Leur lecture était réjouissante. Une opération alliée de grande envergure, presque certainement le débarquement, était en cours et, gr‚ce au docteur et à son service-radio, les forces allemandes en avaient 437

FORTITUDE

été averties. Mais une chose intriguait Stroemulburg. Le Haut Commandement des armées de l'Ouest parlait d'un l‚cher de parachutistes sur toute une partie de la Normandie, de Deauville jusqu'aux abords de Cherbourg et d'une forte concentration de navires ennemis dans la baie de la Seine. Si la Normandie était l'objectif numéro un des Alliés, pourquoi perdre son temps avec cette Catherine Pradier et son histoire de sabotage à Calais?

Stroemulburg haussa les épaules. Elle était la seule personne à pouvoir répondre à cette question. Il rendit les

papiers à son adjoint.

- Vous serez décoré pour ce que vous avez accompli cette nuit, docteur.

Tandis que Stroemulburg prononçait ces mots, un cri de femme plein de souffrance et de désespoir parvint de l'autre côté du hall. Le visage du docteur, rendu blafard par le manque de sommeil, p‚lit un peu plus. Il savait que Stroemulburg accueillait les critiques de ses subordonnés avec le même enthousiasme qu'un chat que l'on arrose d'eau froide. Mais, cette nuit, le docteur, pour la première fois de sa vie, se sentait un véritable héros. Cela donne de l'audace au plus timide des hommes.

- Comment pouvez-vous rester ici à manger tranquillement, tandis que cette femme est en train de souffrir? demanda-t-il à son chef.

Pendant un instant, Stroemulburg se demanda, en fronçant les sourcils, comment punir le docteur pour une telle insolence. Puis, avec un haussement d'épaules, il laissa tomber :

- Nous n'avons pas le choix.

- La torture a quelque chose de bestial : elle nous rabaisse au niveau des animaux, répondit le docteur.

Stroemulburg but une gorgée de vin, dont il apprécia les reflets d'un beau rouge sombre. Si le docteur avait été un buveur, il lui aurait offert un verre. Peut-être cela l'aurait-il aidé à résoudre ses problèmes de conscience.

- Ne croyez pas que ça me plaît de faire torturer les prisonniers, docteur ! Pas du tout ! Un interrogatoire intensif - c'était l'euphémisme que le RSHA employait pour désigner la chose - est très déplaisant, mais c'est un moyen très efficace pour encourager les prisonniers à parler. Je ne me soucie pas de savoir si cela est immoral ou pas - question purement bourgeoise.

Il eut un mouvement de la main comme pour chasser un moustique.

´ Le destin change de chevaux ª

- En outre - il y avait une trace de colère dans sa voix - si nous considérions les choses sous leur angle moral, qu'est-ce qui serait le plus immoral ? Les Anglais qui ont envoyé cette femme en première ligne comme terroriste, en sachant très bien ce qui lui arriverait si elle était prise ? Ou nous autres qui essayons de lui tirer des renseignements qui peuvent aider l'Allemagne à gagner la guerre ? Car nous faisons la guerre, docteur, et ce qui est moral, c'est de la gagner !

Stroemulburg se tut et secoua ostensiblement quelques miettes de pain tombées sur sa veste. Il but une dernière gorgée de vin, s'essuya les lèvres à sa serviette. Le docteur comprit que c'était là une conversation qu'il ne serait pas sage de poursuivre, même s'il venait de recevoir la couronne des héros. Il s'inclina légèrement et battit en retraite.

- Informez-moi des nouvelles du front ! cria Stroemulburg, alors que le docteur disparaissait, puis il regagna son bureau.

Ses bourreaux avaient obligé Catherine à monter sur un épais bottin du téléphone. Ils avaient fixé une corde munie d'un crochet en fer à l'anneau auquel était suspendu le lustre, et y avaient attaché la jeune femme par ses menottes de façon que ses pieds effleurent la couverture du bottin. A tour de rôle, ils l'avaient frappée à coups de poing, du tranchant de la main, puis avec un fouet en cuir clouté de métal.

Stroemulburg fit claquer la porte de son bureau derrière lui, traversa le tapis violet, en direction de Catherine qui gémissait, se balançant au plafond comme une bête à l'abattoir. Malgré lui, il fut horrifié par les changements qu'en une demi-heure ses hommes avaient provoqués chez cette magnifique créature. Elle avait le nez cassé, tordu, gonflé d'une manière grotesque. Ses seins étaient lacérés. Sa bouche n'était plus qu'un morceau de chair éclatée. Ses yeux étaient presque fermés à cause de l'enflure de ses paupières et de ses pommettes. Son corps était recouvert par le sang qui avait coulé des entailles faites dans sa chair par les coups de fouet et les vomissements qu'elle avait eus pendant que ses bourreaux la frappaient.

Ceux-ci s'interrompirent respectueusement, tandis que Stroemulburg examinait son corps, lui montrant le résultat de leur travail comme des maçons l'auraient fait devant leur chef de chantier.

Catherine avait perdu à moitié conscience. Elle avait l'impression d'être enveloppée dans un rouge brouillard de souffrance, que son corps n'était plus qu'un lambeau de chair sanguinolente parcouru, au moindre toucher, par des ondes d'une douleur insupportable. Mais au 439

FORTITUDE

fond de son être martyrisé une voix répétait avec obstination : Ńon !

Non ! Non ! ª Mieux valait mourir que trahir le secret qu'on lui avait confié dans une cave de Londres. A travers la brume qui brouillait ses yeux, elle distingua la silhouette de Stroemulburg qui s'approchait, puis son visage tout contre le sien, ses traits tordus par la colère et la haine

- et cela lui sembla plus terrifiant encore que ce qu'elle venait d'endurer. L'Allemand recula sa tête puis la rejeta en avant comme celle d'un serpent.

- Sale putain ! Sale putain de terroriste !

Stroemulburg s'écarta d'elle, se dirigea vers un mur de son bureau, en arracha un miroir ancien qui y était accroché, et le lui tendit.

- Regarde-toi! Regarde ce qu'ils t'ont fait! quel homme voudrait de toi maintenant ? Et ça ne fait que commencer !

Il se tut, puis répéta, enfonçant chacun de ses mots en elle comme avec un marteau :

- «a-ne-fait-que-commencer.

A cet instant le téléphone sonna. C'était, une fois de plus, le docteur qui avait une communication urgente à lui faire. Stroemulburg sortit, comme à

regret, de son bureau. Le docteur, se livrant à un exercice auquel il n'était guère accoutumé, montait l'escalier quatre à quatre, en agitant un télex.

- C'est de l'OB West ! cria-t-il. Le débarquement a commencé.

En Normandie !

Stroemulburg lut avec avidité la dépêche qui venait d'arriver. Śi le débarquement a lieu en Normandie, se disait-il, il faut laisser tomber cette femme. On ne va pas la réduire en charpie pour en retirer un secret minable concernant un déraillement dans le Pas-de-Calais. D'autant plus que, maintenant, tous les embranchements et tous les aiguillages doivent être gardés comme la loge du F˚hrer au Sportpa-last! ª

II regarda sa montre. Il était six heures passées. D'un coup, il se sentit épuisé, trop épuisé pour s'occuper de cette femme qui se balançait au bout d'une corde dans son bureau. Il ouvrit la porte.

- Menez-la là-haut ! ordonna-t-il.

Il se recula pour laisser passer les deux hommes qui sortaient Catherine de la pièce, moitié la traînant, moitié la portant, et la montaient au dernier étage. Là se trouvaient les anciennes chambres de bonnes transformées en cellules o˘ la Gestapo mettait ses prisonniers entre deux séances de tortures.

440

´ Le destin change de chevaux ª

Le bureau de Stroemulburg sentait la sueur et les larmes, le sang et la peur. Le tapis violet, au-dessous du lustre, était taché du sang de Catherine. ´ Tout cela pour rien, se dit Stroemulburg. Pour un sabotage dans la région de Calais, à deux cents kilomètres de l'endroit o˘ les Alliés étaient en train de débarquer. ª

II se dirigea vers la fenêtre et l'ouvrit toute grande pour que l'air humide de juin chasse la puanteur qui régnait dans son bureau. Puis il traversa le hall et alla vers sa chambre. Là, comme le F˚hrer qu'il servait fidèlement, il avala un somnifère pour trouver dans le sommeil un éventuel répit.

A Berchtesgaden, le F˚hrer, lui, était encore au lit. Il n'était pas 6 h 30. Cela faisait quatre heures que les parachutistes avaient sauté ; trois heures et demie que la flotte de débarquement avait jeté l'ancre dans la baie de la Seine ; une demi-heure que la première vague avait atteint les plages. C'est alors qu'un membre de l'entourage d'Hitler apprit la nouvelle : pour le IIP Reich, la guerre venait d'entrer dans une phase décisive.

Le général Alfred Jodl, chef des opérations de Pétat-major du F˚hrer, fut sorti de son sommeil pour être informé que von Rundstedt avait donné

l'ordre aux deux divisions de faire route vers la Normandie. Il était furieux. Il ordonna aux divisions de faire halte. Le lieu du débarquement, le mauvais temps, comme il le dit à ses adjoints, rendaient plus que probable que cette attaque en Normandie ne f˚t qu'une opération de diversion. Il demanda pour le F˚hrer un dernier rapport sur la situation au colonel Alexis von Roenne de la section étrangère des armées de l'Ouest à

Zossen.

Jodl prédisait que ´ le principal débarquement aurait probablement lieu à

un endroit tout différent ª. C'était le premier signe que les doutes semés par Henry Ridley et son plan FORTITUDE avaient trouvé un terrain favorable.

A 9 h 17 exactement, ce mardi matin, alors qu'Hitler continuait de dormir sous l'influence de son somnifère, un caporal anglais introduisit 441

FORTITUDE

un ruban perforé dans le teleprinter du quartier général de Dwight D.

Eisenhower. quelques secondes plus tard, le communiqué n∞ 1 du SHAEF

annonçait à Londres et au monde entier la nouvelle : l'assaut contre la ´

Forteresse Europe ª avait commencé. Au même moment, le conseiller d'Eisenhower pour la radio, William S. Paley du Columbia Broadcasting System (CBS), décrocha le téléphone direct qui reliait le quartier général du SHAEF à la BBC et ordonna que soient lancées sur les ondes les annonces du débarquement préenregistrées par Eisenhower et les leaders des nations de l'Europe occupée. Toutes ces annonces - à l'exception d'une seule -

avaient été concoctées par les architectes du plan FORTITUDE. Chaque phrase, chaque mot prononcé par les Alliés relevait d'une ambiguÔté

calculée. L'annonce faite par Eisenhower lui-même, la première de toutes, parlait du débarquement en Normandie comme d'une áttaque ª initiale. Le roi Haakon de Norvège déclarait que ce débarquement était lié à une vaste stratégie. Pour le Premier ministre belge, il s'agissait d'ópérations préliminaires pour la libération de l'Europe ª. Le Premier ministre des Pays-Bas disait aux résistants de son pays d'attendre de Londres des instructions claires et précises avant d'entrer en action. Churchill, s'adressant à la Chambre des Communes, parla d'une śuite de surprises ª

et Roosevelt suggéra que les Allemands devaient s'attendre à ´ des débarquements ailleurs ª.

Un seul homme ne se conforma pas aux instructions de FORTITUDE, l'homme dont le pays allait être le premier libéré : de Gaulle. Aucun Français vivant, pas même lui, n'était dans le secret du plan FORTITUDE. Il négligea le texte qu'on lui avait préparé. Personne n'avait à lui dicter ce qu'il devait dire. Il écrivit sa propre allocution, le cour empli d'émotion - et dit la seule chose à ne pas dire, la vérité : ´ La bataille suprême a commencé, le coup décisif a été frappé. ª

A Storey's G‚te, la salle des opérations souterraine de Churchill constituait le second poste de commandement du débarquement. Le général Brooke, Churchill en personne, les ministres de son cabinet et ses chefs d'état-major entraient et sortaient toutes les cinq minutes, consultaient la carte du débarquement, les dernières dépêches concernant les plages o˘

se déroulaient les combats, le dossier noir contenant les interceptions-radio des communications ennemies effectuées par le service ULTRA.

Ridley était épuisé et inconsolable. FORTITUDE avait mal commencé. Garbo était le maître du jeu, le cavalier sur lequel il comptait pour mettre les Allemands échec et mat, le moment venu. Et

´ Le destin change de chevaux ª

parce que Madrid n'avait pas été à l'écoute à trois heures du matin, le message destiné à faire de son Espagnol un oracle n'avait pas atteint Berlin avant que le débarquement e˚t commencé. Toutes leurs astuces, tout le temps que les gens de FORTITUDE avaient passé à obtenir l'accord d'Eisenhower, à l'encontre de ses propres principes, tout cela n'avait servi à rien, à cause de l'incompétence d'un petit caporal allemand inconnu.

A quelques kilomètres de là, un autre officier britannique regardait, désespéré, par la fenêtre de son bureau. La nouvelle du débarquement tant attendue n'avait pas réjoui le major Frederick Cavendish. La joie qu'il aurait d˚ éprouver, ce mardi 6 juin, avait été effacée par un c‚ble qu'avait apporté sur son bureau le premier courrier du matin, venant de la station du SOE à Sevenoaks. Cavendish était malade, bouleversé à la pensée que cette jolie fille qui se trouvait là, 48 heures auparavant, assise devant lui, était tombée entre les mains de la Gestapo. Et ce qui l'avait presque anéanti était de se dire qu'il avait une lourde responsabilité dans son arrestation. Pourquoi avait-il écouté Dansey, quand celui-ci lui avait dit de garder Paul en activité ?

Cavendish revint à son bureau et relut le message d'Aristide. Il aurait pu ficher la paix à Paul, s'il s'était borné à laisser les Allemands lire le courrier qu'il faisait passer. Mais livrer délibérément, froidement un agent ami à la Gestapo était un crime pour lequel il n'y avait pas de pardon dans l'‚me charitable de Cavendish. Il fit quelque chose que rien, dans son existence antérieure, ne l'avait préparé à faire : en une seule phrase concise, il condamna un homme à mort.

Pour le colonel baron Alexis von Roenne, le mardi 6 juin 1944 fut le point culminant de toutes les années qu'il avait passées au service de l'armée allemande. Ce matin-là, en réponse aux instructions qu'il avait reçues du général Jodl, il prépara pour la conférence que tenait le F˚hrer à midi le rapport le plus important de sa longue et brillante carrière.

Fortuitement, se trouvait, ce matin, sur son bureau un dossier qui venait de lui être livré par le quartier général de l'Abwehr, Tirpitz-strasse.

C'étaient des renseignements de la plus haute importance comportant le résumé de tout le matériel de FORTITUDE que l'agent 443

FORTITUDE

double, Brutus, avait envoyé, chaque nuit, à Paris depuis le 31 mai. Pour von Roenne, c'était un don du ciel. Cela donnait enfin un sens aux informations qu'il avait recueillies, pendant ces deux derniers mois, gr‚ce aux interceptions-radio, aux photos aériennes et aux rapports d'agents secrets.

Le débarquement en Normandie, commença von Roenne dans son Rapport sur la situation Ouest 1288, n'avait útilisé qu'une partie relativement faible des troupes disponibles ª. Tout indiquait que ´ des opérations ultérieures étaient prévues ª.

Ensuite, von Roenne, décrivant sa source comme un ´ rapport fiable de l'Abwehr en date du 2 juin ª, répéta presque mot à mot à destination du F˘hrer le contenu des messages de Brutus. C'était exactement ce que Ridley souhaitait que les Allemands croient : le partage des forces alliées en deux groupes d'armée; le 21e sous le commandement de Montgomery dans le sud-est de l'Angleterre; le premier groupe US, purement imaginaire, de Patton en face de Calais ; le partage du 1er groupe d'armée US entre la lre armée canadienne et la

3e armée US.

´ Pas une seule unité du 1er groupe d'armée US qui comprend environ trente-cinq grosses formations n'a été engagée ª, continua von Roenne, et il ajouta que cela démontrait clairement que ´ l'ennemi projette une opération sur une plus grande échelle dans la Manche dont on peut attendre qu'elle soit dirigée contre le secteur côtier du

Pas-de-Calais ª.

C'est ainsi qu'un million de fantômes (ce 1er groupe d'armée US imaginaire de FORTITUDE) entra dans l'histoire, à la faveur de l'estimation la plus cruciale que les Allemands aient faite des forces alliées, au cours de la Seconde Guerre mondiale !

quelques minutes plus tard, le rapport de von Roenne était en route pour le quartier général d'Hitler et quinze généraux et officiers supérieurs devaient en avoir connaissance. Parmi eux se trouvait un officier de la Gestapo qui faisait partie du petit cercle de responsables du RSHA, depuis que celui-ci avait entièrement mis la main sur les services de l'Abwehr, le 1er juin : YObersturmbannf˘hrer Hans Dicter Stroemulburg à Paris.

Une brume opaque venant de la mer recouvrait le rivage. La lourde fumée d'un millier de canons emplissait l'atmosphère. On 444

´ Le destin change de chevaux ª

sentait partout l'odeur aigre de la poudre. Le débarquement sur les plages normandes commençait dans le chaos et la confusion. Il avait été précédé

par un bombardement par air et par mer comme on n'en avait jamais vu : 10000 tonnes d'explosifs avaient été déversées. Et pourtant, comme beaucoup de feux de barrages, celui-ci n'avait fait que surprendre les troupes de défense allemandes.

Les premiers soldats alliés avaient débarqué à Utah beach, là o˘, précisément, l'attaché naval de Rommel, l'amiral Frederick Ruge, avait prédit, deux semaines plus tôt, qu'ils le feraient. Le dieu de la guerre leur avait été favorable. Une forte houle provoquée par la tempête avait poussé leurs embarcations cinq cents mètres plus bas que l'endroit prévu qui était bien défendu, alors que celui o˘ ils avaient atterri ne l'était pas. Ce furent les enfants g‚tés du débarquement !

Les vieux ´ Rats du désert ª de la 50e division britannique d'infanterie furent presque incapables d'atteindre le rivage. A Juno beach, les Canadiens virent leurs péniches prises dans les tourbillons et un grand nombre se noyèrent. C'est à Omaha beach, une charmante petite baie de sable de cinq à six kilomètres de long, dominée par une falaise d'une soixantaine de mètres de haut, que le désastre eut lieu. Le mauvais temps, l'obscurité, la mer démontée et des courants imprévus firent du voyage de la lre et de la 29e division US un véritable cauchemar. Les Allemands tinrent leurs péniches de débarquement sous leur feu jusqu'à ce qu'ils aient atteint les plages. quand ils avaient commencé à tirer, les canonniers de la marine alliée ne pouvaient les localiser à cause de la fumée et du brouillard. En proie au mal de mer, terrifiés, les hommes de la première vague pouvaient entendre le crépitement des rafales de mitrailleuses sur leurs passerelles métalliques de débarquement. quand celles-ci s'abaissèrent, surchargées de soldats, certains sautèrent par-dessus bord pour éviter le feu et se noyèrent. Les autres, retenant leur respiration, essayaient de se cacher sous l'eau.

Avec sur le dos des sacs pesant cinquante kilos, de l'eau jusqu'à la poitrine, le reste des hommes avança, comme dans un cauchemar, enchevêtrés les uns aux autres, offrant des cibles inespérées aux mitrailleurs allemands. Le tir de ces derniers était si dévastateur que des soldats firent demi-tour et se mirent à nager contre les vagues, comme si la mer pouvait les protéger du feu de l'ennemi. D'autres essayaient de tirer à

terre des camarades blessés et se noyaient avec eux. Beaucoup étaient si fatigués qu'ils se jetèrent à l'eau, pour se laisser porter par le courant jusqu'au rivage.

445

FORTITUDE

quand la deuxième vague arriva, le désastre était à son comble. Des véhicules interdisaient l'accès du rivage, des corps s'empilaient devant les points de résistance allemands. Privés de commandements, des hommes s'entassaient au pied des falaises, tandis que, derrière eux, leurs camarades blessés appelaient au secours avant d'être noyés par la marée montante. Vers 11 heures du matin, Omaha beach n'était plus qu'une bande de sable de quelques centaines de mètres recouverte de cadavres. Le cauchemar de Winston Churchill était devenu une réalité. Les vagues s'écrasant sur les sables d'Omaha étaient rougies du sang des jeunes Américains qui étaient morts depuis l'aube.

La cellule de Catherine n'était guère plus large qu'une penderie. Son lit était fait d'un sommier métallique aux montants en bois sur lequel on avait jeté un matelas en coton. Elle avait dormi - elle ne savait pas combien de temps - d'un sommeil troublé par toute la douleur qui l'emplissait.

Maintenant, peu à peu, comme à regret, elle s'éveillait. Sur sa tête, à

travers une fenêtre sans rideaux, filtrait la lumière du jour. Il devait être midi.

Elle n'entendait qu'un seul bruit : celui des bottes d'un SS qui arpentait le couloir du dernier étage du 82 de l'avenue Foch. De temps à autre, il s'arrêtait pour lui jeter un coup d'oil par le judas aménagé dans la porte blindée de sa cellule. Au début, ses yeux qui dévoraient sa nudité mutilée d'un air cochon l'avaient humiliée et révulsée. Puis elle n'y avait plus pris garde : elle se disait que la pudeur est un état d'‚me, pas un vêtement !

quelqu'un avait entassé ses habits et ses chaussures dans un coin. Elle les regardait de temps en temps, surtout la barrette de son escarpin qui renfermait la promesse d'une éternelle délivrance. Mais elle le faisait avec un certain détachement. Elle ne voulait pas échapper à ses souffrances. Elle les avait jusque-là supportées : elle continuerait à le faire.

Il y avait une heure ou plus qu'elle était éveillée. Elle avait à t‚tons fait le compte de ses blessures. De l'autre côté de la cellule, dans un angle du mur, il y avait un robinet et un lavabo. Dans un effort suprême de volonté, Catherine se leva et s'y dirigea en titubant. Si elle devait survivre, elle devait commencer le combat, ici même, dans sa cellule. Du mieux qu'elle le put, elle lava ses plaies. Cela lui était 446

´ Le destin change de chevaux ª

douloureux, mais le contact de l'eau froide sur sa peau lui redonnait des forces.

Elle se sécha à son matelas, puis s'habilla. Elle s'assit ensuite sur sa couche, fixant des yeux le judas, comme pour rendre à son gardien les regards qu'il lui lançait, comprenant pour la première fois à quel point la haine pouvait stimuler un être.

Soudain, elle entendit des pas venant de l'étage au-dessous. On revenait la chercher. Les pas martelèrent le plancher du couloir - et s'arrêtèrent devant la cellule voisine.

Elle entendit le crissement de la porte blindée qui s'ouvrait, un piétinement et un cri. Alors commença le terrible bruit sourd d'un objet frappant un corps humain. Un hurlement de douleur parcourut tout l'étage.

Puis, tandis que le bruit des coups continuait, ce ne fut plus qu'un souffle et une voix qui disait : ´ Pitié ! Pitié ! ª

Soudain, ce fut le silence. La porte de la cellule voisine claqua. Les mêmes pas descendirent l'escalier qu'ils avaient monté. Seule la plainte d'un être brisé emplissait le silence.

Catherine serra ses bras contre sa poitrine, se souvenant avec terreur des souffrances qu'elle-même avait subies et que lui avait rappelées les sanglots poussés par son voisin. Comment le secourir, ce résistant sans visage ? Peut-être pouvait-elle lui parler en morse ? Elle enleva une de ses chaussures et s'approcha du mur qui les séparait. Elle frappa les lettres qRK IMI, ce qui voulait dire : Ćomment me recevez-vous ? ª

Elle colla son oreille à la cloison, attendant une réponse. Puis, lentement, elle frappa les seuls mots de réconfort qu'elle pouvait dire à

cet homme : Ćourage ! Tenez bon ! Ils arrivent ! ª

A Berchtesgaden, Hitler avait dormi jusqu'au milieu de la matinée. Il reçut le premier rapport sur le débarquement après son petit déjeuner, alors qu'il était encore en robe de chambre, de deux de ses collaborateurs qui lui apportèrent une carte de la situation. Avec quelle satisfaction il dut en contempler le tracé! Les Alliés avaient débarqué en Normandie, comme il l'avait prédit à ses maréchaux et à ses généraux au mois de mars, à

l'endroit exact sur lequel il avait attiré l'attention de Rommel et de von Rundstedt, le mois de mai suivant.

- Maintenant, dit-il, ils sont là o˘ nous pouvons les battre.

447

FORTITUDE

La conférence stratégique de midi eut lieu au ch‚teau de Klessheim, à une heure de voiture du Berghof, o˘ il recevait à déjeuner le Premier ministre hongrois Dôme Szojay. Il était souriant, presque détendu. Comme l'avait prévu l'un des officiers de renseignements d'Eisenhower, il déclara à son entourage qu'il était trop tôt pour engager leurs forces dans une action quelconque. On ne sait pourquoi, il n'était pas disposé à obéir, ce jour-là, à sa fameuse intuition. La Normandie pouvait être une diversion, dit-il, un piège que lui tendaient les Alliés. Tout était tranquille sur la côte de la Manche. C'était peut-être là qu'aurait lieu la véritable attaque, quand le temps deviendrait meilleur. Il fallait garder un calme olympien, le détachement serein d'un chef de guerre face au bruit des combats, laisser la situation se préciser avant de prendre une décision.

Pourquoi Hitler hésita-t-il ce jour-là? Etait-ce parce que, depuis Stalingrad, sa foi dans sa propre infaillibilité avait été ébranlée ?

Etait-ce parce que le poison infiltré par FORTITUDE commençait à produire ses effets et paralysait son esprit ?

En tout cas, ce n'est qu'après le déjeuner qu'Hitler autorisa von Rundstedt à déplacer ses deux panzers-divisions. Maintenant les brouillards matinaux s'étaient dissipés. Les chasseurs alliés étaient maîtres du ciel de Normandie. Les envahisseurs, luttant pour mettre le pied sur le sol français, échapperaient à une contre-attaque qui aurait mis fin à leur tentative de débarquement : au lieu des trois divisions blindées qu'ils auraient d˚ affronter le jour J, ils ne trouveraient en face d'eux qu'un régiment !

Les responsables de l'Intelligence Service (une institution remontant à Sir Francis Walsingham et au règne d'Elisabeth Ire), dans leur quartier général de Broadway Building, au numéro 52, situé en face de la station de métro Saint James, considéraient les événements qui se déroulaient en Normandie avec une calme indifférence. Les employés et les gardes de service, les pensionnés et les sergents majors des autres guerres allaient et venaient dans leurs uniformes bleus, haussant à peine la voix pour commenter ce qui se passait de l'autre côté du Channel. Les officiers se rendant à leur travail dans cet immeuble de huit étages échangeaient, dans le vieil ascenseur, quelques phrases elliptiques sur le débarquement : ils appartenaient à un service o˘ l'on

448

´ Le destin change de chevaux ª

accueille une victoire avec un petit sifflement et un désastre avec un simple clin d'oil.

Ć ª sir Stewart Menzies avait eu, en milieu de matinée, une conférence avec Winston Churchill à Storey's G‚te concernant les opérations. Ensuite, il avait pris à la va-vite un repas frugal au White's et était revenu à

Broadway, à peu près au même moment o˘ Hitler accordait, mais trop tard, ses deux divisions à von Rundstedt.

Son premier visiteur de l'après-midi fut le jeune officier qui lui servait de chef d'état-major personnel, en particulier dans les domaines que Ć ª

désirait contrôler lui-même ou dont il ne confiait la responsabilité qu'à

un cercle restreint de collaborateurs. Comme Ć ª, D. J. Watley-Serrell était un ancien d'Eton. Il avait été guardsman et c'était un homme en qui on pouvait avoir toute confiance, car il descendait d'une excellente famille.

Cet après-midi-là, il avait avec lui deux dossiers secrets. Le premier concernait les contacts que le Ml 6 entretenait avec la résistance allemande, la Schwarze Kapelle. Une fois qu'ils en eurent fini, Watley-Serrell ouvrit l'autre dossier. C'était celui de FORTITUDE.

- Nous avons eu confirmation que la femme a été arrêtée à son arrivée à

Calais, Sir, dit-il. Son contact, comme nous l'espérions, a communiqué avec Sevenoaks par le radio de Lille que la Gestapo croit avoir retourné.

- O˘ Pont-ils emmenée ? demanda Ć ª.

- Nous pensons que c'est à Paris, car l'ordre de l'arrêter est venu de Stroemulburg et ce sont ses gens qui l'ont suivie jusqu'à Calais. Il tendit une feuille de papier à son supérieur.

- Voilà le message que Lille a envoyé la nuit dernière de la part d'Aristide, l'homme du SOE.

Ć ª lut le texte. quand il fut parvenu à la dernière ligne, il haussa ses sourcils roux.

- Ainsi, ils veulent la peau de Paul, n'est-ce pas ? Etant donné les circonstances, ce n'est guère étonnant.

Watley-Serrell eut une petite toux embarrassée.

- Malheureusement, Sir, nous avons un problème à cet égard.

- Ah?

- Dans le feu de l'action, ce matin, Cavendish a répondu au message en provenance de Sevenoaks sans qu'il soit contrôlé par nous.

- Je vois.

- Il a donné ćarte blanche ª à Aristide.

- Merde!

449

FORTITUDE

Ć ª avait battu plusieurs fois des paupières en apprenant la chose.

- Mais pourquoi ne l'aurait-il pas fait? Nous aurions d˚ court-circuiter ce message quand il est arrivé la nuit dernière.

- Sir!

- Bon, comment allons-nous sauver Paul ?

- LeSOE?

- Le SOE ne sait absolument rien de nos relations avec Paul. Et j'aimerais autant qu'ils demeurent dans ce doux état d'ignorance. De plus - Ć ª

ferma les yeux pour plus de concentration - le seul lien de Cavendish avec cet Aristide passe par ce radio à Lille. Tout changement d'instructions qu'il lui destinerait devrait passer entre les mains des Allemands ce qui serait trop risqué.

- Si les gens du SOE mettent la main dessus, qu'est-ce que leur dira Paul pour sauver sa peau ? à supposer qu'ils lui laissent le temps de s'expliquer.

- Oui, grimaça Ć ª, il est fort probable qu'ils vont juste essayer de le descendre, n'est-ce pas ? Mais je pense que, s'il le peut, il leur dira qu'il travaille pour nous.

- Le croiront-ils ?

- Bonne question. Il leur dira que nous lui avons demandé d'aller trouver Stroemulburg. C'était l'idée d'Oncle Claude. Il avait fait une étude minutieuse de notre ami allemand et en était venu à la conclusion qu'il serait plus qu'impressionné par le couplet anticommuniste de Paul. Et c'est d'ailleurs ce qui s'est passé.

- Vous pensez que Paul arrivera à convaincre quiconque d'un truc pareil ?

- Peut-être. Il est très persuasif quand il veut. Il croit que nous l'avons envoyé à Stroemulburg uniquement parce que nous étions persuadés que la réaction de Stroemulburg serait de jeter un voile sur l'opération. Après tout, un bon maître espion préfère maintenir une opération ennemie de ce type, s'il a la possibilité de la surveiller et de la contrôler. La réalité, bien évidemment, était qu'Oncle Claude s'attendait bien à ce que Stroemulburg couvre l'opération, afin d'avoir un accès régulier à ces sacs de courrier, ce qui était précisément ce que nous voulions qu'il vît.

Le chef de l'Intelligence Service adressa à son subordonné un sourire glacial.

- Et c'est exactement ainsi qu'a réagi notre Allemand. En l'occurrence, ces sacs de courrier ne remplissent pas les fonctions 450

´ Le destin change de chevaux ª

auxquelles on les avait destinés, mais les choses tournent rarement tout à

fait comme on les prévoit. Ce qui nous laisse avec le problème de savoir comment nous allons essayer de protéger Paul. Cette fille du One Two Two, elle peut le contacter ?

- Non, Sir. Pour des raisons de sécurité, ça ne marche que dans un sens.

- Bien. Envoyez-lui un message urgent pour Paul. Dites-lui que la Résistance a tout compris et qu'on leur a donné l'ordre de l'exécuter.

Dites-lui de se planquer ou d'aller trouver Stroemulburg, ce qui serait mieux pour lui.

- Yes, Sir.

Ć ª poussa un soupir. quel dommage que cette fille ne puisse prendre contact avec Paul ! Les exigences d'un service secret peuvent parfois être cruelles.

Un coup de téléphone de Berlin éveilla Stroemulburg du profond sommeil o˘

l'avait plongé son somnifère, après la séance de torture qu'il avait fait subir à Catherine Pradier. C'était son chef, Ernst Kaltenbrunner, fou de rage. Il cria dans l'appareil que la Wehrmacht n'avait tenu aucun compte des renseignements sans prix qu'avait recueillis le docteur. La 7e armée occupant la côte o˘ le débarquement avait eu lieu n'avait même pas été mise en état d'alerte.

Ce n'était pas tout. Il y avait une foule d'absents sur le front de l'Ouest : Meyer Detring, le chef des services de renseignements de von Rundstedt, était à Berlin; le général Feuchtinger de la 21e panzer à

Paris ; les officiers supérieurs de la 7e armée à Rennes ; Rommel, lui-même, était en Allemagne. Himmler se demandait si, derrière cela, il n'y avait pas une sorte de conspiration, une manière de laisser la porte ouverte aux Alliés. Kaltenbrunner ordonna à Stroemulburg de faire immédiatement une enquête à ce sujet.

L1'Oberstumbannf˘hrer prit une douche et s'habilla en toute h‚te. quand il eut fini, son premier geste fut d'appeler son fidèle collaborateur pour l'informer de ce qui se passait.

Le docteur était désespéré. Tant de travail et d'efforts pour rien !

Accablé, il passa à Stroemulburg le texte du message que Cavendish avait envoyé à Lille. ´ Vous avez carte blanche pour traiter avec l'officier des opérations aériennes. ª

451

FORTITUDE

- Est-ce que je dois demander à Lille d'arrêter l'agent qui viendra chercher la réponse de Cavendish ? demanda le docteur.

- Ouest Gilbert?

- Dans la Sarthe. En opération. Il doit revenir demain.

Stroemulburg, l'esprit encore embrumé par les effets de son somnifère, hésita un moment. Il détestait ´ br˚ler ª un opérateur-radio retourné, s'il pouvait l'éviter. Il se dit que la Résistance, maintenant, allait essayer de liquider Gilbert, qu'elle reçoive ou non

l'accord de Londres.

- Non, dit-il finalement. Faites parvenir le message de Cavendish à

Aristide.

- Ils vont tuer Gilbert.

- Non. Nous ne les laisserons pas faire. que Konrad surveille son appartement demain matin. C'est là qu'ils l'attendront. Dites-lui de le ramener ici.

Pour T. F. O'Neil deux choses caractérisaient les bureaux clandestins de la London Controlling Station : les gens y avaient les yeux rougis par l'insomnie et l'air épuisé. Ridley ne s'était pas couché depuis quarante heures. Le colonel vivait sur ses nerfs et ne se nourrissait que de cigarettes! Lui-même n'avait pu dormir que quelques heures. Ils avaient passé toute la journée à suivre l'évolution de la situation en Normandie et à essayer de réparer les dommages occasionnés par le fait que l'opérateur-radio de Garbo à Madrid n'avait pas reçu le message prévu pour 3 heures du matin.

Pour le jeune officier américain, c'était une expérience révélatrice. Il était persuadé que, personne, aux Etats-Unis, ne pouvait même imaginer de faire ce genre de choses qui semblait être pour ce petit groupe de ses collègues d'une seconde nature. Cette coterie de comploteurs qu'il avait, au début, considérés comme des dingues, maintenant il en faisait partie, et ils avaient passé des heures autour d'une table à mettre sur pied, dans le moindre détail, cette opération qui, le moment venu, devait avoir une telle importance pour les

services secrets allemands.

Comme les gens de FORTITUDE l'avaient décidé, Garbo travaillait au ministère de l'Information, en tant qu'adjoint au directeur de cabinet, un ami à lui, pour lequel il traduisait en espagnol les émissions 452

´ Le destin change de chevaux ª

de la BBC destinées à l'Espagne et à l'Amérique du Sud. Il donnait ses messages - codés - à son opérateur-radio bien avant l'heure de leur transmission et, pour des raisons de sécurité, celui-ci ne savait pas o˘ le joindre. Garbo s'était donc rendu à son bureau du ministère, le matin du 6

juin, heureux comme tout, convaincu qu'il avait averti l'Abwehr de l'imminence du débarquement. A midi, il fut convoqué à une réunion des chefs de service. Là, on lui donna une directive secrète adressée au ministère par le Political Warfare Executive. Le texte était d'une telle importance qu'il en avait copié les passages principaux au dos d'une carte de visite et avait emportée celle-ci en douce, en quittant son bureau.

Arrivé chez lui, il coda les grandes lignes de cette directive destinée à

tous les services du ministère :

1. L'offensive lancée, ce jour-même, par le général Eisenhower constituait une étape importante de l'attaque alliée contre la Forteresse Europe.

2. Il est de la plus grande importance que l'ennemi ignore nos intentions futures.

3. Il faut éviter toute référence à des attaques et à des opérations de diversion ultérieures.

4. Toute spéculation portant sur d'autres zones de débarquement doit être écartée.

5. L'importance de la présente offensive et son influence décisive sur le cours de la guerre doivent être clairement marquées.

Ensuite, Garbo informa Kuhlenthal que, étant donné l'importance des événements, il avait décidé, de sa propre initiative, de rappeler à Londres ses trois meilleurs agents, des agents que les Allemands connaissaient et respectaient, connus sous le nom de code de : Donny, Dick et Dorick - afin de faire le point de la situation. Son agent de Gibraltar, dit-il également à Kuhlenthal, était en route pour sa planque dans le Pays de Galles. Il termina son message par une note d'autosatisfaction, se réjouissant que ´

la première action des Alliés ait été sans surprise ª, en raison du message qu'il avait envoyé à Madrid à 3 heures.

Ensuite, épuisé, mais plus dévoué que jamais à la cause du national-socialisme, Garbo avait pris le métro pour aller porter son texte codé à

Hampstead Heath afin qu'il f˚t envoyé à Madrid. C'est alors qu'il apprit que son fameux message n'avait été transmis qu'à 7 heures du matin. Partagé

entre la fureur et le désespoir, il était allé s'asseoir sur un banc pour coder un second message à destination de

453

FORTITUDE

Kuhlenthal. C'était un appel au secours désespéré d'un agent trahi par l'incompétence de ses collaborateurs, d'un maître espion ayant risqué sa vie quotidiennement pour se rendre finalement compte que le plus précieux de ses renseignements avait été ignoré. Il déclara qu'il écrivait én proie à une fatigue et à un épuisement dus au travail excessif qu'il avait fourni... ª. qu'il était ´ dégo˚té parce que, dans un tel combat entre la vie et la mort, il ne pouvait tolérer aucune négligence ª. Et il terminait par ces mots : Śi ce n'était pour ma foi et mes idéaux, j'abandonnerais tout. ª

Ce tissu de mensonges, il l'avait concocté comme le scénario d'un film, et, maintenant, ce message était envoyé sur les ondes par un sergent du MI 5 à

Hampstead Heath.

Dans la soirée du mardi 6 juin, le maréchal von Rundstedt convoqua ses principaux collaborateurs dans la salle des opérations de sa résidence de Saint-Germain-en-Laye. Le dernier des chevaliers teutoniques avait passé

toute la journée, comme il pensait que devait le faire un grand chef de guerre, à l'écart du tintamarre du champ de bataille, à contempler paisiblement ses cartes et étudier les rapports des services de renseignements. Tandis que les Américains luttaient désespérément pour prendre pied à Omaha beach, à midi, il cueillait des rosés dans son jardin.

Son chef d'état-major l'avait averti de la conviction du colonel von Roenne, conviction qui grandissait dans l'entourage d'Hitler, que la Normandie n'était qu'une diversion destinée à obliger les Allemands à une décision prématurée.

Le vieux maréchal médita un instant, puis déclara que von Roenne et l'entourage d'Hitler se trompaient. La Normandie n'était pas une diversion : c'était la véritable invasion. Les Alliés avaient attaqué sur une large bande côtière. Ils avaient jeté dans la bataille leurs trois divisions aéroportées d'élite, les ´ Rats du désert ª de la vieille 8e armée de Montgomery et la lre division américaine d'infanterie. Il ne pouvait s'agir là de forces de diversion. Le moment était venu, pour Rommel, déclara von Rundstedt, de faire ce que les Alliés ne voulaient pas qu'il fasse : réunir toutes ses forces disponibles, en particulier les panzers de la 15e armée rassemblés dans le Pas-de-

´ Le destin change de chevaux ª

Calais. Ayant rendu sa sentence avec l'autorité d'un pape publiant une encyclique, il ordonna à ses subordonnés d'en informer Rommel et le quartier général d'Hitler - et il alla se coucher.

A La Roche-Guyon, à deux heures de route de là, le jour le plus long qu'ait connu le maréchal Erwin Rommel de sa vie était prêt à s'achever. Sa voiture s'arrêta au pied de son ch‚teau, et il en descendit aux accents majestueux de l'ouverture du Hollandais volant de Wagner qui s'échappaient des portes ouvertes.

- Les Alliés sont en train de débarquer et vous écoutez de la musique !

cria son adjoint au chef d'état-major de Rommel, le général Hans Speidel.

- Pensez-vous que cela changera quelque chose? répondit ce dernier, en jetant à son subordonné un regard froid.

Avec l'énergie qui le caractérisait, Rommel convoqua aussitôt une conférence pour étudier la situation. Ses vues étaient entièrement différentes de celles de von Rundstedt. Le chef de ses services de renseignements l'informa que von Roenne l'avait appelé à 5 h 20 de l'après-midi pour l'avertir qu'aucune des 25 divisions du 1er groupe d'armée US, dans le sud-est de l'Angleterre, n'était entrée en action et que l'on s'attendait sous peu à une deuxième attaque dans le Pas-de-Calais. Ces propos étaient plus doux aux oreilles de Rommel que la musique de Wagner.

Il s'était juré de battre les Alliés sur le rivage, mais quand ces derniers avaient débarqué, il était à des centaines de kilomètres de là, se livrant à un monologue désespéré sur le siège arrière de sa voiture. A présent, il espérait de toutes ses forces que les Alliés entreprendraient un autre débarquement sur les plages du Pas-de-Calais, o˘, depuis des mois, il avait prédit qu'il aurait lieu. Là, il pourrait les stopper sur le rivage. Il n'enlèverait pas un seul char, pas un seul soldat de cette zone. Il conserverait toutes ses forces sur place, pour livrer la bataille capitale dont dépendaient le destin de l'Allemagne et sa propre réputation, au moment o˘ les divisions du 1er groupe d'armée US tenteraient de débarquer à

l'endroit le plus fortifié du mur de l'Atlantique.

455

FORTITUDE

II était près de minuit à Storey's G‚te, quand le message arriva. C'est un cycliste du Signais Intelligence Section du Ml 5 qui l'avait apporté à

Ridley dans une serviette fermée à clef. T. F. regardait son supérieur tandis qu'il l'ouvrait, et remarqua qu'un sourire de satisfaction se peignait sur son visage. C'était le premier sourire que T. F. lui avait vu ces derniers jours.

Le message venait de Kuhlenthal, le représentant de l'Abwehr à Madrid, et il était destiné à consoler son cher Garbo. Ridley le lut aux membres de sa section qui étaient encore là :

´ Je tiens à déclarer de la façon la plus formelle que le travail que vous avez accompli ces dernières semaines a rendu possible à notre Haut Commandement d'être pleinement informé et de prendre toutes mesures nécessaires. Je fais part à vous et à vos collaborateurs de notre profonde reconnaissance pour tout ce que vous avez fait et vous demande de bien vouloir continuer de travailler avec nous dans les heures décisives qui s'annoncent pour l'avenir de l'Europe. ª

Ridley s'interrompit un moment.

- Le F˚hrer a demandé à Kuhlenthal d'informer Garbo qu'il lui donnait la Croix de fer de première classe î

Même T. F. était euphorique. Comment, dans quarante-huit heures, les Allemands ne croiraient-ils pas un agent à qui ils venaient de remettre une des plus hautes distinctions ?

Le colonel, lui, était soulagé. Il regarda la carte des opérations en Normandie pour la centième fois peut-être de la journée et ces petites silhouettes noires qui représentaient les divisions blindées de la 15e armée. Il y avait bien peu sur cette carte pour le réconforter.

- Vous vous rappelez ce que Monty a dit à Saint-Paul School?

demanda-t-il à T. F.

- Sur la rapidité avec laquelle arriveraient les renforts ?

- Non. que si nous ne prenions pas Caen, Bayeux et Carentan le jour du débarquement, nous serions dans un sale pétrin. Ridley indiqua la carte.

- Nous n'en n'avons pas pris une seule aujourd'hui.

Sa cigarette pointait vaguement vers les plages du débarquement.

- Il y a un trou de 15 kilomètres entre vos plages et les nôtres. Si Rommel le découvre, Dieu seul sait ce qui peut se passer. Rien n'est joué. Tout peut encore arriver.

L'air triste, l'Anglais tourna le dos au graphique qui représentait les soucis qui le hantaient.

´ Le destin change de chevaux ª

- En tout cas, dit-il, le message de Kuhlenthal exige une tournée au bar du mess avant que nous allions tous nous coucher.

Tous les hommes présents fermaient leurs dossiers, quand le téléphone sonna.

- Prenez la communication, voulez-vous ? dit Ridley à T. F. Le jeune Américain reconnut la voix rauque du chef de VIntelligence Service.

- C'est pour vous, Sir, dit-il respectueusement, en passant l'appareil à

Ridley.

- Je vois, dit Ridley à son correspondant. O˘ l'ont-ils emmenée ? Avenue Foch ? Le temps nous le dira, ajouta-t-il. Bonne nuit !

Ridley se tut comme pour digérer ce que venait de lui apprendre Menzies.

L'expression qu'il avait quelques instants auparavant l'avait quitté. Il avait un air distant, préoccupé.

- quelque chose qui ne va pas? demanda T. F. Ridley aspira une longue bouffée de sa Players.

- Pardon? dit-il, comme s'il sortait d'un rêve. Ah! oui, la Gestapo, paraît-il, a arrêté la jeune femme que vous avez emmenée à Tangmere, l'autre nuit.

- Oh non ! cria T. F. C'est horrible !

- Oui, dit Ridley. C'est un sale coup. Mais c'est comme ça.

456

Cinquième partie

LE SANG DE LA LIBERT…

Ćomme une énorme oaristys Une chanson jamais chantée Le vin nouveau de la justice Et le sang de la liberté. ª

ARAGON Le Crève-cour

Paris - Londres - Berlin - Berchtesgaden 7-10 juin Paul se disait que, même si on ne savait pas que les Alliés avaient débarqué, on comprendrait que quelque chose d'extraordinaire venait d'arriver, rien qu'en regardant les Parisiens qui emplissaient la gare d'Austerlitz, ce mercredi 7 juin. Ils étaient tout souriants, marchaient d'un pas allègre, parlaient à haute voix. Surtout, ils avaient des sourires moqueurs voire éclataient carrément de rire devant les titres de la presse collaborationniste promettant une ćontre-attaque allemande massive ª

contre la tête de pont alliée.

Et pourtant, au milieu de toute cette joie à peine retenue, Paul était à

bout de forces et avait mal au cour. On aurait dit un homme en deuil à un repas de noces. Depuis lundi, il vivait avec une seule pensée en tête : est-ce que le déraillement avait réussi ?

Il se fraya un chemin parmi la foule et se précipita vers une cabine téléphonique. A son grand soulagement, Ajax répondit.

- Est-ce que ça a marché ? cria Paul. Elle a pu s'enfuir ?

- Ah! c'est vous, Paul?...

Pour la première fois, il lui sembla qu'Ajax était content de l'entendre.

- ... J'attendais votre coup de fil.

- Est-ce qu'elle va bien ?

- O˘ êtes-vous ?

- A la gare d'Austerlitz.

- Trouvez-vous sur le trottoir en face du café du Commerce, 189 avenue du Maine, le plus vite possible. Je vous y rejoindrai.

Ajax raccrocha.

Paul regarda sa montre. Il était 12 h 30. C'était trop tôt pour appeler le One Two Two et savoir si son courrier avait quelque chose 461

FORTITUDE

pour lui. En outre, une seule chose l'intéressait : de savoir Denise vivante. Il sauta dans une bouche de métro et prit la première rame en direction de la station Alésia.

Sur le trottoir en face du café du Commerce, il essayait en vain de calmer sa nervosité. Il regardait les passants. Il s'attendait à ce qu'Ajax arrive à pied, peut-être à bicyclette, à la limite dans un vélo-taxi. Il fut stupéfait de voir une traction-avant noire, munie d'un gazogène qui dégageait une épaisse fumée, et Ajax en sortir par la porte arrière. Deux hommes étaient à l'avant.

- Sautez là-dedans, dit Ajax.

Comme toujours, il était d'une élégance parfaite : son complet ne faisait aucun pli, ses cheveux étaient soigneusement peignés. Sa chemise qui, naguère, était blanche avait jauni au cours de lavages successifs, mais elle était impeccable. Seule une cigarette roulée avec un mauvais ersatz de tabac et plantée dans son fume-cigarette d'ébène jetait une note discordante dans son apparence parfaitement étudiée.

- O˘ allons-nous ? demanda Paul, tandis que la voiture remontait l'avenue du Maine vers la porte d'Orléans.

- A Fontainebleau, répondit Ajax.

- Est-ce que vos hommes l'ont recueillie après le déraillement?

demanda Paul.

Un sourire chaleureux se peignit sur le visage d'Ajax. Il tapota d'un geste rassurant le genou de Paul.

- Ne vous inquiétez pas, mon vieux. Vous êtes aussi nerveux qu'un bouledogue qui en a après une chienne en chaleur. Ayez un peu confiance dans vos amis résistants !

Il se tourna vers Paul et son sourire s'élargit.

- Comme ils ont confiance en vous.

Le sang de la liberté

Commandement allemand avait ignoré l'annonce du débarquement contenue dans les messages de la BBC et pourquoi autant d'officiers supérieurs étaient absents de leurs postes dans la nuit du 5 au 6 juin.

Comme cela lui était arrivé souvent quand il était inspecteur de police, aucun indice ne l'avait conduit au but recherché, mais son enquête avait eu un résultat peut-être plus important : si autant d'officiers étaient absents, cette nuit-là, cela était d˚ au temps, non pas à un complot, et si l'OB West n'avait pas réagi aux avertissements du docteur, c'était parce que ces gens-là étaient des cons de Prussiens, pas des traîtres.

Mais il avait aussi découvert que, cette nuit fatidique, en l'absence de Rommel, son chef d'état-major, le général Hans Speidel, avait invité à

dîner à La Roche-Guyon son beau-frère, le docteur Joachim Horst et l'écrivain Ernst Junger. Les noms de ces deux hommes figuraient sur la liste établie par le RSHA des individus soupçonnés de conspirer contre le Reich.

Stroemulburg termina son rapport dans le courant de l'après-midi et retourna enfin à ses Blittfernschreiber, des télex à fonctionnement ultra-rapide, qui l'attendaient. L'un d'eux attira particulièrement son attention. C'était le rapport du colonel Alexis von Roenne n∞ 1288 sur la situation à l'Ouest, portant sur l'évaluation puissamment raisonnée de la stratégie alliée qu'il avait établie à midi, le jour J. Pour Stroemulburg sa conclusion fut une véritable révélation.

Si le débarquement en Normandie était une feinte des Alliés pour dérouter les Allemands et les obliger à engager prématurément leurs réserves, le vrai débarquement devant avoir lieu dans le Pas-de-Calais, alors il détenait la clef de ce débarquement dans une des cellules se trouvant au-dessus de son bureau. En laissant cette femme tranquille pendant tout ce temps-là, il s'était montré criminellement stupide - aussi stupide que ces officiers qui avaient fait fi des avertissements du docteur. Il appuya sur un timbre posé sur son bureau. Il fallait absolument qu'il rattrape sa propre négligence.

Avec la ténacité qui le caractérisait, Hans Dicter Stroemulburg s'était consacré vingt-quatre heures durant à la t‚che que Kaltenbrun-ner lui avait assignée le mardi matin : savoir pourquoi le Haut 462

En poussant une sorte de soupir, la traction avant à gazogène jeta l'ancre devant un portail en fer forgé tout rouillé ménagé dans le mur d'enceinte d'un petit ch‚teau dans la forêt avoisinant Fontainebleau. Le chauffeur donna deux coups de klaxon et deux hommes, manifeste-463

FORTITUDE

ment membres du réseau Ajax, ouvrirent le portail pour laisser passer la voiture. Celle-ci prit l'allée couverte de graviers menant à l'entrée principale du ch‚teau - une gentilhommière du xixe siècle qu'avait sans doute fait construire un homme d'affaires parisien au temps de Napoléon III.

Paul sauta de la voiture et bondit sur les marches du perron.

- O˘ est-elle? cria-t-il à Ajax qui le suivait de près. La demeure semblait déserte. Les fenêtres étaient closes. La porte s'ouvrit devant Paul, comme si elle était tirée par une concierge

fantôme.

- Entrez, lui ordonna Ajax.

Il passa devant Paul et traversa le hall plongé dans l'obscurité, o˘ se trouvaient deux autres membres de son réseau postés devant une porte. Il l'ouvrit et poussa Paul à l'intérieur d'une pièce.

C'était un petit boudoir éclairé par une ampoule nue qui pendait du plafond. En face de Paul, se trouvaient une table à tréteaux et trois chaises. Au mur étaient accrochés un drapeau tricolore et une photo de De Gaulle. Une quatrième chaise faisait face à la table.

Paul se retourna vers Ajax.

- qu'est-ce qu'on vient foutre ici? cria-t-il. O˘ est-elle?

C'est alors qu'il vit le coÔt 45 dans la main d'Ajax pointé sur son ventre.

- Asseyez-vous, Paul, dit Ajax en montrant la chaise qui était devant lui.

- Vous m'avez trahi ! rugit Paul.

- C'est moi qui vous ai trahi ?

Un masque glacé recouvrit le visage d'Ajax.

- Je vous ai dit de vous asseoir.

- qu'est-ce que c'est, cette parodie de procès? demanda Paul, essayant de mettre de la colère dans sa voix, alors que la peur s'emparait de lui.

- Vous avez dit ´ parodie ª?...

Cet homme qui avait amicalement conduit Paul de Paris jusque-là était soudain devenu étonnamment dur.

- ... Pas du tout. C'est un vrai procès. Le vôtre. Pour trahison. Ajax se dirigea vers la table. Deux de ses hommes munis de mitraillettes Sten encadrèrent Paul.

- C'est vous qui avez monté toute cette comédie! cria Paul à Ajax. Vous m'avez toujours détesté. Pourquoi ? Pourquoi ?

464

Le sang de la liberté

Ajax contourna la table et s'assit sur la chaise du milieu. Il contempla froidement son prisonnier.

- Je ne vous hais pas, Paul. La haine est un sentiment trop précieux pour le gaspiller avec des traîtres.

Deux autres hommes entrèrent dans la pièce et s'assirent aux côtés d'Ajax.

L'un était plutôt maigre, d'‚ge moyen, avec une barbe à la Van Dyke; ses yeux se vrillèrent dans ceux de Paul comme la fraise d'un dentiste dans une dent carriée. C'était Aristide.

- O˘ est-elle ? cria de nouveau Paul. Vous l'avez sauvée, oui ou non?

C'est Aristide qui répondit.

- Elle est là o˘ vous vouliez qu'elle soit : entre les mains de la Gestapo.

Paul s'effondra sur sa chaise avec un air désespéré, puis leva les yeux vers ses juges :

- Ce n'est pas de ma faute, je vous le jure. J'ai averti Londres qu'ils allaient prendre le passager arrivant avec ce Lysander. Ils l'ont quand même envoyée. - II regarda Ajax. -Je suis bien venu vous demander de la sauver, non ?

- Vous êtes effectivement venu me demander du secours, Paul. Trop tard, malheureusement.

Le ton d'Ajax était froid, pondéré, comme celui d'un notaire, lisant les clauses d'un contrat.

- Mais dites-moi une chose, Paul. Comment saviez-vous qu'ils allaient arrêter le passager du Lysander ? dit Aristide.

La bouche ouverte, Paul regarda ses accusateurs, cloué sur place par la question, au fond pertinente, d'Aristide. Il était la proie de sentiments contradictoires, mais celui de sa propre sécurité commen çait à l'emporter sur tous les autres.

- Ecoutez ! dit-il. Je ne peux répondre à cette question. Pas pour le moment. Vous devez me laisser expliquer ça à Londres. J'ai mon opérateur-radio personnel. Laissez-moi envoyer un message à Londres. Ils vous répondront par la filière que vous choisirez et tout deviendra clair.

Ajax se tourna vers l'homme qui était à sa gauche et lui souffla quelque chose à l'oreille. L'homme approuva et regarda Paul.

- Videz le contenu de vos poches sur la table ! lui ordonna-t-il.

Paul fit ce qu'il lui demandait. Tandis qu'il les regardait, ils se mirent à examiner dans le plus petit détail ses affaires : sa carte d'identité, son Ausweiss, ses tickets d'alimentation, le contenu de son 465

FORTITUDE

portefeuille. Soudain, Paul se figea. L'homme à la barbe tenait une carte à

la main. Il y eut un éclair de haine dans ses yeux, puis, sans un mot, il passa la carte à Ajax. C'était celle que Stroemulburg avait donnée à Paul dans sa villa de Neuilly pour le protéger des patrouilles allemandes si jamais il était pris avec une arme sur lui.

- Je peux expliquer ça, grogna Paul.

Ajax laissa tomber la carte. La haine qu'il y avait dans ses yeux rivalisait avec celle qu'il y avait dans ceux d'Aristide.

- Il y a des choses qui ne demandent aucune explication.

Paul comprit que, cette fois-ci, il risquait vraiment sa peau. Il n'était plus question de protéger qui que ce soit. Révéler sans équivoque quelle était sa mission était le seul moyen de se sauver.

- Ecoutez, dit-il. Je vais vous raconter toute l'histoire. Je connais Stroemulburg depuis 1937. Je faisais passer des messages de France en Espagne et d'Espagne en France pendant la Guerre civile. Le Deuxième Bureau savait ce que je faisais. Je leur communiquais tout. En 1942 - Paul essayait d'empêcher la moindre trace d'émotion d'apparaître dans sa voix -

un officier anglais est venu me voir à Marseille. Il m'a demandé si je voulais voler pour la RAF. Ils m'ont fait passer en Angleterre clandestinement.

Il regardait les hommes qui étaient devant lui. Les traits de leurs visages semblaient creusés dans la pierre. On n'y lisait aucune émotion.

- Vous pouvez contrôler ce que je dis. Prendre contact avec les gens de Marseille.

Ses yeux allaient d'un visage à l'autre, comme s'il y cherchait un signe d'approbation.

- quand je suis arrivé en Angleterre, l'Intelligence Service m'a engagé.

Ils savaient qui j'étais et que j'avais des rapports avec Stroemulburg par un officier du Deuxième Bureau qui travaillait avec eux; c'est d'ailleurs pourquoi, m'ont-ils expliqué, ils sont venus me chercher à Marseille. Ils m'ont demandé de me charger des opérations de Lysanders. Mais ils m'ont dit que ça ne marcherait pas si on n'avait pas un moyen de couvrir ces opérations. C'est alors qu'ils m'ont dit d'aller trouver Stroemulburg.

- Ce sont les Anglais qui vous ont demandé de prendre contact avec Stroemulburg?

Aristide avait posé la question sur le ton d'incrédulité qu'il réservait naguère à ses étudiants en philosophie essayant de défendre un point de vue indéfendable.

466

Le sang de la liberté

- C'est la vérité.

- Vous essayez de me faire croire que les Anglais vous ont envoyé ici pour placer leurs opérations clandestines sous le contrôle de la Gestapo, c'est bien ça ?

- Non. Les Anglais sont beaucoup plus malins. La chose a marché exactement comme ils me l'avaient dit. Ce que Stroemulburg cherchait, c'était de mettre l'opération sous sa surveillance, de la contrôler, d'arrêter de temps en temps quelqu'un loin des terrains d'atterrissage. Après tout, il a compris que s'il interrompait mon opération, un inconnu me remplacerait.

Tout a marché comme les Anglais le désiraient. Nous avons organisé les opérations de Lysanders sous la protection des Allemands. Ils ont même demandé à la Luftwaffe de ne pas descendre nos appareils.

- Et ce courrier ?

Ajax pensait à son agent qui avait craqué au cours d'un interrogatoire parce qu'une information contenue dans ce courrier lui avait été lancée à

la figure.

- Vous voulez me faire croire que les Anglais désiraient vraiment que la Gestapo prenne connaissance de ce matériel ?

- C'était une chose secondaire. C'est la guerre, Bon Dieu ! Vous devez calculer les profits et les pertes. qu'est-ce qui était le plus important : qu'ils lisent ce courrier ou qu'ils laissent nos agents tranquilles ?

- Paul ? - C'était Aristide, dont le regard le fixait intensément. - Tout homme a le droit de défendre sa vie, mais, s'il vous plaît, faites-nous l'honneur de nous raconter une autre histoire que celle que vous nous débitez.

- Tout ce que je vous dis est vrai. Je le jure. Paul sentit une sueur froide lui couler dans le dos et ne put retenir plus longtemps la supplication qui lui montait aux lèvres.

- Je vous l'ai dit : j'ai mon propre radio. Je n'ai donné à Stroemulburg que celui que j'utilise pour les atterrissages. Laissez-moi contacter Londres ! Ils vous le diront.

- Nous avons déjà parlé de vous à Londres, Paul, dit Aristide.

- Parfait! dit Paul, avec défi. Et qu'est-ce qu'ils vous ont répondu ?

- De vous liquider.

Paul les regarda tous avec les yeux d'un animal blessé à mort.

- Je ne peux pas le croire. qui vous l'a dit ?

- Cavendish.

467

FORTITUDE

- Cavendish? Mais, Bon Dieu! il n'a jamais su que je travaillais pour l'Intelligence Service.

Aristide regarda Paul fixement. Ét ma grand-mère, c'était la Sainte Vierge ? ª pensait-il.

- Cavendish appartient à l'Intelligence Service, dit Ajax.

- Mais non ! Il est au SOE.

- C'est la même chose, dit Ajax, en se levant. Vous le savez aussi bien que moi.

Il fit un geste de la tête à ses deux camarades, puis se dirigea vers une pièce voisine o˘ ils le suivirent. Il ferma la porte et regarda les deux hommes.

- Alors?

- C'est un traître. Il faut s'en débarrasser, répondit Aristide. Il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce qu'il nous a dit, sinon qu'il travaille pour la Gestapo. La carte qui était dans son portefeuille le prouve. C'est une pièce à conviction irréfutable.

- Je suis d'accord, dit Ajax calmement. Dieu sait combien d'autres personnes il leur a données.

Il se tourna vers le troisième homme, qui était le chef en second de son réseau.

- Peut-être devrions-nous le garder prisonnier en attendant que les Américains arrivent. Ils s'occuperont de lui, dit ce dernier.

- Prisonnier ? hurla Ajax. On est des résistants, pas des gardes-chiourmes !

- Laissons-le au moins contacter ce radio dont il nous a parlé.

- Si on le laisse seul une seconde, il ira se mettre sous la protection de Stroemulburg et de l'avenue Foch, répliqua Aristide. Ecoutez! Il travaillait pour la Gestapo. que veut dire d'autre cette carte ? Vous savez ce qui nous arriverait si nous étions pris. Pourquoi lui donner une chance que la Gestapo ne nous aurait jamais donnée dans les mêmes circonstances?

- Bon ! je suis d'accord, soupira l'homme. qu'on le liquide !

- On tire à la courte paille? demanda Ajax.

- Non, dit Aristide. Laissez-moi faire. C'est mon agent qu'il a vendu.

Ajax passa son CoÔt à Aristide. Lui et son adjoint revinrent dans la première pièce o˘ ils étaient et s'assirent côte à côte derrière la table.

- Paul, dit Ajax. Vous avez été jugé et convaincu de trahison. Vous savez ce que ça veut dire pour vous.

- Non ! Non ! cria Paul. Vous vous trompez !

468

Le sang de la liberté

Aristide s'était glissé derrière lui. Le CoÔt était à quelques centimètres de la nuque de Paul quand il appuya sur la détente. Le coup projeta Paul contre le mur comme une poupée. Un flot de sang jaillit du trou que la balle avait fait dans son front en sortant.

Ajax ramassa ses papiers. Méticuleusement, il les remit dans son portefeuille. Il plaça le portefeuille dans la poche intérieure du veston de Paul. Pour finir, il demanda un morceau de carton et y écrivit ces mots : ´ Livrez, s'il vous plaît, le corps de ce traître à ses employeurs de la Gestapo, avenue Foch. ª

II se tourna vers ses compagnons, en leur tendant le carton.

- Fourrez-le dans la traction et jetez-le dans la forêt. Et n'oubliez pas de lui accrocher ça autour du cou.

Cette fois, ils n'avaient pas emmené Catherine dans le bureau de Stroemulburg, mais dans une des salles d'interrogatoire situées au quatrième étage du 82 avenue Foch. quand elle en franchit le seuil en titubant, elle fut terrifiée par la froide impersonnalité des lieux. Là, on pouvait comprendre qu'un prisonnier n'est pas un être humain, même pas un numéro, mais un paquet de chair que l'on traite avec le même détachement qu'un boucher découpant un quartier de bouf.

Stroemulburg l'attendait. quand ses hommes la poussèrent dans la pièce, il la salua presque respectueusement et se tint debout pendant qu'on la traînait vers une chaise. Elle sentit de nouveau l'odeur de son eau de Cologne, aperçut ses mains manucurées, ses longs cheveux blonds impeccablement peignés.

Stroemulburg la contemplait d'un regard impassible. quel dommage qu'ils en aient fait ce qu'elle était devenue ! Elle était méconnaissable. Son visage était boursouflé d'ecchymoses. Ses lèvres tuméfiées par les coups qu'ils lui avaient donnés. Il remarqua qu'elle ne pouvait même plus fermer la bouche. Il ne lui restait que ses yeux : verts, pleins de défi à son égard.

Elle continuait de jouer le rôle d'une courageuse patriote !

Il lui offrit une cigarette.

- Non, merci, dit-elle. Je n'ai pas changé mes habitudes depuis hier.

- Aucune ? demanda-t-il.

Elle sentit dans sa voix un sous-entendu sinistre et secoua la tête.

469

FORTITUDE

- On va voir ça.

Les deux gorilles qui l'avaient torturée la veille s'étaient glissés dans la pièce, incarnation silencieuse du sadisme de la Gestapo.

- J'ai perdu beaucoup de temps avec vous, hier, alors que j'avais bien d'autres choses à faire. - II y avait comme du reproche dans la voix de Stroemulburg. - Aujourd'hui il faut que je concentre toute mon attention, toute mon énergie sur vous. - II se racla la gorge comme pour s'excuser. -

Pour être plus précis, ce sont mes hommes qui vont s'occuper de vous.

Il se mit à arpenter la pièce lentement.

- Revenons-en à vous, mademoiselle Pradier. Je vous répète les trois questions que je vous ai déjà posées. qu'avez-vous l'intention de saboter à

Calais? O˘ sont les microfilms que Cavendish vous a demandé de remettre à

Aristide ? quels sont les messages que la BBC doit envoyer pour cette opération? Ce sont des questions simples qui demandent des réponses simples. D'abord, que voulez-vous saboter?

- Je ne peux pas répondre.

- O˘ sont les microfilms ?

- Je ne peux pas répondre.

- quels sont les messages prévus à la BBC pour ordonner le sabotage ?

- Je ne peux pas répondre.

L'Allemand trépigna. On aurait dit un gosse exigeant que l'on vient de priver de dessert.

- Vous parlez comme un disque rayé. Je vous donne une minute avant que nous commencions à nous occuper de vous.

Catherine se blottit sur sa chaise. Elle sentait son cour battre dans sa poitrine et un grand froid envahir ses os. Elle avait envie d'éclater en sanglots, mais elle ne voulait pas donner cette satisfaction à ce type.

Elle pria Dieu de lui venir en aide.

Les secondes passaient. Puis Stroemulburg mit fin au sursis qu'il avait accordé à Catherine.

- Parfait ! dit-il, en faisant signe à ses hommes.

L'un d'eux lui lia les poignets derrière le dos. L'autre s'approcha d'elle avec une paire de tenailles. Stroemulburg était fou de rage. Il allait devoir rester, cette fois, et il n'avait guère de cran pour ce qui allait suivre.

- Ce gentleman va vous arracher les ongles un par un, dit-il. Lentement : parce que ça fait plus mal. On m'a dit que c'était terriblement douloureux.

Chaque fois qu'on vous aura arraché un

470

Le sang de la liberté

ongle, je répéterai mes questions. Vous pouvez mettre fin à cette sauvagerie à l'instant même o˘ vous déciderez de répondre.

Il passa sa main sur son front comme pour chasser de son esprit l'image du spectacle dont il allait être le témoin.

- La plupart des gens s'évanouissent après qu'on leur a arraché trois ou quatre ongles. Si c'est nécessaire, nous vous ranimerons avec un peu d'eau froide et nous continuerons notre travail.

L'homme qui avait les tenailles à la main s'agenouilla aux pieds de Catherine. Elle ferma les yeux et retint sa respiration. Par la fenêtre ouverte, elle entendait les cris des enfants qui jouaient dans la rue.

L'homme prit un de ses pieds et elle sentit le froid des tenailles sur sa chair. Il se mit alors à tirer. Lentement, comme l'avait dit Stroemulburg.

Au début, elle ressentit une douleur aiguÎ, puis une br˚lure qui alla croissant. Elle serra sa m‚choire pour étouffer le cri qui lui montait à la gorge, mais elle ne put le retenir. Lorsque l'ongle fut arraché, et que son bourreau le lui eut montré, comme un dentiste exhibant une molaire, elle s'effondra sur sa chaise, retenue par ses menottes, en se balançant sur elle-même.

- qu'est-ce que vous alliez saboter ?

Elle n'avait même pas la force de répondre : Ńon ! ª Tout ce qu'elle pouvait faire était de secouer sa tête. Stroemulburg fit signe de lui arracher un autre ongle.

Elle n'avait aucune idée du temps que cela durerait. Elle était devenue prisonnière de sa propre souffrance. Les questions de l'Allemand lui parvenaient comme d'un autre monde, de même que les cris qu'elle poussait.

Elle s'évanouit à deux reprises. Chaque fois, un verre d'eau glacée la ranima. Cela faisait une éternité que ses bourreaux avaient commencé leur travail. Ils arrachèrent l'ongle de son gros orteil, le dernier qui lui restait, et le brandirent comme un trophée.

Stroemulburg la regarda. Il était à la fois furieux et plein d'admiration pour elle.

- Vous êtes une femme d'un courage exceptionnel, dit-il.

Il tendit un verre d'eau glacée à ses lèvres. Elle l'avala, regarda ses pieds ensanglantés.

Elle se mit à vomir de la bile : cela faisait longtemps qu'elle n'avait plus mangé. Elle avait le vertige. Elle haletait. Elle avait épouvantablement souffert, mais elle n'avait pas parlé. Elle avait pu résister à cet homme et à sa sauvagerie.

Stroemulburg posa le verre sur la table.

- Je présume que vous croyez avoir connu le pire, non ?

471

FORTITUDE

Elle le regarda sans rien dire.

- Eh bien, ça ne fait que commencer ! Je ferai tout pour obtenir de vous les renseignements que je veux.

Catherine baissa la tête, toujours en silence. que pouvait-elle dire?

- Vous voulez être une héroÔne ; une martyre sacrifiée à la cause de Cavendish et de tous ceux qui vous ont envoyée ici, hein ? Vous êtes folle !

Pendant une seconde, Stroemulburg imagina son père enseveli sous les ruines de sa maison.

- Je me fous de votre souffrance. D'un seul mot vous pouvez y mettre fin ; de mon côté, je peux vous faire torturer jusqu'à la mort. Catherine se taisait toujours, effondrée sur sa chaise.

- Bon! dit Stroemulburg après un long moment. Toujours entêtée, hein ? Nous allons vous faire prendre un bain. Un de ces bains dont nous avons le secret !

Comme von Rundstedt l'avait prédit, la première contre-attaque de Rommel contre les plages normandes avait échoué. Comme à son habitude, ce dernier, en tête br˚lée qu'il était, avait jeté les régiments de la 12e division SS

et de la division Lehr contre le gros des forces alliées, au lieu de rassembler ses forces pour une attaque en masse. Tout se passait comme s'il voulait compenser son absence de la veille, en faisant cadeau d'une rapide victoire à son F˘hrer.

En étudiant la situation, le soir du mercredi 7 juin, von Rundstedt se disait que, maintenant, la question était de savoir qui amènerait le plus vite ses forces en Normandie : les Alliés basés à plus de 100 miles de là, ou les Allemands qui pouvaient s'appuyer sur leurs arrières ?

Les chasseurs alliés, von Rundstedt le savait, pourchasseraient ses troupes sans désemparer si elles se déplaçaient pendant le jour et la Résistance leur tendrait des embuscades. Mais il pouvait les déplacer à la faveur de l'obscurité et choisir leur itinéraire à l'avance. Il était engagé dans une course qu'il avait toutes les chances de gagner - pourvu qu'il parte à

point. Hier, à cause du mauvais temps, le dieu de la guerre avait été

favorable aux Alliés. A partir de ce moment, s'ils prenaient les bonnes décisions, ce dieu parlerait avec l'accent allemand. Les Allemands avaient mis sur pied un plan pour répondre à

472

Le sang de la liberté

l'invasion dont le nom de code était Ćas III A ª. Ce plan prévoyait la concentration des forces de la Wehrmacht en Normandie, si le débarquement y avait lieu. Von Rundstedt décida de demander qu'il f˚t appliqué. En fait, ses projets dépassaient le cadre de ce plan. Ce qu'il désirait, c'était dégarnir tous les autres fronts de l'Ouest pour organiser la contre-attaque en Normandie. Il avait raison. S'il en était ainsi, toutes les troupes allemandes basées en France et aux Pays-Bas, à l'exception des forces restant pour occuper le terrain, devraient, le plus tôt possible, partir pour la Normandie.

Rommel continuait à être en désaccord avec cette stratégie. Le ´ Renard du désert ª était la proie d'une étrange indécision. La veille, quand il était revenu en France, il avait déclaré au capitaine Helmut Lang que le destin de l'Allemagne - sinon sa propre réputation - dépendait de la bataille qui allait suivre. Maintenant, il semblait qu'il ne voul˚t pas se battre là, mais sur un autre front, à savoir celui du Pas-de-Calais. La décision de von Rundstedt était prématurée. Rommel ne voulait riposter qu'avec les forces dont il disposait déjà. Cette nuit-là, au lieu de se mettre d'accord sur le Ćas III A ª, Rommel et Rundstedt s'en remirent à l'OKW. C'était là

un recours habituel quand il fallait faire face à de telles situations.

Mais l'OKW ne fit rien.

Ses geôliers avaient fait monter Catherine dans leur fameuse śalle de bains ª, sachant très bien que chaque pas qu'elle faisait lui meurtrissait cruellement les pieds et que c'était déjà pour elle une torture épouvantable. Cette śalle de bains ª était une pièce vide de mobilier, à

l'exception d'une baignoire collée contre un mur et d'une rangée de fouets accrochés à un autre. La fenêtre qui donnait sur la rue était grande ouverte. Tandis qu'un des hommes emplissait la baignoire, l'autre déshabillait Catherine.

- qu'est-ce que c'est que ce sabotage ? dit Stroemulburg à voix basse, comme s'il était ennuyé de poser une telle question.

Catherine secoua la tête. L'un des deux hommes décrocha un des fouets suspendus au mur. Il le fit claquer en l'air comme pour montrer son habileté à s'en servir. Puis il la frappa. Elle poussa un cri et regarda les traces marquées sur sa chair.

- qu'est-ce que c'est que ce sabotage ?

Elle reçut une douzaine de coups de fouet, avant d'entendre que, 473

FORTITUDE

derrière elle, on refermait le robinet de la baignoire. Les deux hommes s'assirent sur le rebord. L'un d'eux passa une chaîne autour de ses chevilles. Ils la jetèrent ainsi dans l'eau glacée. Stroemulburg répéta, une fois de plus :

- qu'est-ce que c'est que ce sabotage ?

Elle continuait à se taire. Un des types la tira par les pieds, tandis que l'autre, s'appuyant sur ses épaules, la plongea dans l'eau. Catherine, les mains liées derrière le dos, ne pouvait faire aucun mouvement. Elle essaya tout de même de se redresser, en appuyant ses pieds sur le fond de la baignoire, mais le type qui la tenait par ses chevilles enchaînées la retint dans l'eau, et l'autre l'enfonça en appuyant sur ses épaules. Elle avait les yeux grands ouverts et elle voyait le visage de ses bourreaux, hilares, se penchant sur elle. Elle avait l'impression que ses poumons étaient prêts à éclater. Elle suffoquait. Finalement, elle ouvrit la bouche, dans un réflexe qu'elle ne put retenir et elle avala une gorgée d'eau glacée. Elle n'y vit plus rien. Elle ne pouvait plus respirer. Elle perdit conscience. Comme si elle était en train de se noyer.

quand elle revint à elle, il y avait dans sa poitrine une douleur insupportable. Pire que toutes celles qu'elle avait endurées jusque-là.

Elle sentit à nouveau des mains appuyer sur sa poitrine. Elle vomit toute l'eau qu'elle avait ingurgitée. Elle était sur le sol de sa cellule, étendue sur le dos. Des formes blanches et noires défilaient devant ses yeux. Puis elle vit se dessiner le visage de Stroemulburg.

- qu'est-ce que c'est que ce sabotage ?

Ces mots semblaient venir d'un autre univers, avant que l'eau n'ait envahi ses poumons. Elle hoquetait. Elle était incapable de prononcer un mot, mais elle trouva la force, une fois de plus, de secouer la tête.

- Replongez-la dans la baignoire! entendit-elle Stroemulburg ordonner.

Une fois de plus, ils la prirent par les pieds et lui plongèrent la tête dans l'eau. Une fois de plus, elle essaya de se débattre. Une fois de plus, elle sombra dans le noir, sentit ses poumons br˚ler, l'eau l'envahir tout entière.

Et une fois de plus, ils la sortirent de la baignoire au dernier moment.

C'était une routine de la part de ces salauds : conduire leur victime au seuil de la mort, et, in extremis, la śauver ª.

Après quatre ou cinq pratiques de ce genre - Catherine n'avait pu les compter -, la jeune femme désirait du fond de son être mourir, 474

Le sang de la liberté

emportant avec elle le secret qu'elle détenait. Elle ne voulait plus résister. Elle voulait franchir le seuil de la mort avant que ses bourreaux ne l'en empêchent.

La même question : ´ qu'est-ce que c'est que ce sabotage ? ª continuait de résonner en elle. Puis elle comprit une chose : revenir à la vie, cela prenait du temps. Il commençait à faire nuit. Les heures passaient. En continuant de supporter les souffrances qu'elle endurait, elle privait ses bourreaux de son secret, mais aussi d'autre chose : le temps.

Elle avait raison. Il était presque dix heures du soir, quand Stroemulburg, fatigué de cet interrogatoire, comprit qu'il était inutile. Elle crèverait avant que les tortures l'aient brisée. Il devait trouver quelque chose d'autre.

- Ramenez-la dans sa cellule ! ordonna-t-il.

Déçu et rendu furieux par son échec, il regagna son bureau.

T. F. et Deirdre étaient penchés sur leurs tasses de thé, dans le petit mess des salles souterraines de la guerre de Churchill, comme si cela pouvait les délivrer de la fatigue qui les accablait. Deirdre se pencha vers T. F. comme pour lui confier un secret.

- Les bureaux d'Ismay viennent d'envoyer à l'instant la copie d'un message que Montgomery a fait parvenir à Churchill, ce matin. Savez-vous ce que dit ce message ?

T. F. fit signe que non.

- Vous autres, les Américains ne tenez à Omaha beach que par un fil.

- Bon Dieu ! dit T. F. Je savais que les choses allaient mal, mais pas à ce point.

D'un geste de la main, Deirdre remit en place une mèche de ses cheveux toujours si bien soignés.

- Vous n'avez aucune idée de ce qui arrivera dans ce pays, si le débarquement échoue. Pour nous, ce serait la fin de tout.

- Vous ne croyez pas, ma chérie, que vous exagérez un peu ?

- Je suis s˚re de ce que je dis. Il n'y a pas de quoi rire ! Nous sommes à

bout de force. Si ça échoue, nous sommes foutus. Elle but une gorgée de thé.

- Parlons de choses plus agréables. que faisiez-vous à 6 h 30?

475

FORTITUDE

Vous ne flirtiez pas dans mon dos avec vos petites compatriotes de l'OSS, n'est-ce pas ?

T. F. rit. Les filles qui travaillaient dans les services au quartier général d'O'Donovan à Londres nourrissaient les cancans de la capitale britannique.

- Je jouais les garçons de courses pour le colonel. Il m'a demandé de porter à la BBC un des messages qu'elle doit transmettre à la Résistance.

Il se passe quelque chose de bizarre. Ce matin, un certain major Cavendish a donné l'ordre de supprimer un message qui aurait d˚ passer ce soir.

Ridley m'a donné l'ordre de ne pas en tenir compte et de veiller à ce que le message soit bien envoyé. C'était : Ńous avons un message pour petite Berthe ª, ajouta T. F. en français avec un accent épouvantable. Je me demande qui est Berthe.

Deirdre porta ses regards sur sa tasse de thé, à la fois pour cacher sa consternation et mettre un peu d'ordre dans son esprit, après ce que cette phrase venait de lui suggérer. Elle toucha machinalement le lobe de son oreille. Elle portait, comme elle le faisait presque tous les jours, les boucles que Catherine avait données à T. F., le soir o˘ il l'avait accompagnée à Tangmere.

- C'est curieux, souffla-t-elle.

- qu'est-ce qui est curieux?

- Vous vous souvenez du jour o˘ vous avez vu Catherine pour la première fois ? Ce jour-là, j'étais seule. Juste avant que vous arriviez, le colonel m'a demandé de dactylographier pour lui deux phrases en français. Elles concernaient l'organisation d'un sabotage. La phrase que vous avez dite était la première des deux.

- Vous pensez que ces messages étaient destinés à cette fille ?

- Oui.

- Mais pourquoi Ridley a-t-il fait diffuser ces messages cette nuit, alors qu'il savait que la Gestapo l'avait prise ?

- Effectivement.

T. F. se mit la tête dans les mains comme pour chasser une idée désagréable de son esprit. quelque chose le troublait depuis la veille. Comme les soupçons que l'on éprouve à l'égard d'une maîtresse infidèle. Des doutes que l'on préférerait ne pas avoir. Pourquoi le chef de Y Intelligence Service avait-il appris à Ridley l'arrestation de Catherine? En quoi son arrestation était-elle à ce point importante que Menzies, lui-même, en avait été mis au courant ? Et comment l'avait-il sue?

Il se souvint d'une autre chose que, sans le vouloir, Catherine lui 476

Le sang de la liberté

avait révélée. Elle lui avait dit, dans la voiture qui les emmenait à

Tangmere, que, si elle était prise, ce serait quelqu'un d'autre qui porterait ses boucles d'oreilles à Calais. C'était donc à Calais qu'elle se rendait. Là o˘ Ridley voulait faire croire aux Allemands que le débarquement aurait lieu !

- Bon Dieu! dit-il. Vous ne pensez pas qu'elle a été trahie délibérément ?

Le colonel n'aurait jamais fait ça. Il y a des limites !

- Vraiment?

- Non, le colonel n'aurait pas fait ça.

Il y avait quelque chose de triste et de vague dans le regard de Deirdre.

- Vous êtes encore bien naÔf, T. F. C'est peut-être pour ça que je vous aime. Croyez-moi ! Le colonel serait prêt à vendre sa propre mère à un patron de bordel turc s'il pensait que cela nous aide à gagner la guerre.

- «a peut-être, mais pas le reste.

- Changeons de sujet. Cette histoire me rend malade. Venez-vous à

l'appartement, ce soir ?

- Je ne peux pas, soupira T. F. Cette nuit, je suis de garde. Deirdre fit la moue.

- Je savais bien que vous aviez une affaire avec une de ces pépées de l'OSS.

Les geôliers de Catherine avaient délibérément laissé une ampoule allumée au plafond de sa cellule, ce qui l'empêchait de dormir. Elle était couchée en chien de fusil sur son matelas, essayant de trouver le sommeil. Elle regardait ses pieds enflés et saignants. La seule idée de se mettre debout lui aurait fait pousser un cri - si elle en avait eu la force.

Respirer était pour elle un enfer. Sa poitrine était lacérée par les coups de fouet des hommes de Stroemulburg. Elle n'avait même pas le courage d'aller laver ses blessures au robinet qui se trouvait dans la pièce. Elle restait là, silencieuse. Une atroce évidence s'était emparée d'elle : elle était au bout du rouleau. Elle se sentait incapable de supporter de nouveau les tortures. qu'on la plonge une fois de plus dans cette baignoire, et elle craquerait. Elle éclata en sanglots à cette pensée.

Soudain, elle se redressa, la bouche tordue par la terreur. Elle 477

FORTITUDE

avait entendu des pas dans l'escalier. C'était fini ! Ils venaient la prendre pour la ramener dans la salle de torture. Cette fois, elle allait parler, leur dire ce qu'ils voulaient savoir. Elle frissonna de peur, en entendant la clef tourner dans la serrure et la porte s'ouvrir avec un grincement.

Son visiteur n'était pas un des hommes de Stroemulburg. C'était une femme.

Une de ces teutones mal fagotées qui faisaient le ménage dans l'immeuble.

Elle avait une paire de chaussures à la main. Elle regarda Catherine qui gisait pareille à une poupée brisée, sur sa couche et elle ricana :

- Tenez ! vous avez oublié ça.

La femme jeta alors un regard aux pieds mutilés de Catherine et poussa un grognement.

- Ce serait du g‚chis de vous les rendre. Vous ne pourrez pas les mettre de longtemps, mon trésor !

- Je vous en prie, dit Catherine, ce sont mes chaussures.

La femme caressa avec admiration les barrettes qui ornaient les escarpins et poussa un soupir en contemplant ses pieds énormes. Jamais ils ne pourraient entrer dans les fines chaussures qu'elle tenait à la main. Avec un reniflement agressif, elle les jeta sur le sol et sortit de la cellule.

Catherine, se dressa sur son lit, fixant des yeux ses chaussures, dont les barrettes étincelaient à la lumière de l'ampoule suspendue au plafond.

Le verrou qui fermait la porte du bureau de Ridley fut tourné si laborieusement que T. F. pensa que son supérieur devait rarement quitter son sanctuaire. L'Anglais le regarda avec l'air perplexe de quelqu'un qui tombe sur une vieille connaissance dans une circonstance imprévue.

- Vous êtes encore là ?

- Yes, Sir. C'est moi qui pars le dernier ce soir.

- Bon, vous pouvez tout fermer maintenant. Allons faire un tour dans le parc. Mais donnons d'abord un coup d'oil à la salle des cartes.

T. F. faisait tous les contrôles imposés au dernier officier quittant, le soir, les bureaux de la London Controlling Section. Il suivit Ridley dans le labyrinthe de couloirs qui menait à la salle des opérations. Il se demandait combien de fois, depuis les dernières quarante-huit heures, 47R

Le sang de la liberté

le colonel avait fait le même chemin. Une centaine de fois? Peut-être plus!

Il se tint à côté de Ridley, tandis que celui-ci examinait une carte de France, o˘ étaient indiqués par de petits traits rouges le terrain tenu par les Alliés, et, en noir, la position des dix-neuf divisions de la 15e armée, ces panzers qui constituaient la réserve de von Rundstedt. L'Anglais savait mieux que T. F. combien il serait difficile de tenir longtemps ces positions précaires. Il eut un geste nerveux que le jeune officier avait déjà remarqué chez lui : il pinça ses narines entre le pouce et l'index, comme un nageur qui essaye de chasser l'eau de ses oreilles.

- Gr‚ce à Dieu, ils ne sont pas encore arrivés ! S'ils le font dans peu de temps, ils peuvent nous submerger.

Ridley se tut et contempla les 150 miles qui séparaient le Pas-de-Calais des plages du débarquement.

- Dans quarante-huit heures, nous saurons si nous avons gagné la guerre ou non. - II soupira. - Enfin ! Ce n'est pas en rab‚chant ça que nous changerons la situation. En tout cas, c'est ce que je me garde de faire.

Il tourna les talons et T. F. le suivit. Ils passèrent devant les sentinelles de la Royal Marine et sortirent dans l'air humide de la nuit.

Pendant un moment, ils marchèrent dans Saint James Park, en silence. Ridley fumait ses éternelles Players. Il scruta le ciel, tendit l'oreille au bourdonnement de ses oiseaux bien-aimés.

- Vous travailliez pour le gouvernement avant la guerre, n'est-ce pas, T.

F. ?

- Disons pour un service du New Deal. Une sorte d'administration gouvernementale.

- Est-ce que vous allez continuer à occuper une fonction administrative, quand tout sera terminé ?

- Je n'y ai pas encore pensé.

- Vous devriez le faire. On va avoir besoin de types comme vous à

Washington, quand vous serez devenus, vous autres Américains, les maîtres du monde.

- Et vous, colonel ? répondit T. F. Vous allez redevenir homme de loi ou...

- il ne savait pas comment achever sa phrase - continuer à vous occuper de cette sorte de choses ?

Ridley serra les mains derrière son dos.

- Ćette sorte de choses ª, comme vous dites, c'est une pièce qui n'a qu'une entrée. Une fois que vous êtes à l'intérieur, vous ne pouvez plus en sortir. En tout cas, pas officiellement. Je crains que ma 479

FORTITUDE

ferveur se soit éteinte, après tout ce que j'aurais fait ici, je retournerai à mes chères études, mais je continuerai de faire ce foutu boulot, quand

le téléphone sonnera.

De nouveau, les deux hommes restèrent silencieux jusqu'à ce qu'ils aient atteint la passerelle qui traverse l'étang.

- Colonel, dit T. F., puis-je vous poser une question qui n'a rien d'officiel?

- Bien entendu !

- C'est au sujet de cette Française, Catherine Pradier, que j'ai emmenée à Tangmere.

T. F. eut l'impression que Ridley s'était raidi en entendant sa question.

- Celle que la Gestapo a prise ?

- Oui.

- que voulez-vous savoir?

Ridley s'arrêta et s'accouda au garde-fou de la passerelle. La question que lui posait T. F. n'était pas une question comme les autres.

- Elle allait à Calais pour y organiser un sabotage important, n'est-ce pas ?

Ridley fit signe que oui.

- En rapport, si je puis dire, avec ce débarquement qui n'y aura jamais lieu?

Cette fois, Ridley ne répondit pas.

- Le message que j'ai apporté, cette nuit, à la BBC lui était destiné, non?

Ridley se taisait toujours.

- Ce qui veut dire que, depuis qu'elle est entre les mains de la Gestapo, vous voulez que ce soient les Allemands qui reçoivent ce message, pas elle ! «a veut dire qu'elle a été délibérément livrée à la Gestapo.

- Et si elle l'avait été?

Ridley avait dit ça sur un ton triste, comme celui que la grand-mère de T.

F. avait pour chanter son Irlande perdue, quand il était petit garçon.

- Si vous l'avez livrée délibérément... - Dans la réplique de T. F. se mêlaient la colère et l'indignation. - Alors, c'est quelque chose de sauvage, de bestial, de barbare !

- La guerre est un acte barbare, T. F. Je l'ai toujours dit : le seul devoir moral que nous ayons est de la gagner. La chevalerie est morte avec les chambres à gaz et les bombardements en piqué.

éRO

Le sang de la liberté

- Vous savez que si jamais nos gouvernements apprenaient ça, on nous foutrait en taule ?

- Sans doute.

- Churchill est un ami à vous. Mais il devrait vous faire pendre pour avoir fait ça !

- Il y a des choses, T. F., que Winston veut que l'on fasse, mais en même temps, il ne veut rien savoir. «a existe dans tous les gouvernements. Et c'est pourquoi ils ont besoin de gens comme vous et moi.

´ Vous et moi ª, se répéta T. F. Il était fou de rage. Ridley l'avait compromis dans cette affaire, avait fait de lui le complice de son crime.

- Vous souvenez-vous de ce qu'a dit Winston, il y a deux ans ? continua Ridley. Ńous avons fait un tel chemin, parce que nous ne sommes pas en sucre. ª

- Ce dont je me souviens, c'est de ce que vous avez dit, il y a quelques semaines, à une réunion du XX Committee : ÍI n'y a personne qui puisse se taire sous la torture. ª Vous avez donné cette fille à la Gestapo pour qu'elle leur dise la vérité. Votre vérité !

T. F. haÔssait cet Anglais, qui se tenait à son côté, d'une haine qui lui venait de son héritage celtique. Jamais, il n'avait à ce point haÔ

quelqu'un. Il voulait le tuer, l'étrangler, jeter son cadavre dans l'étang de Saint James Park. Mais il eut l'idée d'une autre forme de vengeance.

- Elle peut encore vous avoir, dit-il.

- Comment ça?

- Tout simplement avec cette pilule de cyanure que je lui ai donnée quand elle est partie. Elle peut la prendre. Je la connais : elle le fera.

Ridley tira une longue, longue bouffée de sa cigarette. Puis il regarda l'étang en dessous de lui. T. F. entendit le grésillement de sa cigarette tombant à l'eau.

- C'est vrai, dit Ridley.

Puis il se retourna et reprit tout seul sa promenade.

Catherine contemplait ses chaussures restées sur le sol de sa cellule, après le départ de la femme, hors de sa portée. Elle les regarda longtemps, en proie à une véritable fascination.

C'était là qu'elle pouvait trouver la délivrance, échapper à

481

FORTITUDE

Stroemulburg et aux pattes bestiales de ses bourreaux. En faisant de grands efforts sur elle-même, elle étendit la main vers sa chaussure droite, comme dans un rêve et la serra sur sa poitrine. Pendant un moment, elle la tint ainsi, sentant la douceur du cuir sur ses chairs blessées. Lentement, douloureusement, elle arriva à saisir la barrette o˘ était cachée sa pilule de cyanure et la sortit de son étui.

Son esprit revenait à une époque lointaine, bien avant qu'elle ait pris cette route, o˘ les Stukas l'avaient bombardée, o˘ aucune personne qu'elle aimait n'était encore morte, o˘ la vie s'étendait devant elle comme un horizon sans fin.

Cet horizon, maintenant, était réduit à cette petite chose blanche et carrée qu'elle tenait entre le pouce et l'index, dont la forme se détachait sur sa chair, cette chair qui, peut-être, allait bientôt devenir froide comme l'éternité. Elle contemplait cette pilule se souvenant de ce que lui avait dit l'officier qui, la première fois, la lui avait donnée : Ć'est relativement sans douleur. Trente secondes - et c'est fini. ª Elle pensait à tous ceux qui, avant elle, avaient occupé cette cellule, avaient souhaité

trouver le salut gr‚ce à cette petite chose qu'elle tenait entre ses doigts. Elle pensait à tout ce qui se trouvait au-delà des murs de sa cellule, et qu'elle ne reverrait plus jamais : les fleurs et le soleil, Paris et l'amour, la pluie et les feuilles d'automne. Elle pensait à

l'enfant qu'elle n'aurait jamais. Elle pensait à Paul, perdu dans la nuit.

Elle pensait à ce qu'avait été son propre corps, à présent br˚lant de douleur, rongé par un secret qu'elle ne pourrait plus garder longtemps.

- Jésus, souffla-t-elle, je me recommande à Toi. A Toi ou à quelque sombre néant, qui n'a aucune signification.

Il paraît qu'à un tel moment on est envahi par un grand calme : en fait, elle se sentait prise de vertige. Elle plaça la pilule dans sa bouche, comme on lui avait dit de le faire, la serrant entre les dents. Elle s'allongea sur sa couche. Sa tête était pleine de picotements, comme si elle allait s'évanouir.

Elle pensa à sa mère, dans cette voiture, sur une route de l'Exode, juste avant que les Stukas arrivent. Elle écrasa la pilule entre ses dents, l'avala et sombra dans le noir.

qu'ils aient aimé ou non les occupants, les policiers français avaient travaillé avec eux, f˚t-ce à contrecour. Parfois - pas souvent, 482

Le sang de la liberté

mais de temps à autre -, la t‚che qu'ils accomplissaient n'était pas pour leur déplaire. C'était ce que ressentait le commissaire Jean Fraguier, du XVIe arrondissement, en lisant le message accroché au cou du cadavre qui gisait à ses pieds.

La balle, en sortant de la tête de l'homme, l'avait presque totalement défiguré. Manifestement, il avait été abattu par-derrière, à bout portant, comme on le fait pour exécuter quelqu'un. Examinant ce qui restait de lui, Fraguier pensa que l'homme devait avoir la trentaine.

- Vous avez pris ses papiers ? demanda-t-il aux deux flics vêtus d'une pèlerine et coiffés d'une casquette plate qui avaient trouvé le corps à

l'orée du bois de Boulogne.

- Non, monsieur, dit le plus vieux des deux. On n'a voulu toucher à rien avant que vous arriviez.

Fraguier fit rouler le corps sur lui-même et sortit le portefeuille que l'homme avait dans une de ses poches. Il en examina méthodiquement le contenu. quand il trouva la carte de visite de Stroemulburg, il poussa un petit sifflement. C'était un nom dont, pour rien au monde, il n'aurait voulu se recommander. Un type qui se baladait avec un tel document sur lui était s˚rement un agent de la Gestapo. Fraguier, en lui-même, adressa un petit salut aux gars de la Résistance.

Le commissaire se releva et remit le corps en place. Si la Résistance tenait tant à ce que la Gestapo soit mise au courant, il se ferait un plaisir de l'avertir lui-même. Il plaça les papiers dans sa serviette.

- Attendez que le fourgon vienne le chercher, ordonna-t-il aux deux flics.

Puis il sauta sur sa bicyclette et, en sifflotant, prit le chemin de l'avenue Foch.

Un bruit de bottes et celui de la clef tournant dans la serrure firent revenir Catherine à elle. Deux hommes se penchèrent sur elle, en lui criant de se lever. Elle se sentit envahie d'une horreur incompréhensible.

Hagarde, elle clignota des yeux, puis les ouvrit tout grands, comme un paysan mexicain bourré de peyotl. Tandis qu'un des hommes la remettait sur ses pieds, elle fut traversée par un éclair de douleur. qu'est-ce qui lui arrivait? Elle était encore vivante? Pourquoi? Mais pourquoi ?

483

FORTITUDE

Ce n'était pas un rêve. L'homme qui la tenait entre ses mains était bien en chair et en os, la souffrance qu'elle ressentait bien réelle. Elle aperçut ses chaussures sur le sol, la barrette détachée, le petit étui qui avait contenu sa pilule de cyanure était là o˘ elle l'avait jeté. Elle avait encore le go˚t de la pilule dans la bouche. Non, ce n'était pas un rêve.

Elle avait bien pris cette pilule... et elle n'était pas morte!

- Venez, Schatz! ricana un de ses bourreaux dont le visage lui était maintenant familier. On va vous travailler un peu pour mieux vous réveiller.

Il lui donna un coup de fouet dans les reins tandis qu'elle sortait en chancelant de sa cellule. Elle pouvait à peine appuyer ses pieds par terre : chaque fois, c'était une douleur épouvantable. Elle poussa un cri.

Un cri perçant qui n'était pas de souffrance, mais d'horreur : elle venait de comprendre l'énormité de la trahison dont elle avait été victime. Elle revoyait le visage de cet homme, dans son bureau de Londres, lui donnant le baiser de Judas. Elle l'entendait lui demander de garder le silence, lui confier cette mission pour laquelle elle s'était laissée détruire et qui n'avait jamais eu la moindre réalité.

De nouveau, elle poussa un cri, o˘ se mêlaient la rage et la douleur, tandis qu'on lui faisait descendre l'escalier. ´ Mon Dieu, se disait-elle, pardonnez aux salauds qui ont fait ça - moi, je ne le pourrai jamais ! ª

- Elle a craqué. Elle est prête à parler.

Ses bourreaux avaient annoncé la chose à Stroemulburg comme s'ils avaient dit : ´ Le plombier vient d'arriver. ª Stroemulburg accueillit la nouvelle d'un geste de la main. Ils craquaient souvent, comme ça, pendant la nuit, seuls dans leur cellule, incapables de faire face à l'horreur du jour qui s'annonçait, d'un nouvel interrogatoire.

- Amenez-la ici.

Il se leva, tandis que ses hommes la poussaient dans son bureau. Elle était vraiment au bout du rouleau. Elle sanglotait, bégayait des mots incompréhensibles, tremblait de tout son corps comme si elle était atteinte d'un accès de malaria. Il fit signe à ses hommes de la mettre sur la chaise en face de son bureau. Alors qu'on lui repassait les menottes, Catherine comprit que tout allait recommencer. Elle se recroquevilla comme un chien sous la menace de son maître.

484

Le sang de la liberté

- Je vous en prie ! gémit-elle. Stroemulburg contourna son bureau.

- Ainsi, la nuit porte conseil, dit-il.

Catherine laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Stroemulburg se dit que c'était pour éviter son regard. Elle était humiliée, déchirée par l'imminence de sa défaite. Il connaissait bien ce genre de réaction.

Maintenant qu'elle était prête à parler, il ne s'agissait plus que d'obtenir d'elle, gentiment, sans la faire souffrir, une première phrase.

Une fois qu'elle l'aurait dite, que le b‚illon serait tombé, le reste viendrait tout seul.

Comme s'il en ressentait de la peine, Stroemulburg contempla le déchet que ses hommes avaient fait de cette jolie femme. Pourquoi l'avait-elle contraint à lui faire ça ? Pourquoi ne l'avait-elle pas écouté, quand il lui avait promis de lui épargner cette horreur ? Elle n'était pas devenue une héroÔne ; elle était devenue une épave.

- Bien ! dit Stroemulburg, du ton d'un homme qui est arrivé à ses fins.

qu'est-ce que vous vous proposiez de saboter à Calais ?

- La batterie Lindemann.

´ La batterie Lindemann ? ª Stroemulburg, qui avait mené tant d'interrogatoires dans sa vie, ne pouvait cacher son étonnement. Il avait visité cette batterie en 1943, peu de temps après qu'elle avait été dédiée à la mémoire du commandant du Bismarck. Elle était intouchable. Aucun Français ne pouvait s'en approcher à plusieurs kilomètres à la ronde. Il était impossible à la Résistance de saboter ces canons. A moins, se dit Stroemulburg, qu'ils aient réussi à corrompre un membre du personnel.

- Et les microfilms que Cavendish vous a demandé d'apporter ?

- Dans une des allumettes qui se trouve dans la boîte que j'avais dans mon sac.

Stroemulburg eut envie de hurler. Bien s˚r ! Les allumettes ! Comment avait-il pu être aussi stupide? Elle ne fumait pas... et elle avait des allumettes sur elle ! Le contenu de son sac se trouvait au rez-de-chaussée, dans le bureau du docteur, o˘ les cachettes les plus évidentes pour des microfilms, comme son poudrier et son b‚ton de rouge à lèvres, avaient été

mises à part. Personne n'avait pensé aux allumettes. Il appuya sur un bouton de son interphone pour appeler le docteur et le mettre au courant.

- Il ne reste plus que les messages de la BBC. quels sont-ils?

- Il y en a deux.

485

FORTITUDE

Catherine bégayait, d'une voix à peine audible, luttant encore contre ellemême, avant de livrer son secret.

- Nous avons un message pour petite Berthe. C'est le premier. Elle regarda Stroemulburg avec un pauvre sourire.

- Vous savez ce que ça veut dire, je suppose ? Il sourit à son tour.

- Salomon a sauté ses grands sabots. C'est le message action.

- «a veut dire quoi?

Stroemulburg se souvenait que Cavendish avait insisté auprès de son agent de Calais, sur le fait que le minutage de l'opération devait être d'une précision absolue. Il vit qu'elle hésitait, ne voulait pas aller plus loin.

Il ne dit rien et attendit.

- «a veut dire, bredouilla-t-elle, que nous devons attendre vingt-quatre heures après avoir reçu ce message. Puis exécuter le sabotage, le lendemain matin à 4 heures.

Le docteur entra dans la pièce. Il jeta un regard horrifié à Catherine effondrée sur sa chaise et tendit la boîte d'allumettes à Stroemulburg.

Sans un mot, celui-ci la passa à Catherine. Elle prit une allumette : celle qui était marquée du signe U. Puis, elle courba les épaules en signe de défaite et détourna de nouveau son regard de l'Allemand, comme pour cacher la honte qu'elle avait d'elle. Elle se disait : Ć'est bien comme ça que vous vouliez que je me comporte, espèces de salauds ! avec ce geste à la Sarah Bernhardt ? ª Non seulement ils l'avaient envoyée ici pour être torturée par la Gestapo, mais ils voulaient qu'en outre elle éprouve des remords pour sa

trahison.

- Coupez le bout de l'allumette.

Stroemulburg fit ce qu'elle avait dit, aperçut un minuscule tube de métal et en sortit le microfilm. Ingénieux! Ils étaient malins, ces Anglais !

- Faites-moi un agrandissement de ça, dit-il au docteur. Parfait ! ajouta-t-il à l'adresse de Catherine. Vous avez fait votre sale boulot et moi le mien.

Il fit sortir ses hommes de son bureau d'un geste de la main, puis remplit deux verres du whisky qu'il avait demandé à Cavendish de lui envoyer.

- Vous pouvez boire ça, maintenant, je suppose? Avec reconnaissance, Catherine en avala une gorgée. Elle se dit que, d'après le soleil, on devait être au milieu de la matinée. Est-ce

4ß6

Le sang de la liberté

qu'ils avaient mis un somnifère à la place du cyanure ? Elle ne vivrait sans doute pas assez longtemps pour répondre à cette question.

- qu'avez-vous imaginé pour saboter cette batterie ? Stroemulburg, maintenant, ne menait plus un interrogatoire : il avait le ton amical d'un avocat parlant à son client.

- Gr‚ce au système électrique. Je ne sais pas vraiment comment. Je me suis bornée à changer les fusibles du tableau de contrôle.

- Vous avez changé les fusibles ? Sur le tableau de contrôle de la batterie Lindemann ?

Stroemulburg était stupéfait.

- Comment êtes-vous entrée ? Un de vos amis allemands vous a donné un uniforme et vous a transportée à l'intérieur ?

- J'étais la laveuse.

- La laveuse ?

- Pour les officiers.

- Et un beau matin, vous avez changé les fusibles au lieu de laver le linge d'un Oberleutnant ?

- C'est plus ou moins ça.

- Ce n'était pas fermé ?

Catherine haussa les épaules et raconta à Stroemulburg son histoire avec Metz.

- Eh bien ! J'avoue que je suis stupéfait, dit l'Allemand. C'est incroyable ! - II leva son verre.- Vous êtes mon ennemie, Mademoiselle, mais je vous salue bien bas. - II but un peu de son whisky. Et je remercie Dieu que nous vous ayons prise à temps. Evidemment, vous avez des collègues qui travaillent avec vous.

- J'en avais deux, mais ils sont à l'abri, maintenant. Un m'attendait à la gare. Il a vu que vous m'arrêtiez.

- Sans doute, dit Stroemulburg, mais j'aimerais que vous me les décriviez.

Le téléphone sonna. C'était le docteur qui lui disait que quelqu'un l'attendait en bas : un commissaire de police français. Stroemulburg descendit dans le hall d'entrée. Le policier le salua, puis lui montra sa carte.

- qu'est-ce que vous voulez ? glapit Stroemulburg. Il avait les policiers français en horreur.

- Mes hommes ont trouvé un corps à Bagatelle, ce matin, dans le bois. Je suppose qu'il s'agit d'un homme qui a été tué par les terroristes.

487

FORTITUDE

Le commissaire ouvrit sa serviette et en montra le contenu comme un vieux cochon montre un bonbon à une petite fille.

- Nous avons fouillé le cadavre. Toute la routine, quoi ! Même avec tous les meurtres qui ont lieu en ce moment. - II tripotait sa serviette. -

C'est terrible, n'est-ce pas? quand tout ça se terminera-t-il ? Ah, tenez !

Il tendit à Stroemulburg la carte de visite qu'il avait donnée à

Gilbert.

- On a trouvé ça sur lui.

- Bon Dieu ! ´ Voilà pourquoi Konrad n'avait pu l'avertir pour le mettre à

l'abri ª, se dit Stroemulburg. O˘ est le corps ?

- A la morgue.

Il passa le reste des papiers de Gilbert à l'Allemand.

- Vous êtes s˚r, absolument s˚r que le visage de l'homme que vous avez trouvé correspond à celui qui est sur ces photos d'identité ?

- Oui. Du moins, si on en juge d'après ce qui en reste. Le policier vit l'Allemand se crisper. Il en rajouta.

- On dirait qu'ils ont déchargé un obusier dans la nuque du type. Il doit y avoir des morceaux de sa cervelle jusque dans la Seine. Ouais. Il a la tête littéralement éclatée. quelqu'un devait vraiment en vouloir à ce... - Le commissaire allait dire śalaud ª, mais il se retint à temps - pauvre diable.

- Envoyez-moi une copie de votre rapport, soupira Stroemulburg.

Puis il tourna les talons et monta dans le bureau du docteur. Un long moment, il resta là, assis, tout seul, la tête dans les mains, pleurant presque. Curieusement, il avait pour Gilbert une affection semblable à celle qu'il aurait eue pour un fils. Il le revoyait entrant dans son appartement, avant la guerre, avec son blouson d'aviateur éraflé, éclatant de santé, tout souriant. Un petit farceur, un charmant petit farceur d'aventurier. Maintenant, il était mort à cause de ce message que lui, Stroemulburg, avait demandé de transmettre à Lille.

Ni lui ni les gens de Berlin ne pourraient jamais reconnaître officiellement ce qu'Henri Le Maire, ce précieux Gilbert, avait fait pour l'Allemagne.

Encore sous le choc, il revint dans son bureau. En regardant Catherine, il se souvint de cette nuit o˘ elle avait dîné avec Gilbert au Chapon Rouge.

Elle devait être amoureuse de lui, comme tant d'autres l'avaient été. Et cette chienne faisait partie du gang qui l'avait tué ! Il 488

Le sang de la liberté'

se mit soudain à la haÔr, comme il ne l'avait jamais fait pendant que ses hommes la torturaient.

- Je viens d'apprendre une mauvaise nouvelle, lui dit-il. Elle attendait, ses yeux verts exprimant à quel point elle était ravie de l'entendre.

- Vous vous souvenez de Paul, cet officier des opérations aériennes qui vous a accueillie? Avec qui vous avez dîné, ce fameux soir...

Il voulait sourire, mais ne put que grimacer.

- quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois?

La lueur d'appréhension qu'il aperçut dans les yeux de la jeune femme le convainquit qu'il avait d˚ y avoir quelque chose entre eux.

- Il est mort. Elle poussa un cri.

- Assassiné par vos amis.

- Assassiné? - Elle avait la bouche tordue par le chagrin. - Mais pourquoi ?

- Savez-vous pour quelle raison vous êtes ici, mademoiselle Pradier? Parce que votre ami Paul était le meilleur agent que j'ai jamais eu.

Catherine s'effondra sur sa chaise, inconsciente. Stroemulburg la contemplait avec satisfaction. Il y avait des douleurs encore plus dures que celles que peut provoquer la torture. Il sonna ses gardes.

- Menez-la là-haut! ordonna-t-il. Donnez-lui quelque chose à manger et rafistolez-la un peu.

- Nous devrons la garder ici ? demanda l'un des gardes. Stroemulburg regarda de nouveau la jeune femme qui revenait à elle.

- Non. Je pense que nous en avons fini avec mademoiselle Pradier. Vous l'enverrez à Fresnes et vous la mettrez dans le prochain convoi de Nacht und Nebel.

Le capitaine de corvette Fritz Diekmann, qui commandait la batterie Lindemann était un farouche partisan de la discipline. Son officier électricien Lothar Metz tremblait presque, au garde-à-vous devant son bureau.

489

FORTITUDE

- quel Don Juan vous êtes, Metz ! ricana Diekmann. Séduire la laveuse de la batterie !

Metz ne put que bredouiller en guise de réponse. Avait-elle été prise dans une rafle? Etait-ce pour ça qu'elle avait soudain disparu?

- En fait, ce n'était pas une laveuse, Metz. C'était une terroriste anglaise.

Diekmann sauta sur ses pieds et ordonna à l'officier de le suivre, par l'escalier métallique, jusqu'à la salle souterraine de la batterie.

- Ouvrez ça ! lui commanda-t-il, en montrant le tableau de contrôle.

Les mains tremblantes, Metz s'exécuta.

Diekmann indiqua du doigt le fusible de la tourelle d'Anton.

- Enlevez-le. Metz sortit le fusible.

- Et maintenant regardez-le de près.

Metz, intrigué, regarda le fusible. Il le retourna et vit luire le morceau de cuivre qui avait remplacé le plomb. Il sentit la sueur perler sur ses tempes.

- Il y a quelque chose qui ne va pas, bredouilla-t-il. quelqu'un est venu ici d'une façon ou d'une autre et a joué avec ces coupe-circuit.

- Pas ´ quelqu'un ª, Metz. Votre petite amie. Avec une copie de votre clef, qu'elle a d˚ faire, je suppose, après avoir couché avec vous. Diekmann parcourut du regard le tableau de contrôle.

- Je veux que vous débranchiez tous les fusibles et que vous vérifiiez ensuite chaque secteur de votre installation électrique.

- Jawohl !

- Dites-moi, Metz, ricana Diekmann à l'adresse du jeune officier, est-ce que vous aimez la neige et la glace ?

Metz fronça les sourcils, ne comprenant pas le sens d'une telle question un après-midi de juin.

- Vous risquez d'en voir beaucoup sur le front de l'Est, l'hiver prochain.

A peu près au même moment o˘ Metz envisageait la perspective de passer l'hiver en Russie, deux camionnettes remplies d'agents de la Gestapo entraient dans la cour de la centrale électrique de Calais. En Le sang de la liberté

fouillant partout dans le b‚timent, ils trouvèrent le matériel destiné à

établir une dérivation sur le transformateur et provoquer une surcharge à

la batterie Lindemann, comme le microfilm de Cavendish l'avait prescrit.

quelques minutes d'interrogatoire serré et quelques directs bien placés suffirent pour convaincre Pierre Paraud, l'ingénieur de la centrale, de parler. Le temps que leurs voitures regagnent le quartier général de la Gestapo à Lille, l'ingénieur terrifié avait déjà dit tout ce qu'il savait du plan de sabotage de la batterie.

Hans Dicter Stroemulburg avait supervisé tous les détails de l'enquête depuis son bureau de l'avenue Foch. Aussitôt que ses hommes lui eurent rendu compte du résultat de leurs investigations, il demanda au meilleur des ingénieurs électriciens de l'organisation Todt qui avait construit le mur de l'Atlantique de se rendre à la centrale pour analyser l'appareillage, puis à la batterie afin de déterminer quels effets le sabotage aurait eu sur les canons, s'il avait pu être exécuté. Il conféra longuement avec Diekmann, le commandant de la batterie, au sujet de la sécurité de ses canons et de leur rôle dans la défense de la côte du Pas-de-Calais.

A la fin de la journée, il n'y avait plus aucun doute dans l'esprit de Stroemulburg : les renseignements qu'il avait arrachés à Catherine Pradier étaient d'une importance extraordinaire. C'était pour lui un triomphe qui marquerait à coup s˚r l'apogée de sa carrière et influencerait d'une manière décisive le cours de la guerre.

Il restait encore un chaînon manquant, et c'est le docteur qui le fournit juste avant 7 h du soir. Il grimpa l'escalier de l'avenue Foch et, sans se faire annoncer, fit irruption dans le bureau de Y Obersturmbann-Juhrer.

- Le service d'interception radio du boulevard Suchet vient d'appeler à

l'instant, dit-il, en haletant. Ils ont enregistré le message concernant petite Berthe. La BBC l'a diffusé la nuit dernière.

Stroemulburg exultait. «a y était ! A présent, il tenait tous les fils de l'affaire dans ses mains. Cette fois, aucun de ces cochons de Prussiens de l'OB West n'allait priver Stroemulburg et l'Allemagne de leur triomphe. Le souffle chaud de l'histoire n'allait pas, une deuxième fois, passer à côté

de lui. Ce secret, il allait le confier à Ernst Kaltenbrunner, lui-même, à

son bureau de la Prinzalbrechtstrasse.

491

FORTITUDE

Tôt dans la matinée du jeudi 8 juin, alors que la Skoda de Stroemulburg filait à toute allure vers Berlin, le 5e corps US, responsable de la moitié

ouest des plages de débarquement, envoya un message au SHAEF et à ses divisions. Le débarquement allié ávait deux jours de retard sur ses objectifs initialement prévus, ce qui créait une situation d'urgence ª. La tête de pont était ´ beaucoup moins profonde qu'il était souhaitable et toute la zone de débarquement restait encore sous le feu de l'ennemi ª.

Le message ajoutait que la seconde phase des combats pour tenir le rivage allait commencer. On devait s'attendre à une contre-attaque allemande massive à tout moment et ´ la situation [était] si critique que si cette attaque avait lieu, on aurait de grandes difficultés à tenir la tête de pont ª.

Dans le grenier d'une résidence de trois étages à Richmond Hill, à Londres, un opérateur-radio du Signais Security Service croisa deux doigts en signe de bonne chance, puis, comme un pianiste plaquant ses premiers accords, il commença à taper le signal annonçant qu'il allait émettre. L'image était appropriée parce que, pour les gens de l'Abwehr de Paris, il était connu sous le nom de Ćhopin ª. C'était l'opérateur de l'agent double Brutus. Le message qu'il allait envoyer était l'acte final sur lequel tomberait le rideau de l'opération FORTITUDE, cet acte dont, comme Ridley l'avait dit à

T. F., quand ce dernier était arrivé à Londres, tous leurs espoirs dépendaient.

Le message de Brutus disait : ´ J'ai vu de mes propres yeux le groupe d'armée Patton se préparer à embarquer. ª L'occasion lui avait été fournie lors de son voyage imaginaire au poste de commandement avancé de FUSAG au ch‚teau de Douvres. Il avait même entendu Patton dire ´ le moment est venu ª pour entreprendre des opérations dans la région de Calais.

Pour le petit officier d'aviation polonais, qui arpentait la pièce située à

l'étage au-dessous de celle o˘ l'opérateur émettait, c'était le moment crucial. Son rôle dans le scénario de FORTITUDE était sur le point de s'achever. Bientôt, dans une ou deux semaines, les officiers de l'Abwher de Paris qui l'avaient envoyé à Londres comprendraient qu'il les avait trompés. qu'arriverait-il alors aux 63 Françaises et Français, 492

Le sang de la liberté

ses camarades de la Résistance, encore prisonniers à Fresnes, et dont le sort dépendait de son comportement ? Est-ce que cette suite de points et de traits envoyés sur les ondes dans ce grenier n'allait pas sonner le glas de ces amis qu'il avait laissés derrière lui ?

Dans une autre partie de la capitale britannique, à Hampstead Heath, un autre opérateur-radio du Signais Security Service se préparait, lui aussi, à émettre. C'était le point culminant d'années d'efforts patients et pénibles qu'avait d˚ faire Ml 5, le service britannique de contre-espionnage, en envoyant des centaines d'émissions clandestines, en passant délibérément aux Allemands de nombreux renseignements, vitaux pour les Alliés. C'était, en un certain sens, le moment pour lequel Juan Pujol Garcia, dit ´ Garbo ª, avait été fabriqué par ses supérieurs, la floraison finale de l'orchidée la plus exotique, dans les serres d'un service secret.

Ses trois meilleurs agents, tous imaginaires, bien entendu, étaient arrivés à Londres. L'opérateur informait Madrid que Garbo avait passé l'après-midi à les interroger inlassablement. Il y avait là 7 (2) connu à Madrid sous le pseudo de ´ Donny ª, un ancien matelot travaillant comme docker dans le port de Douvres, nationaliste gallois enragé; 7 (4), appelé ´ Dick ª, un de ses amis sikhs qui vivait à Brighton, sur la côte de la Manche, au sud de Londres; et 7 (7), dit ´ Dorrick ª, un autre nationaliste gallois forcené

d'Harwich, un port d'une grande importance stratégique situé au confluent de la Stour et de l'Orwell, dans la région o˘ les divisions blindées de FUSAG étaient rassemblées.

A la suite de cette conférence, l'opérateur informait Madrid que Garbo allait faire le rapport le plus important de sa carrière. Il fallait que Madrid soit à l'écoute à minuit pour le recevoir. Cette fois-ci, ils y seraient. Personne n'allait manquer un message en provenance du meilleur espion au service du IIIe Reich.

Juste après 9 h du soir, tandis que la Skoda de Stroemulburg fonçait dans la nuit, et que les opérateurs-radio de Brutus et de Garbo émettaient, un speaker du studio souterrain de Bush House annonça : Śalomon a sauté ses grands sabots. Je répète : Salomon a sauté ses grands sabots. ª

FORTITUDE avait joué son rôle. C'était maintenant aux Allemands de réagir -

ou non.

493

FORTITUDE

Le maréchal Gerd von Rundstedt était dans une rage froide, le soir du jeudi 8 juin. Rommel, ce ´ boy-scout ª qu'il méprisait, n'avait pas réussi à

déloger les Alliés de leur tête de pont en Normandie. Et lui non plus n'allait pas les rejeter à la mer avec les forces dont il disposait. La situation était à ce point inquiétante qu'il fit, cette nuit-là, une chose qu'il n'avait presque jamais faite de sa vie : il passa un coup de téléphone à l'homme qu'il traitait de ćaporal bohémien ª.

Il exhorta le F˚hrer à appliquer le Cas III A. Même si la Normandie était une opération de diversion, elle devait être repoussée aussitôt, afin que les forces de la Wehrmacht soient prêtes à faire face à une deuxième offensive, s'il y en avait une. Finalement, avec réticence, Hitler donna son accord au vieux maréchal. Assis devant ses cartes, lors de la conférence stratégique du soir au Berghof, il donna l'ordre qui, seul, pouvait sauver le IIIe Reich : mettre à exécution le Cas III A.

Un grincement métallique déchira le silence de la prison de Fresnes juste avant l'aube. C'était celui des roues rouillées d'un chariot que l'on poussait dans les couloirs. Dans l'obscurité de sa cellule, Catherine entendit sa compagne de captivité s'étirer.

- Le café arrive, souffla-t-elle. Il y a un convoi qui part pour l'Allemagne.

Au loin dans le couloir, on pouvait entendre les portes des cellules que l'on ouvrait et refermait, la voix gutturale du gardien allemand qui faisait l'appel des prisonniers devant être déportés vers les camps de concentration. Parfois, un cri aigu de protestation se faisait entendre, poussé par une des femmes que le garde faisait sortir de leur cellule pour leur donner leur ration de café avant leur départ.

Lentement, le chariot s'avança dans le couloir, puis s'arrêta devant la porte de Catherine et de sa compagne. Catherine entendit un bruit de clef et, quand la porte s'ouvrit, le cri de ´ Pradier, Raus ! ª

Elle se mit debout sur ses pieds bandés et prit le ballot o˘ se trouvait le peu de choses qu'elle possédait. Sa compagne, avec laquelle elle n'avait pu échanger qu'une demi-douzaine de phrases, l'embrassa.

- Bonne chance ! lui dit-elle. Et vive la France !

En clignant des yeux à la lueur des ampoules nues qui éclairaient 494

Le sang de la liberté

le couloir sur lequel donnait sa cellule, Catherine se traînait derrière les femmes qu'on avait fait sortir avant elle. Dehors, dans une petite cour, en face de l'entrée principale de la prison, attendait un de ces autobus vert et jaune de la ville de Paris qu'elle avait souvent pris pour de plus heureuses destinations. Les gardiens les escortèrent dans l'aube humide jusqu'à ce que la dernière prisonnière du convoi f˚t sortie. Puis, une liste à la main, une gardienne les appela une à une pour les faire monter dans l'autobus.

Catherine fut l'une des dernières à être appelées. Elle se retrouva coincée sur la plate-forme arrière. En face d'elle, on refermait lentement les portes de la prison. Puis le moteur se mit à tousser.

Catherine jeta un dernier regard aux murs de Fresnes. Aux fenêtres garnies de barreaux, elle pouvait deviner le visage des prisonniers dont elle avait été, pour une seule nuit, la camarade. quand l'autobus démarra, des mains sortirent des barreaux, faisant le V de la victoire en signe d'adieu. Des voix entonnèrent la Marseillaise : au début ce ne fut qu'un chour timide, qui devint peu à peu un grondement plein de défi.

Aux premières heures de la matinée du vendredi 9 juin, le quartier général du SHAEF, puis les salles souterraines de la guerre de Churchill commencèrent à enregistrer les conséquences de la décision qu'Hitler avait prise la nuit d'avant. D'abord les services d'écoute-radio qui surveillaient les communications entre les unités allemandes, puis les déchiffreurs du programme ULTRA en remarquèrent les signes : l'armée allemande s'était mise en mouvement.

Les reconnaissances aériennes des Alliés confirmèrent le fait. La 116e panzer, la lre panzer SS, 500 chars et 35000 des meilleurs combattants de l'armée allemande quittaient leurs quartiers et se dirigeaient vers le nord-ouest en direction de la Normandie. C'était l'avant-garde de la grande concentration prévue par le Cas III A. Le moment critique était arrivé, à

l'heure précise qu'avaient prévue les officiers de renseignements alliés.

Le général George C. Marshall et les chefs d'état-major US devaient arriver à Londres vers midi pour se joindre à leurs collègues britanniques et ´

répondre à toute éventualité qui pourrait se présenter ª - un euphémisme du SHAEF désignant un

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FORTITUDE

événement rendu très vraisemblable par la décision d'Hitler : la défaite des Alliés sur les plages normandes.

Hans Dicter Stroemulburg emprunta les couloirs qui lui étaient devenus familiers de la Prinzalbrechtstrasse pour se rendre au bureau du Gruppenf˚hrer Ernst Kaltenbrunner. Il avait l'air s˚r de lui. La nouvelle de son prodigieux exploit l'avait précédé. Cette fois, serait-il entré dans le bureau du Gruppenf˚hrer revêtu d'un uniforme de Horse Guard, qu'il aurait été accueilli comme un héros.

Rapidement, il fit connaître à Kaltenbrunner et à Kopkow le résultat de l'interrogatoire de Catherine Pradier et de son enquête à la batterie Lindemann et à la centrale de Calais.

- Nos experts des défenses côtières sont catégoriques, dit-il. Nous savons, par nos expériences passées, qu'aucun bombardement aérien ne peut mettre ces canons hors d'usage. Essayer de le faire à partir de la mer serait un suicide pour les Britanniques. Nelson l'a dit, ún marin qui attaque une batterie côtière avec un navire est un fou ª. Le sabotage était pour eux la seule solution, parce que, aussi longtemps que ces canons seront en état de marche, aucune flotte de débarquement ne pourra opérer dans la Manche, du cap Gris-Nez jusqu'à Dunkerque, sans courir d'énormes risques.

Kaltenbrunner poussa un soupir.

- Je ne peux pas comprendre, dit-il, comment quelqu'un a pu avoir l'idée de saboter cette batterie. Etes-vous absolument certain que cela serait faisable ?

- Oui. Nous avons étudié minutieusement la chose. Une surcharge de courant pourrait provoquer un désastre dans les tourelles et les monte-charge des obus. On devrait soit les remettre entièrement en état, soit, qui sait, les remplacer.

- Combien de temps cela prendrait-il ?

- Au moins douze heures. C'était leur propre calcul. C'est pourquoi ils insistaient tant sur le minutage de l'opération. Ils devaient mettre les canons hors d'usage pendant qu'il ferait jour, afin de pouvoir débarquer et détruire les canons à partir du rivage.

- Il n'y a aucun risque que ce soit une ruse des Alliés ? C'était cet odieux Kopkow que Stroemulburg méprisait tant.

- Je ne sais pas combien de gens nous avons soumis à des 496

Le sang de la liberté

interrogatoires intensifs, avenue Foch, mais je peux vous dire ceci : un ou deux tout au plus ont souffert autant que cette femme. Je n'ai donc aucun doute concernant ses aveux. Un dernier fait vient de les confirmer. Londres a ordonné que notre agent Gilbert soit tué parce qu'il l'avait dénoncée.

- Bon ! dit Kaltenbrunner. On ne peut pas être plus clair.

Lui aussi avait lu les rapports de von Roenne sur les 25 divisions du 1er groupe d'armée US de Patton stationnées dans le sud-est de l'Angleterre.

- C'est la clef dont nous avions besoin. Le vrai débarquement aura lieu dans le Pas-de-Calais et ils doivent à tout prix faire taire la batterie juste avant l'assaut.

La porte du bureau s'ouvrit. Il y avait un appel urgent pour l'Obersturmbannf˘hrer. Stroemulburg sortit.

- C'était Paris, dit-il, en revenant. La BBC a envoyé le message lançant l'opération : Salomon a sauté ses grands sabots, à 9 h 15, la nuit dernière.

Pendant quelques heures, le vendredi 9 juin, le colonel Alexis von Roenne, le hobereau de la Baltique qui dirigeait le service étranger des armées de l'Ouest, fut le pivot dont dépendit la bataille de Normandie. C'était par lui que passaient toutes les entreprises d'intoxication du plan FORTITUDE, avant d'atteindre le bureau d'Hitler, et son appréciation des événements était capitale aux yeux du F˘hrer.

Le premier rapport lui parvint ce jeudi-là de PAbwehr, à la Tirpitzstrasse.

C'était le résumé du message que Brutus avait envoyé la nuit d'avant. Il confirmait ce que von Roenne avait toujours dit à Rommel, à von Rundstedt et au quartier général d'Hitler depuis le 6 juin à midi. La Normandie était une diversion. Maintenant les troupes de Patton - ces troupes purement imaginaires ! - se mettaient en mouvement. Mais l'élément le plus décisif fut fourni par le fait que le message Salomon a sauté ses grands sabots avait été diffusé par la BBC. Kaltenbrunner avait donné la signification de ce message à von Roenne dès l'instant o˘ Stroemulburg lui avait révélé

qu'il avait été diffusé. Maintenant, von Roenne ne possédait pas seulement l'information selon laquelle une offensive aurait lieu dans le Pas-de-Calais, il savait avec précision quand elle aurait lieu.

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FORTITUDE

II passa un coup de fil à l'officier de renseignements personnel d'Hitler à

Berchtesgaden, le colonel Friedrich-Adolf Krummacher. Il venait de recevoir une information capitale, dit-il à Krummacher : un second débarquement allié sur une grande échelle allait être lancé à partir de l'Angleterre de l'Est. Il lui dit ensuite qu'on avait intercepté un message-radio de l'ennemi auquel il attachait ´ la plus grande importance ª. Il indiquait que les Alliés attaqueraient le lendemain 10 juin. Retirer l'infanterie et les blindés de la 15e armée du Pas-de-Calais śerait une folie ª. Von Roenne termina en priant Krummacher de dire au FiÔhrep d'annuler le Cas III A.

Le chef de l'état-major d'Hitler, le général Alfred Jodl, présenta lui-même la requête de von Roenne au F˘hrer lors de la première conférence stratégique de la journée, une demi-heure à peine après l'appel de von Roenne. Hitler fut impressionné, mais pas au point de changer d'avis. Il avait hésité longtemps avant de faire mettre le Cas III A à exécution. Il n'allait pas revenir sur sa décision sans y réfléchir. Les seigneurs de la guerre ne remportent pas la victoire en changeant constamment d'opinion. Il voulait étudier la chose. On en reparlerait à la conférence du soir.

Le soir du samedi 10 juin, Hitler prit son dîner végétarien habituel, puis il se retira dans le silence de son bureau. Par les fenêtres du Berghof, il pouvait admirer les sommets couverts de neige qui dominaient Berchtesgaden.

Ces montagnes faisaient partie de sa vie depuis qu'il avait écrit Mein Kampfdans un chalet situé non loin de sa luxueuse résidence actuelle.

Peu avant 22 h 30, le général Jodl interrompit ses méditations. Une dépêche venait d'arriver à l'instant de von Roenne. C'était le résumé du long message de Garbo envoyé le soir précédent. Hitler chaussa ses lunettes cerclées de fer et étudia ce que l'Espagnol avait décrit comme son plus important rapport. Il passait en revue toutes les formations militaires, réelles et imaginaires, que les trois agents de Garbo avaient repérées dans le sud-est de l'Angleterre. Pour la première fois, Garbo mentionnait des unités de débarquement attendant dans les eaux de la Deben et de POrwell. ÍI est parfaitement clair, concluait-il, que la présente attaque, bien qu'effectuée sur une grande échelle, est une opération de diversion faite dans le but d'établir

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une forte tête de pont afin d'attirer le maximum de nos réserves, et de pouvoir frapper ailleurs avec un succès assuré. ª

Une fois qu'il eut digéré le rapport, Hitler traça une marque au crayon vert en haut à gauche de la dépêche, pour indiquer qu'il en avait pris connaissance et la rendit à Jodl. quelques minutes plus tard, l'un des téléphones posés sur son bureau sonna : celui qui le reliait directement au Reichleiter SS Heinrich Himmler à la Prinzalbrechtstrasse. C'était par cette ligne qu'Himmler avait communiqué à Hitler une grande partie de ses cancans juteux, quand il intriguait inlassablement pour devenir le grand patron des services de renseignements du Reich. Ce soir-là, il confia à

Hitler le trésor le plus précieux que le RSHA avait découvert depuis qu'il en avait pris la tête, la diffusion par la BBC du message : Salomon a sauté

ses grands sabots, avec toute sa signification.

Maintenant, pour le F˘hrer, il n'y avait plus aucun doute. Parfaitement s˚r de lui, Hitler se rendit à la conférence du soir. Il annonça que la situation était claire. Un second débarquement était imminent. Le Cas III A était annulé. Il n'enlèverait pas la 15e armée de ses réserves. Au contraire, il les renforcerait. Il donna l'ordre que la lre panzer SS et la 116e panzer stoppent immédiatement. Elles prendraient position derrière le Pas-de-Calais. Plus tôt, ce jour-là, il avait ordonné que la 9e et la 10e panzer SS soient ramenées de Pologne en France. Elles seraient affectées à

la 15e armée. La fine fleur de la Wehrmacht devrait recevoir les divisions du 1er groupe de l'armée US de Patton, quand elles viendraient s'écraser contre son mur de l'Atlantique.

Une demi-heure plus tard, le télex annonça la décision d'Hitler d'annuler le Cas III A au quartier général de von Rundstedt à Saint-Germain-en-Laye.

Le texte en fut apporté par un secrétaire au chef des opérations de von Rundstedt, le général Bodo Zimmerman.

- Doit-on réveiller le maréchal? demanda le secrétaire, quand Zimmerman eut fini de lire le texte.

- A quoi bon, dit Zimmerman. Maintenant l'Allemagne a perdu la guerre.

L'opération FORTITUDE a réussi au-delà de ce que pouvait rêver de plus fou la petite bande d'Anglais qui l'avaient préparée dans leurs officines secrètes de Londres. Le 27 juillet 1944, presque huit semaines 499

FORTITUDE

anrès le débarquement en Normandie, il y avait plus d'hommes, plus de chars Plus de pièces d'artillerie amassés derrière les fortifications du mur de i'AUantique qu'il y en avait le jour J. La meilleure armée que "Allemagn possédai avec ses rangs intacts et ses canons muets anenStoufours un débarquement qui n'aura* jamais heu, figée sur place par une autre armée qui, elle, n'avait jamais existe.