Iya que fut accordée la vision du palais blanc. Mais elle m’y distingua. J’étais un grand vieillard, et j’avais un jeune apprenti à mes côtés.
L’immense demeure fourmillait de magiciens et de gosses magiciens-nés, tous réunis là pour apprendre et partager leurs pouvoirs en sécurité, pour le bien du pays.
— Votre Troisième Orëska.
— Oui.
— Où doit-elle se trouver ? À Atyion ?
— Non. Selon ses dires, Iya vit une belle ville neuve au sommet d’une haute falaise qui dominait la mer et surplombait une baie profonde. »
À cette description, Tamir releva les yeux. «Vous pensez donc que cette ville n’existe pas encore ?
— Non. Dans sa vision, comme je vous l’ai dit, j’étais un homme très âgé. »
Elle parut désappointée.
« Qu’y a-t-il, Tamir ? »
Elle frotta d’un air absent la menue cicatrice de son menton. « Je continue à rêver que je me trouve sur des falaises à contempler une baie profonde en contrebas. C’est quelque part sur la côte ouest, mais il n’y a pas de ville. J’ai vu cet endroit si souvent que cela me donne l’impression d’y être allée, mais j’ignore ce que cela signifie. Parfois, il y a un homme dans le lointain qui agite la main vers moi. Je n’ai jamais été capable de distinguer qui c’était, mais maintenant je pense que c’est peut-être vous. Ki figure dans mon rêve, lui aussi.
Je… » Elle s’interrompit et se détourna, ses lèvres pincées en une fine ligne. «À votre avis, c’est le même endroit que nous avons vu, Iya et moi ?
— C’est possible. Avez-vous questionné l’Oracle à ce propos ?
— J’ai essayé de le faire, mais j’ai seulement obtenu la réponse dont je vous ai déjà parlé. Qui n’était pas d’un grand secours, n’est-ce pas ?
—Peut-être plus que vous ne le croyez. À l’époque, Iya n’avait aucune idée non plus de ce que pouvait signifier sa vision. C’est seulement maintenant que celle-ci commence à avoir un semblant de sens. Mais il est encourageant que les lieux que vous avez vus toutes deux soient éventuellement les mêmes. Et je soupçonne que c’est bien le cas.
— Est-ce que vous me détestez de l’avoir renvoyée ?
— Bien sûr que non. Elle me manquera, mais je comprends. Et vous, me détestez-vous ? »
Elle rit tristement. «Non. Je ne suis même pas certaine de détester Iya.
En fait, c’est Lhel qui a tué Frère, mais je n’arrive pas à la détester du tout !
Elle a été si bonne pour moi en m’aidant quand j’étais toute seule…
Elle vous aime énormément.
J’aimerais bien savoir quand je la reverrai. Peut-être que nous devrions faire un détour par le fort en rentrant chez nous pour essayer de la retrouver. Elle y est toujours, d’après vous ?
—Je l’ai cherchée, le soir où je suis allé récupérer votre poupée, mais sans réussir à lui mettre la main dessus. Vous savez comment elle est…
— À propos, en quoi consistait votre propre vision, lors de votre première visite ici ?
— Je me suis vu moi-même, tenant dans mes bras un mioche à cheveux noirs. Maintenant, je sais qu’il s’agissait de vous. »
Il remarqua à quel point ses lèvres tremblaient quand elle chuchota:
« C’est tout ?
— Il arrive à l’Illuminateur de se montrer parfois extrêmement lapidaire, Tamir, »Elle avait l’air si jeune et si désemparée qu’il lui tendit la main. Elle hésita, les sourcils froncés, puis vint s’asseoir avec raideur auprès de lui sur le bord du lit.
«Je me fais encore l’effet d’être un imposteur dans ce corps-ci, même après l’avoir trimbalé pendant des mois et des mois.
— Ça ne fait pas si longtemps que ça, comparé à la durée de votre existence antérieure. Et vous avez eu tant de motifs d’inquiétude, en plus…
Je suis désolé que les choses aient dû se passer de la sorte. »
Elle se mit à fixer le feu, battant violemment des paupières pour éviter de pleurer. En fin de compte, elle exhala dans un souffle: «Je n’arrive pas à croire que Père n’ait pas seulement ébauché un geste pour s’interposer.
Comment a-t-il pu se conduire ainsi vis-à-vis de son propre enfant ?
— Il n’a eu connaissance du plan dans toute son étendue que cette nuit-là. Si ceci peut vous apporter quelque réconfort, il était ravagé. Je pense qu’il ne s’en est jamais remis. Illior sait quelle punition ce fut pour lui que de regarder les conséquences qui en résultèrent pour votre mère et pour vous.
— Vous le connaissiez bien, vous et Iya ?
— Nous avons eu cet honneur. C’était un homme éminent, un homme de cœur, et un guerrier incomparable. Vous lui ressemblez beaucoup. Vous avez toute sa hardiesse et sa bonté sans bornes. Toute jeune que vous êtes, je distingue déjà sa sagesse en vous. Mais vous possédez aussi les meilleures qualités de votre mère, telle qu’elle était avant votre naissance.» Il toucha la bague portant l’effigie du couple. «Je suis heureux que vous ayez trouvé ce bijou. Chacun de vos parents vous a transmis ses dons supérieurs, et l’Illuminateur ne vous a pas choisie par hasard. Vous êtes l’élue d’Illior.
N’oubliez jamais cela, quelque autre événement qui puisse survenir. Vous serez la reine la plus prestigieuse qu’ait connue Skala depuis Ghërilain.
— J’espère que vous ne vous abusez pas », dit-elle avec tristesse avant de prendre congé.
Arkoniel demeura quelque temps immobile à contempler fixement le feu.
Tout soulagé qu’il était que leur bonne intelligence eût résisté à l’épreuve, la douleur de la perte d’Iya persistait d’autant plus à lui serrer le cœur que Tamir était encore très fragile, en dépit de sa remarquable énergie. Mais aussi, quel fardeau pesait sur ses frêles épaules… ! Il résolut finalement de mieux s’appliquer à l’aider à le porter.
C’est obsédé par cette intention qu’il sortit en catimini pour retourner à la caverne de l’Oracle. Pour la première fois de sa vie, il s’y rendait seul, et avec ses propres questions fermement ancrées dans l’esprit.
Les prêtres masqués le firent descendre, et il se retrouva plongé dans les ténèbres familières. Loin d’éprouver la moindre peur, ce coup-ci, il n’était que détermination. Lorsque ses pieds touchèrent la terre ferme, il se dirigea sur-le-champ vers la douce lueur voisine.
Il se pouvait que la femme assise sur le tabouret de l’Oracle soit en fait la jeune fille avec laquelle il avait déjà parlé. C’était difficile à dire, et personne d’autre que le grand prêtre d’Afra ne savait comment on procédait pour choisir les Oracles ni combien ils étaient à un moment donné. Car ce n’étaient pas toujours des filles ou des femmes. Il connaissait des magiciens qui s’étaient entretenus dans ce même lieu avec de jeunes hommes. Le seul facteur commun de la corporation semblait être un grain de démence ou de débilité.
Elle secoua sa crinière hirsute et le dévisagea pendant qu’il prenait place sur le tabouret qui lui faisait face. Le pouvoir du dieu faisait déjà flamboyer ses yeux, et sa voix, lorsqu’elle prit la parole, avait ce timbre étrange qui sonnait plus qu’humain.
«Sois à nouveau le bienvenu, Arkoniel, dit-elle comme si elle lisait dans ses pensées. Tu te tiens aux côtés de la reine. Félicitations.
— Ma tâche n’en est qu’à ses débuts, n’est-ce pas ?
— Tu n’avais pas besoin de venir ici pour le savoir.
— Non, mais je veux vous demander conseil.
Sublime Illior. Que dois-je faire pour aider Tamir ? »
Elle agita une main, et les ténèbres s’ouvrirent auprès d’eux comme une fenêtre immense. La ville s’y encadrait, perchée sur les falaises, avec une foule d’immenses maisons, de parcs boisés et de larges rues. Elle était infiniment plus vaste qu’Ero, d’aspect plus propre et plus régulier. En son cœur se dressaient deux palais. L’un était bas et avait l’allure rébarbative d’une forteresse, construite à l’intérieur d’un rempart de courtine. Le second était une tour colossale, carrée, svelte et gracieuse, dont chacun des quatre angles était équipé d’une tourelle surmontée d’un dôme. Lui n’était gardé que par un simple mur, et sur son terrain s’étendaient des jardins diversement plantés. Arkoniel vit des gens s’y promener, des hommes, des femmes et des enfants, des Skaliens, des ‘faïes et même des centaures.
« Tu dois lui offrir cela.
— C’est la nouvelle capitale qu’elle doit fonder ?
— Oui, et les membres de la Troisième Orëska en seront les gardiens secrets. -Les gardiens ? C’est un titre qui m’a déjà été imparti.
—Tu conserves le bol ?
— Oui !
Enfouis-le profondément dans le cœur du cœur. Il n’est rien pour toi ni pour elle. -Mais, dans ce cas, pourquoi me faut-il le conserver ? demanda-t-il, déçu. «Parce que tu es le Gardien. En le gardant, tu gardes Tamir et Skala tout entière et le monde entier.
— Ne pouvez-vous me dire ce qu’il est au juste ?
— Il n’est rien par lui-même, mais il fait partie d’un gigantesque maléfice.
—Et c’est cela que vous voudriez me voir enfouir au cœur de la ville de Tamir ? Quelque chose de maléfique ?
— Peut-il exister du bien sans la connaissance du mal, magicien ? Peut-il exister une existence sans équilibre ? »
La vision de la ville se dissipa, supplantée par une grande balance d’or.
Sur l’un de ses plateaux reposaient la couronne et l’épée de Skala, Sur l’autre gisait, nu, un nouveau-né mort : Frère. Arkoniel frissonna et réprima sa folle envie de regarder ailleurs. «Le mal va donc toujours se trouver au cœur de tout ce que Tamir accomplira ?
— Le mal est en permanence avec nous. L’équilibre est tout.
— Alors, je crois qu’il me faudra faire infiniment de bien, pour préserver votre équilibre. Parce que j’ai indiscutablement le sang de ce nouveau-né-là sur les mains, en dépit des allégations spécieuses de tout le monde. »
Autour d’eux, la salle devint extrêmement sombre. Arkoniel sentit l’atmosphère s’alourdir, et les poils follets de sa nuque se hérissèrent.
Néanmoins, l’Oracle se mit simplement à sourire et s’inclina en courbant la tête. «Tu es incapable d’agir d’une autre manière, enfant d’Illior, Tes mains et ton cœur sont forts, et tes yeux voient clair. Tu ne saurais ni t’empêcher de voir ce que les autres ne peuvent pas se permettre d’admettre, ni de proférer la stricte vérité ».
Dans l’intervalle qui les séparait apparut à même le sol un couple d’amants nus qui s’en donnaient éperdument. C’était lui-même, se démenant entre les cuisses de Lhel qui l’agrippait à bras-le-corps. Elle avait la tête rejetée en arrière, et sa noire chevelure en friche se déployait autour de sa face extasiée. Or, alors que, confronté à ce spectacle, Arkoniel s’empourprait de façon cuisante, Lhel ouvrit les yeux et darda son regard droit sur lui.. «Tu possèdes toujours mon amour, Arkoniel. Garde-toi de me pleurer jamais. »
La vision se dissipa rapidement. « Pleurer ?
— Tu as fouillé dans sa chair, et elle t’a laissé gravide de magie. Fais-en bon usage et avec sagesse.
Elle est morte, n’est-ce pas ? » Semblable à un poing, le chagrin se reploya autour de son cœur et le lui broya. « Comment ? Vous est-il possible de me le montrer ? »
L’Oracle se borna à le regarder de ses yeux brillants. « Ce fut une mort consentante. »
Cette réponse n’atténua nullement sa peine. Depuis leur séparation, il n’avait pas un instant cessé d’envisager avec impatience l’occasion de repartir à sa recherche et de la trouver en train de l’attendre.
Il pressa ses paumes contre son visage, les paupières brûlées de larmes contenues. «D’abord Iya, et maintenant Lhel ?
Toutes deux consentantes, chuchota l’Oracle.
— Le beau réconfort que voilà ! Que vais-je raconter à Tamir ?
— Ne lui dis rien. Cela n’est pas indispensable, pour le moment.
— Peut-être pas.» Il s’était depuis longtemps accoutumé à porter secrets et douleurs. Pourquoi devrait-ce différer si peu que ce soit, maintenant ?
10
Au retour de sa flânerie coutumière de l’après-midi parmi les divers campements, Nyrin trouva Moriel et maîtresse Tomara qui l’attendaient dans ses appartements privés. Cette dernière serrait un petit baluchon blanc contre son ventre, et elle rayonnait littéralement.
«Elle est finalement enceinte, messire l » Elle ouvrit son ballot pour exhiber tout un assortiment des sous-vêtements de lin de Nalia.
Nyrin les examina minutieusement. «En êtes-vous tout à fait certaine, femme ?
— Pas la moindre trace de sang depuis les deux dernières pleines lunes, messire, et elle n’a pas gardé son petit déjeuner depuis le soir des flagellations. l’ai d’abord cru que c’était simplement à cause de sa tendance à la compassion, mais les troubles ont persisté. Elle est verte comme une courgette jusqu’à midi, et la chaleur la fait s’évanouir. J’ai été sage-femme, aussi bien que camériste d’une grande dame, pendant quarante ans, et je me flatte de connaître les symptômes.
— Eh bien, voilà une heureuse nouvelle. Le roi Korin va en être enchanté, je suis sûr. Il vous faudra venir demain l’annoncer devant la cour.
— Vous ne souhaitez pas vous charger d’en faire part vous-même, messire ?
— Non, ne la gâchons pas à Sa Majesté. Laissons-lui croire qu’il est le premier à l’apprendre.» D’un geste assez cabotin de conjurateur, il fit surgir de l’air deux sesters d’or et les lui offrit. «Dans l’intérêt du roi ? » Tomara empocha les pièces et lui adressa un clin d’œil. « Naturellement, messire. »
Tomara valait autant que sa parole, et c’est sans jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil en direction des magiciens qu’elle se présenta le lendemain matin devant Korin pendant qu’il tenait sa cour.
Il avait beau se trouver plongé jusqu’au cou dans les rapports de ses généraux, cela ne l’empêcha pas de relever des yeux stupéfaits quand il l’aperçut en ces lieux à cette heure-là. «Oui, qu’y a-t-il ? Est-ce que vous venez m’apporter un message de la part de votre maîtresse ? »
Tomara fit une révérence. «Oui, Sire. Son Altesse m’enjoint de vous annoncer qu’elle porte un enfant. »
Il la dévisagea pendant un moment puis poussa une exclamation joyeuse et administra des claques dans le dos d’Alben et d’Urmanis. « Ça y est !
Voilà le signal que nous escomptions. Maître Porion, faites prévenir tous mes généraux. Nous marchons enfin contre Atyion ! »
La salle bondée se mit à rugir et à l’ovationner. Nyrin s’avança pour se porter aux côtés de Korin.
«Êtes-vous sûr que le moment soit bien choisi ? » lui murmura-t-il, trop bas pour que quiconque d’autre puisse surprendre ses paroles. «Après tout, sa grossesse ne peut dater que d’une lune ou deux. Ne serait-il pas plus sage de patienter un tout petit peu plus, par simple mesure de sécurité ?
— Le diable vous emporte, Nyrin ! Vous êtes pire qu’une vieille femme ! »
s’écria Korin en prenant ses distances. «Entendez-vous ça, messeigneurs ?
Mon magicien pense que nous devrions attendre un ou deux mois de plus !
Pourquoi pas jusqu’au printemps prochain ? Non, les neiges vont survenir et les mers se durcir. Si nous faisons mouvement dès à présent, nous risquons même de les surprendre avant qu’ils n’aient moissonné leurs champs. Qu’en dites-vous, messeigneurs ? Avons-nous lanterné suffisamment longtemps ? »
De nouvelles acclamations tonitruantes saluèrent son discours, et Nyrin se dépêcha de s’incliner devant Korin d’un air chagriné. «Vous êtes le mieux avisé, Sire, j’en suis persuadé. Je m’inquiète uniquement pour votre sécurité personnelle et pour votre trône.
— Mon trône se trouve à Ero ! » cria Korin en tirant son épée et en la brandissant. «Et l’on n’aura pas engrangé la totalité des récoltes que je me tiendrai sur le Palatin pour y faire dûment valoir mes droits. Sus à Ero ! »
L’assistance reprit en chœur le cri de ralliement, et, transmis de gorge en gorge, il ne tarda pas à retentir à l’extérieur dans les cours de la forteresse et à se propager au-delà des remparts jusqu’aux camps.
Nyrin échangea un coup d’œil ravi avec Moriel. Son petit numéro avait marché à merveille et obtenu les résultats escomptés. Personne ne pourrait contester que le processus avait été déclenché par la volonté du roi plutôt que par celle de ses magiciens.
En entendant ce concert de hurlements, Nalia sortit précipitamment sur son balcon pour voir si c’était la nouvelle qui la concernait qu’on était en train de célébrer là.
Éparpillée sur les deux côtés de la forteresse, l’armée de Korin formait une immense mer de tentes et d’enclos pour les bêtes. Elle apercevait des estafettes qui se dispersaient en tous sens et, dans leur sillage, des hommes qui sortaient des tentes. Elle tendit l’oreille un bon moment pour essayer de distinguer les mots que scandait tout ce monde. Lorsqu’elle y parvint, ce fut pour éprouver un accès de dépit.
« À Ero ? Voilà tout ce que lui inspire mon état ? » Elle retourna à ses travaux d’aiguille. Peu de temps après, cependant, elle perçut le pas familier de Korin dans l’escalier de la tour.
Il entra en trombe et, pour la première fois depuis qu’elle avait fait sa connaissance, ses yeux sombres étaient illuminés par une joie sincère.
Tomara pénétra à sa suite et, par-dessus l’épaule de Korin, adressa à Nalia un clin d’œil radieux.
« Est-ce vrai ? » lui demanda-t-il, tout en la contemplant d’un air ahuri comme s’il ne l’avait jamais vue auparavant. « Vous portez mon enfant ? »
Notre enfant ! songea-t-elle, mais elle sourit d’un air modeste en pressant une main sur son ventre encore plat. « Oui, messire. Tout indique que j’en suis à près de deux mois. La naissance aura lieu au printemps.
— Oh, quelle nouvelle merveilleuse ! » Il se laissa tomber à genoux aux pieds de la jeune femme et posa sa main sur la sienne. «Les drysiens vont veiller sur vous. Vous ne manquerez de rien. Exprimez seulement un désir, et il est d’avance exaucé ! »
Elle abaissa sur lui un regard suffoqué. Il ne lui avait jamais parlé jusqu’alors de cette manière-là… comme si elle était véritablement son épouse. « Soyez-en remercié, messire. l’aimerais plus que tout au monde jouir de davantage de liberté. Je vis tellement confinée, ici., Me serait-il possible d’avoir une chambre digne de ce nom, en bas, dans la forteresse ? »
Il fut sur le point de rebuter sa requête, mais elle avait bien choisi son moment. «Bien entendu. On vous donnera la chambre la plus somptueuse et la plus accueillante possible de cette demeure arriérée. l’engagerai des peintres pour la décorer à votre goût avec des tapisseries neuves. ; Oh, et puis je vous ai apporté ceci. »
Il tira de sa manche une bourse de soie qu’il déposa dans son giron. Nalia dénoua le cordon de soie coulissant qui la fermait, et un long sautoir de perles de mer éblouissantes se déversa sur ses genoux. « Merci, messire.
Elles sont très jolies !
— Elles passent pour porter bonheur aux femmes enceintes et pour assurer la sécurité de l’enfant dans les eaux du sein maternel. Portez-les en ma faveur, voulez-vous ? »
Une ombre s’abattit sur le cœur de Nalia tandis qu’elle mettait docilement le collier. Les perles étaient belles, et elles avaient une nuance rose adorable, mais il s’agissait là d’un talisman, pas d’une parure. «Je les porterai, conformément à votre souhait, messire. Merci. »
Korin lui sourit à nouveau. «Ma première épouse raffolait de prunes et de poisson salé quand elle était grosse. Avez-vous éprouvé le moindre désir impérieux ? Puis-je envoyer quérir quelque chose de spécial que vous n’ayez pas ?
Il ne me manque qu’un peu plus d’espace pour me promener », répondit-elle, poussant plus loin son avantage.
«Vous l’aurez, sitôt qu’on aura préparé une pièce. »
Il lui prit la main dans les siennes. « Vous ne serez pas toujours claquemurée dans cette place morne, je vous le promets. Je vais bientôt marcher contre le prince Tobin, afin de reconquérir ma ville et mon pays.
Nos enfants joueront dans les jardins du Palatin. »
Ero ! Elle avait toujours eu envie d’y aller, mais Nyrin n’avait jamais voulu en entendre parler. Voir finalement une grande ville, y être consort…
«Cela sera très agréable, messire.
— Avez-vous déjà consulté la bague ?
— Non, nous avons pensé qu’il vous plairait d’y assister, Sire », mentit Tomara, non sans adresser un nouveau clin d’œil à Nalia, Bien sûr qu’elles l’avaient fait, dès l’instant où la vieille avait présumé que la grossesse était en cours.
Affectant l’ignorance, Nalia se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et tendit à Tomara la bague que Korin lui avait donnée le jour de leur mariage. Tomara puisa dans la poche de son tablier une longueur de fil rouge au bout duquel elle accrocha la bague, puis laissa pendre l’ensemble au-dessus du ventre de sa maîtresse. Au bout d’un moment, la bague se mit à bouger et à décrire de tout petits cercles. Ces premiers mouvements n’avaient aucune espèce de signification. Si la sage-femme possédait authentiquement des dons de sourcier, la bague commencerait à se balancer d’avant en arrière si l’enfant était un garçon, à décrire de plus larges cercles s’il était une fille.
Or les cercles finirent par s’élargir, exactement comme lors de la première expérience. «Une fille, à coup SÛT, Sire, annonça Tomara d’un ton péremptoire.
— Une fille. Une petite reine. Tant mieux. » Le sourire de Korin perdit un peu de son assurance quand il renfila la bague sur le doigt de Nalia.
Il s’inquiète qu’elle me ressemble. Nalia refoula cette idée blessante et pressa la main de Korin. Elle ne pouvait pas l’en blâmer, supposa-t-elle.
Peut-être qu’au contraire l’enfant lui ferait la faveur de tenir de lui. Si elle avait son teint, elle serait une jolie fille.
Korin la surprit une nouvelle fois en portant sa main à ses lèvres et en la baisant. « Peut-être vous sera-t-il possible de me pardonner nos débuts difficiles ? Avec un enfant et le trône assuré, je m’efforcerai de me comporter envers vous en meilleur époux. J’en fais le serment par Dalna. »
Faute de mots pour lui exprimer à quel point sa gentillesse la touchait, elle lui baisa la main à son tour. « Je serai une bonne mère pour nos enfants, messire. »
Peut-être, songea-t-elle, que je pourrai en venir à l’aimer, en définitive.
11
Ki n’avait pas été fâché de quitter Afra. Loin de rasséréner Tamir, sa visite à l’Oracle paraissait l’avoir perturbée plus que jamais. Elle ne desserra guère les dents lorsqu’ils s’en allèrent, et les embûches vicieuses de la marche réclamèrent ensuite trop d’attention pour autoriser de longues conversations. Il n’en perçut pas moins la profonde tristesse où elle était plongée.
Il savait qu’il ne pouvait l’imputer tout entière à l’Oracle. Il lui avait salement manqué par sa propre maladresse, et tous deux en demeuraient blessés. Enroulé tout seul dans ses couvertures, chaque nuit, il rêvait de leurs baisers désastreux et se réveillait lourd de fatigue et de remords.
Dans les rares occasions où son rêve se débrouillait de son propre chef pour savourer ces maudits baisers, lui se réveillait encore plus déboussolé.
Ces matins-là, quand il la regardait se débarbouiller la figure dans un ruisseau puis peigner ses cheveux, il déplorait plus que jamais que leurs relations ne soient pas restées telles qu’elles étaient pendant leur enfance commune. Il n’y avait eu aucune espèce d’ombre entre eux, aucune espèce d’équivoque. Dans ce temps-là, il pouvait regarder Tobin ou le toucher sans éprouver tous ces remous intimes. Il ne doutait pas de l’amour qu’ils se vouaient réciproquement, mais ce n’était pas là du tout le genre d’amour que Tamir souhaitait, qu’elle méritait.
Il gardait tout cela renfermé au fond de son cœur ; elle avait besoin qu’il se montre énergique et lucide, au lieu de se morfondre comme l’un de ces soupirants gavés de poèmes à l’eau de rose. En dépit de tous ses efforts, et il avait fait de son mieux, les autres en avaient suffisamment entendu, cette nuit-là, dans la maison des hôtes, pour se tracasser. Aucun d’eux ne lui posait la moindre question directe, mais il surprenait souvent leurs regards posés sur Tamir et sur lui.
Le comportement d’Arkoniel était un mystère presque aussi indéchiffrable que celui de Tamir, Il devait être encore indubitablement très malheureux du bannissement d’Iya. Et cependant, lui et Tamir semblaient en termes plus intimes qu’ils ne l’avaient été depuis des mois. Il chevauchait chaque jour à ses côtés, l’entretenant de ses magiciens et de leurs compétences respectives, ainsi que de la nouvelle capitale qu’elle projetait d’édifier. Elle avait déjà évoqué avec Ki ses rêves d’un lieu situé sur la côte ouest mais, dans ses visions d’ Afra, quelque chose avait captivé son imagination, et le magicien paraissait ardemment désireux de l’encourager à concrétiser de tels plans, malgré ce qui s’y opposait de toute évidence.
Ces obstacles, Ki s’en souciait comme d’une guigne. Il savait seulement que la tristesse disparaissait des yeux de Tamir quand elle parlait de cette chimère, en échafaudant les moyens d’en faire une ville beaucoup plus grandiose qu’Ero. Elle retrouvait alors son regard coutumier d’autrefois, pendant qu’elle était en train de travailler sur quelque motif inédit destiné à Omer une bague ou un corselet de plates. Elle n’était jamais si heureuse que lorsqu’elle mijotait une nouvelle création.
Arkoniel avait énormément voyagé, et il dissertait avec autant de facilité de drainage et d’égouts qu’il parlait de son art personnel. Saruel renseigna Tamir sur les villes aurënfaïes et sur les innovations dont elles se dotaient en matière de chauffage et de ventilation. Les ‘faïes semblaient particulièrement experts pour tout ce qui touchait aux bains. Ils leur consacraient des salles entières, équipées de conduites pour l’eau chaude et de sols spéciaux qui pouvaient se chauffer par en dessous grâce à un double niveau de briques. Certaines des plus grandes demeures possédaient des espèces de piscines suffisamment vastes pour permettre à des quantités de gens d’y faire simultanément trempette à loisir. Il s’y négociait même des contrats d’affaires, apparemment.
«À vous entendre, on jurerait que votre peuple passe plus de temps à se baigner qu’à faire quoi que ce soit d’autre », fit observer Una, non sans un grand sourire.
« Certainement plus que les Skaliens ! » lui rétorqua Saruel, narquoise.
« Les bains ne sont pas uniquement hygiéniques mais bons pour l’esprit. Et, conjugués avec des massages et les herbes appropriées, ils constituent en plus une excellente médication. Si j’en crois ma propre expérience, les ‘faïes sentent non seulement meilleur que vos compatriotes, mais ils sont un peuple plus sain. »
Cette déclaration fit glousser Nikidès. «Êtes-vous en train de nous accuser de puer ?
— Je constate simplement un fait. Quand vous vous mettrez à bâtir votre fameuse ville neuve, Tamir, vous pourriez trouver bénéfique de fonder des établissements de bains dignes de ce nom et accessibles à tous, pas exclusivement à vos classes privilégiées. Envoyez vos bâtisseurs à Bôkthersa apprendre nos méthodes. On y est particulièrement compétent pour ce genre de choses.
Je ne répugnerais pas trop à me rendre là-bas moi-même, si tous les habitants ressemblent à ce Solun et à son cousin ! » murmura Una, et plus d’un des Compagnons acquiesça d’un hochement de tête.
«Ah, oui, sourit Saruel. Même chez les ‘faïes, ils sont considérés comme singulièrement beaux.
— Il me faudra tâcher d’aller y faire un tour, déclara Tamir avec un petit sourire en coin. Pour m’initier à la science des bains, naturellement. »
Sa réflexion lui valut un succès franc et massif d’hilarité unanime.
Unanime, à l’exception de Ki. Il s’était aperçu de l’immense intérêt qu’elle avait porté au superbe Aurënfaïe. Sur le moment, il avait tout fait pour affecter de l’ignorer, mais à l’entendre en plaisanter, comme ça, devant tout le monde, un nouvel accès lancinant de jalousie le tenailla. Il le refoula mais, pour la première fois, il lui fallut affronter le fait qu’elle devrait bien épouser quelqu’un, et ce sans tarder. Il essaya de se figurer la chose, mais ce fut en pure perte. Seule lui trottait en tête la façon qu’elle avait eue de regarder Solun, et à quel point ça l’avait démangé de flanquer le type dehors, avec sa jolie gueule.
Et pourtant, je n’arrive même pas à l’embrasser, songea-t-il, écœuré. De quel droit puis-je me targuer pour être jaloux ?
Le chapitre de l’architecture et des hypocaustes ne lui fournissait guère l’occasion de briller, mais il se rendit compte que sa propre imagination était captivée par l’idée de voir prendre forme une nouvelle ville, surtout une ville édifiée sous la houlette de Tamir et de son esprit créatif. Elle était déjà en train de penser à des jardins et des fontaines, ainsi qu’à des fortifications.
Les avantages présentés par une capitale sise à l’ouest se concevaient fort bien, militairement parlant, à condition qu’on puisse surmonter le problème posé par les voies commerciales intérieures.
« Il doit exister un moyen de tracer une bonne route à travers les montagnes », musa-t-il à voix haute pendant qu’ils dressaient le camp près d’une rivière dans le piémont, le troisième jour de leur voyage. « Je présume que tout dépend en fait du site exact destiné à la ville, mais il y a déjà des chemins praticables. l’ai entendu Corruth parler de celui qu’ils avaient emprunté pour se rendre à Afra. C’est par bateau qu’ils sont venus de Gèdre, mais à cheval qu’ils ont effectué le reste du trajet.
— Il n’en manque pas, en effet, mais pas un seul ne se prête au trafic, répondit Saruel. Et les cols ne sont ouverts que quelques mois par an. Les Retha’noïs contrôlent encore certains des meilleurs, en plus, et ils sont hostiles aux étrangers, tant ‘faïes que Tirs. Quiconque a des marchandises à vendre est obligé d’aller par bateau. Des pirates écument les deux mers : les Zengatis la mer d’Osiat, et des bandits de toutes sortes les archipels de la mer Intérieure. Et, bien entendu, les clans de la côte méridionale sont forcés de franchir le détroit de Riga, qui est passablement périlleux même par très beau temps. Mais c’est tout de même plus sûr que la voie de terre.
— Cette solution n’est pas plus favorable aux échanges de Skala, repartit Tamir. Je vois mal quel bien cela nous ferait d’avoir une capitale entièrement isolée du reste du pays. »
Alors même qu’elle soulevait cette objection, néanmoins, Ki n’eut qu’à repérer son regard perdu au loin pour se rendre compte qu’elle voyait tout de même sa ville, du fin fond du réseau complexe des canalisations d’égouts jusqu’aux tours altières de la maison des magiciens d’Arkoniel.
«Il serait plus court et plus sûr de contourner le nord de la péninsule, si l’isthme ne se trouvait pas juste en travers, fit-il observer.
— Eh bien, jusqu’à ce que quelqu’un découvre un moyen de le déménager de là, j’ai bien peur qu’il faille nous taper de mauvaises routes ou une interminable navigation. » En riant, Tamir se tourna vers Arkoniel. «Qu’en dites-vous ? Est-ce qu’en recourant à ses prodigieux sortilèges, votre Troisième Orëska peut me résoudre ce casse-tête ? »
À la stupeur de Ki comme du reste des auditeurs, Arkoniel eut plutôt l’air de réfléchir pendant un moment avant de répondre : « Cela mérite assurément d’être envisagé. »
Tamir avait beau être pleinement consciente des cruelles souffrances de Ki, il n’était pas plus en son pouvoir de lui apporter le moindre réconfort que de se consoler elle-même. Au fur et à mesure que les jours passaient et que les montagnes s’abaissaient progressivement derrière le cortège, elle fit tout son possible pour appliquer son esprit à d’autres sujets, mais ses nuits étaient hantées.
Où se trouve ta mère, Tamir ?
La question de l’Oracle l’avait glacée, dans les ténèbres de cette caverne, et ces mots la poursuivaient, maculés de taches encore plus noires par la confession d’Iya, L’Oracle ne lui avait rien offert d’autre que du silence, mais elle avait perçu dans ce silence-là comme une exigence.
Du coup, comme elle approchait avec sa modeste escorte du carrefour d’où partait la route de Bierfût, elle finit par se décider. Il lui fallut rassembler tout son courage en se rappelant que personne d’autre qu’Arkoniel et Ki ne savait rien sur l’ignominieux secret de la mort de Frère, pas plus que sur la présence du spectre enragé dans la tour.
«Je veux m’arrêter au fort pour la nuit », annonça t-elle quand ils parvinrent en vue du virage de la route de la rivière.
Sa déclaration fit hausser un sourcil à Tharin, et Ki lui adressa un coup d’œil interrogatif, mais personne d’autre ne manifesta plus qu’une vague surprise. «Ce détour ne rallonge pas beaucoup le trajet, et nous serons mieux installés pour dormir là-bas que dans une auberge ou en plein air, poursuivit-elle en affectant un ton léger.
Un jour ou deux de différence, cela ne devrait guère importer, commenta ArkonieL Cela fait près d’un an que vous n’y êtes pas allée.
— Il me tarde de voir la tête que fera Nari quand nous franchirons le pont ! s’exclama Ki. Et tu sais que Cuistote fera tout un foin de n’avoir pas préparé suffisamment à manger. »
L’idée de quelque chose d’aussi familier que de se faire gronder par sa vieille cuisinière réchauffa Tamir en la soulageant un brin du malaise que lui faisait éprouver la véritable tâche qui l’attendait là-bas. Avec un grand sourire, elle répliqua: « Probablement, mais la surprise nous vaudra un souper froid. Viens, allons les faire sursauter ! »
Ils poussèrent tous deux leur monture au galop, riant par-dessus l’épaule de voir les autres à la traîne derrière eux. Tharin les eut bientôt rattrapés, et il n’y avait pas à s’y méprendre, son sourire était un défi. Chevauchant tous trois en tête du peloton, ils rivalisèrent de vitesse sur la chaussée, dépassant des carrioles chargées dans un vacarme assourdissant qui ne manqua pas d’abasourdir aussi les villageois lorsqu’ils atteignirent les prairies environnant Bierfût.
Tamir regarda par-dessus les champs le hameau blotti dans ses murs sur une courbe de la rivière. Elle l’avait pris pour une vraie ville, la première fois que son père l’avait emmenée le visiter. Ce n’était pas là un souvenir particulièrement heureux ; elle avait bêtement voulu choisir une poupée pour cadeau d’anniversaire, plutôt qu’un jouet de garçon typique, et Père en avait été humilié devant toute la foule du marché. Elle comprenait mieux maintenant pourquoi il avait réagi comme il l’avait fait, mais y repenser la hérissait encore aujourd’hui.
Elle secoua la tête, laissant le vent lui fouetter le visage et la débarrasser de ses ressentiments. Ce jour-là, Père lui avait aussi offert Gosi, son premier cheval, et Tharin donné sa première épée d’exercice en bois. Tous ses souvenirs de prime jeunesse étaient comme ça, un mélange inextricable de ténèbres et de lumière, mais les ténèbres lui semblaient avoir toujours, et largement, prédominé. Le noir fait le blanc. Le putride fait le pur. Le mal crée la grandeur, lui avait déclaré l’Oracle. De fait, ces formules-là résumaient son existence entière…
Après avoir traversé la forêt comme des flèches, ils débouchèrent finalement au bas de la vaste prairie en pente. Sur la crête qui la dominait, l’antique castel se découpait sur l’arrière-plan des montagnes, sa tour carrée pointée comme un index menaçant vers le ciel. Au bout de son mât, la bannière royale de Tamir flottait sur le toit, mais ce ne fut pas ce détail qui attira son œil.
La fenêtre de la tour qui faisait face à la route avait perdu l’un de ses volets à rayures rouges et blanches. La peinture du second, vermoulu, s’écaillait, et il pendait de travers, retenu par un seul de ses gonds. Il fut trop facile à Tamir de s’imaginer qu’une figure blême s’y encadrait.
Elle se détourna, tout en refrénant Minuit pour le mettre au pas lorsqu’elle remarqua des signes de vie dans le paysage des alentours.
La prairie avait été fauchée, et de petites meules de foin parsemaient le versant. Des chèvres et des moutons broutaient autour d’eux, grappillant le regain de l’herbe. Il y avait des oies sauvages et des cygnes sur la rivière, et un tout jeune serviteur pêchait sur la berge, juste au-dessous du pont de planches. Il bondit sur ses pieds et les dévisagea pendant qu’ils se rapprochaient puis détala vers la porte du fort.
Un toit tout neuf couvrait les baraquements, et l’on avait à côté d’eux soigneusement entretenu et même agrandi les parterres de plantes et de fleurs qu’elle et Ki avaient aidé Arkoniel à semer. Des bordures aux couleurs éclatantes s’y épanouissaient, et il y avait aussi des rangées de légumes. Une corbeille posée sur la hanche, deux jeunes filles contournèrent l’angle des bâtiments puis, rebroussant chemin, disparurent aussi vite que l’avait fait le petit garçon.
Qui sont tous ces gens-là ? demanda Ki.
—De nouveaux serviteurs originaires du village », lui répondit Arkoniel, qui les avait rejoints juste à temps pour surprendre sa question. «Quand je me trouvais ici avec les enfants, Cuistote a eu besoin d’auxiliaires supplémentaires. Tout semble indiquer qu’elle en a engagé davantage depuis mon départ.
— Et Frère n’était pas ici pour les faire fuir, terrifiés », murmura Tamir.
Avant de chuchoter au magicien: «Est-ce que ma mère les a tourmentés ?
Non, lui assura-t-il. Je suis le seul à l’avoir jamais vue.
— Ah.» Tamir regarda de nouveau vers le haut, et quelque chose d’autre attira son attention : un large pan de mur aveugle, alors que, normalement, cette partie de la maçonnerie aurait dû se trouver percée d’un certain nombre de fenêtres. « Qu’est-ce qui s’est passé là ?
— Oh, ça ? dit Arkoniel. C’est moi qui me suis livré à quelques modifications, il y a un certain temps de ça, pour dissimuler ma présence.
Ne vous inquiétez pas, c’est seulement de la magie. Rien de définitif. »
Ils immobilisèrent leurs montures devant la porte d’entrée principale juste au moment où celle-ci s’ouvrit brusquement. Plantées comme des souches sur le seuil, Nari et Cuistote dévisagèrent Tamir d’un œil rond, la main plaquée sur la bouche. La nourrice fut la première à se remettre du choc.
Ouvrant largement les bras, elle fondit en larmes de bonheur et s’écria:
«Oh, mes chéris, mettez pied à terre, que je vous embrasse ! »
Tamir et Ki sautèrent à bas de leur selle, et elle les enferma tous deux dans une même étreinte. Tamir fut suffoquée de la trouver d’aussi petite taille. Elle dépassait maintenant Nari d’une bonne tête.
Celle-ci se dressa sur la pointe des orteils pour leur planter sur les joues un baiser sonore. « Comme vous avez grandi depuis l’année dernière, l’un et l’autre ! Et Ki qui a un soupçon de barbe ! Et toi, mon enfant ! » Elle abandonna Ki entre les bras déjà prêts de Cuistote et saisit le visage de Tamir entre ses mains, pour y chercher sans aucun doute quelque chose du garçon qu’elle avait connu. Tamir ne discerna rien d’autre dans ses yeux que de l’amour et de la stupéfaction. « Créateur miséricordieux, mais regarde-toi, ma fille bien-aimée ! Mince comme un jonc, et l’image même de ta chère mère. Tout juste comme je me l’étais toujours imaginé.
— Tu me reconnais ? lâcha Tamir avec soulagement. Je ne suis pas si changée que ça ?
— Oh, mon chou ! » Elle l’étreignit de nouveau. « Garçon ou fille, tu es tout de même l’enfant que j’ai nourri de mon sein et tenu dans mes bras.
Comment ne te reconnaîtrais-je pas ? »
Cuistote l’embrassa à son tour puis la maintint à longueur de bras pour la regarder. «Tu as poussé comme une mauvaise herbe, n’est-ce pas ? » Elle se mit à lui pétrir le biceps et l’épaule. « Pas une once de viande, aucun de vous deux, sur les os ! Tharin, cette tante que vous avez ne leur donne rien à manger ? Et ce pauvre Maître Arkoniel ! Vous avez de nouveau l’air d’un épouvantail, après que moi je vous ai tous gavés comme il faut, avant…
Entrez, vous autres, allez. On a tenu la maison prête, et le garde-manger est plein comme un œuf. Pas un de vous n’ira au lit le ventre creux, ce soir, promis, juré ! »
Tamir gravit les marches de pierre usée qui menaient à la grande salle.
Elle la trouva tout à fait semblable aux souvenirs qu’elle en conservait depuis sa visite d’anniversaire, en bon état, mais avec un aspect poussiéreux et terni. Malgré le soleil de l’après-midi qui brillait à travers les portes ouvertes et les fenêtres, des ombres étaient néanmoins tapies dans les coins et dans la poutraison sculptée. De bonnes odeurs flottaient dans l’air toutefois : épices, tourte aux pommes et pain chaud.
« Mais tu as fait de la cuisine… Est-ce que tu savais que nous allions venir ?
Non, Majesté, mais vous auriez quand même pu envoyer quelqu’un me prévenir ! la réprimanda Cuistote. Non, je me suis mise à commercer avec la ville, et j’en tire un bout de profit pour vous. J’ai mis des bons vins à la cave, et la souillarde est bourrée. Quand vos gens seront installés, j’aurai mis en route de quoi vous régaler comme il faut. Miko, va vite m’allumer le feu, ah, le bon garçon que voilà ! Les filles, vous vous occupez du linge. »
Les servantes qu’ils avaient aperçues près du pont sortirent de l’ombre près de la porte et coururent accomplir les tâches qu’on leur assignait.
Pendant qu’elle se dirigeait vers les escaliers, Tamir entendit Tyrien chuchoter à Lynx : «C’est ici que la reine a grandi ? »
Se souriant à elle-même, elle grimpa les marches quatre à quatre, talonnée par Ki. Elle se demanda quand il lui serait possible de s’esquiver pour dénicher Lhel, ou si celle-ci se manifesterait même spontanément.
Mais si tel était le cas, que dirait-elle à la sorcière, maintenant ?
Leur ancienne chambre commune était aussi propre et bien aérée que s’ils habitaient encore le fort. Toujours la meublaient l’armoire avec laquelle Frère avait essayé d’écraser Iya et le coffre à vêtements sculpté qui avait autrefois servi de cachette pour la poupée. Tamir ressentit un serrement de cœur familier quand ses yeux se posèrent sur l’immense lit, ses tentures fanées et sa courtepointe matelassée. Elle surprit un reflet de la même peine sur la physionomie de Ki lorsqu’il franchit le seuil de la pièce aux joujoux contiguë.
«La literie d’appoint s’y trouve encore, lui cria-t-il.
Les Compagnons et moi pourrons coucher là. »
Tamir passa la tête par l’embrasure et parcourut d’un coup d’œil la cité miniature et les autres vestiges hétéroclites de leur enfance éparpillés de-ci de-là. Les seules choses manquantes étaient la vieille poupée de chiffon et la présence revêche de Frère. Avant que Ki ne vienne vivre avec elle, le démon avait été son unique compagnon de jeux. Elle ne l’avait pas senti rôder autour d’elle ni revu depuis Afra.
Elle traversa le corridor et se tint un moment dans la chambre de Père, à tâcher de s’imaginer qu’elle pouvait encore y percevoir son esprit ou retrouver son odeur. Mais ce n’était qu’une pièce quelconque, abandonnée depuis des lustres.
Arkoniel fit halte sur le seuil, les bras chargés de son baluchon de voyage.
« Je vais m’installer dans ma chambre d’autrefois, là-haut, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Aucun, bien entendu », répondit-elle machinalement, pensant à une tout autre chambre qu’à celle-là. Elle s’y rendrait plus tard, et seule.
Elle s’attarda un moment de plus, et Tharin entra sans mot dire la rejoindre. Il portait ses fontes de selle sur une épaule et paraissait vaguement perplexe.
« Les gardes vont occuper les baraquements. J’y ai toujours mon ancienne chambre, mais… Bref, peut-être préférerais-tu me voir prendre l’une des chambres d’hôtes à l’étage supérieur ?
— Ce serait un honneur pour moi si tu couchais dans celle de Père. »
Sans lui laisser le loisir d’élever la moindre objection, elle ajouta: « Cela me réconforterait de savoir que tu te trouves aussi près.
—Comme tu voudras.» Il se déchargea de ses fontes et jeta un regard circulaire. «C’est bon d’être de retour. Tu devrais venir plus souvent, quand les choses se seront tassées. La chasse d’ici me manque. »
Elle hocha la tête, comprenant à demi-mot tout ce qu’il ne pouvait pas dire. « À moi aussi. »
12
Cuistote tint à merveille sa parole : le souper fut aussi copieux que bien accueilli. Tout le monde se groupa autour d’une longue table, et les écuyers aidèrent les filles de service à apporter les plats des cuisines et à les y remporter.
Assise à la gauche de Tamir, Nari l’assaillit sans trêve de questions sur ses batailles et sur Ero, comme sur tout ce qui se passait à Atyion, en prévision de la confrontation avec Korin, mais elle ne l’interrogea pas une seconde sur la métamorphose. Elle la traitait exactement comme elle avait traité Tobin, sans se montrer le moins du monde embarrassée par son changement de sexe. Elle ne s’oublia même pas à l’appeler Tobin. Pas une seule fois.
Après le repas, les convives, munis de leur coupe de vin, prirent place autour du feu, et ils racontèrent de nouvelles histoires à propos des combats auxquels ils avaient participé. Puis Tharin et les deux bonnes femmes se mirent à évoquer les souvenirs qu’ils conservaient de Tamir et de Ki, lorsque ceux-ci n’étaient encore que des mioches et vivaient en ces mêmes lieux, récits qui amusèrent fort les autres Compagnons. Arkoniel entra dans le jeu, non sans enjoliver avec un plaisir manifeste le terrible tintouin que lui avait donné Ki par son chétif appétit pour l’étude. Sans qu’il ait été fait la plus petite allusion à la mort et à la tragédie dont la demeure avait été le témoin, Tamir surprit les regards nerveux que jetaient à la ronde les plus jeunes des écuyers pendant que la nuit tombait.
« J’ai entendu dire que ce fort était hanté », finit par hasarder Lorin. Mis en garde par un coup d’œil foudroyant de Nikidès, il se ratatina sur le banc et murmura : « C’est seulement ce que j’ai entendu dire. »
Faute de divertissement adéquat, contraindre l’assistance à se coucher tard ne s’imposait guère. Tamir souhaita bonne nuit à Nari et à Cuistote en les embrassant puis congédia les gardes.
«Il est temps d’aller dormir un peu, hein ? » dit Nikidès pour rallier les autres.
Tout le monde se souhaita bonne nuit avant de s’engouffrer dans ses chambres respectives, mais Ki s’attarda devant la porte de Tamir ; «Je resterai, si tu le souhaites. Personne n’en a cure, ici. »
La tentation de dire oui fut si forte qu’elle en eut le souffle coupé, mais elle secoua la tête. «Non, mieux vaut pas.
Bonne nuit, alors. » Il pivota pour obtempérer, mais pas assez vite pour qu’elle n’ait eu le temps de surprendre l’expression douloureuse de son regard.
C’est mieux pour nous tous. Cette tâche-ci n’incombe qu’à moi. Il ne peut pas m’aider, et il n’arriverait qu’à se mettre en danger sans nécessité. C’est mieux pour nous tous…
Elle continua de se le ressasser tandis qu’elle attendait, assise en tailleur sur son lit, que les autres aient achevé de s’installer dans la pièce voisine.
Quelqu’un éclata de rire. Un vague brouhaha de voix s’ensuivit, puis les grommellements d’une querelle amicale lorsque les malheureux écuyers se virent relégués sur les paillasses étendues par terre. Elle entendit des traînements de pieds, le grincement des sangles du sommier, puis l’extinction progressive des chuchotements.
Elle patienta quelque temps encore et se dirigea vers la fenêtre. Le clair de lune illuminait la prairie et faisait miroiter la rivière. Le menton appuyé dans ses mains, elle revécut en pensée les fois innombrables où elle avait joué là avec Ki, les soldats de neige qu’ils avaient combattus, leurs parties de pêche et leurs séances de natation, et le jour où, tout simplement couchés dans l’herbe haute, ils s’amusaient à contempler les nuages et à leur trouver des silhouettes fantastiques.
Une fois satisfaite par le silence total qui régnait à côté, elle saisit sa lampe de chevet et se faufila dans le corridor. Aucun bruit n’émanait de la chambre de Tharin non plus, et il n’y avait pas de rai de lumière sous sa porte.
À l’étage supérieur, une seule lampe brûlait dans sa niche à proximité des appartements d’Arkoniel, Elle les dépassa sur la pointe des pieds, sans cesser de fixer la porte de la tour. Ce fut seulement après avoir posé la main sur le loquet terni qu’elle se rappela que l’on avait fermé à triple tour depuis la mort de Mère et jeté la clef voilà bien longtemps. C’était Frère qui lui avait ouvert, la dernière fois.
« Frère ? chuchota-t-elle. S’il te plaît ? »
Elle appliqua son oreille contre le vantail, attentive au moindre indice de réponse éventuelle. Le bois était froid, beaucoup plus froid qu’il n’aurait dû l’être en cette nuit d’été, même ici.
Un autre souvenir se réveilla. Elle s’était déjà tenue là auparavant, à s’imaginer que le fantôme en colère et sanglant de sa mère se trouvait juste de l’autre côté, dans une marée montante de sang. Elle baissa les yeux, mais il ne sortit rien d’autre de dessous la porte qu’une grosse araignée grise. Elle tressaillit lorsque la bestiole passa à toutes pattes sur son pied nu.
« Tamir ? »
Elle faillit laisser tomber sa lampe en pirouettant comme une folle.
Arkoniella lui retira des mains et la déposa en sécurité dans une niche près de la porte.
« Par les couilles de Bilairy ! Vous m’avez foutu une trouille à pisser aux culottes ! s’étrangla-t-elle.
— Désolé. Je savais que vous viendriez, et j’ai pensé que vous pourriez avoir besoin d’aide pour cette serrure. Et vous aurez également besoin de ceci. »
Il ouvrit la main gauche, et un petit caillou qui rougeoyait dedans fit fuser de la lumière entre ses doigts.
Tamir s’en empara. Il était aussi frais au contact que le clair de lune.
« Moins de risque avec ça que je flanque le feu à la baraque, je suppose.
— Il serait préférable que je vous accompagne.
— Non. L’Oracle a dit que c’était mon fardeau. Ne bougez pas d’ici. Je vous appellerai si j’ai besoin de vous.»
Il plaqua sa paume contre le vantail auprès de la serrure, et Tamir entendit les mécanismes grincer puis jouer. Elle souleva le loquet et poussa la porte qui s’ouvrit en couinant sur ses gonds rouillés. Une rafale d’air glacé se rua au-dehors, qui sentait la poussière et les souris et la forêt par-delà la rivière.
Ils pénétrèrent de conserve dans l’étroit intervalle libre qui séparait le seuil de la tour du bas de l’escalier, puis le magicien repoussa la porte contre son chambranle, la laissant entrebâillée d’à peine un cheveu.
Tamir gravit lentement les marches, levant à bout de bras la pierre lumineuse et s’appuyant de l’autre main contre le mur pour assurer son équilibre. La sensation poisseuse de lichens et de fientes d’oiseaux fit ressurgir d’autres souvenirs. Elle eut l’impression d’être de nouveau le moutard qui grimpait à la suite de sa mère ce même escalier pour la première fois.
Je suis comme ces hirondelles, avec mon nid perché là-haut, par-dessus le fort.
La porte du palier supérieur béait, grande ouverte, telle une gueule noire.
Dans la pièce au-delà, Tamir entendit distinctement soupirer la brise et des souris trottiner. Il lui fallut tout son courage pour monter les quelques dernières marches qui l’en séparaient encore.
Elle s’immobilisa sur le seuil et, se cramponnant au chambranle, scruta les ténèbres abyssales qui régnaient à l’intérieur. «Mère, vous êtes ici ? Je suis revenue à la maison. »
Ki s’était douté de ce que Tamir se proposait de faire dès l’instant où ils s’étaient détournés de leur route pour se diriger vers le fort. Au cours du souper, il n’avait pas manqué de remarquer avec quelle fréquence son regard s’égarait vers les escaliers. Et lorsqu’elle déclina son offre de rester avec elle cette nuit-là, il eut enfin la certitude qu’elle comptait se rendre toute seule dans la tour.
Allongé dans le lit aux côtés de Lynx, il écouta, l’oreille tendue à en avoir des bourdonnements, jusqu’au moment où il entendit la porte voisine s’ouvrir en catimini et des pas feutrés de pieds nus passer devant la leur.
Elle m’aurait demandé de venir si elle avait souhaité que je l’accompagne. Elle s’était toujours montrée des plus taciturne à propos des fantômes qui hantaient les lieux, même avec lui. Aussi lutta-t-il contre lui-même pour tâcher de dormir, mais tout son instinct lui disait de la suivre.
Il s’était couché sans ôter sa chemise et ses chausses. Il n’eut aucun mal à s’esquiver du lit et à contourner précautionneusement les paillasses des écuyers. Il croyait tous les autres endormis, mais, lorsqu’il ouvrit la porte pour se glisser dehors, il jeta un coup d’œil en arrière et vit Lynx qui le regardait.
Il posa un doigt sur ses lèvres puis referma tout doucement la porte derrière lui, non sans se demander quel but son ami attribuerait à cette escapade. Mais il était tout à fait vain de s’en inquiéter maintenant.
N’apercevant pas trace de Tamir, il grimpa l’escalier en tapinois puis fit halte pour embrasser d’un coup d’ œil furtif le corridor du second étage, et ce juste à temps pour voir Arkoniel se glisser dans la tour.
Il en demeura pétrifié. Tamir l’avait planté là, lui, mais elle avait prié le magicien de la seconder ? Tout blessé qu’il était, Ki ravala sa rancœur et scruta de nouveau les lieux à la dérobée avant de s’y aventurer. La porte de la tour était légèrement entrebâillée, et il la poussa.
Assis sur la première marche, Arkoniel tripotait nerveusement sa baguette magique. Une pierre lumineuse éclaboussait de son éclat la marche suivante.
Arkoniel sursauta lorsqu’il aperçut Ki, puis il secoua la tête. «J’aurais dû m’attendre à ton apparition, chuchota-t-il. Elle a exigé de monter seule, mais je n’aime pas beaucoup ça. Reste avec moi. Elle doit m’appeler, en cas de besoin. »
Ki prit place à ses côtés. « Sa mère se trouve réellement là-haut ?
—Oh oui. Qu’elle décide ou non de se manifester… »
Il n’acheva pas sa phrase, et tous deux regardèrent en l’air lorsque leur parvint le son presque imperceptible de la voix de Tamir. Ki en eut la chair de poule, comprenant ce que cela signifiait. Tamir était en train de parler avec la morte.
«Mère ? »
Pas de réponse.
L’état de la pièce était exactement tel que Tamir se le rappelait. Meubles fracassés, rouleaux de tissu en décomposition, balles de bourre de laine rongées par les souris, tout gisait encore à l’endroit où Frère l’avait lancé.
Une table avait été redressée sous la fenêtre est, et les dernières des poupées sans bouche de Mère y étaient alignées, avachies les unes contre les autres pour se soutenir comme des ivrognes. C’était dans leur fouillis qu’Arkoniel avait retrouvé sa poupée à elle ; une brèche lui révéla la place qu’elle y occupait alors. Tamir s’approcha de la table et y rafla l’un des tristes fantoches. Il était tout moisi et décoloré, mais les petits points minutieux de Mère se voyaient encore sur les coutures. Tamir l’éleva vers sa pierre lumineuse pour en examiner la face inexpressive. Encore rembourré de toute sa laine, il était rondouillard, et il avait des membres flasques et inégaux. À sa grande surprise, elle fut violemment tentée de l’emporter.
Dans un sens, la poupée informe qu’elle avait cachée pendant si longtemps lui manquait, tout accablant pour elle que ç’avait été de la détenir, à l’époque. Mais elle avait aussi été un lien avec Mère, ainsi qu’avec son propre passé. Une impulsion subite lui fit serrer celle-ci contre son cœur. En avait-elle eu envie, que Mère en fasse une pour elle ! Des larmes lui piquèrent les yeux, et elle les laissa déborder, pleurant l’enfance qui lui avait été refusée.
Un soupir léger fit se hérisser les petits cheveux de sa nuque. Elle se retourna d’un bloc et, brandissant la pierre lumineuse, fouilla la chambre du regard, sans cesser d’étreindre la poupée.
Le soupir se fit de nouveau entendre, plus fort cette fois. Tamir scruta les ténèbres amassées près de la fenêtre ouest -la fenêtre par où Mère s’était précipitée dans le vide, cette épouvantable journée d’hiver. Celle par où elle avait essayé de la précipiter elle aussi.
Frère n’est pas là pour me sauver, ce coup-ci.
« Mère ? » chuchota-t-elle derechef.
Après des froufroutements de jupes qui frôlaient le sol lui parvint à l’oreille un nouveau soupir éperdument douloureux. Puis une voix fantomatique exhala, en un souffle à peine audible : Mon enfant …
L’espoir étrangla la respiration de Tamir. Elle se rapprocha d’un pas.
« Oui, c’est moi ! »
Où est mon enfant . Où ? Où …
Le bref et poignant accès d’espoir de sa fille s’évanouit, ainsi qu’il l’avait fait invariablement jusque-là. «Mère ? »
Où est mon fils ?
Tout se passait exactement de la même manière qu’aux pires jours de l’existence de Mère. Elle n’avait même pas conscience de la présence de Tamir, obsédée qu’elle était par la douleur de l’enfant qu’elle avait perdu.
Tamir allait se remettre à parler quand un craquement suraigu la fit tressaillir d’une manière si brutale qu’elle faillit presque en lâcher la pierre lumineuse. Les volets de la fenêtre ouest vibraient comme si l’on venait de les heurter de plein fouet, puis ils grincèrent en pivotant lentement sur leurs gonds, poussés par des mains invisibles.
Tamir serra convulsivement la poupée mais sans céder un pouce de terrain, malgré son horreur grandissante lorsqu’elle discerna une silhouette noire se détacher des ténèbres et se diriger vers l’embrasure de la fenêtre à pas lents, saccadés. Son visage était détourné, et il s’inclinait comme pour contempler le cours de la rivière en contrebas.
La femme spectrale portait une robe sombre, et elle étreignait quelque chose contre sa poitrine. Elle était de la même taille que Tamir, et sa longue chevelure noire et brillante pendait librement en désordre jusqu’à sa ceinture. Des mèches folles batifolaient autour d’elle, mollement bouclées par le courant d’air. Découpée là, sur le ciel nocturne, elle paraissait tout aussi tangible qu’un être vivant.
«M… Mère ? Regardez-moi, Mère. Je suis ici. Je suis venue pour vous voir. » Où est mon enfant ? Cette fois, le murmure s’apparentait plutôt à un chuintement rageur.
Où est ta mère ? La voix de l’Oracle aiguillonna Tamir. « Je suis votre fille. Je m’appelle Tamir. J’étais Tobin, mais je suis maintenant Tamir, Mère, regardez moi. Écoutez-moi ! »
Fille ? Le fantôme se tourna lentement, toujours affecté de cette allure artificielle et saccadée, d’hésitation, comme s’il avait oublié de quelle manière se meut un corps. Ce qu’il tenait, c’était la vieille poupée informe de naguère, ou du moins son fantôme. Tamir retint son souffle en apercevant une joue livide, un profil familier. Puis, sa mère ayant fini par lui faire face, sa vue lui fit l’effet qu’elle se trouvait devant un miroir fantasmagorique.
Les autres avaient raison, somme toute, songea-t-elle, hébétée, au-delà de la peur quand ces yeux-là vinrent se poser sur elle avec quelque chose comme un air de la reconnaître. Au fil des mois écoulés depuis la métamorphose, les traits de Tamir s’étaient modifiés d’une façon subtile, non pas tant en s’adoucissant qu’en dérivant vers davantage de ressemblance avec ceux de cette femme morte. Elle fit un pas vers elle, vaguement consciente du fait qu’elles étreignaient chacune sa poupée de la même manière, au creux de leur bras gauche.
«Mère, c’est moi, votre fille », s’évertua-t-elle de nouveau, guettant une lueur de compréhension sur cette physionomie vide.
Fille ?
« Oui ! Je suis venue vous dire qu’il faut poursuivre votre route jusqu’à la porte. »
Le fantôme la vit désormais. Fille ?
Tamir transféra la lumière dans sa main gauche et tendit le bras vers elle.
Sa mère la refléta en agissant de même. Le bout de leurs doigts se frôlèrent, et Tamir sentit nettement le contact de ceux du fantôme, aussi palpables que les siens, mais d’un froid mortel, comme ceux de Frère.
Sans se démonter, elle serra très fort cette main glacée. «Mère, vous devez vous reposer. Vous ne pouvez plus rester ici. »
La femme se rapprocha, dévisageant fixement Tamir comme si elle essayait de comprendre qui elle était. Une larme chatouilla la joue de Tamir.
«Oui, c’est moi. »
Tout à coup, la pièce s’illumina autour d’elles. Les rayons du soleil s’y déversaient à flots par toutes les fenêtres, et la chambre était douillette, pleine de couleurs et de bonnes odeurs de bois, de linge séché en plein air et de bougies. L’âtre était bourré de fleurs sèches, et les fauteuils se tenaient bien droits devant lui, leurs coussins de tapisserie intacts et impeccables.
Des poupées jonchaient la table, toutes propres et vêtues de petits atours en velours.
Maman était bien vivante, ses prunelles bleues chaleureusement animées par l’un de ses rares sourires. « As-tu appris ton alphabet, Tobin ?
— Oui, Maman. » Tamir pleurait maintenant carrément. Elle laissa tomber la poupée et la pierre lumineuse pour la serrer dans ses bras. Cela faisait un effet bizarre d’être assez grande pour enfouir son visage dans cette chevelure noire et soyeuse, mais elle n’ergota pas là-dessus, désarçonnée par le léger parfum de fleurs qu’elle connaissait si bien. «Oh, Mère, je suis revenue à la maison pour vous aider. Je regrette d’avoir été absente si longtemps. Je me suis efforcée d’aider Frère. Je l’ai vraiment fait ! »
Des mains chaudes lui caressèrent les cheveux et le dos. «Là, là, ne pleure pas, mon chéri. Ne voilà-t-il pas un gentil petit garçon… »
Tamir se figea. « Non, Mère, je ne suis plus un petit garçon… » Elle tenta de prendre du recul, mais sa mère la serrait trop étroitement.
« Mon doux, mon cher petit garçon. Oh, comme je t’aime ! J’avais tellement peur de ne pas arriver à te revoir. »
Tamir commença à se débattre, et puis elles s’immobilisèrent toutes les deux en entendant sur la route, dehors, des cavaliers qui venaient vers elles.
Ariani la relâcha et courut vers la fenêtre est. «Il nous a retrouvés !
— Qui ? Qui nous a retrouvés ? chuchota Tamir.
« Mon frère ! » Les yeux d’ Ariani étaient agrandis de terreur et noirs comme ceux de Frère quand elle se rua sur Tamir et lui empoigna le bras avec une violence atroce. « Il arrive ! Mais il ne nous aura pas ! Non, il ne nous aura pas ! » Et elle traîna Tamir vers la fenêtre ouest.
Arkoniel et Ki s’étaient déplacés jusqu’à mi-hauteur de l’escalier pour s’efforcer de saisir ce que Tamir était en train de dire. Brusquement, ils l’entendirent appeler sa mère et l’implorer à propos de quelque chose.
Et puis la porte du palier supérieur fut si bruyamment claquée à la volée que Ki perdit pied et dégringola à la renverse en culbutant le magicien.
Tamir comprit sans l’ombre d’un doute qu’elle se battait pour sauver sa vie, exactement comme elle l’avait fait jadis. À l’époque, sa mère était beaucoup trop forte pour qu’elle lui oppose une résistance efficace, et voilà que son fantôme n’avait aucun mal à la dominer maintenant non plus.
Prisonnière de cette étreinte inexorable, Tamir se vit traîner par terre vers la fenêtre comme si elle ne pesait pas plus qu’un mioche.
« Non, Mère, non !» l’implora-t-elle en se démenant pour tenter de lui faire lâcher prise.
Mais ce fut peine perdue. Sur une dernière traction saccadée du spectre, Tamir se retrouva à moitié propulsée en dehors de la fenêtre, oscillant sur son ventre dans l’embrasure, et préservée seulement de la chute par le reploiement de ses genoux. Il faisait de nouveau nuit. La rivière coulait, toute noire, argentant les rochers qu’elle ourlait de ses flots tumultueux, et Tamir basculait de plus en plus vers le vide en s’égosillant, dépassée par quelque chose de sombre qui l’entraînait invinciblement, une vision blême à jupes virevoltantes et chevelure de jais hirsute…
Arkoniel et Ki dévalèrent l’un par-dessus l’autre jusqu’au pied de l’escalier. Ki fut le premier à se relever, et il regrimpa comme une fusée, sans se soucier de ses ecchymoses et du goût de sang qui lui emplissait la bouche ni des marches usées qu’il enjambait quatre à quatre. Il essaya de défoncer la porte à coups d’épaule, secoua le loquet, mais quelque chose ou quelqu’un la maintenait fermée de l’intérieur ; Il entendait des bruits de lutte et les cris de terreur inarticulés que poussait Tamir.
« Au secours, Arkoniel ! hurla-t-il désespérément. Tu m’entends, Tamir ?
Tire-toi de là ! » tonitrua le magicien.
À peine Ki eut-il le temps de se baisser qu’une vague d’une puissance inouïe déferla par-dessus sa tête et arracha la porte de ses gonds. Ki se redressa et bondit dans la pièce. L’atmosphère y était glaciale.-et une odeur pestilentielle de marécage flottait dans l’air. Une pierre lumineuse traînait par terre parmi des monceaux d’épaves, et elle éclairait suffisamment les lieux pour qu’il aperçoive l’horrible figure sanglante qui s’acharnait à vouloir précipiter Tamir par la fenêtre ouest. Tout ce qu’il pouvait voir de la seconde était l’agitation convulsive de ses jambes et de ses pieds nus. Et il eut beau se précipiter à la rescousse, l’immonde chose n’en persista que davantage à la tirer vers l’extérieur par-dessus le bord auquel Tamir s’agrippait de son mieux.
Il s’agissait d’une femme, à cela seul se réduisait sa certitude pendant qu’il se ruait à corps perdu vers l’ouverture. La forme était pâle et instable comme un feu follet. Ki crut deviner des cheveux noirs qui se contorsionnaient, des yeux noirs et vides, un visage d’une blancheur d’os.
Des mains semblables à des serres s’agrippaient à la chevelure et à la tunique de Tamir pour contraindre son buste à basculer de plus en plus avant.
« Non ! » Ki atteignit Tamir à l’instant où elle même commençait à vaciller par-dessus bord. Il se jeta à travers le spectre et ressentit un froid encore plus intense, mais ses mains étaient vigoureuses et sûres quand il rattrapa Tamir par l’un de ses pieds nus et, tirant dessus de toutes ses forces, la hissa rudement pour la remettre en sécurité.
Elle s’affaissa par terre comme une chiffe, évanouie. Ki s’accroupit sur elle, prêt à repousser l’esprit vindicatif de sa mère à mains nues si la nécessité le lui imposait, mais il n’y avait plus trace d’elle maintenant.
Il tira Tamir loin de la fenêtre puis, doucement, la retourna sur le dos.
Elle avait les yeux fermés, et elle était d’une pâleur épouvantable. Du sang coulait d’une profonde entaille qui barrait son menton, mais elle respirait.
Arkoniel trébucha sur l’amas de décombres qui jonchaient le sol et s’effondra sur ses genoux aux côtés de ses protégés. « Comment va-t-elle ?
— Je ne sais pas. »
Des mains s’échinèrent à l’agripper par le dos, puis voilà qu’elle se retrouva projetée vers l’arrière. Quelque chose lui heurta le menton assez violemment pour l’assommer. Le monde se mit à tourbillonner… étoiles et rivière et murailles de pierre grossièrement taillée et ténèbres.
Ensuite, elle était allongée dans la pièce sombre et de nouveau saccagée, et quelqu’un la serrait fort, si fort dans ses bras qu’elle n’arrivait pas à respirer.
« Mère, non ! cria-t-elle en se débattant avec le peu de forces qu’il lui restait. «Non, Tamir, c’est moi ! Ouvre les yeux. Pour l’amour de l’enfer, Arkoniel, faites quelque chose ! »
Elle entendit un craquement aigu, et voilà qu’elle papillotait au sein d’une pâle lumière douce. C’était dans les bras de Ki qu’elle se trouvait, et son visage était ravagé de chagrin. Arkoniel se tenait juste derrière lui, sa baguette à la main, le front ensanglanté par une estafilade. Une odeur bizarre flottait dans l’air, âcre comme celle de cheveux brûlés.
« Ki ? » Elle essaya vainement de saisir ce qui venait tout juste de se passer. Elle se sentait glacée jusqu’à la moelle, et son cœur cognait si durement que c’était douloureux.
« Je te tiens, Tamir. Je vais t’emmener hors d’ici. » Il lui rebroussa les cheveux en les caressant d’une main tremblante.
«Ma mère…
— Je l’ai vue. Je ne la laisserai plus te faire de mal. Viens ! » Il l’attira sur son séant puis lui passa un bras autour de la taille pour la soutenir.
Elle parvint de la sorte à se relever et à se diriger avec lui d’un pas chancelant vers la porte. Malgré la vigueur et la sûreté du bras qui l’enlaçait, elle continuait à sentir l’étreinte glacée des mains de sa mère.
« Conduis-la dans ma chambre à l’étage en dessous. Moi, je vais condamner cette porte », dit Arkoniel derrière eux.
Ki se débrouilla va savoir comment pour lui faire descendre l’escalier sans qu’ils se cassent la figure et se hâta de la faire entrer dans la chambre du magicien. Des chandelles et des lampes y brûlaient à qui mieux mieux, éclairant les lieux d’une lumière vive et réconfortante. Après avoir précautionneusement installé Tamir dans un fauteuil près de l’âtre vide, Ki arracha une couverture du lit pour l’y envelopper, puis, s’agenouillant, lui frictionna les mains et les poignets. « Dis quelque chose, par pitié ! » Elle battit lentement des paupières. «Je vais bien. Elle… elle n’est pas là. Je ne perçois plus sa présence. » Ki jeta un coup d’œil circulaire avant d’émettre un rire tremblotant. «Une bonne nouvelle, ça ! Je n’ai aucune envie de jamais rien revoir de semblable. » Il se servit d’un coin de la couverture pour lui tamponner le menton. Cela lui fit mal, car elle ne put réprimer un mouvement de recul. « Ne bouge pas, commanda Ki. Tu saignes. » Elle se toucha le menton et le sentit poisseux d’un liquide chaud. «Le rebord. Je me suis cognée contre le rebord. Exactement comme autrefois. »
Ki lui repoussa gentiment les doigts. «Oui, exactement comme autrefois, sauf que, ce coup-ci, tu vas avoir une belle cicatrice. »
Tamir enserra son front dans ses mains, prête à défaillir. « Il… Frère ?
C’est lui qui m’a retenue ?
— Non, c’est moi. Je t’ai entendue crier, et je suis arrivé là juste… » Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’il avait les genoux de Tamir pressés contre son ventre. Il tremblait de tout son être.
«Par la Flamme ! poursuivit-il d’une voix désormais moins ferme. Il s’en est fallu de rien qu’elle te largue à l’extérieur, cette horreur-là. Elle était pire que Frère… » Il s’interrompit de nouveau pour l’enlacer à pleins bras comme si elle risquait encore de tomber.
«Et c’est toi qui m’as retenue ? lui souffla-t-elle au creux de l’épaule.
—Oui, mais j’ai bien failli te perdre. Enfer et damnation ! Mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête, de monter là-haut toute seule ? »
Il sanglotait ! Tamir le serra contre elle et enfouit une main dans ses cheveux. «Ne pleure pas. Tu étais là, Ki. Tu m’as sauvée. Tout va bien. »
S’inquiéter pour lui balaya les derniers vestiges de sa terreur. Elle ne l’avait jamais entendu pleurer aussi fort jusque-là. Il en avait le corps tout secoué, et il l’étreignait de nouveau si fort qu’il lui faisait mal, mais c’était une sensation délicieuse.
Finalement, il s’assit sur ses talons et s’épongea le visage d’un revers de manche. «Je suis confus ! Je… simplement j’ai… j’ai cru… » Tamir lut une peur indiscutable dans ses yeux. « J’ai cru que je n’arriverais pas à te rejoindre à temps. Pas avant qu’elle… » Il la saisit par les bras tandis que sa peur cédait la place à la colère. «Pourquoi, Tamir ? Qu’est-ce qui t’a poussée à monter là-haut toute seule ?
— L’Oracle a dit… »
Il la secoua rageusement. «Que tu devais te faire assassiner ?
— Que vous a-t-elle dit au juste ? demanda Arkoniel, qui entrait les rejoindre au même moment.
— Elle m’a dit que ma mère… l’état dans lequel elle se trouve maintenant… c’était mon fardeau. J’ai pensé que cela signifiait que j’étais censée la délivrer. J’ai pensé que si elle me voyait sous ma véritable forme, cela pourrait… je ne sais pas, que ça lui donnerait la paix. Mais ça pas été le cas, acheva-t-elle misérablement. Tout s’est passé exactement de la même manière que le terrible jour où mon oncle est arrivé ici.
— Alors, Nari avait raison. » Arkoniel caressa les cheveux de Tamir.
«Pourquoi ne m’en avoir jamais parlé ?
— Je ne sais pas. Je suppose que j’avais honte.
—De quoi ? » demanda Ki.
Elle baissa la tête. Il leur était impossible de se douter de l’effet que ça lui avait fait, de n’être pas assez, de n’être pas visible.
«Pardonnez-moi, Tamir, Je n’aurais jamais dû vous laisser y aller seule.» Arkoniel soupira. «On ne saurait raisonner un esprit comme celui-là, pas plus que vous ne pouviez arriver à raisonner Frère.
— Dans ce cas, pourquoi l’Oracle lui a-t-elle enjoint de le faire ?
s’insurgea Ki.
— Je ne parviens pas à imaginer de motif ! Peut-être Tamir s’est-elle méprise.
— Je ne le pense pas, souffla-t-elle.
— Maudits illiorains !
Il ne faut pas blasphémer, Ki, », le réprimanda le magicien.
Ki se leva et s’essuya la figure. «Je reste avec toi, au cas où elle reviendrait. N’essaie même pas de m’en dissuader. Tu peux marcher ? »
Elle était trop épuisée pour affecter de ne pas désirer sa présence auprès d’elle.
« Restez ici, dit Arkoniel. J’ai de quoi assurer votre protection dans cette pièce, et je monterai la garde à l’extérieur. Reposez-vous bien. »
Tamir laissa Ki la fourrer dans le lit d’Arkoniel et lui prit la main quand il en eut terminé. «Dors avec moi. Je… j’ai besoin de toi. »
Ki grimpa se glisser sous les couvertures auprès d’elle et l’attira entre ses bras. Elle l’enlaça par la taille avec un des siens et se détendit contre son épaule. Il lui caressa les cheveux pendant quelques minutes, puis elle sentit la chaude pression de ses lèvres sur son front. Elle lui prit la main, la porta aux siennes pour lui retourner son baiser.
« Merci. Je sais que ceci n’est pas… »
Une bouche appliquée sur la sienne coupa court aux excuses. Ki l’embrassait, l’embrassait pour de vrai. Cela dura plus longtemps qu’aucun des bécots fraternels qu’ils avaient jamais échangés, et c’était infiniment plus doux, quoique plus résolu, que sa maladroite tentative d’Afra.
Même à présent que Tamir se trouvait dans ses bras, saine et sauve, Ki continuait à revivre l’horrible moment où il était tellement certain de ne pas réussir à la rejoindre à temps. À force d’y penser et d’y repenser encore et encore, il ‘n’imaginait que trop bien ce qu’il aurait éprouvé si elle était morte. Il avait été humilié par ses larmes de tout à l’heure, mais son baiser subit, impulsif ne l’humiliait pas. Il en mourait d’envie, et elle répondait.
Tout comme était en train de le faire son propre corps.
Tamir, c’est Tamir, pas Tobin, se dit-il, mais il n’arrivait toujours pas à croire tout à fait qu’il faisait là ce qu’il faisait.
Lorsque cela prit fin, ils se dévisagèrent l’un l’autre, les yeux agrandis par le scepticisme, et elle lui adressa un sourire hésitant.
Cela lui fit un effet qu’il fut incapable de s’expliquer, et il l’embrassa de nouveau, mais en s’y attardant un peu plus longuement cette fois. Son menton heurta la blessure de celui de Tamir, et il essaya de se reculer, mais le bras qui lui entourait le torse resserra son étau, et il la sentit comme s’insérer en lui. Il enfouit ses doigts dans sa chevelure pour y attraper une natte. Tamir tressaillit quand ça tirailla puis se mit à glousser.
En entendant cela, il eut l’impression que quelque chose qui avait été sévèrement endigué dans son cœur débordait enfin. Il écarta ses doigts et les plongea avec plus d’assurance dans les cheveux de Tamir puis se fraya une voie caressante jusqu’à sa taille. Elle était encore habillée de pied en cap et portait la robe qu’elle avait enfilée en l’honneur de Nari pour le souper. La jupe en était un peu remontée. Il percevait la chaleur de ses jambes nues contre les siennes à travers ses propres chausses. Non , ce qu’il avait entre les bras n’avait décidément rien d’un garçon. C’était Tamir, aussi chaude et aussi différente de son corps à lui que n’importe laquelle des filles avec lesquelles il avait jamais couché. Son cœur se mit à battre plus vite qua d il approfondit son baiser et qu’elle y répondit avec une ardeur évidente.
Tamir ne se méprit pas plus sur la différence des attouchements de Ki que sur l’indéniable érection qu’elle sentait se développer contre sa cuisse.
Sans trop savoir ce qu’elle désirait au juste ni à quoi cela aboutirait mais résolue de toute manière, elle lui saisit la main et l’appliqua sur son sein gauche. Il le cueillit tendrement à travers le tissu puis , délaçant le corsage, écarta la chemise et faufila le bout de ses doigts dans l’ouverture pour caresser Tamir à même la peau. Tièdes et rugueux, ceux-ci rencontrèrent la cicatrice entre les seins et la suivirent avec délicatesse, avant d’effleurer la pointe d’un mamelon. Jamais il n’avait rien fait de semblable avec Tobin.
Son geste déclencha des ondes successives de chaleur en elle qui finirent par s’épanouïr entre ses jambes en une sensation jusque là inconnue.
Voilà donc l’impression que cela procure ? songea-t-elle, alors qu’il l’embrassait en descendant jusqu’à sa gorge et lui mordillait doucement le côté du cou.
Elle retint son souffle, et ses yeux s’agrandirent en sentant que son entrejambe s’embrasait de plus en plus. Tout comme par le passé, elle conservait nettement la conscience de sa virilité fantomatique d’autrefois, mais assortie dorénavant de quelque chose de bien plus profond, dans les organes qui sont l’apanage exclusif de la féminité. Si elle possédait véritablement les deux sexes à la fois, alors tous deux étaient mis en émoi par les lèvres et les mains de Ki sur sa peau.
C’était trop, trop déconcertant, cette impression de dédoublement. Elle s’écarta d’un rien, le cœur battant la chamade, sa chair traîtresse simultanément écartelée entre le désir et la peur. «Ki, je ne sais pas si je peux … »
Il retira sa main et lui caressa la joue. Il était lui aussi hors d’haleine, mais il souriait. « Tu n’as pas de bile à te faire. Je n’exige pas ça tout de suite. »
Ça ? Par les couilles de Bilairy, il a cru que je voulais dire baiser ! s’avisa-t-elle du coup, consternée. Évidemment, tiens. C’est ce qu’il fait avec les autres filles.
« Tamir ? » Il la contraignit d’une main douce et ferme à reposer sa tête contre sa poitrine et l’enserra passionnément. « Tout va bien. Je ne veux penser à rien d’autre qu’à ta présence ici, juste maintenant, vivante et en pleine forme. Si tu avais… si tu étais morte cette nuit, là, comme ça… » Sa voie s’enroua de nouveau. « Je n’aurais pas pu le supporter !» Il retomba dans le silence pendant un moment, et se bras resserrèrent davantage encore leur étreinte. «Je n’avais jamais eu aussi peur pour toi sur le champ dl bataille. Qu’est-ce que ça signifie, à ton avis ? »
Elle lui prit une main et la serra dans la sienne « Que, quoi qu’il en soit, nous sommes toujours des guerriers l’un et l’autre, avant toute autre chose ? » Dans un certain sens, c’était réconfortant. Au moins à cet égard, elle savait encore qui elle était.
Elle continuait à le sentir bander dur contre sa cuisse, mais Ki paraissait comblé de se trouver tout simplement allongé auprès d’elle, selon leur habitude d’autrefois. Sans y réfléchir, elle déplaça légèrement sa jambe pour s’assurer un meilleur contact avec son intimité.
C’est plus gros que ce que j’avais, songea-t-elle, avant de se pétrifier lorsque Ki exhala un léger soupir puis se plaqua un peu plus contre elle.
Assis sur le seuil de sa salle de travail, le regard obstinément attaché sur la porte de la tour, Arkoniel se demandait s’il pouvait se permettre d’abandonner sa garde le temps d’aller chercher Tharin. Il se ressentait douloureusement çà et là de sa dégringolade dans les escaliers, et ses oreilles sonnaient encore du sortilège qu’il avait tramé pour condamner la porte.
Non , décida-t-il finalement, Il resterait là jusqu’à l’aube, puis il descendrait s’assurer que les autres ne s’inquiétaient pas de découvrir vide le lit de Tamir.
Et que ferai-je, si Ariani vient tout de même chercher de nouveau son enfant ?
C’était Ki, pas lui, qui avait sauvé Tamir, Lui-même n’avait rien fait d’autre que de repousser le fantôme, une fois le sauvetage dûment opéré.
Saint Illuminateur, quel dessein te proposais-tu donc en lui inspirant pareille démarche ? Comme tu ne pouvais vouloir qu’elle meure, que souhaitais-tu lui montrer, alors ? Pourquoi rouvrir maintenant ces vieilles blessures ?
Ses membres meurtris commençaient à s’ankyloser. Il se leva pour arpenter le corridor, non sans s’arrêter un moment devant la porte de la chambre à coucher. De l’intérieur ne lui parvint aucun bruit. Il tendit la main vers le loquet, histoire de vérifier que tout allait bien pour ses protégés, puis la retira. Il s’attarda toutefois un instant de plus, ne sachant à quoi se résoudre, et finit par opter de préférence pour le recours à son œil magique.
Tamir et Ki dormaient comme des souches, enlacés dans les bras l’un de l’autre comme des amants.
Amants ?
Arkoniel examina plus attentivement. Us étaient encore habillés l’un et l’autre comme auparavant, mais il parvint à distinguer le léger sourire qui flottait, en plein sommeil sur leurs deux physionomies. Sur le menton de Ki se voyait une tache de sang séché dont la forme coïncidait à merveille avec celle de la plaie qui affectait le menton de Tamir.
Arkoniel dissipa le charme et se détourna en souriant. Pas encore, mais il est intervenu une modification. Peut-être qu’en définitive il résultera quelque bien de cette maudite nuit.
13
Alors qu’il avait eu l’intention de ramener Tamir en bas dans sa propre chambre avant que quiconque ne se soit rendu compte de leur équipée, Ki s’était assoupi et à son réveil, juste après l’aube, elle reposait toujours dans ses bras. Elle ne remua pas quand il se démancha le col pour voir si elle donnait encore.
Elle avait le visage à demi dissimulé derrière une cascade de cheveux noirs. La plaie de son menton était complètement encroûtée, ses entours tout bleus et vaguement enflés. Cela lui vaudrait une nouvelle cicatrice et ne manquerait pas de trahir l’aventure de la nuit précédente.
Même à la lumière du jour, il éprouva des sueurs froides en repensant à l’esprit qui hantait la chambre de la tour. Il n’avait pas connu Ariani du temps où elle vivait encore. La nuit dernière, il n’avait pas vu trace de la femme qu’Arkoniel décrivait, rien d’autre qu’un spectre vindicatif. Il resserra inconsciemment son bras autour des épaules de Tamir.
« Ki ? » Elle le considéra d’un air endormi pendant un bon moment puis se dressa sur son séant, suffoquée, en prenant conscience du fait qu’ils se trouvaient toujours au lit ensemble. Les lacets de son corsage étaient encore dénoués, révélant le galbe d’un sein.
Ki détourna précipitamment les yeux. «Je suis confus. Je ne comptais pas rester toute la nuit. »
Il entreprit de se désenchevêtrer des draps, mais la façon qu’elle eut de rougir et de regarder ailleurs le fit s’interrompre. Il refoula d’une caresse les cheveux qui balayaient la joue de Tamir puis se pencha pour l’ embrasser de nouveau sur la bouche comme il l’avait fait quelques heures plus tôt. Il le fit autant pour se rassurer lui-même que pour la rassurer, elle, et il eut la joie de ressentir que le jour n’entamait en rien la véracité de ses impressions.
Tamir leva la main pour lui cueillir une joue, et il la sentit se détendre contre lui. Prunelles bleues et prunelles brunes se rencontrèrent et s’évasèrent en un aveu tacite.
« Désolé pour Afra », dit-il.
Elle referma la main sur la sienne sur l’édredon. « Désolée pour la nuit dernière. J’espérais simplement… Enfin, je suppose qu’il me faudra faire une nouvelle tentative. Mais je ne suis pas désolée pour… » Elle désigna d’un geste le désordre du lit.
« Moi non plus. Le premier bon sommeil nocturne dont j’aie joui depuis des mois. »
Avec un grand sourire, elle rejeta les couvertures et se leva. Ki eut un nouvel entr’aperçu de ses longues jambes nues avant que la retombée des jupes ne les lui dissimule. Elle avait beau demeurer très grêle encore comme une pouliche, ces jambes-là n’en étaient pas moins désormais celles d’une fille, avec des muscles imperceptiblement plus ronds, quoique toujours aussi nerveux, sur les os dégingandés. Comment avait-il pu ne pas s’en aviser jusqu’à présent ?
À son tour, il dévala du lit pour la rejoindre, tout en la détaillant à nouveau comme s’ il la voyait correctement pour la toute première fois. Il ne la dominait guère que d’un empan.
Elle haussa un sourcil. « Eh bien ?
— Nari a raison. Tu es devenue plus jolie.
— Toi aussi. » Elle se lécha le pouce et frotta le sang séché qu’il avait au menton. Après quoi elle fit courir un index sur sa moustache clairsemée.
« Ce hérisson-là me picote la lèvre lorsque tu m’embrasses.
— Tu es la reine. Tu peux bannir les barbes si cela te chante. »
Elle soupesa l’offre avant de l’embrasser de nouveau. « Non, je pense que j’arriverai à m’y accoutumer. Il ferait beau voir qu’on dise que tous les hommes de ma cour se sont métamorphosés en filles en même temps que moi, non ? »
Il acquiesça d’un hochement de tête puis formula la question qui restait pendante entre eux. « Et maintenant, dis, quoi ? »
Elle haussa les épaules. « Je ne puis pas prendre de consort avant d’avoir seize ans, mais c’ est à peine dans deux mois. »
Elle s’arrêta net, rouge comme une cerise, en s’ apercevant de ce qu’elle venait de lâcher. « Oh, Ki ! Je ne prétends pas… C’est-à-dire… »
Il haussa les épaules et se gratta nerveusement la nuque. Le mariage était une affaire trop importante pour s’envisager tout de suite, là.
Les yeux de Tamir recelaient encore une question. Il lui prit le visage entre ses mains et l’embrassa derechef. C’était chaste, s’il se référait à son expérience personnelle des baisers, mais sa chair ne manqua pas de s’en échauffer, et il sut, rien qu’à la manière dont elle papillotait des paupières et les fermait, qu’elle éprouvait la même chose, elle aussi.
Il n’eut pas le loisir de trouver quelque chose à dire qu’Arkoniel frappa et entra. Ils se détachèrent l’un de l’autre en sursaut comme des coupables.
Le magicien s’épanouit. « Ah, bon, vous êtes éveillée ! En découvrant votre lit désert, Nari a failli avoir un coup de sang… »
Nari le bouscula pour passer et darda sur le jeune couple un regard filtrant. « Qu’est-ce que vous m’avez encore fabriqué, vous deux ?
—Rien dont tu doives te mettre martel en tête » , lui assura Arkoniel.
Mais Nari continua de froncer les sourcils. « Ça fera du joli, qu’elle ait le gros ventre si jeune ! Ses hanches ne sont pas encore assez développées. Tu devrais avoir plus de jugeote, Ki, même si elle en est dépourvue !
—Je suppose que tu n’as pas tort », dit Arkoniel, avec la mine de quelqu’un qui réprime une envie de rire.
« Je n’ai rien commis de pareil ! s’insurgea Ki.
— Nous n’avons rien fait ! » se récria Tamir en s’empourprant.
Nari la tança du doigt. « Eh bien, veille à t’abstenir tant que tu ignores comment t’y prendre pour éviter de concevoir. Je ne pense pas que qui que ce soit t’ait encore jamais appris à faire un pessaire, hein ?
— La nécessité ne s’imposait pas, lui rétorqua le magicien.
— Fous que vous êtes, tous les trois ! Toute fille qui a ses périodes lunaires devrait savoir ça sur le champ. Ouste, les hommes, allez, vous deux, que je puisse avoir un bout d’entretien convenable avec ma chère fillette là-
dessus. »
C’est tout juste si elle ne les flanqua pas dehors avant de refermer la porte sur leurs talons.
« Les pessaires, je sais ce que c’est ! » grommela Ki. Il avait vu ses sœurs et les servantes, assises en rond autour du feu, préparer les petits écheveaux de laine et de charpie qu’elles imbibaient d’huile douce. Et, avec la maisonnée tout entière qui dormait, les uns empilés sur les autres, on n’avait pas fait de mystère non plus chez lui quant à leur usage. Si une fille ne voulait pas avoir de gosse, elle s’ en fourrait un dans le minou avant de baiser avec son bonhomme. Mais il n’en revenait pas’ d’imaginer Tamir sous cet éclairage là, ça lui faisait un trop sale effet. « Je l’ai simplement embrassée. Je ne voudrais pour rien au monde la toucher de cette façon-là ! » …
Arkoniel gloussa mais ne pipa mot.
D’un air renfrogné, Ki se croisa les bras et, campé dans le corridor, attendit Tamir.
Quand elle finit par sortir, elle était un peu pâle.
Nari braqua un doigt accusateur vers Ki. « Toi, garde-moi tes culottes lacées , voilà tout !
— Je le ferai, zut ! » lui décocha-t-il dans le dos pendant qu’elle descendait pesamment l’escalier. « Tamir, tu vas bien ? »
Elle avait toujours l’air un peu assommée . « Oui. Mais je crois que j’aimerais mieux foncer dans la bataille toute nue que d’avoir un enfant, si tout ce que Nari raconte est vrai.» Elle frissonna puis, se redressant, jeta un coup d’œil vers la porte de la tour. « Elle est verrouillée ? »
Arkoniel hocha la tête. «Je la rouvrirai , si tel est votre bon plaisir. -Il me faut faire une autre tentative. Vous pouvez tous les deux m’accompagner là-
haut. -Essaie seulement de nous en empêcher », lui répondit Ki, d’un ton qui excluait la plaisanterie.
Arkoniel toucha le vantail, et celui-ci s’ouvrit à la volée. « Laissez-moi monter le premier, que je lève le sortilège qui bloque la porte du dernier étage. »
Ki serra de près Tamir pendant qu’elle gravissait les marches, et il fut époustouflé de voir à quel point les lieux présentaient un aspect des plus banal à la lumière diurne . Des particules de poussière chatoyaient dans les rayons du petit matin, et la brise qui filtrait à travers les archères portait à ses narines le suave parfum des baumiers.
Un jour plus éclatant les accueillit dans la chambre d’Ariani, après qu’Arkoniel en eut descellé la porte, mais Ki ne lâcha pas Tamir d’une semelle et scruta chaque coin de la pièce d’un air soupçonneux. Les volets de la fenêtre ouest étaient demeurés béants et laissaient affluer les chants des oiseaux dans la forêt, mêlés au cours tumultueux de la rivière en contrebas.
Tamir se campa au milieu du capharnaüm et pivota lentement sur ellemême. « Elle n’est pas ici », déclara-t-elle finalement, d’un air plus chagriné que soulagé.
«Non, convint Arkoniel. J’ai fréquemment perçu sa présence la nuit, mais jamais lorsqu’il faisait jour.
— Moi, je vois Frère à toute heure, qu’il fasse jour ou nuit.
— Il est un esprit d’une tout autre espèce. »
Elle se rendit vers la fenêtre. Ki lui emboîta le pas, peu disposé à prêter foi aux assertions d’Arkoniel en matière de fantômes. De son point de vue personnel, ce cauchemar sanguinolent risquait de surgir en trombe de nulle part à n’importe quel moment. Les fantômes étaient des créatures maléfiques, lui avait-on ressassé du moins, et ceux qui persécutaient Tamir ne confirmaient que trop la véracité du propos.
«Qu’est-ce que je fais ? s’interrogea-t-elle tout haut. -Peut-être rien, répondit le magicien. ‘
Pourquoi l’Oracle m’a-t-elle enjointe à revenir, alors ? -Il y a des choses que l’on ne peut pas raccommoder, Tamir.
— Qu’en est-il de Lhel ? questionna Ki. Nous ne l’avons pas même cherchée jusqu’ici. Elle savait toujours remettre Frère à sa place. Viens, Tamir, partons à cheval remonter la route, comme nous le faisions autrefois. »
Elle s’illumina sur-le-champ et retourna vers la porte. «Mais bien sûr ! Je parie qu’elle est en train d’attendre notre visite, comme toujours.
—Un instant ! » les rappela Arkoniel.
Ki se retourna et découvrit que le magicien les regardait d’un air affligé.
« Elle ne se trouve plus ici.
— Comment le savez-vous ? l’apostropha Tamir, Vous connaissez son caractère. Si elle n’a pas envie de se laisser découvrir, on n’y peut rien, mais si elle y consent, elle est là tout bonnement à vous attendre, chaque fois.
— Je pensais la même chose, jusqu’à ce que… » Arkoniel n’acheva pas sa phrase, et Ki lut la vérité sur sa physionomie dès avant qu’il n’ajoute: «Elle est morte, Tamir. L’Oracle me l’a révélé.
— Morte ? » Tamir s’affaissa lentement sur ses genoux parmi les éparpillements de bribes de laine jaunie. « Mais comment ?
— Si je devais en croire mon intuition, c’est à Frère que j’imputerais sa disparition. Excusez-moi. J’aurais dû vous en avertir, mais vous aviez déjà tant de problèmes à affronter…
— Morte. » Tamir frissonna et enfouit sa face entre ses mains. « Une de plus. Encore du sang ! »
Ki s’agenouilla auprès d’elle et l’enlaça d’un bras tout en battant des paupières pour refouler ses propres pleurs. « Je croyais… Je croyais qu’elle serait toujours à nous attendre, là-bas, dans son arbre creux.
—Moi de même », reconnut tristement le magicien.
Tamir porta une main vers la cicatrice invisible de sa poitrine. «Je veux aller à sa recherche. Je veux l’enterrer. Ce n’est que justice.
— Mangez un morceau d’abord et changez de vêtements », conseilla Arkoniel. Elle acquiesça d’un signe de tête et s’apprêta à quitter la pièce.
« De la tenue », dit Ki. Il passa ses doigts dans les cheveux emmêlés de Tamir, «Vaut mieux, hein ? » reprit-il en rajustant sa propre tunique chiffonnée. « Inutile de leur fournir trop de motifs de commérages. »
C’était plus facile à dire qu’à faire. En regagnant sa chambre pour se changer, Tamir s’aperçut que Lynx et Nikidès la lorgnaient par leur porte ouverte. Elle avait beau se dire que ni son attitude ni celle de Ki ne trahissaient rien, un simple coup d’œil leur suffit pour se détourner avec des sourires entendus.
« Enfer et damnation ! ronchonna-t-elle, mortifiée. « Je vais leur parler. » Ki lui adressa un regard navré puis la quitta pour régler l’affaire avec leurs amis.
En refermant sa propre porte, Tamir secoua la tête. Qu’allait-il leur dire ?
Elle n’était pas tout à fait sûre elle-même de ce qui s’était passé entre eux deux, mais elle se sentait va savoir comment plus légère et plus encline à l’espoir, en dépit même de la peine que lui faisait éprouver la perte de Lhel.
Quoi que leur eût raconté Ki, personne ne posa la moindre question. Dès qu’il leur fut possible de s’éclipser, tous deux partirent avec Arkoniel remonter la vieille route de la montagne.
Ç’aurait été une agréable chevauchée, n’eût été la triste certitude qui les accablait. Le soleil brillait de tous ses feux, et la forêt se parait de précoces éclaboussures d’écarlate et de jaune.
Ki repéra le vague indice d’une sente à un demi mille du fort. Après avoir entravé leurs montures, ils l’empruntèrent à pied.
« Il pourrait bien ne s’agir là que d’une sente à gibier, fit-il observer.
— Non, voici la marque de Lhel » , dit Arkoniel en désignant une espèce de signe délavé, couleur de rouille sur la blancheur d’un tronc de bouleau.
En l’examinant de plus près, Ki se rendit compte que c’était l’empreinte d’une main beaucoup plus menue que la sienne.
« Elle provient de son charme dissimulateur, expliqua le magicien en la touchant avec chagrin. La puissance en est morte avec elle. »
Les traces déteintes d’autres empreintes similaires les guidèrent le long d’une piste presque invisible qui sinuait à travers les arbres et qui, après avoir escaladé une pente raide, débouchait finalement dans la clairière.
À première vue, rien n’avait changé. La portière de peau de daim recouvrait toujours l’embrasure basse qui s’ouvrait au pied du gigantesque chêne creux. À quelques pas de là, la source coulait en silence dans son bassin rond.
Comme ils approchaient de l’arbre, toutefois, Ki s’aperçut que les cendres tapissant le fond de la fosse à feu ne dataient pas d’hier, loin de là, et que les séchoirs à bois étaient vides et menaçaient de s’écrouler. Tamir écarta la portière en peau de daim et disparut à l’intérieur du tronc. Ses deux compagnons la suivirent.
Des bêtes les y avaient précédés. Les corbeilles de Lhel étaient éparpillées, rongées, les fruits et la viande secs disparus depuis belle lurette.
Ses quelques ustensiles reposaient encore sur des étagères basses, et sa literie de fourrures demeurait inviolée.
Ce qui subsistait de sa personne gisait dessus, comme si elle s’était allongée pour dormir et ne s’était jamais réveillée. Les animaux et les insectes avaient accompli leur œuvre. Les déchirures de la robe informe et son collier de dents de daim tiré de travers laissaient apercevoir dessous la nudité des os. La chevelure subsistait seule, sombre fouillis de boucles noires encadrant le crâne aux orbites vides.
Arkoniel s’effondra en gémissant et se mit à pleurer sans bruit. Tamir demeura muette, sans verser de larmes. L’expression vide de son regard lorsqu’elle fit demi-tour en silence pour ressortir bouleversa Ki. la retrouva debout près de la fontaine.
« C’est ici qu’elle m’a montré mon véritable visage », chuchota-t-elle, les yeux fixés sur son reflet mouvant dans l’eau. Ki fut tenté de lui enlacer la taille, mais elle se recula, toujours aussi vacante et perdue. « La terre est dure, et nous n’avons rien pour creuser. Nous aurions dû apporter une pelle. »
Il ne se trouvait rien non plus, parmi les maigres possessions de Lhel, pour les seconder dans leur tâche. Arkoniel découvrit son canif et son aiguille d’argent et les fourra dans sa ceinture. Ils abandonnèrent le reste tel quel et amassèrent des pierres devant l’entrée de l’arbre, transformant ainsi sa demeure en tombe. Le magicien trama un sortilège sur les pierres pour leur interdire de s’ébouler.
Durant toutes ces opérations, Tamir ne versa pas une seule larme. Une fois qu’ils eurent fini d’obstruer la brèche, elle plaqua l’une de ses mains contre le tronc noueux du chêne, comme afin de communier avec l’esprit de la femme qui s’y trouvait désormais emmurée. « Il n’y a plus rien d’autre à faire ici, dit-elle finalement. Nous ferions mieux de repartir pour Atyion. »
Arkoniel et Ki échangèrent un regard navré puis se retirèrent à sa suite, la laissant seule à son deuil muet. La mort, elle n’en a déjà vu que par trop, songea
Ki. Et nous avons encore une guerre à conduire…
14
Le chagrin de la mort de Lhel , combiné avec la connaissance du rôle qu’elle avait joué dans la mort de Frère , était trop noir et trop profond pour se formuler. Tamir laissa ces sentiments derrière elle avec les os de la sorcière, ne remportant qu’une impression comme engourdie de choc et de perte.
Il n’y avait aucune raison de rester davantage, et le fort était une fois de plus devenu un lieu chargé de trop de mauvais souvenirs. Aussi repartirent-ils le jour même.
Nari et Cuistote les embrassèrent, elle et Ki, mille et mille fois tour à tour tous deux, puis enfouirent leurs larmes chacune dans son tablier lorsqu’ils finirent par prendre définitivement congé. Pendant qu’elle chevauchait le long de la rivière , Tamir se retourna pour lever les yeux une dernière fois vers la fenêtre de la tour. Le volet brisé de la fenêtre est pendait toujours de biais sur un seul gond tordu. Elle ne discerna pas de visage dans l’ouverture mais, elle en eût juré, des yeux ne cessèrent de s’appesantir sur son dos jusqu’à ce qu’elle et sa suite eurent pénétré sous le couvert des bois.
Je regrette, Mère. Peut-être une autre fois.
Ki s’inclina vers elle et lui toucha le bras. « Laisse tomber. Tu as fait ce que tu pouvais. Arkoniel a raison. Il y a des choses que l’on ne peut pas raccommoder. »
Il se pouvait qu’il eût en effet raison , mais elle persistait encore à se sentir coupable d’un manquement.
Ils chevauchèrent dur cette journée-là et, la nuit suivante, dormirent à la belle étoile , emmitouflés dans leurs manteaux. Allongée là, parmi les autres
, à même le sol, Tamir palpa l’ecchymose de son menton tout en laissant ses pensées dériver vers Ki, s’ attarder sur les sensations qu’elle avait éprouvées à l’embrasser puis à s’ assoupir dans ses bras.
Il était étendu à portée de main, mais elle fut incapable de le toucher.
Elle allait tout juste se coucher
à plat ventre quand il ouvrit les yeux et lui sourit. C’était presque aussi délicieux qu’un baiser. Elle se demanda ce qu’ils allaient bien pouvoir faire lorsque le retour au château les livrerait à l’affût du foisonnement des vigilances et des curiosités.
Quand ils ne se trouvèrent plus qu’à une demi-journée de marche de la ville, Tamir dépêcha Lynx et Tyrien y annoncer la nouvelle de son incessante arrivée. En parvenant en vue d’Atyion tôt dans la soirée, de brillantes illuminations de torches et de lanternes l’accueillirent, et une foule immense s’était massée le long de la rue principale, attendant impatiemment de savoir ce que l’Oracle avait dit à sa reine. Revêtu de la robe et de la chaîne de son office, Illardi vint à cheval au-devant d’elle à la porte de la ville. Kaliya, la grande prêtresse du temple illiorain, d’Atyion, et Imonus se trouvaient avec lui.
« Majesté, l’Oracle vous a-t-elle parlé ? s’enquit ce dernier.
— Oui, elle l’a fait », répondit-elle, et d’une voix suffisamment forte pour être entendue de tous les gens qui s’étaient rassemblés sur le pourtour de la placette où la rencontre avait lieu.
« Si ce n’est abuser de sa bienveillance, Votre Majesté consentira-t-elle à nous faire part de la teneur de cet entretien sur l’esplanade des temples ? »
demanda Kaliya.
Tamir opina du chef et conduisit son entourage vers la place des Quatre.
Illardi s’inclina sur sa selle pour lui glisser en confidence : « J’ ai des nouvelles pour vous, Majesté. Ce jeune gaillard dont dispose Arkoniel -Eyoli
-nous a fait parvenir de Cima voilà quelques jours un pigeon porteur d’un message. Le prince Korin s’ apprête à marcher contre vous. Il semble qu’il ait finalement réussi à engrosser son épouse.
— Il a déjà fait mouvement ? questionna Tharin.
— Pas encore, d’après le rapport d’aujourd’hui, mais à en croire ce que vos magiciens ont réussi à nous en montrer, les préparatifs de ses campements sont presque terminés.
— J’entrerai en communication avec Eyoli sitôt que nous en aurons terminé ici » , murmura Arkoniel.
Le cœur de Tamir chavira, bien qu’elle fût à peine étonnée.
«Transmettez-lui mes remerciements. Et expédiez un mot à Gèdre et à Bôkthersa. Leurs émissaires devraient être rentrés chez eux, à présent. Lord Chancelier, je tiendrai conférence avec vous et mes généraux…
— Il sera toujours assez tôt demain, Majesté. Vous êtes épuisée, je le vois.
Reposez-vous cette nuit. J’ai déjà commencé des préparatifs. »
Des badauds bondaient les perrons à degrés des quatre temples, et il y en avait des quantités d’autres perchés sur les toits, tous plus avides les uns que les autres d’entendre la première prophétie officielle du règne de Tamir.
Toujours en selle, elle exhiba le rouleau que Ralinus lui avait confié.
« Voici les paroles d’Illior, telles que me les a transmises l’Oracle d’Afra. »
La lecture qu’elle en avait déjà faite sur place l’avait suffoquée. Alors qu’elle n’avait pas rapporté à Ralinus ce que l’Oracle avait effectivement dit, en tout cas pas mot pour mot, ce qu’il avait écrit n’en était pas moins la reproduction quasiment textuelle.
« Écoutez les paroles de l’Oracle, gens de Skala. » En plein air, sa voix sonnait grêle et perchée, et c’était une rude épreuve que de parler si fort, mais elle poursuivit tout de même. « "Salut à toi, reine Tamir, fille d’Ariani, fille d’Agnalain, enfant légitime de la lignée royale de Skala. Par le sang tu fus protégée, et par le sang tu régneras. Tu es une graine arrosée de sang, Tamir de Skala. C’est par le sang et l’épreuve que tu tiendras ton trône. De la main de l’Usurpateur tu arracheras l’Épée. Devant toi et derrière toi se trouve un fleuve de sang qui porte Skala vers l’ouest. Là, tu bâtiras une nouvelle ville en mon honneur." »
Un silence médusé accueillit ces mots.
« Le prince Korin se qualifie lui-même de roi à Cima, et il est en train d’y masser une armée contre moi, continua-t-elle. Je lui ai envoyé des messages pour le prier de renoncer à ses prétentions et de se voir honorer comme mon parent. Sa seule réponse fut le silence. J’apprends maintenant qu’il entend marcher sur Atyion avec une armée dans son sillage. Quelque douleur que j’en éprouve, je m’en tiendrai aux paroles de l’Oracle et aux visions dont je me suis vu gratifier. Je suis votre reine, et j ‘écraserai cette rébellion contre le Trône. Me suivrez-vous ? »
Le peuple l’ovationna et agita en l’air des épées et des bannières multicolores. Cet enthousiasme lui fit chaud au cœur en l’allégeant un peu des ténèbres qui l’accablaient. Korin avait pris sa décision. C’était à elle désormais d’agir conformément à la sienne, si pénible qu’en soit l’issue.
Son devoir achevé, Tamir remit à Kaliya le rouleau pour qu’il soit affiché dans le temple et copié et lu par des hérauts dans tout le pays.
« ça s’est bien passé, commenta Ki pendant qu’ils se dirigeaient vers le château.
— Les gens t’aiment, et ils se battront pour toi », ajouta Tharin.
Tamir resta muette, la tête occupée par tout le sang que lui avait montré l’Oracle. Elle le sentait déjà lui souiller les mains .
Après avoir franchi la barbacane, ils trouvèrent Lytia et presque toute la maisonnée qui attendaient Tamir dans la cour du château. « Soyez la bienvenue pour votre retour, Majesté, la salua Lytia pendant qu’elle mettait pied à terre et se dégourdissait les jambes en les étirant.
— Merci. J’espère que vous ne vous êtes pas donné le tracas d’apprêter un banquet. Je n’ai envie que de deux choses, un bain et mon lit. »
Il y avait également dans l’assistance quelques-uns des magiciens et des enfants.
« Où est maîtresse Iya ? » s’enquit Rala.
Tarnir entendit et se demanda ce qu’Arkoniel dirait à ses collègues et s’ils resteraient. Mais, pour l’heure, il esquiva leurs questions tout en les entraînant à l’écart et en s’empressant de les interroger sur ce qu’ils savaient de Korin .
L’abandonnant à ce soin, Tamir gravit promptement le perron, désireuse de se détendre en privé avant que les obligations de cour ne fondent à nouveau sur elle. Celles-ci ne lui avaient certes pas manqué le moins du monde…
Lytia les accompagna à l’étage, elle et les Compagnons. Une fois arrivée devant la porte des appartements de Tamir, elle lui toucha la manche et chuchota: « Un mot en tête à tête, Majesté ? Pour une affaire des plus conséquente. »
Tamir l’invita à la suivre d’un signe de tête, laissant les autres à l’extérieur.
Baldus était pelotonné dans un fauteuil, Queue-tigrée lové au creux de ses genoux. Il repoussa le matou pour bondir sur ses pieds et s’incliner.
«Bienvenue à vous, reine Tamir I Souhaitez-vous que j ‘allume le feu ?
— Non, va dire aux servantes de me monter une baignoire. Et fais en sorte que l’eau soit bouillante !»
Le page se rua dehors, tout heureux que sa maîtresse soit de retour. Elle se demanda fugitivement à quoi il pouvait bien s’occuper lorsqu’il se trouvait dispensé de service quand elle n’était pas là. Elle déboucla son baudrier d’épée, le jeta sur le siège délaissé puis entreprit de dégrafer vaille que vaille son corselet de plates. Le chat s’enroula autour de ses chevilles en ronronnant à pleine gorge, au risque de la faire presque trébucher.
« Majesté, certains des autres Compagnons sont arrivés pendant votre absence. Et comme ils ont fait un voyage terriblement éprouvant…
— Una ? Elle est blessée ? » L’anxiété la contraignit à s’asseoir brusquement. Avec un crachement de fureur, Queue-tigrée fusa se planquer.
« Non, Majesté, il s’agit de Lord Caliel, de Lord Lutha et de son écuyer.
Je les ai installés dans l’une des chambres d’hôtes de cette même tour. »
Tamir se remit debout d’un bond, plus enchantée de la nouvelle qu’elle n’aurait pu l’exprimer. « Loués soient les Quatre ! Mais pourquoi diable n’étaient-ils pas en bas pour m’accueillir ? Nos amis seront transportés de les retrouver.
—Je me suis dit que peut-être vous-même et Lord Ki souhaiteriez les voir d’abord seuls. Il y a quelqu’un d’autre avec eux.
—Qui ça ? » demanda-t-elle, déjà sur le seuil de la porte.
Les Compagnons campaient dans le corridor. Lytia leur décocha un coup d’œil furtif, puis reprit tout bas : « Je vous le dirai pendant que nous monterons. »
Malgré sa perplexité, Tamir acquiesça d’un hochement. « Ki, tu m’accompagnes. Attendez ici, vous autres. »
Lytia leur fit emprunter un second corridor à l’autre extrémité de la tour puis, faisant halte un instant, souffla : « L’étranger qui est avec eux ? Eh bien, tout semble indiquer qu’il appartient au peuple des collines, Majesté.
Lord Lutha affirme qu’il s’ agit en fait d’un sorcier.
— Un sorcier ? » Tamir et Ki échangèrent un regard de stupéfaction.
« C’ est ce qui m’a incitée à penser que vous devriez monter sans trop de témoins, se hâta d’expliquer Lytia.
Daignez me pardonner si j’ai commis une faute en laissant entrer une créature pareille, mais les trois autres ont refusé de se voir séparés de lui. Ill l m’a donc fallu les placer tous sous bonne garde. Ils sont heureusement arrivés de nuit, de sorte que seuls une poignée de gardes et de serviteurs les ont aperçus. Aucun d’entre eux ne bavardera. Je leur ai fait jurer de se taire jusqu’à ce que vous vous soyez prononcée sur le cas.
— Est-ce que cet individu reconnaît qu’il est un sorcier ? demanda Tamir.
— Oh, ça oui. il n’en fait aucunement mystère. il était abominablement crasseux au moment de leur arrivée… -enfin, ils l’étaient tous, ces pauvres garçons -, et il me fait l’effet d’être un simple d’esprit, mais les autres se sont portés garants pour lui et affirment qu’il les a aidés. Ils ont subi de cruels sévices.
— De la part de qui ?
— Ils ont refusé de le dire. »
Quatre hommes armés se trouvaient en faction devant la porte de la chambre d’hôtes, et le vieux Vomus et Lyan étaient installés sur un banc juste en face de celle-ci, leurs baguettes magiques en travers des genoux, comme s’ ils s’attendaient à devoir à tout moment repousser quelque agression. Ils se levèrent et s’inclinèrent lorsqu’ils virent Tamir s’approcher.
« Pouvez-vous me dire ce qui se passe ? les interrogea-t-elle.
— Nous avons constamment tenu à l’œil votre visiteur incongru, répondit Vomus. Il s’est parfaitement comporté jusqu’ici.
—Nous n’avons pas perçu ne serait-ce qu’une once de magie émaner de sa personne, ajouta Lyan en refourrant sa baguette dans sa manche. il fait une peur horrible à vos gens, mais je n’ai pour ma part senti en lui aucune espèce de malignité.
—Merci de votre vigilance. Veuillez continuer à monter la garde pour l’instant. »
Les gardes s’écartèrent, et Tamir frappa à la porte.
Celle-ci s’ouvrit à la volée, et Lutha s’encadra là, pieds nus et vêtu d’une longue chemise et de braies. Il était maigre et blême, et ses nattes avaient été tranchées, mais l’expression que prit sa physionomie lorsqu’il reconnut Tamir frôlait le comique. À l’autre bout de la chambre, Caliel était couché à plat ventre sur un grand lit, et Barieüs se tenait à son chevet, recroquevillé dans un fauteuil. Tous deux la fixèrent, écarquillés comme s’il s se trouvaient en présence d’un fantôme.
Lutha s’étrangla. « Par les Quatre ! Tobin ?
— C’est Tamir, maintenant », l’informa Ki.
Un silence tendu s’ ensuivit, puis Lutha s’illumina d’un grand sourire mouillé de larmes. « C’est donc vrai ! Par les couilles de Bilairy, des rumeurs nous en ont rebattu les oreilles depuis notre départ d’Ero, mais Korin ne voulait pas le croire. » Il s’épongea les yeux. « Je ne sais que dire, sauf que je suis foutrement heureux de voir que vous êtes tous les deux vivants !
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
— Entrez d’abord, que les autres vous voient comme il faut. »
Il les conduisit vers le lit, et Tamir fut frappée par l’extrême raideur qui affectait ses mouvements, comme si bouger le faisait souffrir.
Caliel se redressa en grimaçant pendant qu’elle et Ki s’approchaient.
Barieüs se leva lentement et lui adressa un sourire mal assuré, l’émerveillement et la perplexité s’affrontant dans ses yeux .
« Oui, c’est bien Tobin, lui assura Ki. Mais elle est désormais la reine Tamir. »
Le regard de Barieüs alla de Tamir à Ki. «Vous vous êtes battus tous les deux ? Tamir…, ton menton ? Et toi, Ki, qu’est-ce qui est arrivé à ta joue ?
—J’ai fait une chute, et Ki a été mordu par un dragon. Nous l’avons été tous les deux, en fait.
— Un dragon ?
— Juste un tout petit », lui dit Ki.
Lutha se mit à rire . «On a manqué des tas de choses, apparemment. »
C’était un plaisir de le voir sourire, mais leur maintien à tous, joint aux révélations de Lytia, lui perça le cœur d’un pressentiment. Aucun d’entre eux n’avait plus de nattes.
« Comment ? » demanda Caliel en la considérant d’un air consterné. Son beau visage était bariolé d’ecchymoses en voie d’effacement, et il avait un regard hanté.
Avec un soupir, Tamir esquissa promptement les divers détails de sa métamorphose et regarda leurs yeux s’agrandir de stupéfaction.
«Je sais que cela ressemble à un épisode d’un conte de barde, leur confirma Ki, mais j’ai vu de mes propres yeux s’opérer son changement, ici même, à Atyion, et en présence de mille autres témoins.
— Maintenant, racontez-moi ce qui vous est arrivé à tous les trois », les pressa Tamir.
Lutba et Barieüs se retournèrent et retroussèrent leurs chemises. Après avoir hésité, Caliel fit lentement de même.
« Par les couilles de Bilairy !» hoqueta Ki.
Sur les dos de Barieüs et de Lutha s’entrecroisaient des marques de fouet à moitié guéries, mais on avait dû flageller Caliel encore plus vilainement.
De la nuque à la taille, sa peau formait un magma de croûtes et de chair couturée de tissu cicatriciel d’un rouge agressif.
La gorge de Tamir se dessécha. « Korin ? »
Lutha rabattit sa chemise et aida Caliel à baisser la sienne. Puis ils prirent tous des mines humiliées lorsqu’il se mit à raconter par à-coups leur séjour à Cima et la manière dont la lettre de Tamir à Korin avait été reçue.
« En ce qui te concernait, nous n’avions rien su que par l’intermédiaire des espions de Nyrin, et nous ne leur faisions pas confiance, expliqua Caliel.
Je souhaitais venir me rendre compte ici par moi-même, mais Korin m’a opposé un non ferme et définitif.
— Et tu es parti tout de même », commenta Tamir.
Caliel acquiesça d’un hochement de tête.
« Nyrin nous faisait surveiller par ses mouchards, reprit amèrement Lutha. Tu te rappelles Moriel, qui voulait si salement supplanter Ki pour te tenir lieu d’écuyer ?
— Le Crapaud ? Tu parles ! grommela Ki. Ne me dis pas qu’il est encore avec Korin ?
— Il est le roquet de Nyrin, maintenant, et il était à l’affût de nos moindres faits et gestes pour les rapporter à son maître, spécifia Caliel.
— Oh, mes amis !» chuchota Tamir, profondément émue par leur foi en elle. « Alors, qu’en dites-vous, à présent que vous m’avez vue ? »
Caliel la considéra pendant un moment, et son regard hanté reparut. «Eh bien, tu n’as pas l’air dément. Quant à tout le reste, je suis encore en train d’essayer de m’y retrouver. » Il se tourna vers Ki. « Je suppose que tu ne marcherais pas dans une combine qui mettrait en jeu la nécromancie ?
— Pas nécromancie. Liaison retha’noï », intervint une voix basse et amusée.
L’état pitoyable de ses amis avait tellement alarmé Tamir qu’elle en avait complètement oublié le sorcier des collines. Quand il se leva de la paillasse étendue dans un coin et s’avança, elle constata qu’il était plutôt habillé comme un paysan skalien, mais on ne pouvait cependant se méprendre sur sa nature.
« Je te présente Mahti , dit Lutha. Avant que tu te mettes en colère, autant que tu saches que sans lui nous ne serions jamais arrivés ici.
— Je ne suis pas en colère », murmura-t-elle, en examinant au contraire l’homme avec intérêt. Il était petit et noiraud comme Lhel, avec la même carnation olivâtre et le même fouillis de longues boucles noires hirsutes autour des épaules, les mêmes pieds nus cornés et malpropres. Il portait un collier et des bracelets faits de dents de bêtes enfilées, et il tenait une longue et bizarre espèce de cor décoré de motifs complexes.
Il se rapprocha d’elle et lui adressa un large sourire. « Lhel me commander venir à toi, fille qui étais garçon. Tu connaître Lhel , oui ?
— Oui. Quand l’as-tu vue pour la dernière fois ? -La nuit avant aujourd’hui. Elle dit que toi venir. » Ki fronça les sourcils et vint se planter plus près de Tamir, « Ce n’est pas possible. »
Mahti lorgna Tamir d’un air entendu. « Toi savoir que les morts n’arrêtent pas de venir s’ils veulent. Elle me dire aussi de ton noro ‘shesh.
Tu as des yeux qui voient.
— Il est en train de parler de fantômes ? marmonna Barieüs. Il ne nous a jamais rien dit là-dessus, à nous. Il se contentait d’affirmer qu’il nous avait vus dans une vision ou un truc de ce genre et qu’il était censé venir avec nous.
« Toi être effrayé. » Mahti gloussa puis tendit le doigt vers Tamir. « Elle pas être effrayée.
— Comment as-tu rencontré Lhel la première fois ? demanda-t-elle.
— Elle venir en vision. Déjà morte quand je la connais.
— Il n’a jamais dit non plus quoi que ce soit sur qui que ce soit nommé Lhel. De qui s’agit-il ? s’enquit Lutha.
— Aucun problème. Je pense que je comprends. »
Le sorcier opina tristement du chef. « Lhel t’aime toujours. Elle me dire tout le temps que moi falloir venir à toi.
— C’est son fantôme qui te l’a commandé, tu veux dire ? » interrogea Ki.
Mahti hocha la tête. « Son mari venir à moi quand je fais rêve avec oo’lu.
— C’est comme ça qu’il appelle son instrument, dit Barieüs. Il s’en sert pour ses opérations magiques, comme un magicien.
— Korin avait lancé des traqueurs à nos trousses, avec un magicien, mais Mahti joua de ce cor, et aucun d’entre eux ne nous aperçut, bien que nous fussions sur la route en pleine vue, expliqua Lutha.
— Il est aussi un bon guérisseur avec ce truc et avec ses herbes, ajouta Barieüs. Aussi bon qu’un drysien. Et il connaissait un raccourci à travers les montagnes, en plus.
—Sans lui, je n’aurais pas survécu pour arriver ici, conclut Caliel. Quoi qu’on puisse dire de lui par ailleurs, il a pris le plus grand soin de nous.
— Merci d’avoir secouru mes amis, Mahti, dit Tamir en lui tendant la main. Je sais à quel point il est dangereux pour les tiens de pénétrer aussi loin dans nos terres. »
Le sorcier lui effleura la main et se remit à glousser. « Pas danger pour moi. Mère Shek’met protéger, et Lhel être guide.
— Il n’empêche, je veillerai à ce qu’on te laisse passer sain et sauf lorsque tu regagneras tes collines.
— Je venir à toi, fille qui étais garçon. Je venir pour aider.
— M’aider à quoi faire ?
— Moi aider comme Lhel aider. Peut-être avec ton noro ‘shesh ? Celui-là pas dormir encore. -Non, en effet. -De quoi parle-t-il ? » demanda Lutha.
Tamir secoua la tête avec lassitude. « Je suppose que je ferais mieux de tout vous raconter. »
Elle attira un fauteuil près du lit, sur le bord duquel Ki et Lutha s’assirent précautionneusement aux côtés de Caliel. Lorsqu’elle se mit à leur confier ce qu’elle savait, Mahti s’accroupit par terre et écouta attentivement, le front plissé par l’effort de la suivre dans son récit.
« On a donc tué ton frère pour te permettre d’emprunter ses dehors ?
lâcha Caliel quand elle eut fini. N’est-ce pas là de la nécromancie ? »
Mahti secoua la tête avec véhémence. « Lhel faire une faute en faisant mourir le bébé. Pas aurait dû… » Il s’arrêta, cherchant le terme, puis prit une profonde inspiration, l’index pointé vers sa propre poitrine. « Lhel te dit ça ? — Lhel ne m’a jamais dit comment il était mort. Je n’ai appris la vérité qu’il y a quelques jours, par des magiciens qui se trouvaient présents.
— Iya ? demanda Caliel.
— Oui.
— Pas souffle. Premier souffle. Porte mari dans… » Après avoir marqué une nouvelle hésitation, Mahti pinça la peau du dos de sa main.
« Dans le corps ? » suggéra Ki se touchant la poitrine à son tour.
« Corps ? Oui. Pas souffle dans corps , pas vie. Pas mari pour être comme lui. Mauvaise chose. Pas souffle pour corps, mari pas avoir maison.
— Mari doit signifier esprit, musa Ki.
— Sans vouloir t’offenser, Tob…
Tamir, peut-être qu’il ne comprend pas ce qu’est la nécromancie, avertit Caliel. Qui d’autre est capable de maîtriser fantômes et démons, honnis les nécromanciens ?
— Pas nécromancie ! s’insurgea Mahti mordicus. Vous autres, Skaliens, vous pas comprendre Retha’noïs !» Il brandit de nouveau son cor. « Pas nécromancie. Bonne magie. Aider vous, oui ?
— Oui, admit Caliel.
— Pourquoi voudrait-il nous aider, s’il est malicieux, Cal ? » insista Lutha, et son intervention fit à Tamir l’effet qu’ils reprenaient là une discussion antérieure. « Tamir, cette amie à toi, maîtresse Iya , ne serait-elle pas en mesure de nous préciser s’il appartient à cette engeance ou non ?
— Iya ne se trouve plus avec moi, mais je dispose d’autres conseillers.
Ki,va faire chercher Arkoniel. Il est plus au fait du peuple de Mahti que n’importe qui d’autre. »
Caliel attendit que Ki soit sorti pour déclarer : « Je dois te prévenir, Tamir, que je ne suis pas ici de mon propre gré. Quand j’ai voulu venir te voir auparavant, c’était pour parlementer en faveur de Korin. Il est mon ami et mon suzerain. Le serment que je lui ai juré en tant que Compagnon, je ne le romprai pas. Je ne te veux aucun mal, mais je ne saurais me déshonorer en acceptant ton hospitalité par des subterfuges. Je ne suis pas un espion, mais je ne suis pas un renégat non plus.
— Non, mais tu es un bougre d’imbécile ! gronda Lutha. C’est Korin qui est fou à lier. Tu l’as vu aussi clairement que moi, même avant qu’il ne te fasse fouetter presque à mort. » Il se tourna vers Tarnir, l’ œil flamboyant d’indignation. « Il s’apprêtait à nous pendre tous ! Libre à toi de me qualifier de traître si ça te chante, Cal, mais je suis ici parce que je suis convaincu que Korin a tort. Je l’aimais, moi aussi , mais c’est lui qui a rompu son serment envers nous et envers Skala quand il s’est abaissé jusqu’à devenir la marionnette d’une créature telle que Nyrin. Il m’est impossible de déshonorer plus longtemps le nom de mon père en servant dans une cour pareille.
— Il est ensorcelé », marmonna Caliel en se prenant la face entre les mains. Ki revint et s’installa de nouveau sur le lit, tout en considérant Caliel avec inquiétude.
« Cette ordure a conduit Korin à voir des traîtres dans la moindre ombre, poursuivit Lutha. Quand l’unique devoir d’un chacun est de le désapprouver, on a toute chance de finir au bout d’une corde.
— Comment êtes-vous parvenus à vous tirer de ce guêpier ? demanda Ki.
— Grâce à ton espion, Tamir, Un gars qui s’appelle Eyoli, c’est ça ? Je ne sais pas comment il s’est débrouillé, mais toujours est-il qu’il nous a délivrés
. — C’est un magicien, lui révéla Ki.
— Je me doutais bien qu’il risquait d’être quelque chose de ce genre-là.
— Comment se passent actuellement les choses à Cima ? demanda Tamir.
— Ça grommelle pas mal dans les rangs. Il y en a certains qui ne sont pas d’accord avec les manigances de Nyrin. D’autres commencent à s’impatienter de voir Korin se borner à bouder là, dans la forteresse. Il a bien envoyé quelques troupes mater des gentilshommes qui s’étaient déclarés pour toi, mais ses généraux souhaitent qu’il te coure sus.
— Il s’y est finalement résolu, l’avisa-t-elle. Je viens tout juste de l’apprendre. »
Cela fit relever les yeux à Caliel. « Sauf ton respect, je ne veux pas être ici pour entendre ça. Je regrette, Tamir. Il m’est impossible de participer à quelque conversation que ce soit dirigée contre Korin. Je… je devrais retourner près de lui. Sakor m’est témoin que je n’ai pas la moindre envie de te combattre, mais ma place est là-bas.
— Il te pendra, aussi sûr que je suis assis sur ce lit ! s’exclama Lutha.
Pour l’amour de l’enfer, nous ne t’avons pas traîné tout du long jusqu’ici pour que tu fasses juste demi-tour et te jettes dans la gueule du loup !» Il prit Tamir et Ki à témoin. « Voilà comment il a été sans arrêt. Il refuse d’entendre raison !
— Vous auriez dû m’abandonner, alors ! jappa Caliel.
— Peut-être bien que nous aurions dû !
— S’il vous plaît, ne vous disputez pas ! » Tamir tendit la main et saisit celle de Caliel. Il tremblait d’émotion. «Tu n’es pas en état d’aller où que ce soit. Repose-toi ici jusqu’à ce que tu aies recouvré quelque force. Honore les lois de l’hospitalité, et je continuerai de te traiter en ami.
— Bien sûr. Je te donne ma parole. »
Elle se tourna vers le sorcier, qui avait assisté à toute la scène avec un intérêt manifeste. « À toi, maintenant. Consens-tu à jurer par ta grande et vénérable Mère de ne faire de mal dans ma demeure à aucun de mes gens ? »
Mahti empoigna son cor à deux mains. «Par la pleine lune de Mère Shek’met et par le mari de Lhel, je venir seulement pour aider. Je faire pas de mal.
—J’accepte ta foi. Tu es sous ma protection. Vous l’êtes tous. » Elle regarda tristement ses amis. «Je ne retiendrai aucun d’entre vous ici contre sa volonté ni n’escompterai non plus que vous me serviez comme vous serviez Korin. Aussitôt que vous serez à même de monter à cheval, je vous accorderai un sauf-conduit pour vous rendre où vous voulez.
—M’est avis que tu n’as vraiment pas changé du tout, indépendamment de la manière dont tu t’appelles, répondit Lutha en souriant. Si vous voulez bien de ma personne, reine Tamir, je suis prêt à vous servir d’ores et déjà.
— Et toi, Barieüs ?
— Moi aussi. » Ses doigts se portèrent furtivement vers les cheveux cisaillés de ses tempes pendant qu’il ajoutait: « Si tant est que vous daigniez me prendre.
— Évidemment que je le veux.
— Et toi, Cal ? » demanda Ki.
Caliel haussa simplement les épaules et se détourna.
Arkoniel entra sur ces entrefaites et se pétrifia net en apercevant Mahti.
Le sorcier le lorgna avec tout autant d’intérêt. « Orëskiri ?
— Retha’noï ? »
Mahti hocha la tête et toucha son cœur puis répliqua longuement dans son idiome personnel.
Tous deux conversèrent pendant plusieurs minutes. Tamir reconnut au passage le terme « enfant» et le nom de Lhel mais sans comprendre un traître mot de plus. Arkoniel hocha tristement la tête à la mention de la sorcière défunte puis poursuivit son interrogatoire. Il s’ empara de la main de son interlocuteur, mais celui-ci la dégagea vivement tout en branlant un index accusateur vers lui.
« Que dit-il ? » questionna Tamir.
Arkoniel lui adressa un hochement de tête penaud . «Mille excuses. Il s’agissait simplement d’un truc que Lhel m’a enseigné, mais c’était offensant. »
Mahti hocha la tête puis tendit au magicien son cor oo’lu pour lui permettre de l’examiner.
Une fois sa curiosité satisfaite, ce dernier se retourna vers Tamir et le reste de l’assistance. « Il affirme que l’esprit de Lhel s’est manifesté à lui dans une vision pour lui enjoindre de venir vous protéger. Elle lui a servi de guide et l’a conduit à vos amis pendant qu’ils venaient ici.
— C’est ce qu’il a déjà prétendu. Qu’en pensez-vous ? -Je ne saurais imaginer qu’un sorcier des collines ait accompli un aussi long voyage sans raison valable. Ses pareils n’ont jamais été gens à envoyer des assassins.
Mais je dois vous prévenir cependant qu’il est capable de tuer avec sa magie et qu’il l’a déjà fait, mais uniquement pour assurer sa sauvegarde, à ce qu’il prétend du moins. À vous de le prendre au mot ou de le congédier. Pour ma part, je le conserverais volontiers actuellement parmi nos collègues, si tant est que vous n’y voyiez pas d’objections ?
—Parfait. Je descendrai lorsque j ‘en aurai terminé ici. » Arkoniel tendit sa main à Mahti. « Viens, mon ami. Nous avons à parler, toi et moi, de quantité de choses.
—Lutha, toi et Barieüs avez toute liberté de rejoindre les autres Compagnons », déclara Tamir, une fois que les deux autres se furent retirés.
« Qui reste-t-il ? demanda Lutha.
— Nikidès …
— Nik est vivant ? s’écria-t-il. Loué soit Sakor ! Je pensais l’avoir condamné à mort par mon abandon. Qui d’autre ?
— Uniquement Lynx et Tanil. Mais nous avons quelques nouveau x membres.
— Tanil ? s’ étrangla Caliel.
— Nous est-il possible de les voir dès à présent ? s’enquit Barieüs, que la seule mention de Lynx avait fait rayonner de façon notable.
— Bien entendu. Ki, va les chercher, veux-tu ?
— Et Tanil ? demanda Ki.
— Lui aussi. Je m’expliquerai sur son cas pendant ton absence. » Ki acquiesça d’un signe de tête et se dépêcha de sortir.
«Qu’est-il arrivé à Tanil ? s’inquiéta Caliel.
— Les Plenimariens se sont conduits avec lui de manière ignoble.» Elle leur raconta toute l’ histoire, malgré son désir de leur épargner les détails, mais l’évidence leur sauterait aux yeux lorsqu’ils le verraient.
Caliel poussa un gémissement et ferma les paupières.
« Enfer et damnation ! » grommela Lutha.
Ki ne tarda pas à revenir accompagné du reste de la bande. Nikidès s’immobilisa juste au-delà du seuil, le regard fixé sur Lutha et Barieüs. «Je…
Peux-tu me pardonner ? » lâcha finalement Lutha d’une voix tremblante d’émotion. Nikidès éclata en larmes et les embrassa tous les deux.
Enlaçant d’un bras la taille de Tanil, Lynx lui parlait tout bas. Mais lorsque l’écuyer aperçut Caliel, il se dégagea pour se précipiter vers lui.
« J’ai perdu Korin !» exhala-t-il dans un souffle en s’agenouillant près du lit, les yeux pleins de larmes. «Je n’arrive pas à le retrouver ! »
Caliel lui saisit la main et palpa les bourrelets de cicatrices pourpres de son poignet. «Tu ne l’as pas perdu. C’est nous qui t’avons perdu. Korin en a été très affligé, il croyait que tu étais mort.
— Vraiment ? » Il se releva sur-le-champ et parcourut la chambre d’un regard circulaire.,« Où est-il ?
— À Cima.
— Je vais tout de suite seller nos chevaux !
— Non, pas encore. » Caliel l’attira de nouveau vers lui.
« Ne te tracasse plus. Je suis sûr que Korin n’y verra pas d’inconvénient, dit Lynx. Il souhaitera que tu prennes soin de Cal, n’est-ce pas ?
— Mais… Mylirin ?
— Il est mort, l’informa Caliel.
— Mort ? » Tanil le dévisagea d’un air absent pendant un moment, puis il enfouit sa face entre ses mains et se mit à pleurer sans bruit.
«Il est tombé avec honneur. » Caliel le fit s’asseoir sur le lit et l’y maintint. «Veux-tu me tenir lieu d’écuyer à sa place jusqu’à ce que nous partions retrouver Korin ?
— Je… je ne suis plus digne d’être un Compagnon.
— Bien sûr que si. Et tu regagneras tes nattes aussitôt que nous serons de nouveau en bonne forme tous les deux. N’est-ce pas, Tamir ?
— Oui. Les guérisseurs ont fait du bon travail. Pour l’instant, c’est à Caliel que tu te dois. »
Tanil s’essuya les yeux. «Je suis désolé pour Mylirin, mais je suis heureux de te revoir, Caliel. Korin sera si content de ne pas t’avoir perdu non plus ! »
Caliel échangea avec Tamir un regard navré. Pour l’instant, ils laisseraient Tanil se cramponner à ses espoirs.
Après avoir bavardé un moment pour rattraper le temps perdu de part et d’autre, ils laissèrent Tanil avec Caliel pour aller se réfugier dans la chambre de Nikidès.
«Cal ne va pas changer d’avis, tu sais, confia Lutha à Tamir pendant qu’ils s’acheminaient vers l’appartement de cette dernière. S’il n’avait pas été si grièvement blessé, il n’aurait pas manqué de rebrousser chemin.
— Il fera ce qu’il estime être son devoir. Je ne l’en empêcherai pas. »
Tharin se trouvait là avec les jeunes écuyers, et il serra joyeusement les mains de Lutha et de Barieüs. Tamir s’attarda encore un petit peu en leur compagnie puis se leva pour se retirer. Ki fit de même dans l’intention de la suivre, mais elle sourit et lui fit signe de rester là.
Elle marqua une pause sur le seuil de la porte, heureuse au-delà de toute expression de voir ses amis à nouveau réunis. Et même si Caliel ne pouvait se résoudre à se joindre à eux, du moins était-il vivant.
15
Arkoniel fit descendre le sorcier des collines par des escaliers de service et des coursives dérobées sur les arrières pour l’emmener dans son appartement. Les rares personnes qu’ils croisèrent ce faisant ne prêtèrent à l’étranger que peu d’attention, tant elles s’étaient accoutumées à voir le magicien introduire dans le château des vagabonds de tout acabit.
Avec ses tentures éclatantes et ses meubles anciens délicatement sculptés, sa chambre était de loin la plus luxueuse dont il eût jamais disposé.
Le reste de ses collègues était logé dans des pièces similaires donnant sur la petite cour. Fidèle à sa promesse, Tarnir leur avait alloué des fonds généreux sur son trésor personnel et procuré tout l’espace nécessaire pour s’exercer à loisir et prodiguer leur enseignement.
Wythnir se trouvait là où son maître l’avait laissé, pelotonné dans l’embrasure profonde d’une fenêtre d’où il regardait les autres gosses s’amuser dehors dans le crépuscule. Il bondit sur ses pieds dès que les deux hommes entrèrent et dévisagea Mahti avec un intérêt non déguisé, sans une once de sa timidité coutumière, à l’intense surprise du magicien.
« Vous êtes un sorcier, n’est-ce pas, tout à fait comme maîtresse Lhel ?
J’ai su par elle qu’il pouvait y avoir aussi des hommes pratiquant la sorcellerie. »
Mahti sourit au gamin. « Oui, keesa.
— Elle s’est montrée très gentille avec nous. Elle nous a appris à trouver de la nourriture dans la forêt et empêché les gens de découvrir notre refuge.
— Toi être orëskiri, petit ? Je sentir magie dans toi. » Il plissa légèrement les yeux. « Ah oui. Et aussi petit bout de magie retha’noï ici.
— Lhel a enseigné aux enfants et à quelques-uns des magiciens plus âgés une pincée de menus sortilèges. Grâce à elle, je pense que la plupart de mes collègues se montreront plus accueillants à ton endroit.
Je faire magie avec ça. » Il tendit l’ oo’lu à Wythnir pour l’encourager à le prendre en main. Après avoir consulté Arkoniel d’un coup d’œil pour se rassurer, l’enfant s’empara de l’instrument dont le poids le fit quelque peu se voûter. «Ce moutard-là n’a pas peur de moi », remarqua Mahti dans sa propre langue, tout en le regardant ajuster sa menotte dans l’empreinte de paume brûlée dans le voisinage de l’extrémité de l’oo’lu. «Peut-être que toi et lui réussirez à apprendre aux autres à ne pas redouter mon peuple et à partager leur magie avec nous, comme l’a fait Lhel. Ce serait une bonne chose pour tout le monde. Dis-moi, d’où viens-tu ? Des montagnes de l’ouest. Je n’aurais pas trouvé ma route sans l’aide de Lhel et de mes visions.
Voilà qui est très étrange, à la vérité.
Tu parles très bien ma langue, Orëska. Cela me facilite les choses, et ça me permet de m’exprimer de façon claire.
À ton aise. » Changeant d’idiome, il ajouta : «Wythnir, sors jouer avec tes copains pendant qu’il reste encore un peu de jour. Je suis convaincu que tu leur as manqué pendant notre voyage. »
Le gosse hésita puis baissa les yeux et se dirigea vers la porte.
« Il redoute d’être séparé de toi, fit observer Mahti. Pourquoi ne pas lui permettre de rester ? Il ne comprend pas ma langue, n’est-ce pas ? Et même s’il le faisait, je n’ai rien à dire qu’un enfant ne puisse entendre.
Tu peux rester, Wythnir, si ça te fait plaisir. » Arkoniel prit un siège auprès de l’âtre, et le garçonnet s’ assit tout de suite à ses pieds, les mains croisées sur ses genoux.
« Il est docile et intelligent, cet enfant, reprit Mahti d’un ton approbateur. Il sera un puissant orëskiri, si tu arrives à le guérir de la peur qui le tenaille. Il a été profondément meurtri. C’est ce qui arrive souvent aux enfants nés dans la misère ou l’ignorance et doués du pouvoir. Mais il ne veut pas parler de son passé, et le magicien qui l’avait avant n’a pas l’air de savoir grand-chose de lui. Tu es bon pour lui. Il t’aime comme un père. »
Arkoniel sourit. «C’est là l’idéal entre maître et apprenti. Il est un excellent garçon. » Mahti s’accroupit en tailleur sur le sol en face d’eux, son oo’lu en travers des genoux. « Je t’ai vu dans ma vision, Arkoniel. Lhel t’a aimé lorsqu’elle était vivante, et elle t’aime toujours. Et comme elle a partagé beaucoup de sa science magique avec toi, elle devait également te faire confiance. J’aurais plaisir à le croire. Ce n’est pas contraire aux usages de votre peuple de recourir à notre magie ?
Bien des gens le prétendent, mais mon professeur et moi n’étions pas d’accord avec ce point de vue. Iya s’est tout spécialement mise en quête de Lhel parce que celle-ci connaissait le sortilège susceptible d’assurer le genre de liaison qui protégerait Tamir. Je me rappelle que, lorsque nous l’avons découverte, elle ne fut nullement étonnée de notre visite. Elle aussi nous affirma nous avoir vus dans une vision.
— Oui. Mais la méthode qu’elle a utilisée pour cacher la fille était des plus violente. Ta maîtresse, elle comprenait que cela impliquerait fatalement la mort du nouveau-né mâle ?
— C’étaient des temps désespérés que ceux-là, et elle n’a pas vu d’autre solution. Lhel a été bonne pour Tamir, et c’est à notre insu qu’elle a veillé sur elle pendant un certain temps.
— Elle a vécu dans une solitude affreuse, jusqu’à ce que tu entres dans son lit. Mais tu n’as pas pu lui remplir le ventre.
— Si ç’avait été possible, je l’aurais fait pour elle de gaieté de cœur. Les choses sont différentes avec votre peuple, n’est-ce pas ? »
Mahti se mit à glousser. «J’ai des quantités d’enfants, et ils seront tous des sorciers. C’est grâce à cela que nous préservons la force des nôtres dans leurs montagnes. Il nous faut être extrêmement forts, pour être encore en vie depuis que les Sudiens nous ont expulsés de nos terres. Ils redoutent votre race et votre magie. Ni nos magiciens ni nos prêtres ne sont capables de tuer aussi facilement que vous.
— Ou de guérir aussi bien, signala Mahti.
— Or donc, pourquoi te trouves-tu ici ? Pour achever le travail de Lhel ?
— La Mère m’a marqué pour de longs voyages. »
Il passa une main caressante sur toute la surface de l’oo’lu jusqu’à l’empreinte en forme de main voisine du bout. « La première vision que j’ai eue de mon époque voyageuse fut celle de Lhel, debout avec cette fille et avec toi. C’était à la saison de la fonte des neiges, et je n’ai pas arrêté de marcher depuis pour venir vous rejoindre.
— Je vois. Mais pourquoi ta déesse veut-elle que ses sorciers nous secondent ? »
Mahti lui décocha un sourire goguenard. «Voilà bien des années que les gens de ton peuple traitent les gens du mien comme des bêtes, nous traquent et nous chassent de nos lieux sacrés près de la mer. Moi aussi, j’ai souvent demandé à la Mère: "Pourquoi aider nos oppresseurs ? " Sa réponse est cette fille, et peut-être toi-même. Vous avez honoré Lhel tous les deux, vous avez été ses amis. Tamir-qui-était-un-garçon m’a accueilli la main ouverte, et elle m’a déclaré bienvenu, lors même que j’en voyais d’autres dans cette immense maison faire des signes de conjuration et cracher par terre sur mon passage. Cette reine que vous avez pourrait bien obliger son peuple à mieux traiter les Retha’noïs.
— Je crois qu’elle le fera, si elle le peut. Son cœur déborde de bonté, et elle n’aspire qu’à la paix.
— Et toi ? Tu as pris notre magie et tu ne la qualifies pas de nécromancie. Le garçon de là-haut se trompait. Je sais ce qu’est la nécromancie: une magie impure. Les Retha’noïs ne sont pas un peuple impur.
— Lhel m’a enseigné cela. » La manière dont Iya et lui-même l’avaient d’abord prodigieusement sous-il estimée le remplissait encore de honte.
«Mais la plupart des Skaliens ont un mal fou à percevoir la différence, parce que vous recourez vous aussi au sang et maîtrisez les morts. -Tu peux apprendre aux autres la vérité. Je t’aiderai si tu les empêches de me tuer d’abord.
— J’essaierai. Maintenant, venons-en à ce que tu as dit à Tamir ; es-tu en mesure de contraindre son démon de jumeau à prendre le large ? »
Mahti haussa les épaules. « Ce n’est pas ma magie personnelle qui l’a suscité, et il est plus qu’un simple fantôme. Les âmes démoniaques comme la sienne sont particulièrement rebelles aux opérations magiques. il vaut parfois mieux se contenter de leur ficher tout simplement la paix.
— Un autre fantôme hante Tamir, celui de sa mère, qui s’est jadis donné la mort. Elle est très puissante et dans un état de fureur invincible. Elle a le pouvoir de toucher les vivants, et elle cherche à leur faire du mal.
— C’est à la magie féminine de s’occuper des esprits de cette espèce-là. Et voilà pourquoi ta maîtresse a préféré chercher une sorcière plutôt qu’un sorcier. Nous autres, les hommes, nous avons essentiellement affaire aux vivants. Est-ce que le fantôme se tient dans cette maison-ci ?
— Non. Elle hante les lieux témoins de sa mort. »
Mahti haussa les épaules. « Le choix dépend d’elle.
Moi, je suis ici pour la fille. »
On frappa à la porte, et Tamir entra. «Pardonnez mon intrusion, Arkoniel, mais Melissandra m’a dit que je vous trouverais tous les deux dans cette pièce.
— Je vous en prie, entrez donc », dit Arkoniel.
Elle s’assit auprès de lui et considéra le sorcier en silence pendant un moment. « Lhel est venue à toi sous les espèces d’un fantôme.
— Oui.
— Elle t’a envoyé spécialement me trouver ? »
Arkoniel traduisit sa question, et Mahti hocha la tête.
« Pourquoi ? »
Il jeta un coup d’ œil furtif en direction du magicien puis haussa les épaules. « Pour t’aider, manière que toi pas faire mal aux Retha’noïs.
— Je n’ai nullement l’intention de faire du mal à ton peuple, dans la mesure où il reste pacifique vis-à-vis du mien. » Elle s’interrompit, et ses yeux s’affligèrent. « Est-ce que tu sais comment Lhel est morte ?
— Elle pas me dire. Mais elle n’est pas un esprit en colère. Paisible. »
Tamir eut un vague sourire en apprenant cet aspect des choses. « Je m’en réjouis.
— Nous étions tout juste en train de discuter sur ce qui a conduit Mahti ici, dit Arkoniel. il vient de quelque part dans les montagnes de l’ouest.
— De l’ouest ? De quelle distance dans l’ouest ?
— Presque de l’Osiat, apparemment. »
Elle se dirigea vers le sorcier et s’agenouilla devant lui. «Je jouis de visions, moi aussi, et de rêves de l’ouest. Peux-tu m’aider à les démêler ?
— Je tenter. Que vois-tu ?
— Arkoniel, vous avez de quoi faire un croquis ? »
Le magicien s’approcha d’une table qui croulait sous des monceaux de son attirail et farfouilla dans ce fatras jusqu’à ce qu’il ypêche un morceau de craie. Il devina ce qu’elle avait en tête, mais le résultat lui paraissait plutôt improbable.
Après avoir déblayé le sol d’une portion de la jonchée qui le tapissait, Tamir entreprit néanmoins de dessiner sur le dallage de pierre ainsi mis au jour. « Je vois un endroit dont je sais qu’il se trouve sur la côte ouest au-dessous de Cima. Il comporte une rade profonde gardée par deux îles.
Comme ceci. » Elle les dessina. « Et une falaise très haute domine le tout.
C’est là que je me tiens dans le rêve. Et si je regarde en arrière, je vois une campagne ouverte et des montagnes dans le lointain.
— Combien distantes , les montagnes ? demanda Mahti. -Je ne suis pas sûre. Peut-être une journée de chevauchée ?
— Et ça ? » Il indiqua du doigt les dalles laissées vierges au-delà des petits ovales censés représenter les îles. « C’est la mer de l’ouest ? » Il fixa la carte en se rongeant la peau d’un ongle. « Je connais cet endroit.
— Tu peux l’affirmer, rien qu’à partir de ça ? l’interrogea le magicien.
— Moi pas mentir. J’ai été à cet endroit. Je montrer. » Il dressa son poing devant son visage, ferma les yeux, et commença à marmonner à part lui.
Arkoniel perçut le chatouillement de la magie en voie de concentration dès avant que le motif de lignes noires enchevêtrées n’ait apparu sur la figure et les mains du sorcier. Il reconnut le sortilège.
Mahti souffla dans son poing puis joignit son pouce et son index en anneau. Un disque lumineux prit forme et puis s’agrandit .pendant qu’il l’encadrait avec son autre main et l’étirait pour l’élargir jusqu’aux dimensions d’un plateau. Ils entendaient au travers des appels d’oiseaux de mer et le flux et le reflux des vagues sur une grève.
« Maître, il connaît votre charme de fenêtre !» s’exclama Wythnir à voix basse.
Dans l’ouverture se découvrit, du haut d’une falaise dominant la mer, un panorama tout à fait identique à celui qu’avait décrit Tamir. Alors qu’il faisait déjà sombre à Atyion, là, le soleil couchant traçait encore un sillage cuivré sur les flots sous un ciel nuageux. Le sol, au sommet de la falaise, était accidenté et envahi de longues herbes. Des bandes de mouettes innombrables voguaient dans les nues orangées. Leurs cris emplissaient la chambre d’Arkoniel. Il s’attendait presque à sentir le parfum de la brise marine qui lui caressait le visage.
Mahti bougea vaguement, et la vue se modifia avec une vitesse vertigineuse, de sorte qu’ils se retrouvèrent à contempler par-dessus le rebord de l’à-pic une rade profonde très loin en contrebas.
«C’est bien ça ! » s’exclama tout bas Tamir, et Arkoniel dut la retenir par le bras pour l’empêcher de se pencher trop près de l’embrasure. « Peut-être est-ce dans le but de me montrer le site que Lhel t’a conduit jusqu’à moi, de préférence à quelque autre émissaire que ce soit.
— Remoni, nous l’appelons, lui dit le sorcier. Signifie "bonne eau". Bonne à boire, au sortir de terre.
— Des sources ? » Arkoniel traduisit, et Maliti opina du chef. « Beaucoup sources. Beaucoup bonne eau.
— Regardez, vous voyez qu’il y a largement assez d’espace au pied de la falaise pour une ville, hein ? reprit Tamir, Une citadelle établie sur les falaises au-dessus la rendrait inattaquable, contrairement à ce qui s’est passé à Ero. Où se trouve cet endroit, Mahti ? À proximité de Cima ?
— Je ne connais pas ton sir-na. »
Le magicien trama un charme de fenêtre de sa façon pour lui faire voir la forteresse sur son étroite bande de terre.
« Je connais ce coin-là ! Je m’en suis approché lorsque j’étais à la recherche de Caliel et de ses amis », expliqua-t-il dans sa propre langue, abandonnant à Arkoniel le soin de servir de truchement pour Tamir. « Mais j’ai vu aussi cette énorme bâtisse dans une vision. C’est de là que provenaient Caliel et les autres. Il y a de la méchanceté qui séjourne dans cette demeure, et une immense tristesse, en plus.
— À quelle distance se trouve Remoni d’ici ?
— Trois, peut-être quatre jours de longue marche à pied. Vous autres, gens du sud, Remoni, vous n’y allez pas. Nous avons encore des lieux sacrés, près de cette mer. Il arrive parfois que des bateaux pénètrent dans les eaux abritées par les îles, quand les gens viennent pour pêcher, mais personne n’habite les parages. Pourquoi veut-elle aller là-bas ?
— Que dit-il ? » demanda Tamir.
Arkoniel le lui expliqua.
« Il suffirait peut-être de deux jours, en chevauchant dur, musa-t-elle.