- Oh oui ! répliqua l'autre aussitôt, j'ai une idée. Lui et Jepsen sont des amis d'enfance, n'est-ce pas? C'est Popov qui a recruté Jepsen. Supposons que Popov dise à son officier traitant que si la Gestapo ne rel‚che pas Jepsen et ne le ramène pas à Lisbonne, il est fini, lui, Popov.
Ridley se tourna vers Masterman.
- Je dois dire que cela confirme la peur que j'ai depuis qu'Himmler a pris le contrôle de l'Abwehr. Ce qui m'inquiète en ce moment, ce n'est pas Popov. Il est perdu. C'est la réaction de la Gestapo quand elle découvrira qu'un des précieux agents qu'elle a hérités de l'Abwehr travaillait pour nous. Est-ce qu'ils vont suspecter tous les autres ? Est-ce que nous allons perdre aussi Brutus et Garbo au moment o˘ nous avons le plus besoin d'eux ?
- Oui! dit Masterman, sinistre. Si nous les perdons tous les deux, nous perdons aussi le bénéfice de FORTITUDE et, sans doute, toutes nos chances de pouvoir débarquer sur le continent.
- Avant de partir en courant et d'avaler chacun notre pilule de cyanure, dit le représentant du Ml 6, puis-je préciser que les Allemands ont très peu de sources d'informations à leur disposition. Je ne pense pas que nous puissions convaincre Goering de prendre le risque d'envoyer un seul de ses avions de reconnaissance photographier les charmants décors que nous avons plantés pour son seul bénéfice dans le sud-est de l'Angleterre, même si nous lui envoyions une escadrille de Spitfires pour escorter son appareil à
l'aller et au retour. Nous avons dressé le plus somptueux des banquets imaginables là-bas et notre
315
FORTITUDE
principal invité semble ne pas vouloir venir dîner. La confiance qu'ils ont dans les rapports que leur envoient leurs agents dans ce pays devrait être plus grande qu'elle le paraît.
- Je suis tout à fait d'accord. - C'était l'Ecossais du Ml 5 qui supervisait les agents doubles. - La question n'est pas de savoir si Himmler et ses gens méprisent ou non l'Abwehr. Ils seront beaucoup plus soupçonneux s'ils apprennent que nous avons retourné Popov. Mais ils sont bien obligés de s'appuyer sur quelque chose pour se renseigner. En outre, de même qu'un cocu est le dernier du village à voir ses cornes pousser, de même un maître espion est la dernière personne à réaliser que son homme le plus précieux a été retourné.
Masterman eut un mouvement de tête brutal, comme si l'Ecossais était en quoi que ce soit responsable de la situation.
- C'est peut-être vrai, mais nous devons nous préparer aux dangers que nous ferait courir la perte de Garbo et de Brutus. Comment sortir de votre étable d'autres joueurs, Mutt et Jeff, Tate, Mullet, Puppet, Treasure?
- Gentlemen!...
C'était une fois de plus Ridley et T. F. était toujours fasciné par la manière dont cet homme pouvait imposer son autorité sans élever la voix.
- Gentlemen! Nous tournons en rond. Le débarquement, dois-je vous le rappeler, doit avoir lieu dans un mois à peine. Pour être convainquant, un agent double doit être soigneusement et patiemment préparé à sa t‚che pendant une longue période. Et un mois n'est vraiment pas ce que j'appelle une longue période. L'idée de promouvoir quelques-uns de nos autres agents ou de leur assigner un rôle plus important dans nos opérations, je suis contre. Il est évident, d'après ce que nous avons intercepté, que Garbo, Brutus et Tricycle jouissent d'une grande réputation auprès des Allemands.
Tricycle est maintenant perdu pour nous. Néanmoins j'incline à penser qu'il est non seulement plus facile mais plus s˚r et plus efficace de faire passer une opération d'intoxication par des filières éprouvées plutôt que d'utiliser une grande quantité de filières incertaines. Masterman demanda à
Ridley :
- Suggérez-vous que nous devons compter sur Brutus et Garbo et prier le ciel que les dég‚ts se limitent à Popov ?
- Non. Ce que je suggère, c'est que nous ne soyons pas pris de panique. De garder Brutus et Garbo au moins jusqu'à ce que ULTRA nous indique que les Allemands ont des doutes sur eux. Après tout, 316
Une toile d'araignée embrouillée
Garbo possède ce merveilleux réseau purement imaginaire disséminé dans tout le pays et nous avons placé Brutus à un poste o˘ il peut circuler librement en uniforme. Je partage cependant votre sentiment à tous que nous devrions introduire un nouveau pipe-line chez les Allemands. C'est une idée qui me hante jour et nuit depuis que j'ai appris qu'Himmler avait mis la main sur l'Abwehr. Maintenant, toute nouvelle filière que nous emploierons devra passer par le RSHA et non plus par l'Abwehr. Le peu de temps qui nous reste nous oblige à utiliser autre chose que des agents doubles. que faire ?
Ridley tira une longue bouffée de sa cigarette et renvoya la fumée par ses narines avant de continuer.
- Notre ami Ć ª, dit-il en se penchant légèrement en direction du représentant du Ml 6, a déjà quelqu'un en place qui pourrait nous être d'un secours considérable dans cette affaire. Cependant, je n'ai pas encore trouvé la manière d'introduire cet agent dans notre jeu. Il manque quelque chose, un rouage vital, une pièce qui achèverait tout le puzzle. Tout ce que je peux vous dire, c'est que nous redoublons d'efforts pour trouver ce chaînon manquant.
Aristide pédalait lentement dans la rue de Béthune, à Lille, à la recherche du café Sporting que le dernier message de Cavendish lui avait demandé
d'utiliser pour ses futures émissions. Il repéra le café, puis, respectant les consignes de sécurité du SOE, passa lentement devant, examinant les lieux du mieux qu'il pouvait à travers les vitres sales. Tout parut parfaitement normal à Aristide qui était épuisé et mourait de soif. Il fit demi-tour, gara sa bicyclette et entra.
Son message, déjà codé, se trouvait à l'intérieur d'un journal qu'il tenait à la main. Aristide avait encore le code personnel qu'on lui avait donné
quand il avait quitté l'Angleterre et qu'il avait utilisé avec le prédécesseur de Catherine. C'était un vieux code du SOE fondé sur un vers, en l'occurrence un vers de la chanson de Trénet Fleur bleue. Il codait et décodait toujours ses messages lui-même, il savait que la Gestapo n'avait pas pu faire parler l'opérateur-radio après son arrestation.
Le café était presque désert. Deux vieux étaient affalés à l'extrémité du comptoir sirotant leur bière, sans dire un mot, avec un air morbide. Le barman apparut.
317
FORTITUDE
- Un demi ! commanda Aristide.
Il l'avala d'un trait et en commanda un autre. Le barman lui jeta un regard amusé.
- Prenez-en un troisième, dit-il en lui présentant un autre verre.
Aristide l'étudia. Il manipulait le robinet à pression comme s'il avait fait ça toute sa vie. Il avait entre deux ‚ges, comme Aristide, avec un estomac protubérant qui témoignait que la mauvaise bière de l'Occupation n'avait pas rebuté sa soif.
Aristide lui fit un signe de la tête. Le barman sortit de derrière le bar, donnant à contrecour un coup de torchon sur le zinc et s'avança vers lui.
- René?
- Ouais, répondit l'homme sans même le regarder.
- Savez-vous o˘ je peux me procurer des asticots ?
Cette fois-ci René leva les yeux vers lui. Il eut un moment d'hésitation.
L'homme était sur ses gardes. Il scruta le visage d'Aristide, puis se plaça en face de lui, son énorme avant-bras appuyé sur le comptoir, comme s'il allait lui dire à quel endroit de la Lys on trouvait du poisson.
- On ne vend pas d'asticots, dit-il. Mais il y en a au café du Commerce.
Aristide montre d'un coup d'oil l'exemplaire du Phare de Calais qu'il avait déplié et posé sur le bar.
- Il y a un message pour Londres, page trois. Pouvez-vous l'envoyer rapidement ?
- Je ne sais pas, souffla René. Je ne fais que les passer. Aristide apprécia la réticence de l'homme. On savait ce que c'était la sécurité, ici.
- Page quatre, il y a une annonce pour Chez Jean, rue Darnel. Et un numéro de téléphone marqué à l'encre. C'est mon contact. Si vous avez besoin de moi vous n'avez qu'à appeler et dire à la personne qui vous répondra : ´
René a appelé de Lille pour dire que la truite mord. ª Je viendrai voir ce qui se passe.
Aristide but une gorgée de bière.
- Ne perdez pas ce numéro, dit-il. Londres peut avoir quelque chose d'important pour moi.
René approuva. Aristide ne s'occupa plus du journal, le barman jeta un torchon dessus, et passa derrière le comptoir.
- J'ai quelque chose à vous dire, annonça-t-il à l'adresse des 318
Une toile d'araignée embrouillée
vieux. Le gars, en bas de la rue, il a pris trois truites en une heure à
Armentières. Juste au bord de la nationale 42, sous le pont de Nieppe.
Aristide lui fit un geste dans la glace.
- Merci, dit-il. Je vais y jeter un coup d'oeil.
Il acheva son demi et regagna son vélo, en se demandant o˘ il pourrait bien se reposer avant de repartir pour Calais.
En se promenant à travers Saint James Park, T. F. était encore sous le charme de la Table Ronde des Chevaliers du Renseignement. Ridley, comme toujours, avait voulu rentrer à pied à leur quartier général souterrain. En traversant le parc, T. F. se décida à lui poser une question.
- Je suis au courant du rôle que joue Garbo dans notre projet.
Ét, depuis cet après-midi, de celui de Tricycle ou de ce qui était le sien ª, se dit-il. Mais Brutus, votre troisième agent, demeure pour moi un mystère.
- Ah! dit Ridley, comme s'il regrettait cette faille dans les connaissances de son subordonné. C'est un type remarquable. Un Polonais. Il était pilote de chasse dans son pays avant-guerre. Il est arrivé à Paris juste au moment o˘ les Allemands venaient d'envahir la Pologne, c'est pourquoi ils n'ont pas pu lui mettre la main dessus. Il est resté en France après la défaite et avait formé un réseau pour le Ml 6. Un sacré bon réseau, jusqu'à ce que, comme il arrive toujours dans ce genre de truc, l'Abwehr l'ait pénétré et arrêté, je crois, soixante-quatre d'entre eux.
- Comment a-t-il pu venir de Paris jusqu'ici ?
- C'est une drôle d'histoire. Le chef de l'Abwehr qui les avait arrêtés fut stupéfait de découvrir, à partir de documents qui lui étaient tombés entre les mains, le boulot extraordinaire qu'ils avaient fait. Il fit parvenir tout ça au vieux Stulpnagel, le commandant en chef en France occupée, en lui disant : ´ Regardez quel type merveilleux je suis ! J'ai piqué tout ce réseau. Vous devriez me donner une médaille. ª
Ridley se mit à rire. Rien ne l'amusait plus que de constater la bêtise de ses ennemis.
- Le vieux Stulpnagel explosa. Il était prêt à faire fusiller le type de l'Abwehr sur-le-champ. Il était dans une rage folle. Ćomment ? hurla-t-il. Les Britanniques ont réussi à implanter ces espions derrière 319
FORTITUDE
nos lignes et vos bouffons de l'Abwehr sont incapables de le faire en Grande-Bretagne? ª Bref, cela donna au type de l'Abwehr ce qu'il pensa être une bonne idée. Śi ce Polonais est si fort que ça, se dit-il, pourquoi ne pas le faire travailler pour nous ? ª II est allé le voir à la prison de Fresnes. Écoutez, lui a-t-il dit, j'ai des nouvelles plutôt mauvaises en ce qui vous concerne. Notre tribunal militaire va s˚rement vous condamner à
mort. Mais, d'un autre côté, je vous apporte une bonne nouvelle. Je sais comment vous sauver du poteau d'exécution. ª
- Le Polonais a été d'accord ?
- Grands dieux, non! Il y a eu un véritable marchandage. Finalement, il a accepté, si, en retour, les Allemands l'assuraient qu'ils épargneraient la vie des soixante-trois Français qui avaient été arrêtés avec lui. L'homme de l'Abwehr était ravi, car cela lui donnait une sorte de garantie. Ils s'arrangèrent pour organiser un simulacre d'évasion et le Polonais partit.
- qu'est-ce qui s'est passé quand il est arrivé ici?
- Il s'est révélé d'une importance considérable pour nous. Nous savions que les Allemands lui faisaient confiance. Contrairement aux autres de nos agents, c'était un officier de l'armée régulière. Nous en avons fait un officier de liaison polonais pour notre premier Groupe d'armée américaine fantôme. Il s'est promené partout. Et il pouvait rapporter aux Allemands tout ce qu'il voyait.
- C'est fascinant, dit T. F.
Puis, après avoir fait quelques pas, il s'arrêta et se tourna vers Ridley.
- Colonel, tôt ou tard les Allemands vont se rendre compte que votre Polonais leur a menti, non ?
- Je suppose que oui.
- qu'est-ce qui va arriver aux soixante-trois Français qu'ils tiennent en otages ?
Ridley ne répondit pas tout de suite. Il regarda T. F., les yeux à moitié
fermés, avec un sourire en coin.
- qui sait? Espérons que lorsqu'ils apprendront qu'ils ont été dupés, ils auront l'esprit à autre chose.
Ridley se remit à marcher et posa une main amicale sur l'épaule de T. F.
- Si je ne suis pas indiscret, vous me semblez très attiré par notre chère Miss Sebright. 320
Une toile d'araignée embrouillée
- C'est une fille vraiment fascinante, - c'était son mot - dit T. F. en rougissant.
- Ma femme et moi l'avons invitée à la campagne pour le week-end. Peut-être voudrez-vous vous joindre à nous? Cela nous permettra de bavarder plus longuement et de mieux nous connaître.
Catherine regarda à l'intérieur du tabac qui fait l'angle de la rue Saint-André-des-Arts et de la rue des Grands-Augustins, avec la même attention disciète qu'Aristide avait montrée pour le Sporting de Lille. Il était presque désert. Une femme - sans doute une putain - regardait les passants avec une expression tellement renfrognée et hostile que Catherine se dit qu'il fallait qu'un type en ait vraiment envie pour coucher avec elle.
Le spectacle qu'offrait Paris était très différent de celui de Calais, o˘
on avait l'impression que la moitié des passants étaient des Allemands.
Ici, il n'y avait pas un uniforme en vue. Elle continua son chemin pendant une centaine de mètres, contempla quelques objets dérisoires dans la vitrine d'un brocanteur, puis remonta la rue jusqu'au bar. La putain ne lui jeta même pas un coup d'oil quand elle entra et s'assit au comptoir.
Apparemment, elle ne craignait pas la concurrence. Catherine commanda un verre de vin qu'elle but en réfléchissant. Elle n'était manifestement pas à
sa place dans ce café. Il valait mieux qu'elle fasse ce qu'elle avait à y faire et parte le plus vite possible. Elle sourit au barman.
- Je voudrais dire bonjour à M. Besnard, dit-elle. L'homme la regarda d'un air indifférent.
- Il n'est pas là. Revenez vers six heures. Peut-être que j'aurai de ses nouvelles d'ici là.
Catherine retourna à son verre de vin et le barman à ses affaires. Si ce qu'elle lui avait dit l'avait intéressé, il n'en laissait rien paraître.
Elle acheva son verre et s'apprêta à sortir. Elle fut alors saisie par une de ces impulsions enfantines qui la prenaient parfois et que, pendant des années, ses parents, ses amis et ses amants lui avaient conseillé de refréner. Elle fit un signe au barman.
- Dites à M. Besnard, lui souffla-t-elle, que Mme Dupont attendra M. Dupont au même hôtel o˘ ils sont descendus, il y a quelques semaines.
321
FORTITUDE
Satisfaite d'elle-même, elle sortit. La rue de l'Echaudé n'était qu'à
quelques minutes de là. quand elle poussa la porte de l'hôtel, elle fut frappée par l'odeur de vieille cire qui émanait des boiseries et elle entendit les jappements de Napoléon, l'horrible caniche de la patronne. Il e˚t été abusif de comparer le sentiment qu'elle éprouva en entrant dans cet hôtel sordide à celui qu'elle avait en revenant chez elle pour les vacances quand elle était pensionnaire chez les religieuses ; et pourtant, au souvenir des moments inoubliables qu'elle y avait passés, elle fut envahie d'un immense plaisir.
La patronne, toujours aussi peinturlurée que la première fois, était assise dans sa loge à côté de l'escalier. Elle ne reconnut pas Catherine, mais pourquoi l'aurait-elle fait? Le trafic dans son établissement n'arrêtait pas et, avec le printemps, il avait encore augmenté. Elle prit les billets que Catherine lui donna avec un signe de satisfaction et décrocha une clef du tableau.
- Madame attend quelqu'un ?
C'était une constatation plutôt qu'une question. Le seul péché qu'elle était prête à condamner était le fait de dormir seule sous son toit.
- Je l'espère, dit Catherine en se dirigeant vers l'escalier aux marches usées.
Elle se disait à voix basse : ´ Mon Dieu, qu'est-ce que je vais faire, si c'est un autre M. Besnard ? ª
Hans Dicter Stroemulburg, lui, se disait qu'essayer de deviner ce que cachaient les manières doucereuses de son subordonné, le docteur, était aussi difficile que de trouver des edelweiss sur la Zugspitze au mois d'avrij. Pourtant, en cet après-midi de mai, un sentiment évident d'autosatisfaction se peignait sur les traits du docteur. Stroemulburg était intrigué. Si intrigué qu'il posa de côté l'objet qu'il était en train de contempler quand le docteur était entré dans son bureau : un vase en porcelaine de Sèvres du xvme siècle qu'il avait confisqué dans l'appartement d'un homme d'affaires juif de Neuilly. Se renversant dans son fauteuil, il sourit gentiment au jeune linguiste.
- Etes-vous tombé amoureux, lui demanda-t-il, ou la mine que vous avez est-elle due à quelque bonne bouteille que vous avez bue à déjeuner?
I
Une toile d'araignée embrouillée
Le docteur, qui fuyait l'alcool aussi assid˚ment qu'il pratiquait l'abstinence sexuelle, fit une grimace.
- Ni l'un ni l'autre, dit-il. C'est que le tigre commence enfin à sortir de la forêt, là-bas dans le Nord.
Stroemulburg ne comprit pas l'allusion.
- Vous vous souvenez de l'opérateur du SOE, ce Wild, que nous avons capturé
au mois de mars ?
- Ce salaud qui a essayé de nous avoir avec ce double signe de sécurité
qu'ils ont mis au point ? Bien s˚r, je m'en souviens !
- Rappelez-vous aussi le piège que nous avons décidé de tendre dans un café
de Lille, en utilisant son radio comme un app‚t.
- Ah ! Il y a eu aussi cette affaire terrible avec les deux terroristes qui se sont suicidés avant qu'on puisse les prendre. La mémoire revenait à
Stroemulburg.
- qu'est-ce qu'on a fait depuis ?
- Je m'en suis occupé, il y a environ trois semaines. Nous avons fait savoir à Cavendish que Wild avait d˚ se planquer, en raison des coups que nous avions portés à son réseau, vous vous souvenez ?
Stroemulburg fit signe que oui.
- J'ai envoyé un message à Londres disant que je - enfin que Wild avait raccommodé ce qui restait du réseau. Nous avons échangé quelques messages, puis j'ai demandé qu'ils envoient des armes. Pas beaucoup, six containers seulement, mais ils ont marché, ce qui prouve qu'ils ne se doutent de rien.
Stroemulburg croisa ses doigts derrière sa nuque, laissant le docteur détailler par le menu son petit triomphe.
- Ce matin, un homme est venu au café de Lille. Il a donné le bon mot de passe et laissé un message pour Londres. Stroemulburg se redressa en entendant le docteur.
- Maintenant, dit-il, les choses deviennent intéressantes. Manifestement notre ami Cavendish ignore que c'est nous qui émettons.
- Le message que cet homme a laissé était en code.
- Naturellement.
Le docteur rayonnait. Ce n'était pas son habitude.
- Nous possédpns le code. Il appartient à un agent de Calais. Berlin l'a ćassé ª il y a six mois.
- Cavendish leur a dit de se replier sur Lille parce qu'il sait que nous les avons repérés. Faites-moi voir ce message !
Le docteur, comme un élève montre à ses parents un excellent carnet de notes, tendit une feuille à son supérieur. Le texte disait : 322
323
FORTITUDE
Áristide à Cavendish. Denise partie pour Paris comme ordonné. STOP.
Apporte plan détaillé sabotage. STOP. Pris contact Calais avec barman pour communications ultérieures. ª
- Il y a autre chose...
Il n'y aurait donc pas de fin à toutes ces informations juteuses que le docteur avait à donner aujourd'hui? Stroemulburg fit signe à son subordonné
de continuer.
- L'opérateur-radio de Gilbert vient de recevoir un message de Londres.
Gilbert doit l'avoir à présent entre les mains. On lui demande de donner une priorité absolue à l'embarquement d'un agent nommé Denise dans le prochain Lysander à destination de Londres.
- Cette nouvelle, mon cher, n'est pas aussi bienvenue que vous semblez le penser, déclara Stroemulburg. «a veut dire que nous ne verrons pas le plan de sabotage dont parle le message de Lille qui doit passer par le courrier de Gilbert. Cette Denise l'emportera s˚rement avec elle à Londres.
- On peut la prendre avant son départ.
- Je m'en charge.
Stroemulburg se leva et se mit à arpenter le magnifique parquet de son bureau dont les fenêtres donnaient sur l'avenue Foch. Le gazon des contre-allées était d'un vert éclatant sous le soleil du printemps, comme lefainvqy d'un terrain de golf. Un groupe d'enfants y jouaient sous le regard vigilant de leur nurse ou de leur mère. ´ quatre années d'occupation ne semblaient pas avoir affecté les habitudes de ces grands bourgeois ª, se dit Stroemulburg, en les regardant. Il resta là un moment, les mains derrière le dos, tapotant le parquet de son pied, réfléchissant au délicat problème que soulevait ce que le docteur venait de lui apprendre.
- La première chose à faire est d'envoyer le message du type de Lille à
Londres dans notre prochaine émission. Nous ne devons pas attirer les soupçons de Cavendish. Encore que je n'aie jamais pensé que les soupçons inquiètent beaucoup l'esprit un peu naÔf de notre ami.
- J'ai cherché le numéro de téléphone à Calais que leur agent a laissé au bar. C'est celui d'un autre café. On devrait le mettre sous surveillance.
- Certainement pas ! C'est la dernière chose à faire. Stroemulburg parlait au docteur avec une certaine indulgence, en raison des succès dont, aujourd'hui, il lui faisait part.
- Pourquoi leur donner l'alarme? Si Londres répond, il le fera avec l'ancien code. Cavendish nous passera directement l'information.
324
Une toile d'araignée embrouillée
II retourna à son bureau et reprit le vase de Sèvres qu'il était en train d'admirer quand le docteur était arrivé. Des chérubins et des faunes dansaient une ronde autour d'une jeune fille aux charmes rebondis étendue sur l'herbe, dans un médaillon qui ornait le vase.
- quelle belle pièce! On m'a dit que c'était un cadeau de Louis XV à une de ses maîtresses.
- Comment l'avez-vous eu ? demanda le docteur. Stroemulburg haussa les épaules.
- Par un gentilhomme qui n'en avait pas besoin là o˘ il allait. Il posa le vase sur son bureau avec un soin amoureux.
- Si seulement cette Denise arrivait ici au lieu d'en partir, notre existence en serait simplifiée, soupira-t-il. Je ne vois pas comment intervenir quand ce Lysander atterrira, sans compromettre Gilbert. Peut-on ficher en l'air l'opération de renseignements la plus efficace que nous avons mise sur pied, pour un simple projet de sabotage dont nous ignorons totalement l'objectif?
- Calais est un endroit vital pour leurs plans de débarquement. S˚rement.
- Je suis d'accord avec vous. Mais supposez que nous les arrêtions sur le terrain et que nous découvrions que ce sabotage ne concerne que quelques trains de marchandises sur la ligne de Calais à Lille ? qu'est-ce que nous aurions gagné ?
Le docteur avait assez l'expérience de son patron pour ne pas répondre à
cette question. Stroemulburg ricana.
- Je vais vous dire ce que nous aurions gagné. Une ou deux crises cardiaques chez les gens de Berlin.
Il prit une cigarette dans un coffret en argent, en tapa l'extrémité sur son bureau et l'alluma.
- Peut-être que la solution du problème est là. Pourquoi ne pas en parler à
Herr Kopkow et le laisser décider? Si ça ne marche pas, notre brillant expert en contre-espionnage en supportera toute la responsabilité.
Catherine s'appuya contre la fenêtre de l'hôtel, croisa les bras et se mit à méditer, tout en observant les gens qui passaient rue de l'Echaudé. Ils semblaient marcher d'un pas plus léger que lorsqu'elle les avait vus la dernière fois par cette même fenêtre et ils avaient l'air 325
FORTITUDE
moins abattus et inquiets. Etait-ce parce que le jour de la Libération approchait? Ou parce que c'était le printemps, ce printemps parisien qui est comme une promesse pour les êtres les plus déshérités? L'appartement d'en face était fermé. Elle avait gardé dans l'esprit l'image de cet homme que les Allemands avaient embarqué dans une voiture en pleine nuit. O˘
pouvait-il être, maintenant?
- Un coup frappé à sa porte l'interrompit dans ses pensées. Elle se raidit, puis se mit à sourire,
- qui est-ce ?
- M. Dupont.
- Entrez, monsieur Dupont ! cria-t-elle à travers la chambre.
Ce n'était pas une erreur : c'était bien M. Dupont. Le ´ vrai ª. Paul se tenait devant elle, avec sa chevelure ch‚tain, ses yeux o˘ se mêlaient la malice et la mélancolie; ce Paul à qui elle avait pensé si souvent au cours de ses nuits solitaires à Calais ; avec la même veste de tweed et le même foulard dont l'élégance incongrue l'avait frappée lors de leur voyage à
Paris. Ils se regardèrent comme le font tous les amants après une longue séparation, puis sans un mot se jettèrent dans les bras l'un de l'autre.
Paul la serra contre lui et l'embrassa avidement comme s'il avait voulu tirer du fond de son être toute son ‚me et la fondre avec la sienne.
- Mon Dieu ! dit-il en s'écartant d'elle, j'avais peur de ne plus jamais vous revoir.
- Pourquoi ? souffla-t-elle. - II y avait dans sa voix comme une sagesse millénaire - Moi, je savais que nous nous reverrions.
- Il se passe tellement de choses dans le monde o˘ nous vivons !
Je...
- Paul, dit-elle, en posant un doigt sur ses lèvres, pourquoi parler ?
Jamais, dans toute sa vie, Catherine n'avait fait l'amour avec une telle précipitation et une telle intensité. Sans préliminaires. Il n'y en avait nul besoin. Leurs vêtements volèrent à travers la chambre. Ils avaient une folle envie d'être nus, de s'étreindre avec une frénésie bestiale.
Lorsqu'ils furent apaisés, Paul commença à parcourir ses seins de baisers.
Il resta encore en elle, la recouvrant de son corps, puis il roula sur le côté. Ils demeurèrent ainsi un moment, partant à la découverte de leur intimité qu'ils avaient presque oubliée. Bientôt, elle sentit que Paul la pénétrait de nouveau. Cette fois, ils firent l'amour plus paisiblement, plus langoureusement, prolongeant l'échéance de leur plaisir. Catherine poussa alors un cri de triomphe et de ravisse-326
Une toile d'araignée embrouillée
ment, comme les autres femmes fréquentant cet hôtel devaient peu souvent en connaître.
Ils s'endormirent ensemble. quand l'ombre du soir s'étendit dans la chambre, ils sortirent de leur sommeil. Le contenu des poches de Paul jonchait le sol, ses clefs, son portefeuille, son argent, ses tickets de métro. En l'aidant à les ramasser, Catherine trouva une photographie fanée : celle d'un ch‚teau du xixe siècle.
- qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
- L'endroit o˘ je suis né.
- Il est à vous ?
- Il appartient à ma famille.
- Mon amant fait donc partie de la noblesse ?
- Oh, non ! dit Paul en riant. Vous êtes la maîtresse d'un voyou, ce qui est beaucoup plus amusant et plein d'imprévu.
quand ils eurent fini de mettre un peu d'ordre dans la chambre, ils se jetèrent sur le lit.
- Bon Dieu, dit Paul, quel dommage que vous ne soyez pas venue quarante-
huit heures plus tard !
- Ce que vous dites est bizarre, fit Catherine avec une moue. Surtout après l'accueil que vous m'avez réservé.
- Si vous étiez venue deux jours plus tard, la lune aurait changé et j'aurais eu une bonne excuse pour vous faire rester trois semaines de plus.
Le Lysander arrive demain. C'est le dernier avant la nouvelle lune et j'ai reçu un message de Cavendish cet après-midi. Il veut que vous partiez tout de suite. Nous devons aller sur un terrain près d'Amboise, pas plus loin que celui o˘ vous avez atterri. Il vaudrait mieux que vous y alliez toute seule. Je dois convoyer un pilote américain et cela peut poser des problèmes. Ces sacrés Américains ne parlent pas français et ils ressemblent à des Français autant qu'à des Zoulous. Gare si la Gestapo fait un contrôle dans le train !
- que voulez-vous que je fasse ?
- C'est tout simple. Il y a un train à 9 heures pour Amboise, à la gare d'Orsay. Prenez-le. La dernière visite du ch‚teau se termine à 16 h 15.
Emportez Je Suis Partout avec vous. Un de mes hommes viendra vous voir et vous dira : Śi Charlotte de Savoie était aussi belle que vous, Louis XI était un homme sage. ª Vous lui répondrez : ´ Vous m'offrez un ch‚teau ? ª
Puis vous le suivrez. Il vous amènera à une planque à proximité du terrain.
- C'est aussi simple que ça?
327
FORT1TUDE
- Ma chérie, dit Paul en la prenant par les épaules, croyez-moi, mon petit service d'avions-taxis est plus s˚r que l'était Air France avant la guerre.
Si T. F. O'Neill avait d˚ imaginer le plus typique des week-ends dans le plus typique des paysages de la campagne anglaise, il n'aurait pu trouver un meilleur modèle que celui qu'il passait à Clairborn, dans la propriété
que possédait sir Henry Ridley dans le Sussex. On y venait par le train. Un train sorti tout droit de l'un de ces films policiers d'avant-guerre, avec ses voitures grinçantes, ses compartiments s'ouvrant directement sur le quai, ses capitonnages usés sentant la poussière et le tabac, ses appuis-tête crasseux accrochés aux banquettes, et son éternel agent de change à
chapeau melon plongé dans la lecture du Times dans un coin du compartiment.
La campagne était verdoyante, pleine des promesses du printemps, mais ce gentil paysage était traversé par des convois kaki se dirigeant vers le Channel et rappelant quel printemps très particulier c'était là.
Lady Gertrude les attendait à la gare, à côté d'une Bentley. Elle et Deirdre parlèrent d'une foule d'amis, de relations et d'ennemis communs.
Aussitôt arrivés à Clairborn, Ridley avait insisté pour que T. F. enfile une paire de vieilles bottes et vienne patauger dans sa propriété, contempler les murs de Cowdray Castle, le progrès des azalées, écouter le chant d'un éventuel martin-pêcheur. De retour, ils s'étaient assis au coin du feu, buvant un whisky and soda tiède, une aberration bien anglaise que T. F. commençait à apprécier, et avaient écouté les émissions de la BBC. Le dîner avait obéi au cérémonial traditionnel de la vieille Angleterre. Les plats étaient accompagnés de légumes qui, comme Ridley l'avait fait remarquer, venaient de son jardin, et d'un ch‚teau ausone 1934 qu'il était allé chercher lui-même dans sa cave. Deirdre était assise en face de T. F.
Il la regardait à la dérobée. A la lueur des bougies, ses yeux semblaient iridescents. Elle était vêtue, comme toujours, avec une étonnante simplicité, ayant pour seul bijou un rang de perles autour du cou, les lèvres à peine fardées. Chacun de ses gestes dénotait une calme assurance.
En la regardant manger sa crème renversée, T. F. était fasciné. Il avait remarqué avec satisfaction
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Une toile d'araignée embrouillée
que sa chambre était juste en face de la sienne et il s'imaginait déjà avec elle.
Ridley parlait. En dehors de son bureau, o˘ de terribles inquiétudes le plongeaient dans un sombre silence, il devenait un homme aux manières pleines de charme qui se complaisait à raconter des histoires.
- Je dois vous rapporter une anecdote assez cocasse et, surtout, ma chérie, dit-il à sa femme, ne la répétez à personne ! Il poussa sa chaise en arrière et regarda le plafond.
- Cela remonte à 1943. Nous avions un truc au War Office qu'on appelait l'Inter Services Security Board. Il y avait là des gens qui détenaient tous les noms de code que nous utilisions pour nos opérations. Ils les distribuaient quand ces opérations étaient mises sur pied.
Il sourit en pensant à la suite.
- Un jour, dit-il en regardant T. F., le représentant de Freddy Morgan...
Morgan dirigeait le COSSAC, les gens qui préparaient les plans du débarquement... il me dit : ´ Maintenant les plans sont enfin achevés et Morgan veut avoir un nom de code. Voulez-vous prendre contact avec l'ISSB
et voir ce qu'ils suggèrent? ª Je suis donc allé trouver le major qui était responsable. Il m'a dit : ´ Je suis épouvanta-blement désolé, mais je crains qu'il n'y ait qu'un seul nom de code disponible actuellement. ª Je lui ai demandé lequel. Vous savez ce qu'il m'a répondu ? ´ Mothball ' ª. Je lui ai dit que ça me semblait plutôt un drôle de nom de code pour l'opération la plus importante de la guerre. ´ Je sais bien, dit-il, mais c'est tout ce que nous avons. Tous les autres sont pris. ª Je suis allé
voir Freddy Morgan et je lui ai dit : ´ MOTHBALL semble être le seul nom de code qu'ils ont. ª ´ Mon cher ami, dit-il, Winston n'aimera pas ça du tout.
ª quand Morgan est revenu une demi-heure plus tard, il avait l'air plutôt chagriné. Je lui ai demandé ce qu'il s'était passé. Il m'a dit : Će que je craignais. Winston a sauté au plafond. Il m'a hurlé au visage que si ces dingues ne pouvaient pas me donner un autre nom, il allait en trouver un lui-même. ª Puis il a réfléchi et m'a dit... ÓVERLORD ! Nous l'appellerons
OVERLORD2. ª
Ridley sourit en se souvenant de l'affaire.
- C'est pourquoi, mon cher major, vous raconterez, un jour, à vos petits-enfants que vous avez participé à une opération qui 1. Boule de naphtaline (N.d.T.).
2. Suzerain (N.d.T.
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FORTITUDE
s'appelait OVERLORD et pas MOTHBALL. Imaginez les futurs historiens parlant avec un grand sérieux de l'opération MOTHBALL ! Il s'adressa par-dessus la table à lady Gertrude.
- Dites-moi, ma chère, pourquoi n'iriez-vous pas prendre l'air, pendant que le major et moi irions boire un porto dans la bibliothèque ?
´ Même dans des circonstances aussi intimes que ce soir, pensa T. F., les Britanniques tiennent à respecter leurs coutumes d'après le repas. ª
Ridley conduisit T. F. dans sa bibliothèque lambrissée, à peine éclairée.
C'était manifestement le sanctuaire de Ridley, o˘ personne n'entrait sans y être invité. Un feu br˚lait dans l'‚tre. Sur la cheminée, il y avait une peinture à l'huile représentant un gentleman en robe noire qui portait un regard désapprobateur sur la salle.
- Un de vos ancêtres ? demanda T. F.
- Mon grand-père. Lord Chief Justice avant la Première Guerre mondiale. Il a eu une belle mort. Une attaque cardiaque en chassant le coq de bruyère dans les landes d'Ecosse, un matin d'ao˚t.
L'Anglais prit un coffret laqué en bois de rosé sur une étagère de sa bibliothèque.
- Un cigare ? dit-il en passant le coffret à T. F.
Će sont des havanes d'avant-guerre ª, se dit ce dernier, en acceptant.
Ridley prit un cigare, en trancha soigneusement l'extrémité avec un coupe-cigares et se tourna vers son invité pour qu'il l'allume. Il tira ensuite d'un buffet une carafe de cristal et emplit deux verres de porto.
- A votre santé, dit-il à T. F. Puis-je vous dire, une fois de plus, le plaisir que j'ai à vous avoir parmi nous ? T. F. rougit et leva son verre à
son tour.
- A la vôtre ! dit-il. C'est un honneur pour moi de travailler avec vous, Sir.
Ridley lui désigna d'un signe de la main un de ces gros fauteuils de cuir qui se trouvaient devant la cheminée et, amicalement, l'invita à
s'asseoir.
- J'aimerais vous raconter une autre histoire, major.
Il y avait quelque chose dans le ton de Ridley qui laissa entendre à T. F.
que c'était seulement pour cet entretien au coin du feu qu'il avait été
invité à ce week-end, à cette agréable promenade, à ce charmant dîner.
- Je crains que ce ne soit pas aussi amusant que ce que je vous ai 330
Une toile d'araignée embrouillée
dit à propos d'ovERLORD, mais cela ne manque pas d'intérêt en ce qui concerne le travail que vous faites... A l'automne de 1942, vous autres Américains aviez une importante force d'intervention, la Task Force 34, pour protéger les troupes de Patton qui allaient débarquer en Afrique du Nord.
Ridley but une gorgée de porto, la savoura un moment, puis continua.
- Gr‚ce au service ULTRA, nous avons repéré une meute de huit sous-marins allemands basés au sud des Canaries pour couper le chemin aux convois américains en route pour Casablanca. S'ils les avaient attaqués, c'aurait été un désastre. Nous avions alors un convoi de SL125 qui rentrait, en suivant de la côte atlantique, de la Sierra Leone. Nous savions que certains de nos codes maritimes avaient été déchiffrés par les Allemands.
T. F. posa délicatement son verre de porto sur la table à côté de son fauteuil, comme si le moindre bruit ou le moindre mouvement avait pu recouvrir la voix sonore de Ridley. Ć'est une parabole, se disait-il, pas une histoire et j'ai l'impression que c'est une leçon qui m'est destinée. ª
- Nous nous sommes arrangés pour communiquer avec ce convoi en code, lui demandant de nous faire connaître sa position. Le résultat fut tel que nous l'attendions : les sous-marins allemands interceptèrent le message et firent route vers le sud. Ils se jetèrent sur nos b‚timents comme des chiens et coulèrent treize navires en trois jours. Pendant ce temps-là, la Task Force de Patton continuait sa route sans danger.
T. F. était trop étonné pour parler. Ridley siffla son porto et contempla les flammes qui dansaient dans la cheminée. T. F. se demandait s'il pensait aux marins anglais qu'il avait ainsi sacrifiés dans ces eaux infestées de l'Atlantique Sud.
- Seigneur! dit-il finalement. Combien d'hommes avez-vous perdus ?
- Des centaines.
Ridley continuait de regarder le feu d'un air morose.
- La guerre consomme autant de vies humaines qu'un haut-fourneau consomme de charbon. Si les treize transports de troupes de Patton avaient été
coulés, combien de centaines de GI's auriez-vous perdus ? Les Allemands auraient compris que vos convois arrivaient et, qui sait ? peut-être que le débarquement à Casablanca n'aurait pas pu avoir lieu.
331
FORTITUDE
Ridley soupira.
- Si je vous dis ça, major, c'est parce que je suis s˚r que vous commencez à comprendre que vos supérieurs de Washington vous ont entraîné dans un sale univers. Connaîtriez-vous par hasard Malcolm Muggeride ?
- Non, dit T. F. Ce nom ne me dit rien.
- C'est un type qui écrit. Personnellement, je me fiche de lui. Mais il a dit quelque chose, l'autre jour, sur les gens de l'OSS qui m'a plutôt frappé. J'espère que vous ne vous offenserez pas si je vous le répète. Ils sont comme des jeunes filles en fleur, a-t-il dit, qui sortent du couvent, toutes fraîches et innocentes, pour entrer dans ce bordel que sont nos services de renseignements.
T. F. éclata de rire.
- Vous devez convenir que cette description est exacte. Ridley sourit, les yeux à demi fermés.
- Vous savez, le Renseignement exige tellement de tromperies, de mensonges, de trahisons qu'il pervertit inévitablement l'esprit de ceux qui s'y livrent. C'est un monde dans lequel je suis empêtré depuis la Première Guerre mondiale et je dois vous dire que je n'y ai jamais rencontré
quelqu'un en qui je puisse avoir entièrement confiance.
L'Anglais, maintenant, ne souriait plus et T. F. eut une étrange pensée. Ávait-il jamais vu vraiment la couleur de ses yeux? ª
- Mais je dois aussi vous dire que je suis convaincu de la nécessité de ce que nous faisons. Entièrement. Totalement. Excusez-moi un instant !
Ridley se leva de son fauteuil, se dirigea vers une étagère de sa bibliothèque et en sortit un livre à la couverture bleue délavée. Il revint vers T. F. en feuilletant les pages.
- C'est, je crois, ce que vous Américains appelez \myearbook. Un souvenir de ma promotion à Eton.
Il le passa à T. F. qui contempla ces visages imberbes et innocents des jeunes gens pleins d'assurance avec leurs chapeaux hauts de forme et leurs cols blancs.
- C'étaient les garçons avec lesquels j'étais au collège. Mes plus chers amis, dit Ridley, en reprenant le livre et en le refermant d'un coup sec.
quatre ans après que ces photos ont été prises, les trois quarts d'entre eux étaient morts. Massacrés dans cette boucherie insensée qu'a été la bataille de la Somme.
Ridley s'enfonça de nouveau dans son fauteuil. Il semblait un peu plus calme que lorsqu'il s'était levé.
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Une toile d'araignée embrouillée
- Horace Walpole ' s'est demandé, un jour, quel était l'homme le plus vertueux : celui qui engendre vingt b‚tards ou celui qui sacrifie cent mille existences ? Nous engendrons notre part de b‚tards dans le travail qui est le nôtre. Mais si le prix que nous payons nous permet d'éviter le massacre imbécile d'une foule d'Anglais et d'Américains, cela vaut bien pour moi les mensonges les plus vils et les actes les plus perfides.
Ridley but une autre gorgée de porto.
- Vous m'avez parlé, l'autre jour, de ce qui pourrait arriver aux collègues français de Brutus si les Allemands se rendaient compte qu'il leur a menti.
Très franchement, je n'en sais rien. Mais il faut se rappeler qu'ils étaient tous volontaires pour servir d'espions et qu'ils étaient pleinement conscients du sang qu'il faudrait verser s'ils étaient pris. A tout prendre, nous leur avons donné trois ans de vie supplémentaires. Mais ce que je sais, c'est que si un homme comme Brutus échoue à persuader les Allemands de nos mensonges, le prix à payer en vies humaines sera infiniment plus lourd que celles de soixante Français qui peuvent - ou non
- être tués par la Gestapo. Vous devez comprendre une chose, major, même si cela vous est pénible, dans le monde o˘ nous travaillons, il n'y a pas de place pour les scrupules.
T. F. reprit son verre de porto et but une longue lampée de ce liquide tiède de couleur rouge foncé, songeant à ces Français alignés devant le poteau d'exécution, convaincus qu'ils étaient des martyrs de la liberté, alors qu'ils n'étaient que les victimes d'un mensonge.
- Ce que vous voulez dire, je présume, c'est que la fin justifie les moyens.
- C'est très précisément, très exactement ce que je veux dire.
- Mais, enfin, il y a des limites !
T. F. se souvenait du général du Pentagone, le matin o˘ il était parti pour Londres.
- Il n'y a donc pas de point au-delà duquel nous ne pouvons aller, sans nous comporter comme nos pires ennemis ?
- Cette guerre n'est pas, comme certains de vos gens à Washington semblent le croire, une sorte de suite à votre Guerre de Sécession, avec ses Grant et ses Lee, ses Longstetch et ses Meade, quand les hommes rentraient chez eux lorsque l'heure des labourages de
1. …crivain anglais du xvme siècle Un inventeur du ´ roman noir ª
(N.d.T).
333
FORTITUDE
printemps avait sonné. Nous sommes en guerre avec un empire sauvage, un peuple déterminé à soumettre tous les autres en esclavage, prêt à tuer et à
piller comme le faisaient les hordes de Gengis Khan. Ne pas vaincre les nazis, ce serait la fin de toute notre société. Et sa survie est le seul but vers lequel nous devons tendre sans autres considérations morales.
Horace Walpole, Ridley jeta à T. F. un coup d'ceil plutôt chaleureux..., il semble qu'on ne parle que de lui, ce soir... Horace Walpole a dit aussi : Áucun grand pays n'a été sauvé par des hommes bons, parce que les hommes bons ne sont pas à la hauteur pour le sauver. ª Nous devons assurer la survie de notre société et de nos manières de vivre, major, et même si les moyens que nous devons employer pour ça se révèlent parfois répréhensibles et condamnables moralement parlant, nous devons le faire. Nous avons affaire à une guerre totale et une guerre totale exige un engagement total.
- C'est cocasse, dit T. F., en faisant tourner le reste de son porto dans son verre. J'ai reçu une leçon d'un autre ordre de la part d'un général de brigade dans le bureau de Marshall, le jour o˘ j'ai quitté Washington.
- qui était-ce?
- Je ne m'en souviens plus. Il était délégué auprès du chef d'état-major pour G2.
- Ah ! Parkinson. Je le connais. C'est un de ces types bien intentionnés qui sont toujours en place à Washington et qui, toujours, tiennent le manche par le mauvais côté.
Malgré lui, T. F. se mit à rire.
- Pourtant, il me semble qu'il a raison sur un point. que les Etats-Unis ne doivent pas trahir leur idéal et leurs traditions, en adoptant des procédés aussi éloignés d'eux que ceux qu'emploient les pays totalitaires.
- Ce qu'il faut, mon cher major, c'est gagner cette guerre le plus vite possible, avec le moins de pertes possible. Il faut savoir sacrifier des vies pour en sauver un bien plus grand nombre. Je n'exposerais pas une seule existence pour un quelconque idéal ou quelque vou pieux. Supposons que les Allemands imaginent que nous nous battons avec je ne sais quelle notion bien britannique du fair-play. Eh bien, si je pouvais leur tomber dessus pendant la nuit quand ils sont en train de dormir dans les bras de leurs maîtresses, je leur plongerais un couteau dans le ventre. Et je serais très heureux de le faire.
Ridley se hissa hors de son fauteuil, prit la carafe et remplit deux autres verres.
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Une toile d'araignée embrouillée
- Délicieux dit T. F. C'est la première fois que je bois du porto.
- Vraiment?
L'intonation de Ridley montrait qu'il était stupéfait que quelqu'un comme T. F. n'ait jamais go˚té au porto. Il éleva la carafe à la lumière de la lampe : on aurait dit qu'elle était emplie de rubis.
- Il vient de la cave de mon père. Un porto de 1914. C'est de circonstance, direz-vous.
Il se rassit dans son fauteuil, les jambes étendues devant lui, contemplant pensivement le feu en train de mourir.
- Il m'est pénible de vous dire certaines choses, ajouta-t-il au bout d'un moment. Nous essayons toujours de protéger notre innocence contre les dures réalités de la vie. Mais nous avons un travail à accomplir, un sale boulot et nous devons le faire.
Il but à nouveau du porto.
Il y a aussi une autre raison.
- Laquelle? demanda T. F.
- Vous savez que les Anglais ont gouverné le monde pendant ces deux cents dernières années. Les futurs historiens, je pense, jugeront que nous l'avons fait finalement assez bien.
Il rebut du porto.
Maintenant, nous avons fait notre temps. Notre empire ne survivra pas à
cette guerre. Nous passerons le flambeau à vous, les Américains. Vous allez devoir exercer votre pouvoir, non seulement sur vos possessions, mais sur des douzaines d'autres pays, des peuples faibles qui vous considéreront comme leur tuteur. Et ce sont des jeunes hommes comme vous, major, disciplinés et endurcis par cette guerre qui prendront la tête des affaires. Y êtes-vous préparé ? Tout dépend de ça.
- Soit, dit T. F. Il est probable que nous sortirons de cette guerre comme l'une des deux puissances majeures de la planète. Avec les Russes.
- Avec les Russes, c'est vrai. Et ils seront pour vous des adversaires aussi implacables que les nazis. Nous avons mis des générations pour savoir comment on exerçait le pouvoir. Vous devez apprendre, dans le creuset de cette guerre que nous menons ensemble, ce dont vous aurez besoin quand elle sera terminée et que le monde vous appartiendra. Il y a toujours une naÔveté touchante dans la manière dont vous considérez les choses, un profond désir de conserver aux Etats-Unis des intentions pures. Il vous faudra bien vous débarrasser de tout cela.
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FORTITUDE
- Disons que nos intentions sont m‚tinées d'un certain idéalisme.
- L'idéalisme, mon cher major, est un luxe que seuls les peuples faibles peuvent se payer.
- Votre conception des choses me paraît plutôt cynique.
- L'exercice du pouvoir a toujours quelque chose de cynique. C'est ce que vous autres Américains, ne voulez pas comprendre.
Ridley soupira comme s'il en avait assez de jouer les professeurs.
- Le général O'Donovan et certains de ses gens commencent à le comprendre.
J'aime à croire que c'est votre cas.
Ridley se passa la main sur le front, puis laissa tomber la cendre de son cigare dans le cendrier qui était proche de son fauteuil.
- Apprenez bien vos leçons, major, vous en aurez besoin dans les années à venir.
Il esquissa le geste de se lever, puis se laissa retomber dans son fauteuil.
- Encore un mot avant que nous rejoignions ces dames ! Comprenez bien ceci : si vous restez dans ce monde qui est le nôtre, vous ne devrez jamais
- je dis bien ´ jamais ª - en avoir des remords. Vous ne devrez jamais révéler ce que vous avez fait. Et vous nierez jusqu'au tombeau que tout cela s'est jamais passé.
Il se leva et T. F. le suivit dans le long corridor qui menait au salon. Là
aussi, il y avait du feu dans la cheminée. Deirdre et lady Gertrude étaient assises côte à côte sur un grand sofa vert. L'épouse de Ridley tricotait avec application un cardigan pour son mari. Ćette scène, se dit T. F.
pourrait très bien figurer dans Town and Country pour illustrer la collaboration des dames de la haute à l'effort de guerre.
Lady Gertrude lui adressa un sourire.
- Eh bien ! avez-vous résolu tous les problèmes que nous pose cette guerre?
Ridley répondit par un grognement et commença à attiser le feu avec un tisonnier. Il était évident que les mots que venait de prononcer lady Gertrude étaient une phrase rituelle plutôt qu'une question. Avec Deirdre, elle se remit à parler du sort de l'un de leurs amis dont elles bavardaient à l'instant. T. F. prit un fauteuil. Il était troublé par la conversation qu'il avait eue avec F. Ridley dans la bibliothèque. Il regarda sa montre.
´ Dans combien de temps, se dit-il, pourrai-je leur fausser poliment compagnie et rejoindre Deirdre? ª Ridley lui offrit l'occasion souhaitée, en déclarant, après avoir bavardé une minute ou deux, qu'il était fatigué.
336
Une toile d'araignée embrouillée
On se dit ´ bonne nuit ª et T. F. et Deirdre montèrent l'escalier. Elle ouvrit la porte de sa chambre, eut un sourire, et le laissa entrer.
- Lady Gertrude et vous semblez être de vieilles amies, remarqua T. F., en refermant, d'un air satisfait, la porte derrière lui.
- Des amies ? Grands dieux, non ! Je ne peux supporter cette vieille peau.
Deirdre traversa la chambre, déboutonna la veste de son tailleur impeccable et la suspendit au dossier d'une chaise. Un corsage de cotonnade blanche moulait sa poitrine. Elle s'avança vers T. F.
- Une vraie lady choisit ses amis avec un grand soin. Elle eut un rire, passa ses bras autour du cou de T. F. et le fixa de son regard malicieux.
- Avec des amants, mon chéri, c'est très différent. Dites-moi pourquoi vous restez là tout habillé, alors que nous pourrions déjà être au lit ?
Catherine suivait avec obéissance la file de vieilles dames et d'écoliers, à laquelle se mêlaient un prêtre et un couple de vieillards, qui étaient les derniers visiteurs du ch‚teau d'Amboise. Y avait-il là l'homme dont Paul lui avait parlé ?
Le guide s'arrêta soudain pour permettre au groupe de touristes de se reposer, ce qui l'aidait aussi dans son travail. C'était un vieil homme ratatiné qui traînait la jambe et qui essayait à grand-peine de décrire aux visiteurs les rois et les reines, les tournois, les bals masqués, les combats de fauves qui avaient jadis empli la cour du ch‚teau, en donnant à
son discours quelque chose de thé‚tral.
Maintenant, comme un procureur désignant l'accusé au jury, il montra une poutre surmontant une porte qui menait à un passage souterrain.
- C'est par cette porte, déclama-t-il, que Charles VIII, en l'an 1498, se blessa mortellement à la tête, en se ruant dehors pour voir un combat qui se déroulait dans les fossés du ch‚teau.
Après avoir dit cela, il se recula et fit passer les visiteurs en leur recommandant : Áttention à vos têtes, messieurs-dames ! ª
´ que ce ch‚teau est ennuyeux ! ª se disait Catherine, en suivant le groupe de touristes. Les fameux vitraux de la chapelle de Saint-Hubert avait été
enlevés en 1940. Le b‚timent semblait tomber en 337
FORTITUDE
ruine à cause de la négligence ou de l'indifierence des pouvoirs publics.
C'était pour elle comme une allégorie de son pays occupé. Elle sortit sur la terrasse qui dominait les deux bras de la Loire scintillant au soleil, montrant ostensiblement son exemplaire de Je suis partout, en attendant que le messager de Paul se manifeste.
Peu à peu, la visite touchait à sa fin et ils retournèrent dans la cour de la chapelle par o˘ ils avaient commencé. Personne ne lui avait jusque-là
adressé la parole. Le guide avait enlevé sa casquette et il tendait la main, en murmurant la phrase classique : Ń'oubliez pas le guide, s'il vous plaît ! ª
´ Merde! se dit-elle. que diable dois-je faire maintenant? ª Cherchant une réponse à sa propre question, elle fouilla dans son sac pour y prendre une pièce de monnaie, la déposa dans la main du guide et lui murmura : ´
Merci ! ª
- Ah! Madame, dit-il. Si Charlotte de Savoie était aussi belle que vous, Louis XI était un homme sage.
Elle le regarda avec un sourire de surprise et répondit par la phrase convenue.
- A l'entrée principale, souffla-t-il, dans dix minutes.
Il fut exact au rendez-vous. De la tête il lui fit signe de le suivre. Ils descendirent la rampe du ch‚teau et entrèrent dans un appentis ménagé dans les remparts. Il y avait là deux bicyclettes.
- Suivez-moi, dit l'homme. Nous passerons le pont et nous nous dirigerons vers le nord pendant environ deux kilomètres. Ensuite, nous quitterons la grand-route et monterons sur un plateau. Près du sommet, nous rencontrerons un homme en train de couper du bois. Il sifflera : ´ Je tire ma révérence.
ª On tournera à gauche et on ira jusqu'au bout du sentier. Il y a une hutte en pierre. Paul vous y attend. Si le b˚cheron n'est pas là ou s'il ne siffle pas, continuez de me suivre.
Tout se passa bien. Le b˚cheron ne leva même pas la tête quand elle passa, mais il sifflait l'air convenu. La hutte était là o˘ le guide l'avait dit.
Elle poussa la porte. Il y avait une douzaine d'hommes à l'intérieur. L'un d'eux faisait chauffer du café. Paul, un large sourire sur son visage, s'avança vers elle.
- Contente de votre visite au ch‚teau ? demanda-t-il.
Il prit une tasse de café et la posa sur une balle de paille recouverte d'un sac d'emballage. Il ne fit aucune présentation. Ce n'était pas nécessaire pour un des hommes présents. C'était incontestablement un Américain, appuyé contre le mur, en train de fumer, qui regardait le sol d'un air morose. Un véritable géant. On lui avait donné un bleu de 338
Une toile d'araignée embrouillée
travail qui lui était trois fois trop petit. Ses poignets sortaient de ses manches et son pantalon était tire-bouchonné comme les branches d'un arbre.
Catherine se dit qu'il était aussi repérable par les Allemands qu'un coq qui chante au lever du soleil. Paul le regarda et sourit à Catherine.
- Il n'arrive pas à croire ce qui lui est arrivé, et je ne le lui reproche pas. Il a été descendu avant-hier. Il a sauté en parachute. Il a traversé
Paris à pied, fait quatre cents kilomètres en train sans un seul papier, sans pouvoir dire un traître mot de français et, maintenant, on lui annonce qu'il va prendre son petit déjeuner en Angleterre.
Paul lui tapota la tête.
- Il n'y pige rien.
Peu avant 9 h 15, Paul sortit une radio portative de dessous la paille et tourna le bouton. Tous ceux qui se trouvaient là étaient silencieux. Paul écouta de toutes ses oreilles la litanie des messages personnels de la BBC, puis ferma le poste et se leva. Il avait de nouveau cet air d'autorité qui avait frappé Catherine quand elle l'avait vu la première fois.
- O.K. ! Ecoutez tous ! ordonna-t-il. Le vol est en cours. que nous n'ayons pas vu un seul Allemand dans les parages ne veut pas dire qu'ils ne sont pas là. Aussi, je vous demande de suivre strictement mes instructions. Il y a une voie de chemin de fer à un kilomètre et demi d'ici que nous devons franchir avant 10 h, quand les gardes-voies arriveront. Nous marcherons en file indienne, à dix mètres l'un de l'autre. Interdit de parler, de fumer et de tousser, si vous le pouvez. Si quelque chose cloche, pas de panique.
Couchez-vous. Je passerai devant. Marcel - il montra un homme qui était là
- fermera la marche. Je me fous que vous soyez armés : seuls Marcel et moi déciderons s'il faut tirer. Compris ?
Il y eut un murmure d'assentiment.
- Traduisez pour lui, ordonna Paul à Catherine, en montrant le pilote américain. Et maintenant sortez tous !
Leur marche à travers la nuit, à la clarté de la lune, se passa sans encombres. Finalement, ils s'arrêtèrent dans un pré. Catherine comprit que ce devait être le sommet du plateau vers lequel elle s'était dirigée avec sa bicyclette.
Paul ordonna à ses trois passagers de s'asseoir à l'ombre d'un bouquet d'arbres à l'orée du champ. Deux de ses hommes se mirent en sentinelles dans les environs. Paul et Marcel inspectèrent le terrain pour y repérer les trous, les piquets ou les vaches qui pouvaient s'y 339
FORT1TUDE
trouver, puis ils plantèrent des pieux dans le sol en forme de L et attachèrent une lampe à chacun d'eux.
Un peu essouflé, Paul revint vers ses passagers.
- quand l'appareil atterrira, ceux qui arrivent descendront avec leurs bagages. Regardez-moi ! quand je vous ferai signe, vous monterez le plus vite possible dans l'avion. Cette dame en premier ; vous, dit-il en désignant l'Américain, en second et vous en troisième, conclut-il, en désignant un Français. Nous vous passerons vos bagages quand vous serez dans l'appareil.
Il s'assit dans l'herbe à côté de Catherine et lui baisa furtivement la main.
- Je suis heureux que vous partiez, lui souffla-t-il, comme ça je sais que nous nous reverrons après la guerre.
- Je reviendrai peut-être. Paul secoua la tête.
- Non, c'est trop tard. Le débarquement peut avoir lieu d'un moment à
l'autre et je serai au chômage.
Ils étaient côte à côte, se tenant par la main en silence. Catherine pensait aux jours heureux de l'après-guerre qui seraient les siens. Elle sentit que Paul était tendu et le regarda. Il avait cet air d'animal inquiet à l'approche du danger qu'elle avait constaté la nuit o˘ elle était arrivée. Puis elle entendit le bruit qui l'avait alerté, celui d'un avion lointain. Il l'embrassa avec passion.
- Au revoir, mon amour, lui murmura-t-il à l'oreille.
Il se mit debout, traversa le pré en direction des pieux, Marcel derrière lui. Soudain la silhouette de l'avion, une ombre noire dans le ciel éclairé
par la lune, fut sur leurs têtes. Elle vit Paul faire des signaux lumineux au pilote et, quelques secondes plus tard, l'appareil atterrit. De dessous les arbres, Catherine vit deux personnes sauter de l'appareil, puis Paul leur fit signe de venir. Elle eut à peine le temps de lui serrer la main avant de monter. Ses deux compagnons de voyage la suivirent. Paul ferma la carlingue d'un coup sec et disparut. Le pilote mit les gaz et, en cahotant, l'appareil traversa le champ et décolla. quelques secondes plus tard, ils étaient perdus dans le ciel de la nuit. A côté de Catherine, l'Américain grognait.
- Je n'aurais jamais pu croire que cette foutue histoire m'arrive-rait, dit-il.
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Elle était profondément endormie lorsque le premier choc secoua le Lysander. Elle cligna des yeux, se pencha, regarda par le hublot et aperçut le contour des arbres et des b‚timents qui défilaient sous ses yeux. Ils avaient atterri. Elle eut envie de pousser un cri de triomphe, mais se borna à saisir la main du grand Américain assis à côté d'elle et à la lui serrer affectueusement.
- Bienvenue à Blighty ! cria le pilote par-dessus le hurlement des moteurs.
- Bon Dieu ! s'exclama l'Américain.
Le petit appareil fit un demi-tour et se rangea sous un hangar. quand le pilote coupa les gaz, Catherine entendit des voix et aperçut des silhouettes qui s'approchaient. Elle avait envie de crier ´ Je suis de retour ! Je suis vivante ! J'ai réussi ! ª - Elle se disait que c'était ce que Lindberg avait d˚ ressentir en atterrissant au Bourget.
Ils furent accueillis par des bravos, des embrassades et des félicitations, puis on les fit monter dans la même voiture aux vitres peintes qu'elle avait prise lors de son départ, il y avait à peine deux mois. Au bout de quelques minutes, ils arrivèrent dans la villa de la RAF, o˘ elle avait pris son dernier repas en terre anglaise.
Un officier du SOE tout souriant, un bloc-notes à la main, la reçut sur le seuil.
- Juste quelques formalités, dit-il, et vous pourrez prendre votre petit déjeuner, le sergent Booker vous attend. Voyons, Denise, est-ce que vous avez une arme sur vous ?
- Non, dit Catherine, en souriant.
- Rendez-moi votre pilule L. Vous n'en avez plus besoin, maintenant.
Catherine avait presque oublié cette petite pilule carrée cachée dans la barrette de sa chaussure. Elle l'enleva, prit la pilule et la passa au jeune officier.
Sur la table du mess, le sergent Booker avait disposé des oufs, du jambon, des saucisses et du bacon.
Elle se souvenait de la soupe populaire de Calais et ses yeux brillaient.
Le pilote, encore revêtu de sa combinaison, entra. quelqu'un sortit une bouteille de vin et ils firent trinquer leurs verres pleins d'excitation et de soulagement.
quand ils eurent terminé leur breakfast, la camionnette qui les attendait les emmena vers Londres, 6 Orchard Court, d'o˘ elle était partie pour la France. Elle sommeilla encore quelques instants, puis ouvrit les yeux alors qu'ils atteignaient les faubourgs et longeaient les 341
FORTITUDE
maisons qui l'avaient hypnotisée la nuit de son départ. C'est à ce moment-là qu'elle eut vraiment le sentiment d'être de retour. Une douce chaleur l'envahissait comme si elle avait bu toute une bouteille de bourgogne. Elle était allée derrière les lignes allemandes comme agent secret. Elle avait accompli une mission dangereuse avec honneur et dignité. Et maintenant, elle était de nouveau là. Elle s'était prouvé à elle-même ce qu'elle avait, un jour, décidé de se prouver.
En montant dans l'ascenseur, en foulant les tapis du corridor, elle fut frappée par l'incongruité de la chose. quelques heures auparavant, elle se trouvait encore dans une hutte en France occupée : maintenant elle était dans cette maison élégante et paisible. Park, le maître d'hôtel lui ouvrit la porte.
- Mademoiselle Denise, dit-il en chantonnant, comme ça fait plaisir ! Le major Cavendish ne tardera pas, mais, en attendant, peut-être voulez-vous vous rafraîchir ?
Il là conduisit le long du couloir jusqu'à la salle de bains qui était comme une sorte de sanctuaire pour les agents du SOE. La baignoire d'un noir émaillé était remplie d'eau chaude et de sels parfumés. Son uniforme de FANY, nettoyé et repassé, était suspendu au mur. Pour Catherine, il n'y avait pas de plus grand luxe qu'un bain chaud. Park réapparut, portant un plateau d'argent sur lequel se trouvait une demi-bouteille de Veuve Cliquot et une coupe.
Elle resta un long moment dans la baignoire, voluptueusement, buvant son Champagne, envahie par une sensation de béatitude. Une seule pensée la troublait : comme ce serait merveilleux de partager ce bain et ce Champagne avec Paul! Elle se dit qu'ils célébreraient ensemble la victoire de la même façon, lors de leur prochaine rencontre.
Elle revêtit son uniforme et, avec tristesse, plia les pauvres vêtements salis qu'elle avait quittés. Denise, avec tout ce qu'elle avait fait, toutes les émotions qu'elle avait éprouvées, était bien morte maintenant : il ne restait d'elle qu'une pile de vêtements dans une boîte en carton.
Cavendish l'embrassa chaleureusement quand elle entra dans son bureau.
- Ma chère, dit-il, vous avez été magnifique. Vous avez plus que justifié
la foi et la confiance que nous avions en vous.
Il lui fit signe de prendre un fauteuil et commença à dévorer le plan détaillé du sabotage qu'Aristide avait organisé. Tandis qu'il lisait, 342
Une toile d'araignée embrouillée
Catherine sentait qu'il devenait de plus en plus excité. Il prit le fusible qu'elle avait rapporté avec elle et l'examina.
- Extraordinaire! dit-il. Absolument remarquable! Aristide a fait un chef-d'ouvre. (Il la regarda.) Et vous, ma chère, vous avez montré un sang-froid et un courage considérables. Je ne peux faire à un agent un meilleur compliment. Vous méritez une décoration.
Il rangea le plan d'Aristide dans un dossier marqué TOP SECRET qui était sur son bureau.
- Maintenant, dit-il, je pense que vous devriez prendre un peu de repos. Je veillerai à ce que le plan d'Aristide soit communiqué le plus vite possible aux gens qui l'attendent.
Tandis que le jour J approchait, l'impressionnante succession de réunions qui avaient déjà eu lieu pour préparer le débarquement était devenue une suite interminable de conciliabules, de briefings, de révision de plans, de discussions stratégiques entre services. Une de ces réunions passa presque inaperçue au milieu de toute cette agitation. C'était le 12 mai 1944, quelques jours après le retour de Catherine, dans la salle 732 du quartier général du SHAEF, à Norfolk House, dans le centre de la capitale britannique. Il s'agissait d'une réunion habituelle du Coastal Défense Committee et, ce matin-là, la batterie Lindemann était à l'ordre du jour.
La séance était présidée par le capitaine Priée de la Royal Navy, Le président remit aux trois représentants des copies du projet du SOE
destiné à détruire la batterie de la manière envisagée par Aristide.
Après avoir soigneusement étudié le projet, le comité tomba d'accord sur les points suivants :
1∞ Ce plan, compte tenu de quelques modifications techniques, était excellent et certainement réalisable ;
2∞ Son exécution n'aurait aucune répercussion directe sur le succès ou l'échec du débarquement en Normandie ; il ne tombait donc pas sous la juridiction du comité.
3∞ Le comité décidait que les plans seraient transmis aux services compétents pour les actions de sabotage derrière les lignes ennemies.
Le lendemain, le rapport du comité fut soumis au Senior Planning Staff du SHAEF et au Joint Intelligence Committee, o˘ l'organisme 343
FORTITUDE
d'intoxication de Henry Ridley, le London Controlling Section, était représenté.
Vu de la porte, le bureau était plongé dans la plus profonde obscurité. Des ombres emplissaient tous les angles de la pièce. Les vitres sales laissaient à peine filtrer la lumière du jour au quatrième étage des Broadway Buildings. On aurait dit un tableau de Rubens aux teintes jaune foncé, o˘ l'on n'apercevait que des silhouettes. Sir Stewart Menzies, ´ G
ª, le chef du Ml 6, aimait ça. Après tout, il se mouvait dans un monde obscur o˘ les choses n'étaient jamais ce qu'elles paraissaient être.
Il était penché vers la cheminée éteinte, vêtu d'un vieux complet de tweed.
La p‚leur de son teint, de ses yeux bleus, de sa chevelure blond argenté, tout cela était accentué par l'obscurité dans laquelle il était plongé. Il ne dit rien tandis que son valet de chambre, un vétéran de la guerre des Boers, vêtu d'un uniforme bleu d'invalide, servait une tasse de thé à ses hôtes. quand l'homme fut sorti, en faisant craquer les lames du vieux parquet, Menzies se tourna vers Henry Ridley.
- Alors, Squiff! c'est la lumière du chemin de Damas ?
- Peut-être, répliqua Ridley.
Il avait demandé à avoir une réunion avec seulement Ć ª, son représentant sir Claude Dansey et lui.
- Dites-moi, est-ce que le SOE est averti que vous avez implanté un homme parmi eux?
- Grands dieux, non ! répondit Menzies. Très franchement, je n'ai pas confiance dans le SOE par les temps qui courent. Ils sont terriblement peu s˚rs.
- Et Cavendish? demanda Ridley, en buvant son thé avec une appréhension que le ton de la conversation justifiait. Est-ce qu'il se doute de quelque chose ?
- Vous vous souvenez de lui quand il était au collège ? C'était un garçon parfaitement correct, mais qui n'avait pas inventé la poudre. Nous avons eu un petit problème, il y a quelques semaines, mais Claude (il sourit à son représentant) a arrangé les choses avec Cavendish au cours d'un bon déjeuner au grill du Savoy.
- Un déjeuner dégueulasse, maugréa Dansey. Du haddock bouilli, je m'en souviens.
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Une toile d'araignée embrouillée
- Bon, dit Ridley. Voici ce que j'ai en tête.
Patiemment, il détailla le plan qu'il avait conçu pour renforcer l'opération FORTITUDE et prendre les précautions que la prise en mains de l'Abwehr par Himmler et la perte de Popov exigeaient. Menzies et Dansey l'écoutaient attentivement.
- C'est une excellente idée, Squiff! dit Menzies quand il eut fini. Son succès, bien s˚r, dépend du fait que les Allemands mordront ou non à
l'hameçon. S'ils le font, nous pouvons très bien l'emporter. Nous savons qu'Himmler téléphone toujours à Hitler pour se flatter de ses réussites. «a pourrait être le cas. Le RSHA compte sur un grand coup pour impressionner Hitler et justifier le fait qu'il a pris le contrôle de l'Abwehr. Mais une question me vient à l'esprit : comment exécuter votre plan, de telle façon qu'il ne puisse jamais sentir que nous sommes derrière tout ça ?
- Et votre homme ?
- Je ne crois pas que nous puissions l'utiliser pour faire démarrer les choses. Il ne peut pas avoir cette idée en travers de la gorge - si je puis dire -, entrer dans les bureaux de l'avenue Foch et déclarer : ´ Regardez ce merveilleux cadeau que je vous apporte! ª Trop de zèle de sa part ne ferait qu'éveiller les soupçons de nos amis.
- En outre, dit Dansey, il est parfaitement ignorant de la nature réelle des services qu'il nous rend et manifestement de tout ce qui concerne le débarquement et l'opération FORTITUDE. Rappelez-vous. Il est allé
directement se jeter dans la gueule du loup. Il pense que nous lui avons demandé de le faire pour aider son service. Après tout, il s'occupe d'un grand nombre de nos gens, comme de ceux du SOE.
- Peut-on avoir confiance en lui ?
- Entièrement, je pense. Il est avec nous depuis la guerre d'Espagne. Il nous refilait le courrier des Allemands qu'il transportait de France en Espagne et réciproquement. En même temps, il était en rapport avec le Deuxième Bureau. Dès que la France a été vaincue, il est venu chez nous.
- Eh bien, dit Ridley, si nous ne pouvons pas l'utiliser, avons-nous un autre moyen de les faire mordre à l'hameçon? Un moyen à l'envers, si j'ose dire : au lieu que ce type aille les voir, qu'ils s'adressent eux-mêmes à
lui et lui disent : ´ Voilà ce que nous voulons que vous fassiez ! ª
Dansey eut une toux polie. Menzies et Ridley se tournèrent vers lui. Óncle Claude ª se racla encore la gorge, garda respectueusement le silence, puis déclara :
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FORTITUDE
- Je crois qu'il y a une autre filière par laquelle nous pouvons les atteindre. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, ces mots s'adressaient à Ridley, mais quand le SOE a commencé ses opérations, tout son trafic radio passait par nous. Nous leur avons aussi fourni leurs codes. «a a fait du boucan, comme il fallait s'y attendre, et le Cabinet de guerre, en 1942, a finalement décidé de leur donner leur indépendance. Mais, quand nous avons passé la main, nous avons conservé la possibilité de contrôler le gros de leur matériel, ce qui nous a permis de savoir ce qui se passait.
Dansey se tut pour boire une gorgée de thé, laissant délibérément ses interlocuteurs en proie à leur curiosité.
- Les Allemands ont réussi à pénétrer et à contrôler un certain nombre des circuits radio de nos amis du SOE. Combien, nous l'ignorons. Mais ce que ne soupçonnent ni les Allemands ni le SOE c'est que deux de ces réseaux sont en réalité sous notre contrôle.
Dansey sirotait son thé, calmement.
- L'un d'eux a été utilisé par les Allemands précisément pour l'affaire dont vous venez de parler.
Ridley ferma un moment les yeux, tout en réfléchissant.
- «a pourrait être là la réponse au problème.
- Oui, répondit Dansey. Je pense que ça pourrait l'être.
C'était le lundi 15 mai 1944. Une fois de plus, le colonel baron Alexis von Roenne s'apprêtait à informer le quartier général d'Hitler des dernières estimations concernant les forces et les préparatifs des Alliés pour l'assaut qu'ils allaient donner à la ´ Forteresse Europe ª. Comme un statisticien se préparant à établir un graphique, von Roenne, avait disposé
sur son bureau une demi-douzaine de crayons de couleur. Il prit dans son tiroir la précieuse carte d'Angleterre qu'il détenait et la suspendit au mur, afin de l'étudier avec son subordonné le lieutenant-colonel Roger Michel. Comme tous les lundis matins, Michel avait les yeux vitreux et ses doigts tremblaient en portant une tasse de café à ses lèvres. Mais aujourd'hui, von Roenne avait décidé d'oublier les frasques de son adjoint.
Le chapitrer sur ses débauches était chose aussi vaine que de vouloir apprendre à un chat à nager. Tandis que Michel approuvait, von Roenne apporta six modifications aux lieux de stationnement des unités alliées indiqués sur la carte. Ces corrections
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Une toile d'araignée embrouillée
étaient fondées sur des rapports des agents de l'Abwehr reçus d'Angleterre la semaine passée.
quand il eut terminé, il appela sa secrétaire et se mit à lui dicter son propre rapport. ´ Le nombre total des divisions anglo-américaines prêtes à
entrer en action sur le territoire du Royaume-Uni s'est accru depuis le début du mois de mai de trois divisions envoyées des Etats-Unis, ce qui représente à peu près, à ce jour, cinquante-six divisions d'infanterie, cinq brigades indépendantes d'infanterie, sept divisions aériennes, huit bataillons de parachutistes, quinze divisions blindées et quatorze brigades de chars.
´ La concentration des forces ennemies dans le sud et le sud-est des îles Britanniques est de plus en plus évidente, dictait von Roenne. Deux divisions anglaises ont été transférées dans la région de Portsmouth et des unités américaines ont été détachées auprès des forces britanniques dans le sud-est de l'Angleterre. Von Roenne et Michel étudiaient la carte pour pouvoir établir leur estimation finale - la plus critique de toutes : o˘ le débarquement aurait lieu. Il y avait pour le moment à peu près autant de forces alliées concentrées dans le Sud-Ouest en face des côtes normandes et bretonnes que dans le Pas-de-Calais, mais les mouvements en direction du Pas-de-Calais s'accentuaient.
´ Pourquoi les Alliés prendraient-ils le risque de traverser la mer vers les côtes normandes ou bretonnes, alors que de Douvres à Calais il y a à
peine une trentaine de kilomètres ? ª
La question de von Roenne était pure rhétorique, car la réponse était d'une logique implacable et le colonel était un homme logique.
Ón doit s'attendre à une attaque principale dans le Pas-de-Calais, avec une très forte concentration de troupes sur le secteur côtier nord-ouest. ª
Sir Henry Ridley et ses collaborateurs à la London Controlling Section n'auraient pas mieux fait s'ils avaient rédigé eux-mêmes un rapport pour qu'il tombe sous les yeux du FiÔhrer.
Śi la Luftwaffe l‚chait une bombe sur ce b‚timent, se disait T.F., l'Allemagne gagnerait la guerre d'un seul coup. ª Jamais auparavant, même pas aux conférences de québec, de Casablanca et de Téhéran, autant de chefs alliés n'avaient été réunis sous le même
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FORTITUDE
toit. Il y avait là, assis au premier rang, le roi George VI, Winston Churchill, les membres du Cabinet de guerre, le maréchal Jan Christiaan Smuts de l'armée sud-africaine. Derrière eux, comme des écoliers convoqués pour recevoir une semonce du proviseur, se trouvaient des généraux, des amiraux et des maréchaux de l'air. Ils étaient assis sur d'inconfortables bancs de bois de style gothique disposés en amphithé‚tre. Sur une sorte de galerie soutenue par des piliers de bois noir d'autres gens galonnés et des vedettes du jour faisaient tapisserie. Si la bataille de Waterloo avait été
gagnée sur les terrains de sport d'Eton, les futurs historiens pourraient dire que la libération de l'Europe avait été décidée là, à l'école Saint-
Paul, dans les faubourgs de Londres, sur ces mêmes bancs o˘ le maréchal Montgo-mery avait usé ses culottes à conjuguer les verbes latins et résoudre des équations.
La conférence avait été fixée à ce lundi 15 mai afin de revoir pour la dernière fois les préparatifs de l'opération la plus importante de la guerre : l'opération OVERLORD. Ses conséquences étaient si importantes, les risques encourus tellement énormes que T.F. eut le sentiment que tout l'auditoire tremblait. Bien avant que le général Dwight D. Eisenhower e˚t ouvert la séance, le silence s'était déjà fait, la gravité des circonstances empêchant, pour une fois, les généraux et les amiraux de se livrer à leurs assauts coutumiers d'éloquence.
Eisenhower parla pendant une dizaine de minutes, puis Montgo-mery monta à
la tribune. C'était la première fois que T.F. voyait en chair et en os le vainqueur légendaire d'El Alamein. Il ne fut pas déçu. Il s'agitait sans cesse, désignant du bout de sa baguette les moindres échancrures de la côte française comme si, à chaque fois, il délogeait une batterie ennemie. Śa voix est un peu trop aiguÎ pour un grand chef de guerre, se dit T. F., et son ton est recherché et pédant. ª Mais son intervention contenait un si grand nombre de détails sur la statégie du débarquement et attestait d'une telle compétence qu'il provoqua l'admiration de ses plus farouches détracteurs se trouvant dans la salle.
- L'ennemi possède soixante divisions en France, déclara-t-il quand il se mit à faire l'analyse des forces allemandes qui attendaient les Alliés sur la côte. Dix panzers et douze divisions d'infanterie mobile.
La plupart de l'auditoire savait déjà tout ça, mais, en entendant Montgomery parler devant les maquettes des plages, des falaises, des villages o˘ tant de soldats alliés allaient bientôt risquer leur vie, tout le monde était ébranlé.
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Une toile d'araignée embrouillée
Les cinq divisions qui couvriraient la zone d'attaque devraient être renforcées par deux panzer divisions, la 12e et la 17e SS, le soir du jour J, prédit Montgomery. Et l'on pouvait s'attendre à ce que la panzer division Lehr de Tours et la 116e de Mantes se jettent dans le combat dès le lendemain soir.
- Rommel, déclara Monty à propos de son vieil adversaire d'Afrique du Nord, est un chef énergique et déterminé. Nous savons qu'il fera tout ce qu'il pourra pour nous ´ dunkerquiser ª le jour venu, nous forcer à abandonner les plages et tenir Caen, Bayeux et Carentan. S'il résiste dans ces trois places, nous nous trouverons dans une situation extrêmement critique.
Il s'arrêta et retourna vers ses maquettes. Son vieil adversaire, il en était s˚r, se trompait. Ce n'est pas sur les plages que la bataille de France serait gagnée ou perdue, et son issue ne dépendrait pas des toutes premières heures de l'attaque.
- Le moment critique aura lieu quarante-huit heures après que nous aurons débarqué, dit-il. Le soir de J -I- 2. Alors OVERLORD représentera pour les Allemands une telle menace, qu'ils devront concentrer sur le front toutes leurs forces disponibles qui auront été jusque-là dispersées. Ils peuvent envoyer en Normandie treize divisions de plus : cinq panzers d'Amiens, de Toulouse, de Bordeaux, de Sedan et de Belgique. Leur contre-attaque sera vraisemblablement à son paroxysme après le sixième jour. Alors, le nombre total des divisions ennemies qui nous seront opposées pourra être de trente-quatre, dont dix divisions blindées. Ce sont ces divisions blindées qui auront pour rôle de nous rejeter à la mer.
C'était une perspective terrible, qui résumait l'énormité du risque qu'allaient prendre les Alliés. Ils n'auraient ce jour-là, sur les plages de Normandie, si tout allait bien, que quinze divisions, dont deux blindées, avec des hommes épuisés ou blessés au cours des opérations de débarquement.
Montgomery jeta un coup d'oil à son auditoire. De Churchill et du roi jusqu'aux colonels et aux capitaines les plus obscurs assis sur les bancs, tous le considéraient en silence, chacun évaluant à sa manière le fragile rapport de forces dont tout allait dépendre.
- Gentlemen, les avertit Montgomery, beaucoup de dangers inconnus menacent notre entreprise.
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FORTITUDE
Si les hommes réunis à l'école Saint-Paul, ce matin de printemps, avaient su ce qui se passait de l'autre côté du Channel, leur inquiétude se serait transformée en véritable panique. Mais ils étaient paradoxalement protégés d'une telle angoisse, car ULTRA, cette oreille géante qui permettait aux Alliés de recueillir tant de précieux secrets venant de l'ennemi, était devenue sourde. L'état-major d'Hitler communiquait avec Rommel au ch‚teau de La Roche-Guyon et avec von Rundstedt dans la banlieue parisienne, par téléphone et par télex, deux modes de communication qu'ULTRA ne pouvait intercepter. Fin avril début mai, le sujet des messages échangés entre Hitler et ses maréchaux concernait une seule chose : l'endroit o˘ Hitler avait prophétisé que le débarquement aurait lieu, c'est-à-dire en Normandie. Le 2 mai, son quartier général avait envoyé un télex à Rommel et à von Rundstedt disant qu'il fallait s'attendre au débarquement après la mi-mai, vraisemblablement le 18. ´ Point de concentration principal, disait le télex : la Normandie. ª
Le chef d'état-major d'Hitler, le général Jodl, avait téléphoné au quartier général de von Rundstedt le 9 mai, à 7 h du soir, pour réitérer ce message.
Il ne pouvait être plus précis : ´ La péninsule du Cotentin, avait-il dit, sera le premier objectif de l'ennemi. ª
Cette manifestation du génie stratégique du ćaporal bohémien ª avait laissé insensible le dernier chevalier teutonique. Il était toujours persuadé, comme à Berchtesgaden au mois de mars, que l'attaque aurait lieu dans les polders des Flandres. C'était là, il en était s˚r, que les Alliés débarqueraient. Il ne se souciait d'ailleurs plus de l'endroit du débarquement, mais de ce qu'il devrait faire, une fois les Alliés débarqués et, sur ce point, son plus farouche adversaire était son subordonné Rommel.
Ce dernier insistait sur le fait que l'invasion devait être stoppée sur les plages; von Rundstedt considérait que c'était là une opinion digne du dernier des officiers subalternes. Les Alliés allaient atteindre le rivage.
Ni Dieu ni le diable ne pouvaient les en empêcher. Comme Montgomery l'avait prédit à son auditoire de Saint-Paul, von Rundstedt pensait que le moment critique viendrait trois ou quatre jours après, quand leur ravitaillement deviendrait difficile et que leurs troupes seraient décimées par les pertes subies lors du débarquement. Álors, avait déclaré von Rundstedt à son état-major, ils seront comme une baleine échouée sur le rivage. ª Le moment serait venu de rassembler les panzers pour une offensive finale - ce que, précisément, les hommes de Saint-Paul redoutaient tant. ´ Faire ainsi, avait ajouté von Rundstedt, empêcherait les diversions 350
Une toile d'araignée embrouillée
que les Alliés pourraient créer afin de les piéger, et l'Allemagne pourrait enfin gagner la guerre. ª
Son rival ne partageait pas le dédain dans lequel von Rundstedt tenait les compétences militaires d'Hitler. Dans le passé, les intuitions du F˘hrer s'étaient révélées justes, comme quand il avait rabaissé les prétentions de la caste militaire prussienne que Rommel méprisait. Mais sur cette question vitale, à savoir à quel endroit les Alliés allaient débarquer, Rommel ne pouvait pas être d'accord avec Hitler - pas plus qu'il ne pouvait être d'accord sur la manière dont von Rundstedt envisageait de les repousser. Il disait que les panzers devaient se tenir juste derrière les plages, d'o˘
ils pourraient repousser les envahisseurs dès les premières heures de leur attaque.
Le soir du 15 mai, alors que les gens qui avaient participé à la conférence de Saint-Paul étaient rentrés chez eux, Rommel s'assit à son bureau du ch
‚teau des ducs de La Rochefoucauld à La Roche-Guyon. C'était le même bureau sur lequel le ministre de la Guerre de Louis XIV avait signé la révocation de l'édit de Nantes, à cette différence près qu'on y avait mis un téléphone qui reliait directement Rommel au quartier général d'Hitler. Curieux de connaître les raisons de cette fixation d'Hitler sur la Normandie et soucieux de faire part, une fois de plus, de son point de vue sur l'utilisation des blindés, il appela Jodl.
- Le F˘hrer, lui dit Jodl, possède certains renseignements qui tendent à
prouver que la prise du port de Cherbourg sera le premier objectif des Alliés en cas de débarquement.
Cette information venait-elle des gens d'Himmler, en l'occurrence de Cicéron, le valet de chambre-espion de l'ambassadeur de Grande-Bretagne en Turquie, ou, une fois de plus, était-ce le fait de l'instinct du F˘hrer ?
Jodl n'en dit rien. De toute façon, cela suffisait à inciter Rommel à
inspecter la péninsule du Cotentin. En fin d'après-midi, le mercredi 17
mai, avec l'amiral Frederick Ruge, son attaché naval, il se retrouvait sur une dune de sable à une dizaine de kilomètres du charmant village normand de Sainte-Mère-Eglise. Le ciel était couvert et une légère brise rafraîchissait l'atmosphère. Ruge montra du doigt une étroite plage de sable isolée que les Alliés avaient pu contempler à loisir à l'école de Saint-Paul quarante-huit heures auparavant. Elle était désignée sous le nom de code : Utah Beach. Ć'est ici, dit Ruge, qu'ils débarqueront. Ici, ajouta-t-il, que leur flotte d'invasion sera le mieux protégée des vents dominants. Ici que les courants capricieux de la Manche sont le moins à
craindre. ª
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FORTITUDE
Rommel contempla longtemps ces eaux grises avec cette prédilection qu'il avait pour les choses de la mer. Il continuait de penser à ces rivages situés plus au nord, juste au-dessus de la Somme, comme depuis le jour o˘
il avait pris le commandement des forces affectées à cet endroit. Rien ne pouvait l'ébranler dans sa conviction.
- Non, dit-il à Ruge, ils viendront par le chemin le plus court, là o˘ leur aviation de chasse est le plus près de ses bases.
quelques minutes plus tard, Rommel rassemblait les hommes qui avaient pour t‚che de défendre la plage et leur fit une brève exhortation.
- N'attendez pas l'ennemi en plein jour. Il viendra pendant la nuit. Dans les nuages et dans la tempête.
Sur ce point-là, au moins, la prédiction du maréchal Erwin Rommel devait se révéler juste.
quatrième partie
´LE DESTIN CHANGE DE CHEVAUXª
Ć'était un jour d'été, le sixième de juin : J'aime bien me montrer pointilleux sur les dates, Pour l'année, pour l'époque et aussi pour la lune ; Pareils à des relais de poste, le destin Y change de chevaux et l'histoire de ton. ª
Lord BYRON, Don Juan.
Londres - Paris - Berlin 29 mai - 6 juin 1944
Tôt dans la matinée du 29 mai 1944, une petite mais impressionnante procession de voitures traversa Londres qui s'éveillait et se dirigea vers les riantes collines du Sussex. Leur destination était Southwick House, un immeuble à colonnades b‚ti au sommet d'un plateau dominant le port de Portsmouth. Le général Dwight D. Eisenhower transportait son quartier général de la capitale anglaise vers ces lieux, d'o˘ il commanderait au débarquement.
Pour la première conférence de la journée, Eisenhower avait convoqué les hommes qui, maintenant, allaient devenir ses plus précieux conseillers : les météorologistes. Ils révisèrent leurs cartes, leurs calculs, les informations qui arrivaient des avions, des sous-marins, des navires et des stations météo à terre, depuis les CaraÔbes jusqu'au nord de l'Islande. Les prévisions étaient bonnes. Le temps printanier qui avait régné sur l'Europe occidentale pendant presque tout le mois de mai, durerait, pensait-on, encore au moins cinq jours. Dans la campagne avoisinant Southwick House, on entendait les coucous chanter. Eisenhower réfléchit un moment, puis donna ses premières instructions de son nouveau quartier général. Le jour J
aurait lieu exactement dans une semaine, le lundi 5 juin, le premier jour du mois, o˘ la lune et les marées constitueraient les meilleures conditions requises pour un débarquement. Le compte à rebours avait commencé.
La requête qu'il avait reçue était inhabituelle. En buvant sa première tasse de thé de la journée au quartier général du SOE, le 355
FORTITUDE
major Frederick Cavendish se souvenait d'une seule chose à peu près semblable qui s'était passée, également au mois de mai, en 1943, il y avait tout juste un an. Le général sir Colin Gubbins, chef du SOE, était allé
voir le supérieur de Cavendish, le colonel Maurice Buckmaster, porteur d'un ordre précis. Le Premier ministre désirait rencontrer en privé Francis Suthill, un jeune officier dont le nom de code était ´ Prosper ª, et qui dirigeait le réseau portant le même nom dans la région parisienne.
Vingt-quatre heures plus tard, Suthill était arrivé à Londres par un Lysander. L'après-midi même, il avait été emmené 10, Downing Street. Aucun responsable du SOE n'avait été informé de ce qui s'était dit entre Churchill et le jeune homme. En revenant de cette entrevue, Suthill s'était borné à déclarer à Buckmaster et à Cavendish qu'il devait rentrer en France par le prochain Lysander.
´ Pauvre Suthill ! ª se dit Cavendish. Il avait été mêlé à une sale affaire. On avait demandé à la section française du SOE d'accroître immédiatement les parachutages d'armes à destination du réseau ´ Prosper ª.
Mais Suthill et des douzaines de ses camarades résistants avaient été
arrêtés par la Gestapo fin juillet 1943.
Maintenant, alors qu'il était rassuré, Cavendish venait de recevoir un autre ordre concernant un autre officier du SOE pour que celui-ci se rende aux salles souterraines de la guerre. qui donc était, se demandait-il, ce colonel Henry Ridley qui désirait voir Catherine Pradier et que contrôlait exactement cette London Controlling Section ? Il ne connaissait rien de l'homme ni de l'organisme. Et pourtant il se flattait de savoir qui était qui et qui faisait quoi dans les cercles les plus fermés de l'Angleterre en guerre.
En tout cas, ce n'était pas son affaire à lui, Cavendish, de chercher à
savoir de quoi il s'agissait. L'ordre qu'il avait reçu disait qu'une voiture viendrait à Orchard Court chercher Catherine Pradier le jeudi 31
mai à 3 heures et l'emmènerait à Storey's G‚te. Sa t‚che consistait à faire revenir à Londres la jeune et séduisante Catherine du petit coin de campagne o˘ elle était allée se reposer.
T. F. O'Neill se demandait quelle sorte d'organisme secret pouvait bien employer un maître d'hôtel pour recevoir les visiteurs, en considérant Park, le cerbère d'Orchard Court. Park, de son côté, le 356
´ Le destin change de chevaux ª
considérait avec la même suspicion. Il n'avait pas l'habitude d'accueillir des Américains dans cet appartement et l'arrivée de T. F., même si elle lui avait été annoncée par Cavendish, ne lui plaisait guère. Il inclina brièvement la tête, puis conduisit T. F. dans l'une des pièces qui donnaient sur le couloir central. Après l'y avoir fait entrer, il referma ostensiblement la porte derrière lui.
quand elle se rouvrit quelques minutes plus tard, T. F. dévisagea d'une manière peu courtoise la femme qui entrait. Cette sérénité toute spéciale que confère à une femme une grande beauté émanait d'elle comme la tranquillité d'‚me émane du visage d'un gourou ou d'un saint. Sa chevelure blonde et soyeuse retombait sur ses épaules en vagues indolentes. Les traits de son visage aux pommettes saillantes étaient parfaits. Ses yeux verts le regardaient avec une froide indifférence. T. F. se dit que Carole Lombard possédait ce même charme un peu distant.
- Je suppose que vous êtes le major O'Neill, dit-elle. T. F. fit signe que oui.
- Je ne vois pas pourquoi ils vous ont envoyé me chercher. Je suis parfaitement capable de me débrouiller toute seule dans Londres, vous savez.
´J'en suis s˚r, pensa T. F., il n'y a pas beaucoup de portes dans cette ville qui resteraient fermées à une fille comme ça. ª
- N'en soyez pas offusquée, lui dit-il. L'endroit o˘ nous allons est une sorte de petit Buckingham Palace. On n'y entre pas si l'on n'est pas annoncé ou accompagné.
- Peut-être, suggéra-t-elle quand ils prirent l'ascenseur, me direz-vous de quoi il s'agit ?
- Je ne peux pas vous le dire, répondit T. F. Ce n'est pas que je ne veuille pas. C'est que je ne le sais pas.
Sa réponse sembla satisfaire Catherine Pradier jusqu'à ce qu'ils furent installés dans la voiture de service qui les attendait dans la rue. La jeune femme dit alors à T. F. :
- Peut-être pourriez-vous tout de même me dire qui est ce colonel Ridley et de quoi s'occupe cette London Controlling Section ?
T. F. sortit son paquet de Camel et en proposa une à la jeune femme. Elle déclina son offre.
- Le colonel vous l'expliquera mieux que je ne pourrais le faire. Sentant aussitôt que sa réponse évasive avait créé une certaine gêne entre eux, T.
F. ajouta :
- …coutez! J'ai un léger avantage sur vous : encore que je ne le 357
FORTITUDE
mérite pas. Vous ne savez rien de moi, mais moi j'en sais un peu plus sur vous. Je sais que vous venez de France occupée. Je pense que le colonel désire vous demander des renseignements sur ce qui se passe là-bas.
Catherine croisa les bras et jeta un coup d'oil quelque peu irrité sur les trottoirs remplis de monde.
- Vous étiez à Paris ? demanda T. F.
´ Paris ! ª T. F. avait prononcé ce nom avec une admiration qui remontait à
la première et unique visite qu'il avait faite à la capitale française, lors du voyage que lui avait offert son grand-père, l'été qui avait suivi la fin de ses études à Yale.
- Comme j'aimerais revoir Paris après la guerre!
- Pourquoi pas ?
T. F. se demandait si sa réponse reflétait la certitude qu'elle avait dans la victoire ou si elle impliquait que le fait d'être un officier embusqué à
Londres donnait toutes les chances de survivre à la fin des combats.
En arrivant à Storey's G‚te, Catherine comprit pourquoi on avait envoyé T.
F. pour l'escorter. Le Royal Marine qui se tenait à la porte regarda attentivement le laissez-passer de T. F. et la carte d'identité de Catherine avec un soin qui rappela à celle-ci les hommes de la Gestapo qui l'avaient arrêtée avec Paul, la nuit o˘ elle avait atterri en France.
- Churchill travaille vraiment ici? souffla-t-elle à T. F. tandis qu'ils descendaient l'escalier.
- Pas souvent, ces derniers temps, dit-il. Mais il paraît qu'il a vécu ici tout le temps qu'a duré le Blitz, se promenant dans les couloirs vêtu de son peignoir de bain et son cigare à la bouche.
T. F la conduisit dans un petit bureau. Un vieil homme s'avança et lui tendit la main.
- Henry Ridley, dit-il.
Il n'y avait dans son attitude rien de militaire.
- Merci beaucoup d'être venue. Il se tourna vers T. F.
- Et merci à vous, major.
Ridley ferma la porte derrière lui, et fit entrer Catherine dans son bureau personnel. Il lui offrit un siège et une Players qu'elle refusa. Allumant une nouvelle cigarette à celle qu'il avait encore à la bouche, il se carra dans son fauteuil et la contempla, les yeux à moitié fermés.
- Pardonnez-nous pour toute cette mise en scène qui a entouré votre visite ici.
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´ Le destin change de chevaux ª
- Je comprends, sir, répondit-elle. Mais je pense que c'était nécessaire.
- Certes. Il arrive, continua Ridley en lui adressant un sourire chaleureux, que nous nous dispensions de toute formalité militaire dans ce bureau. Comme vous, je suis essentiellement un civil.
Il mit les mains derrière sa nuque et se renversa dans son fauteuil.
- Mais nous avons employé cette procédure, car - je suis s˚r que vous serez d'accord avec moi - il n'y a pas, aujourd'hui, de secrets plus précieux que ceux qui touchent au débarquement.
- Bien entendu.
- C'est... - Ridley choisissait ses mots soigneusement - c'est un secret que personne au SOE, pas même le colonel Buckmaster ou le major Cavendish, ne connaît. Absolument personne. Ce n'est pas que nous n'avons pas confiance dans le SOE. C'est que, tout simplement, beaucoup de vos gens sont dans des situations telles que les Allemands peuvent les arrêter d'un moment à l'autre, ce qui nous oblige à tenir toute votre organisation dans l'ignorance du jour, de l'endroit o˘ le débarquement aura lieu et dans quelles conditions.
´ Grands dieux ! se dit Catherine, il ne va pas me confier tout ça, j'espère. ª Ridley sembla deviner ses pensées et secoua la cendre de sa Players.
- Ne vous inquiétez pas ! lui dit-il. Il n'est pas question que je vous fasse supporter le poids d'un tel fardeau. La première raison pour laquelle je vous ai demandé de venir est très simple. Seriez-vous prête à retourner en France ? A Calais ?
Catherine croisa et décroisa les jambes, et se redressa lentement dans son fauteuil pour se donner le temps d'étudier le visage de Ridley et réfléchir à ce qu'il venait de lui demander. Elle avait oublié cette autre elle-même qu'on appelait Denise et dont le profil s'était si vite estompé.
- Pour quoi faire ? demanda-t-elle.
- Pour une mission de très grande importance que vous seule êtes qualifiée pour accomplir. Catherine poussa un soupir.
- Très franchement, je préférerais ne pas y retourner. J'ai le sentiment d'y avoir fait mon devoir. Mais si vous estimez que c'est absolument indispensable...
Le patron de la London Controlling Section lui adressa de nouveau un de ces sourires désarmants dont il avait le secret. Catherine se dit qu'il était fascinant de voir à quel point certains hommes peuvent par un 359
FORTITUDE
simple sourire gagner votre confiance en quelques minutes, alors que d'autres, avec une foule de cajoleries, n'arriveraient pas à vaincre votre scepticisme.
- Rien ni personne n'est indispensable. Néanmoins, la mission que nous souhaitons vous confier est, selon nous, capitale.
- Pour vous ou pour le SOE ?
- Elle émanerait de nous, mais serait effectuée sous le couvert du SOE.
Catherine hésita longtemps. Enfin, elle dit :
- Si c'est si important que ça, d'accord.
Il ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit un dossier o˘ étaient inscrits les mots Śecret ª et ´ Bigot ª en caractères rouges.
- Je dois vous demander de garder sur la conversation que nous allons avoir un mutisme absolu. Personne, à l'exception de vous et moi, ni Cavendish ni Buckmaster, personne du SOE ne doit être au courant de ce qui s'est passé
entre nous. J'espère être assez clair?
- Vous l'êtes.
Ridley ouvrit le dossier et Catherine vit qu'il contenait une copie du plan d'Aristide concernant le sabotage de la batterie Lindemann. Il le prit et le posa à plat devant lui.
- Ce plan est excellent. Permettez-moi de vous féliciter pour avoir rendu tout cela possible.
Il exhala une longue bouffée de sa Players et feuilleta le dossier.
- Tout cela a été soigneusement étudié par les meilleurs experts que nous avons ici à Londres. Ils proposent une petite modification.
Il mit la main sur ce qu'il cherchait : un dessin à l'encre de Chine.
- Il est inutile que j'entre avec vous dans tous les détails de l'opération. Ils sauteront aux yeux de l'ingénieur que vous avez dans cette centrale électrique, quand il verra ce plan. Il s'agit, essentiellement, de modifier la manière dont s'effectuera la surcharge de courant sur la ligne qui alimente la batterie, afin d'aider votre ingénieur à s'échapper : il pourra faire cette modification en une demi-heure.
Il remit le plan dans son dossier.
- Nous en avons fait un microfilm que nous avons logé dans une de ces allumettes truquées que vous connaissez déjà : vous le donnerez à Aristide.
- Comment dois-je retourner en France? demanda Catherine. Par un Lysander?
En parachute?
- Dans quelques jours, ce sera la pleine lune, répondit Ridley. Vous partirez par le premier Lysander. Nous veillerons à ce que l'ordre 360
´ Le destin change de chevaux ª
vienne de Cavendish lui-même, afin que lui et ses hommes pensent qu'ils font cela de leur propre initiative. Mais ce que je vais vous dire dans une seconde est la partie la plus secrète de votre mission.
Ridley changea de position dans son fauteuil et regarda le plafond.
- Vous devez comprendre, dit-il, que ces canons ne resteront hors d'usage que pendant une brève période de temps, après un tel sabotage.
- Aristide m'a dit qu'il faudrait aux Allemands à peu près vingt-quatre heures pour les remettre en état.
- Il est bien optimiste. Nous avons calculé douze heures. Pas plus.
Ridley joignit les mains sur son bureau, comme s'il faisait une prière.
- Le problème est de savoir si ces canons resteront hors d'usage quand il fera jour. S'ils sont détruits trop tôt ou trop tard, ce sera un véritable désastre. Un minutage parfaitement précis est absolument vital pour cette opération. Est-ce clair?
Catherine se dit qu'il n'y avait pas à se méprendre sur de tels propos.
- C'est très clair, dit-elle, intimidée par Ridley.
Ce dernier prit une autre feuille de papier dans son dossier et la fit glisser sur sa table. Elle contenait seulement deux phrases qu'Aristide avait suggérées pour que Cavendish déclenche le sabotage, s'il était d'accord.
A. Nous avons un message pour petite Berthe. B. Salomon a sauté ses grands sabots.
- Vous connaissez déjà ces deux phrases par cour, j'imagine. Elles seront diffusées parmi les messages personnels de la BBC. Ce papier vous indique la signification que chaque phrase aura lors de sa diffusion. Je ne saurais trop insister sur l'importance qu'ils représentent. Tout, je dis bien TOUT, dans cette opération est une question de minutage.
- Le major qui vous a amenée ici restera en contact avec vous. Il servira de liaison entre nous, si vous avez besoin de quoi que ce soit.
Ridley se leva, fit le tour de son bureau et eut à l'adresse de Catherine un petit rire triste.
- Je crains de vous avoir ennuyée en vous en disant plus que ce que vous désiriez savoir.
- C'est vrai, dit Catherine, avec une mine d'enterrement.
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FORTITUDE
- Pardonnez-moi ! dit Ridley. Pardonnez-moi aussi de vous rappeler à quel point il est vital que vous ne disiez rien de tout cela à personne, dans quelque circonstance que ce soit.
Catherine eut l'impression qu'il fermait les yeux comme pour lui montrer de la compassion.
- Dans ce genre de situations, il vaut mieux ne pas dire certaines choses, même si nous les pensons tous les deux.
Catherine soupira profondément. Il ne pouvait être plus clair. Elle approuva d'un mouvement de tête. Ridley lui prit la main, l'attira à lui et l'embrassa sur les deux joues.
- Je suis s˚r, lui dit-il, que vous allez accomplir un merveilleux boulot pour nous tous.
La Skoda à moteur arrière de Hans Dicter Stroemulburg filait à toute allure sur l'autoroute menant d'Aix-la-Chapelle aux grandes cités industrielles d'Essen et de D˘sseldorf. Il était près de minuit et il n'y avait aucune autre voiture sur cet immense ruban de béton destiné aux innombrables automobilistes du nouveau Reich allemand ! Stroemulburg était assis à
l'avant. A côté de lui, Konrad, son chauffeur, sombre et taciturne comme toujours, avait le regard fixé sur la route avec cet air professionnel qu'il avait acquis avant guerre quand il faisait partie de l'écurie Mercedes-Benz.
Stroemulburg se carra sur son siège de cuir et regarda pensivement vers le nord-est, vers ce bassin industriel qui était le cour de l'Allemagne nazie.
L'aviation alliée était là, inatteignable. Il pouvait entendre le vrombissement sourd et lointain des avions et voir les projecteurs balayer le ciel de leurs faisceaux bleu et blanc pour les repérer. De temps en temps, on voyait la lueur dorée et argentée des balles traçantes qui sillonnaient la nuit. Sur sa droite, une épaisse rosace de feu semblable à
un petit soleil s'élevait à l'horizon. C'était une ville allemande qui br˚lait à la suite d'un bombardement allié. Stroemulburg secoua la tête comme pour effacer de son esprit un spectacle aussi déchirant. Comment en était-on arrivé là ? …tait-ce bien ce grand Reich allemand qui devait durer mille ans et pour lequel il avait combattu toute sa vie, qui, maintenant, était réduit en cendres et devait être balayé par les hordes bolcheviques comme Rome l'avait été par les Wisigoths ?
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Et pourtant, malgré le spectacle désespérant qui s'offrait à ses yeux par la fenêtre de sa Skoda, la foi qui l'habitait depuis sa jeunesse était restée presque intacte. Il était convaincu que l'Allemagne pouvait encore gagner la guerre. Tout dépendait de ce foutu débarquement. S'il était repoussé, lui et son Reich survivraient, les valeurs auxquelles il croyait survivraient également et son propre horizon s'élargirait. Il prit un sandwich dans un panier posé sur le plancher de la voiture et fit sauter le bouchon d'une bouteille de chambolle-musigny avec ses dents.
Ces voyages à Berlin pour répondre à une convocation des services de Kaltenbrunner étaient devenus une routine. Il avait quitté sa villa de Neuilly à 9 heures du soir, à l'heure o˘ les routes étaient désertes. Son cuisinier lui avait préparé un repas froid et avait fait un paquet des mets les plus choisis qu'un chef de la Gestapo pouvait se procurer à Paris : du foie gras, du beurre, du chocolat, du jambon et du Champagne, destinés à
ses parents et à sa sour. Ils habitaient Magdebourg, pas très loin de Berlin, o˘ le père de Stroemulburg travaillait encore dans un lycée. Il devait arriver juste à temps pour prendre le petit déjeuner avec eux, une douche, changer de vêtements, puis se rendre à son rendez-vous de la Prinzalbrechtstrasse. Après une dernière gorgée de vin, il se renversa en arrière et s'endormit.
Il fut brusquement réveillé peu avant 7 heures du matin. Une acre odeur de fumée, comme celle qui s'élève des cendres plutôt que d'un brasier, lui montait aux narines. Ils étaient sortis de l'autoroute et se dirigeaient vers le pont qui traverse l'Elbe et mène au centre de la ville. Comme ils l'atteignaient, Stroemulburg poussa un cri d'horreur. Le cour de sa ville natale n'était plus qu'un amas de ruines fumantes encore léchées par les flammes. Seule la cathédrale était intacte, au cour d'un pareil désastre tel un squelette dénonçant la folie des hommes. Konrad stoppa et Stroemulburg se précipita vers un groupe de pompiers qui arrosaient les décombres. Ils lui dirent que les Alliés avaient bombardé la ville toute la nuit.
Gr‚ce à Dieu, comme il dit à Konrad en regagnant la voiture, ses parents habitaient la banlieue et les Alliés ne s'en étaient pris qu'au centre de la ville.
Ce n'était pas tout à fait exact. Comme Konrad tournait dans la Goethestrasse o˘ se trouvait sa demeure familiale, Stroemulburg poussa un cri. Tout un côté de la rue avait été dévasté par les bombes : celui o˘
vivaient ses parents. Konrad accéléra pour atteindre leur maison.
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FORTITUDE
Elle n'était plus qu'un tas de ruines, le feu continuant de consumer ce qui restait de l'immeuble.
Stroemulburg sauta de la voiture et se rua en avant, appelant ses parents, comme pour faire sortir leurs fantômes de cet amas de cendres. Une voisine, qui essayait de sauver ce qu'elle pouvait de sa maison détruite, lui dit que sa sour était dans une cave de l'autre côté de la rue.
Il la trouva saine et sauve, mais balbutiant d'une manière incohérente.
Finalement, elle parvint à lui dire ce qui était arrivé. Avec son père et sa mère, ils s'étaient précipités dans leur cave dès le début de l'alerte.
Leur père, en homme méthodique qu'il était, avait pris avec lui un baluchon qui contenait une bouteille d'eau, des médicaments, de la charcuterie et un flacon de schnaps. Ils s'étaient réfugiés là, écoutant le fracas des bombes. quand une d'elles était tombée sur l'immeuble, leur mère avait été
tuée sur le coup. Sa fille avait réussi à sortir des ruines par une fenêtre ou un trou ouvert dans un mur. Elle avait entendu un cri et était revenue près de leur père. Comme un skieur enseveli dans la neige, il était recouvert par les gravats jusqu'à la poitrine, incapable de faire un mouvement. Elle avait appelé au secours, puis le feu avait pris.
Elle était restée là, impuissante, dit-elle à son frère, tandis que les flammes entouraient la cave. La dernière image qu'elle avait gardée de son père était celle des flammes atteignant le baluchon qui devait les aider à
survivre en cas d'urgence et faisant exploser la bouteille de schnaps, avec une gerbe de flammes qui avait mis le feu aux cheveux de son père et sonné
le glas de ce Crépuscule des dieux familial.
Stroemulburg, horrifié, se joignit aux volontaires qui déblayaient les ruines de sa maison pour retrouver le corps de ses parents. A 8 h 30, il dut abandonner. Même les plus grandes tragédies intimes ne pouvaient empêcher un officier SS de se rendre à une réunion avec Kaltenbrunner. Son uniforme gris tout taché, suffoquant de haine retenue, Stroemulburg regagna sa Skoda, laissant le soin à sa sour d'ensevelir leurs parents dans la fosse commune.
Horst Kopkow, le chef des services de contre-espionnage de la Gestapo, était consterné. Non seulement son subordonné, Hans Dicter Stroemulburg, était en retard, pour se rendre à la convocation qu'il 364
´ Le destin change de chevaux ª
avait reçue des bureaux du SS Gruppenf˘hrer Ernst Kaltenbrunner, mais il était là, devant lui, comme s'il sortait des égouts de la Prinzalbrechtstrasse. Stroemulburg n'eut pas un mot d'excuse ni d'explication à
l'égard du Gruppenf˘hrer. Il s'assit dans son fauteuil et, se tournant vers Kopkow, lui jeta un regard de défi, comme si les taches qui constellaient son uniforme et la saleté qui recouvrait son visage et ses mains étaient des marques d'honneur et non pas d'indignité.
Kaltenbrunner s'arrêta au milieu d'une phrase pour jeter à Stroemulburg un regard désapprobateur. Il toussa, puis reprit son discours. Le Gruppenf˘hrer était capable d'annoncer l'événement le plus extraordinaire comme s'il énumérait une liste de vêtements à envoyer chez le teinturier.
Ce mercredi 1er juin 1944, le thème du sermon qu'il adressait à tous les responsables des services de contre-espionnage de la Gestapo en Europe occupée concernait la dernière étape de la réorganisation des services de renseignements du Reich en un organisme central placé sous l'autorité du RSHA. Il informa son auditoire que les bureaux et les officiers de l'Abwehr, à l'intérieur de leur juridiction territoriale, devaient passer immédiatement sous son autorité.
Alors qu'il se lançait dans le détail de tout ce que cela impliquait au niveau administratif, Stroemulburg prit une enveloppe qu'un adjoint de Kaltenbrunner lui tendait. Elle était arrivée pendant la nuit de son quartier général de Paris. Aussi discrètement qu'il le put, il fit sauter le sceau et, les yeux encore rougis de larmes, il lut le texte. C'était le docteur.
Ón a reçu le message suivant à 0315 venant de Sevenoaks et destiné à
notre barman de Lille. Prenez des dispositions d'urgence. ª
Tandis que Stroemulburg lisait le texte, Kaltenbrunner félicitait tous les assistants pour avoir parachevé la réorganisation des services de renseignements du Reich au moment o˘ devait avoir lieu l'opération la plus importante de la guerre : repousser l'invasion alliée.
A la requête de Kaltenbrunner, Stroemulburg se leva de son siège. Les officiers qui ne l'avaient pas vu entrer dans la salle furent stupéfaits.
Parmi les SS, Stroemulburg avait toujours eu la réputation d'être vêtu comme un mannequin et de soigner son apparence avec autant d'attention qu'il étudiait ses dossiers. Ils étaient ahuris de le voir ainsi, les yeux rougis, le nez coulant, son uniforme gris tout poussiéreux et déchiré.
Pour commencer, Stroemulburg parla du piège qu'il avait tendu 365
FORTITUDE
au SOE à Lille puis du message passé deux semaines auparavant. Pour finir, il brandit triomphalement le message du docteur.
- Ce message a été envoyé par Londres à notre agent de Lille la nuit dernière :
Ćavendish à Aristide Calais très urgent STOP Plan de sabotage approuvé et exécution sera ordonnée par messages BBC que vous avez suggérés. STOP
Courrier retourne par Lysander Opération Tango 4 juin apporte importante modification au plan qui doit être faite avant exécution plus instructions très strictes concernant timing STOP Timing essentiel je répète essentiel STOP Est vital suivre instructions avec plus grand soin STOP Félicitations et bonne chasse. ª
- qu'est-ce qu'ils veulent saboter? grogna Kaltenbrunner.
- Je n'en ai aucune idée répondit Stroemulburg, mais il doit s'agir de quelque chose de très important pour que Londres envoie un agent en France à ce propos.
Les adjoints de Kaltenbrunner avaient fixé au mur une carte des défenses de la Manche. Kopkow se leva et se dirigea vers elle.
- Ce qu'ils veulent saboter n'a pas d'importance, du moins pour l'instant, dit-il. Ce qui me paraît capital dans ce message, c'est le souci qu'ils ont de l'effectuer à un moment très précis.
Il regarda la carte. Même un préparateur en pharmacie aurait compris la valeur stratégique de la côte du Pas-de-Calais.
- Pourquoi ce souci ? Très probablement parce que ce sabotage doit être coordonné avec une opération beaucoup plus importante. Il se tourna vers Stroemulburg.
- Nous savons maintenant ce qui nous reste à faire.
Depuis quatre ans, ce petit rituel, quasi religieux, avait été respecté. Il représentait une sorte de cordon ombilical entre des milliers de Français et de Françaises, les uns étant à Londres, les autres sous la dictature nazie. A deux reprises chaque soir, entre sept heures trente et neuf heures et quart, on entendait les premières notes de la Cinquième Symphonie de Beethoven (Ta-ta-ta-ta...), venant d'un studio clandestin de la BBC en plein cour de Londres, qui servaient de prélude à l'émission ´ Les Français parlent aux Français. ª On y apprenait les dernières nouvelles de la guerre, puis des commentaires suivaient. A la fin, le speaker annonçait : Ét maintenant voici 366
´ Le destin change de chevaux ª
quelques messages personnels. ª A ces mots, partout en France - dans des salles à manger, dans des fermes isolées comme dans des taudis - les membres de la Résistance tendaient l'oreille. D'une voix impassible, comme s'il récitait une leçon, le speaker débitait une suite de phrases incompréhensibles du genre :
´ Les lilas sont fleuris. ª
Óui, je viens dans son temple, adorer l'…ternel. ª
ÍI fait chaud à Suez. ª
Au départ, ils n'avaient été que ce qu'ils prétendaient être : des ´
messages personnels ª, concernant une épouse ou un père, ou un fils arrivé
à Londres après avoir traversé les Pyrénées et la Manche. Plus tard, on les avait utilisés pour annoncer les parachutages d'armes, l'arrivée ou le départ d'un agent, ou bien encore pour décider d'une embuscade tendue aux Allemands ou de l'heure d'un sabotage. Le soir du 1er juin 1944, ces messages annonceraient l'arrivée, si longtemps attendue, du Débarquement.
Le rôle de la Résistance française et les sabotages qui incombaient au SOE
étaient vitaux. Toute une série de plans - violet, vert ou bleu - avait été
mise sur pied pour coordonner les sabotages des voies ferrées, des lignes à
haute tension, des communications allemandes, des transports de troupes et de matériel et des installations militaires. Pour donner ses mots d'ordre sur le terrain, Londres avait mis au point un système ingénieux. Chaque réseau de Résistance devant intervenir au jour J s'était vu attribuer deux messages codés. Le premier était un message d' álerte ª diffusé par la BBC et on devait le recevoir le 1er ou le 15 du mois. Alors, le réseau mis en état d'alerte devait écouter, quinze jours durant, les émissions de la BBC, en attendant le deuxième message qui, lui, demanderait de passer à
l'action. C'était exactement ce qu'avait prédit Stroemulburg au docteur, la nuit o˘ ils avaient arrêté Wild : les Alliés annonceraient leur arrivée par le canal de la BBC.
Les Allemands avaient pressenti la chose dès octobre 1943, à l'occasion du travail qu'effectuaient les services de Stroemulburg. Le 7 septembre 1943, la Gestapo avait mis la main sur trois nouveaux arrivants français du SOE : François Garel, son adjoint Marcel Fox et leur opérateur-radio Marcel Rousset. Soumis à l'interrogatoire habituel de la Gestapo, ils avaient avoué qu'avant de quitter Londres on leur avait donné deux messages, l'un d' álerte ª, l'autre d' áction ª pour les sabotages qu'ils auraient à
effectuer contre les voies ferrées de Bretagne, le jour du débarquement.
Ils avaient expliqué que le premier
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de ces messages serait transmis par la BBC le 1er et le 15 du mois et le message leur demandant de passer à l'action - le jour du débarquement venu
- la quinzaine suivante. Triomphalement, les gens de la Gestapo avaient communiqué cette information à PAbwehr. Le 10 octobre, celle-ci avait fait connaître à tous les commandements allemands de l'Ouest les messages que les trois hommes leur avaient révélés et la manière dont les Alliés opéraient. Il s'agissait d'une strophe de la Chanson d'automne de Verlaine :
Les sanglots longs Des violons De l'automne Blessent mon cour D'une langueur Monotone.
C'était, à première vue, un coup de maître des services de renseignements -
à cette exception près que ce message n'avait rien à voir avec le débarquement. Il faisait partie d'un autre plan d'intoxication de Ridley et de sa London Controlling Section. Ce plan avait été conçu pour l'été de 1943 sous le nom de code Starkey. Et ce pauvre Francis Suthill avait collaboré sans le savoir à ce stratagème quand il avait été convoqué par Churchill, au mois de mai 1943 parce que Ridley savait par ULTRA ce que le SOE ne savait pas : que le réseau ´ Prosper ª de Suthill avait été pénétré
par les Allemands. quand Suthill et les membres de son réseau avaient été
arrêtés par la Gestapo - ce qui était inévitable - ils avaient révélé les préparatifs que Londres avait demandés pour un débarquement. L'opération Starkey avait pour objet de persuader les Allemands que les Alliés débarqueraient en France début septembre 1943 - ce qui devait retenir le maximum de divisions allemandes à l'ouest au lieu de les envoyer sur le front de l'Est. Début juin 1943, on avait dit au SOE d'envoyer certains de ses agents sur le terrain, munis de ces deux messages (álerte ª et áction ª), dans le cas o˘, comme les chefs de cet organisme le croyaient, le débarquement aurait lieu à l'automne.
Début 1944, afin de préparer le chemin à un vrai débarquement, tous les messages envoyés jusque-là furent mis au rencart et remplacés par d'autres.
C'est alors que Philippe de Vomecourt, qui dirigeait le réseau du SOE
spécialisé dans le sabotage des voies ferrées dans le centre de la France, demanda le texte des messages qui lui étaient 368
´ Le destin change de chevaux ª
destinés. A la suite d'une dramatique erreur, on lui envoya les vers de Verlaine.
En fait, ce n'était qu'un message entre autres. Parmi les destinataires des nouveaux et vrais messages envoyés par le SOE de Londres au printemps de 1944, était le docteur de l'avenue Foch. Ce fut là son plus grand succès.
Chacun des quinze réseaux qu'il manipulait avait reçu un message d' álerte ª et d' áction ª. C'est pourquoi, personne, en France, n'était plus attentif que lui aux ´ messages personnels ª de la BBC.
Très peu de ses collègues y attachaient une telle importance. Depuis le mois d'avril, Londres jouait avec les nerfs des Allemands, en augmentant, puis en diminuant soudain le nombre des messages passés chaque soir sur les ondes. Au départ, les Allemands avaient réagi comme les Alliés s'y attendaient. Ils avaient mis leurs troupes en état d'alerte de Bordeaux jusqu'à Dunkerque. De très nombreux soldats avaient passé des nuits sans dormir et, à la fin, von Rundstedt lui-même avait déclaré que tout cela n'était fait par les Alliés que pour démoraliser et épuiser ses troupes.
Seul dans son bureau du troisième étage de l'avenue Foch, le docteur ajusta l'antenne spéciale que le service des transmissions du boulevard Suchet lui avait donnée pour éviter le brouillage des émissions de la BBC.
Il resta impassible pendant quelques minutes. Les messages que le speaker lisait d'une voix impassible, ce mercredi 1er juin, ne le concernaient pas.
Tout à coup, il sursauta. ´ Le coup d'envoi aura lieu à trois heures. ª Ce message était adressé au réseau ´ Valse ª à Saint-quentin. ´ L'électricité
date du xxe siècle. ª Celui-là était pour le réseau Śaturne ª à Rennes.
Tandis que le docteur, n'en croyant pas ses oreilles, restait collé au poste, les messages tombaient un à un : ils étaient exactement au nombre de quinze, tels que Londres les avaient conçus, aussi fidèles au rendez-vous que ces Halifax qui, dans la nuit, venaient livrer leurs cargaisons d'hommes et de matériel entre les mains de la Gestapo.
Le docteur se précipita dans le bureau de Hans Dicter Stroemul-burg.
L'Obersturmbahnfuhrer était épuisé par son voyage à Berlin.
- Notez tout ça et envoyez-le par télex à Berlin et au quartier général des armées de l'Ouest, ordonna-t-il. Puis il changea de sujet.
- Dites-moi, docteur, quand Londres doit-il communiquer la prochaine fois avec le radio de Gilbert ?
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- Demain à midi.
- Assurez-vous que le boulevard Suchet ne le ratera pas. Nous devons avoir tous les détails concernant l'opération TANGO.
A 2 h 30, le lendemain après-midi, le téléphone privé de Stroemulburg sonna. C'était le service d'interception-radio du boulevard Suchet qui lui communiquait le texte du message que le SOE de Londres avait envoyé à midi à son officier des opérations aériennes :
Ćavendish à Paul. Opération Tango ordonnée 4 juin terrain quatre STOP Un bod arrivera convoyez-le Paris STOP Rapatriez par retour pilotes RAF
Whitley et Fieldhouse comme demandé par votre c‚ble 163 STOP Lettre-code T.
comme Tommy STOP Message BBC Copenhague est près de la mer confirmera opération. ª
Stroemulburg salua le travail du boulevard Suchet d'un grognement. En fait, il était ravi. Le terrain quatre était un des deux lieux d'atterrissage utilisés par Gilbert qu'il était facile de surveiller. La planque était une grange située dans une clairière qui permettait aux guetteurs de se cacher et qui se trouvait à quelques minutes du terrain. Pour accompagner ses passagers dans le train de Paris, Gilbert se rendait dans une petite gare, o˘ il était facile aux agents de Stroemulburg se trouvant déjà dans le train de les repérer, lui et ses compagnons de voyage.
Konrad, le chauffeur de Stroemulburg éprouvait une profonde antipathie pour Gilbert, depuis qu'il l'avait pris pour la première fois dans sa voiture dans une rue de Paris. C'était seulement aujourd'hui, après des douzaines d'autres rendez-vous, qu'il comprenait pourquoi. Le Français avait toujours tenu à monter sur le siège arrière, comme pour bien marquer la différence qu'il y avait entre eux. Pour qui donc se prenait-il ?
Stroemulburg, lui, s'asseyait à l'avant, à son côté. Mais Konrad savait que son patron aimait bien le Français. Personne, dans le service, ne s'autorisait à dire un seul mot contre lui en sa présence. Le chauffeur conduisit la voiture derrière la villa du chef de la Gestapo à
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Neuilly, afin d'être à l'abri des regards indiscrets. Stroemulburg attendait Gilbert au sommet de l'escalier, les bras croisés, comme un père attendant son fils après une longue absence. Cela avait toujours étonné et dégo˚té Konrad.
Stroemulburg conduisit son agent chéri dans le salon et lui désigna un fauteuil de cuir.
Il servit à Gilbert un sherry, puis se laissa tomber avec un soupir dans son fauteuil. Il leva son verre vers son hôte.
- Prosit ! murmura-t-il, en buvant une longue gorgée.
Stroemulburg était en civil. Il étendit les jambes devant lui, et jeta un coup d'oil à ses chaussures, comme si elles méritaient un hommage tout particulier. Paul le remarqua : elles étaient d'un noir éclatant.
- C'est fou, mon cher ami, déclara Stroemulburg sur un ton presque nostalgique, ce que nous avons pu accomplir ensemble depuis le premier soir o˘ vous êtes entré dans cette pièce ! Au fait, ça fait combien de temps ?
- Juste six mois. Depuis le 19 octobre, pour être exact.
- quelle mémoire ! Je suppose que vous autres, aviateurs, êtes tous comme ça. N'est-ce pas drôle ? Généralement, quand on vieillit le temps passe plus vite. Mais cette guerre a changé beaucoup de choses. J'ai l'impression qu'il y a des années que vous êtes venu ici pour la première fois.
- Vous devenez philosophe avec moi, dit Paul en souriant. Stroemulburg soupira.
- Vous avez fait un très bon boulot, vous savez ?
Il regardait son agent. Le Français se demandait s'il était sincère ou non.
Il n'avait jamais constaté le moindre humour chez Stroemulburg. Et il ne savait jamais ce que cachaient ses sourires.
- Un bien meilleur boulot que vous ne le croyez vous-même. Stroemulburg avala une nouvelle gorgée de son whisky.
- Je tiens à vous dire une chose. qu'elle gagne la guerre ou qu'elle la perde, l'Allemagne prendra soin de tous ceux qui l'auront aidée. Nous veillerons à vous procurer une nouvelle identité et vous enverrons dans quelque pays neutre avec assez d'argent pour vous y refaire une vie. Le terrain est déjà préparé. Nous avons de l'argent en Suisse et en Amérique du Sud et des gens qui nous y attendent. Il y a même des types au Vatican qui nous aideront.
- Hans! s'exclama Gilbert. Pourquoi, grands dieux, me dites-vous ça? Vous parlez comme si l'Allemagne avait déjà perdu la guerre, alors que les Anglais n'ont même pas débarqué.
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- Je vous dis ça parce que cela peut vous réconforter, comme moi, dans les jours difficiles qui se préparent.
quand il le voulait, Stroemulburg savait se faire rassurant et Paul se dit qu'il aurait fait un très bon pasteur luthérien plutôt qu'un officier de la Gestapo - s'il avait mis en Dieu ne f˚t-ce qu'une infime partie de la confiance qu'il mettait en Hitler.
Stroemulburg posa son verre. Il conduisait la conversation avec la même aisance que Konrad passait les vitesses de sa Skoda.
- quand arrivera votre prochain vol ?
- Le 4 sur le terrain quatre près d'Angers. C'est de la routine. Un type arrive et on embarque deux gars de la RAF.
Stroemulburg approuva d'un air grave en entendant l'information qu'on lui avait déjà communiquée des heures auparavant.
- Cher ami, je dois vous dire quelque chose qui éclairera mon petit préambule. Je dois arrêter le type qui va arriver.
Si ces mots avaient produit la moindre émotion chez Paul, il n'en laissa rien paraître. Au contraire, il haussa les épaules avec indifférence.
- Il était évident que cela devait arriver un jour ou l'autre.
- Bien s˚r! Nous pensons que votre agent se rendra à Calais après vous avoir quitté à Paris. Nous le prendrons là-bas. Je veillerai à ce que mes gens le fassent sans que ça vous retombe dessus, mais on n'est jamais s˚r de rien, et c'est pourquoi je voulais vous avertir. Si les Anglais décident tout à coup de vous faire traverser la Manche pour épingler une médaille sur votre poitrine, je vous suggère de décliner l'invitation.
Gilbert prit son verre et cligna de l'oil d'un air complice.
- C'est plutôt deux médailles qu'on devrait me donner, vous ne croyez pas ?
- Certes, mon cher ami, mais il n'y a pas de récompense plus ingrate qu'une décoration à titre posthume. Aussi, méfiez-vous de toute invitation inattendue que pourraient vous adresser vos collègues. S'ils ont vent de l'affaire, ils peuvent décider de prendre les choses en main.
C'était un avertissement que Gilbert prit au sérieux.
- Je devrais peut-être commencer à prendre des précautions.
- Je le pense.
Stroemulburg posa son verre sur la cheminée et se dirigea vers son bureau.
Il prit une de ses cartes de visite et écrivit au dos : ´ Le porteur 372
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de cette carte doit recevoir toutes les facilités et l'assistance qu'il demande. Son identité sera vérifiée personnellement par moi. ª
Le chef de la Gestapo signa la carte et y apposa son sceau personnel.
- Prenez ceci, dit-il à Gilbert. Cela vous couvrira si vous êtes pris par une patrouille avec une arme sur vous. Si vous pensez que la Résistance en a après vous, rentrez. Nous prendrons soin de vous. Vous utilisez toujours la même planque pour le terrain numéro quatre ?
Gilbert acquiesça.
- Et vous prenez le train en gare de La Minitré ? Gilbert approuva de nouveau.
- Parfait! J'aurai des hommes autour du hangar et sur le chemin qui mène au terrain. Ils vous couvriront jusqu'à la gare le matin suivant. Mais, pour l'amour de Dieu, ne changez rien à vos habitudes, car ils seront prêts à se manifester si quelque chose cloche. Il y aura des agents de la rue Lauriston dans le train.
- Rompez le contact en arrivant à Paris, comme vous le faites normalement.
Nous maintiendrons la surveillance jusqu'à Calais avant de procéder à
l'arrestation, pour ne pas vous compromettre.
- Vous semblez vraiment vouloir ce type, souffla Paul à voix basse, avec une certaine admiration.
- Je le veux.
- C'est quelqu'un d'important ?
- Mon cher Gilbert, des agents en tant que tels sont rarement importants.
Ce qui compte, ce sont les informations que parfois ils détiennent.
- Hait!
Le Feldgendarme avait jailli de l'ombre avec une telle rapidité que Paul faillit tomber de son vélo. Son phare, à moitié camouflé comme l'exigeaient les règlements du black-out, éclaira la plaque d'acier que l'Allemand portait suspendue sur sa poitrine et, ce qui était encore plus impressionnant, le canon de son pistolet-mitrailleur Schmeisser. Paul devina dans l'obscurité les autres membres de la patrouille qui se dirigeaient vers lui.
- Ausweissf
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Paul prit dans sa sacoche le laissez-passer qui lui permettait de circuler dans Paris après l'heure du couvre-feu. Le Feldgendarme l'examina avec le même soin qu'un caissier de banque étudie un billet qui lui paraît suspect.
- O˘ allez-vous avec ça ?
Paul montra d'un geste la rue de Provence et le rai de lumière qui indiquait l'entrée du One Two Two.
- Vous ne pouvez pas, dit le Feldgendarme. On n'accepte pas les Français, le soir. Vous mentez.
Il donna au laissez-passer de Paul une chiquenaude pleine de mépris.
- Nous devons vous arrêter et contrôler ça.
Paul sentit que les autres gendarmes faisaient cercle autour de lui.
- Attendez une minute, caporal !
Paul avait mis dans sa voix toute l'autorité possible. Il nota avec la plus grande satisfaction que l'Allemand s'était raidi en l'entendant.
- Je vais vous montrer quelque chose d'autre et, quand vous l'aurez vu, vous et les crétins qui vous accompagnent, vous foutrez le camp, avant de m'avoir empêché de faire ce que j'ai à faire, ou que je vous aie tous emmenés avenue Foch.
Il avait achevé sa phrase avec un sifflement sourd, tandis qu'il plongeait la main dans sa poche pour y prendre la carte que Stroemulburg lui avait donnée une heure auparavant. Le moment était venu d'en éprouver l'efficacité.
´ quel dommage, pensa-t-il, en la tendant à son interlocuteur, qu'on ne puisse pas voir un type blêmir dans l'obscurité ! ª L'Allemand regarda la carte, émit un grognement, puis chuchota un ordre aux hommes de sa patrouille. Paul devina qu'ils s'écartaient de lui. Il reprit sa carte et la remit avec soulagement dans sa sacoche. Ce document était d'un apport appréciable dans tout son arsenal !
- Tire un coup à ma santé, grogna l'Allemand, après que Paul eut repris son chemin en direction du One Two Two, sale porc de Français !
La sous-maîtresse du bordel était une vraie professionnelle et elle considérait Paul comme un client sérieux de son établissement. La manière dont elle régla le problème inattendu que sa présence lui posait montrait qu'elle connaissait son métier. Aussi discrètement que possible, elle le conduisit loin de son salon rempli de son quota habituel d'Allemands, dont la plupart étaient ivres.
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- Peut-être monsieur a-t-il une préférence ? demanda-t-elle d'un air douceureux.
- Est-ce que Danielle est là ? La sous-maîtresse sourit.
- Pourquoi ne montez-vous pas ? La bonne vous mènera à une jolie petite chambre o˘ Danielle viendra vous rejoindre quand elle sera libre...
Le sourire d'usage que Danielle avait arboré - et qui était aussi artificiel qu'un masque de Mardi gras - disparut de son visage quand elle entra dans la chambre et s'aperçut que c'était Paul qui l'attendait.
- Gr‚ce à Dieu, c'est toi ! s'exclama-t-elle, en se laissant tomber sur le lit à côté de lui. J'ai vraiment besoin d'un peu de repos. J'ai l'impression que la moitié des Allemands de Paris me sont passés dessus aujourd'hui.
Paul la regarda de près. Il venait en général au One Two Two au début de l'après-midi, quand les filles prenaient juste leur travail et un client un peu naÔf pouvait alors avoir l'impression qu'elles aimaient ça. Mais cette nuit, après des heures et des heures, les poches qu'elles avaient sous les yeux attestaient de leur fatigue.