Prologue

II posa de nouveau la photo de Catherine Pradier sur la table. On sentait que, cette fois-ci, il ne voudrait plus la revoir.

- A la fin, il y avait une telle confusion, un tel chaos. Nous pensions à

nous enfuir, pas à nos prisonnières.

T. F. le contemplait froidement. Il se retrouvait un quart de siècle en arrière, quand il avait accompagné Catherine Pradier au terrain d'aviation pour son dernier voyage, l'avait vue sauter dans ce petit avion... Dieu seul le savait : était-elle morte à Ravensbr˚ck, victime d'un dernier acte de sauvagerie de la part des SS ? Etait-elle arrivée à bon port, puis, dans la confusion de la Libération, avait-elle décidé de disparaître, de rassembler les morceaux épars de sa propre existence et de recommencer sa vie dans un monde o˘ personne ne la reconnaîtrait ? Après tout, elle avait beaucoup de choses à oublier, à pardonner. Álors que vous, se disait T.

F. en regardant l'Allemand, vous vous êtes débrouillé pour vous arranger avec Y Intelligence Service et maintenant, vous avez pris une paisible retraite, vous taillez vos foutus rosiers sous la protection de PIS, audelà de ma portée ou de celle de quiconque. ª

Stroemulburg eut à l'adresse de l'homme de la CIA l'ombre d'un sourire.

- Le visage de cette femme ne me dit rien. Je suis désolé. Car elle me paraît être de cette sorte de femme qu'un homme ne peut pas oublier.

O'Neill but une gorgée de vin.

- C'est pourquoi je suis ici.

- qu'a-t-elle de si important pour vous? qu'a-t-elle fait?

- Je dois prendre ma retraite, Herr Stroemulburg. Mais avant que je le fasse, mes employeurs m'ont demandé d'écrire l'histoire officielle de l'opération à laquelle vous et moi, bien qu'ennemis, avons collaboré au printemps de 1944. Elle s'appelait FORTITUDE.

-- FORTITUDE?

T. F. eut un sourire.

- Le mot n'a aucune importance. Il s'agissait d'une opération extrêmement secrète destinée à ćouvrir ª le débarquement en Normandie. Sans elle, je suis persuadé que ce débarquement aurait échoué.

Stroemulburg lutta pour réprimer l'excitation qui venait de s'emparer de lui. Après toutes ces années passées, c'était là la pièce qui manquait, la preuve qu'il avait toujours cherchée.

- Et cette femme...

17

FORTITUDE

Stroemulburg essayait de feindre l'incrédulité.

- Cette femme faisait partie de l'opération ?

- Elle en a été le rouage principal. Sans elle, FORTITUDE aurait échoué.

L'Allemand s'enfonça dans son fauteuil. C'était bien ce qu'il avait pensé, quand il était trop tard, quand tout était fini et que ce qui restait de la meilleure armée allemande avait battu en retraite. ´ Les Anglais avaient fait preuve d'une intelligence diabolique, se disait-il en lui-même. Ils nous avaient totalement intoxiqués. Ces derniers avaient été tellement stupides, tellement naÔfs que n'avions pu imaginer une telle chose. Comme dit le proverbe : " L'Allemand a la main dure et le cour tendre ; l'Anglais a la main tendre et le cour dur. " ª II est vrai que si Stroemulburg et les siens avaient cru à cet adage, ils auraient pu gagner la guerre.

- Et si FORTITUDE avait échoué, le débarquement n'aurait pas pu avoir lieu.

- Et s'il n'avait pas eu lieu, monsieur...?

- O'Neill - II y avait encore de l'amertume dans le ton de l'Allemand -

vous auriez très bien pu ne pas gagner la guerre.

- Les Russes auraient quelque chose à dire à cet égard.

- Les Russes?

- Ils auraient eu quarante des meilleures divisions de la Wehrmacht sur le dos, si, en juillet, vous aviez repoussé le débarquement.

Stroemulburg prit un air nostalgique, pensant aux chances manquées et aux gloires perdues.

- Eh oui ! soupira-t-il, si vous aviez échoué, monsieur O'Neill, le monde serait aujourd'hui bien différent de ce qu'il est.

- C'est pourquoi je tiens absolument à savoir ce qui est arrivé à cette femme après qu'elle nous a quittés et ce qu'elle a fait.

Stroemulburg fixa du regard son visiteur. Son visage était aussi inexpressif qu'une feuille blanche. ´ «a, mon vieux, se dit-il c'est une victoire que tu ne remporteras pas ! J'imagine ce que vos amis français penseraient si cette histoire se savait. Il y a des choses qu'il vaut mieux laisser dans l'ombre. ª

- Je voudrais vraiment vous aider, dit-il à O'Neill, en soupirant, et avec un léger haussement d'épaules. Mais je ne me souviens de rien. Il y a si longtemps de cela. Si longtemps !

Première partie

´qU'IL …TAIT BON LE VENT qUI SOUFFLAIT VERS LA FRANCEª

´ Pair stood thé wind for France ª

Michael DRAYTON Azincourt

Londres - Berchtesgaden - Paris - Asmara

Hartford (Connecticut) novembre 1943-mars 1944

Londres, 2 novembre 1943

Catherine Pradier était fascinée par le portier du Savoy, qui se dirigeait vers son taxi. Ce personnage dickensien, ouvrant la portière d'un geste majestueux, charmait et rassurait à la fois la jeune femme. Avec sa tunique verte à rayures argentées et son chapeau haut-de-fôrme, il était comme le vestige d'un monde disparu à tout jamais dans les horreurs du Blitz, le sang, la sueur, les larmes et cette guerre qui n'en finissait pas. C'était là ce qui concernait la moitié anglaise de Catherine.

- Un' dmi' couron', siouplait ! dit le chauffeur.

Elle fouilla dans son sac à la recherche de deux shillings et six pence, en se demandant combien elle allait lui donner de pourboire. La complexité du système monétaire anglais l'exaspérait. Et c'était là la partie française de son être. Finalement, elle glissa un shilling supplémentaire dans la main tendue du chauffeur et descendit du taxi.

Elle se sentait merveilleuse. Pour la première fois depuis septembre 1939, elle portait une robe du soir. Un fourreau de soie noire de chez Chanel.

Cette chose ornée de tulle était tout ce qu'elle avait emporté d'élégant avec elle, quand elle avait quitté Paris en toute h‚te en juin 1940.

Pendant plus de trois ans, cette robe était restée suspendue dans son armoire, fantôme d'un passé révolu. Ce soir-là, en sentant sur sa peau cette caresse soyeuse et le tissu qui frôlait ses jambes, elle avait l'impression d'être redevenue la petite fille qu'on habillait pour un bal costumé et qui faisait l'admiration des adultes.

Deux pilotes américains, portant des casquettes de la 8e US Air Force, se dirigeaient vers la porte-tambour de l'hôtel. En la voyant, ils s'écartèrent. L'un d'eux poussa un petit sifflement quand elle passa devant lui. L'autre enleva sa casquette, s'inclina légèrement et murmura : ´

M'accordez-vous la prochaine danse, angel? ª

21

FORT1TUDE

Catherine tapota sa longue chevelure blonde et sourit aux deux aviateurs en entrant dans le hall de l'hôtel. Consciente des regards qui convergeaient vers elle, elle passa dans le salon, o˘ des hommes en uniforme étaient assis dans de confortables fauteuils, en compagnie de membres de l'aristocratie britannique vêtus de tweed, venus de leur manoir de province pour passer quelques jours à Londres et contempler le spectacle de l'Angleterre en guerre. Au bout du salon, elle tourna à gauche et se dirigea vers le bar. Elle se tint un instant immobile sur le seuil. Assis sur son tabouret, le contre-amiral, sir Lwellyn Cr‚ne, l'aperçut et se précipita vers elle. Il avait la cinquantaine passée, les tempes argentées, le visage h‚lé par le soleil de la Méditerranée.

- Catherine! s'exclama-t-il. Tu es tout simplement ravissante. Ce soir, je serai l'homme le plus envié de tout l'hôtel.

Il la prit par le bras et la conduisit vers une table située dans un coin, en faisant un signe au serveur.

- que désires-tu ?

- Je crois que je vais prendre un dry martini, répondit-elle.

- Un vrai dry martini, dit Cr‚ne au serveur, et soyez assez aimable pour m'apporter mon Pimms, que j'ai laissé sur le bar. Mon Dieu! ajouta-t-il, en se tournant vers Catherine, comme ça fait longtemps ! Nous avons un tas de choses à nous dire. Heureusement que j'ai appris que tu te trouves à

Londres ! As-tu des nouvelles de ton père?

- Pas depuis la chute de Singapour, dit Catherine. La Croix-Rouge suisse m'a dit, au mois de mars 1942, qu'il était dans un camp de prisonniers japonais près de Penang. Depuis, je n'ai plus eu de nouvelles de lui. Je lui ai envoyé des colis par la Croix-Rouge chaque mois. - Elle eut un haussement d'épaules résigné. - Dieu sait ce qui a pu lui arriver!

- Ne t'inquiète pas ! dit l'amiral, en posant sa main d'un geste rassurant sur son genou. Il s'en sortira. Ton père est un homme solide. Je le connais.

Cr‚ne et le père de Catherine avaient en efiet servi ensemble comme jeunes officiers sur le HMS Coventiy en 1917, l'année de la naissance de Catherine. Ils étaient amis depuis leur séjour au Dartmouth Naval Collège.

Ils étaient midships quand l'escadre du Pacifique de la Royal Navy avait été envoyée à Shanghai en 1913. C'est là que le père de Catherine avait rencontré celle qui allait devenir sa mère, et qui était la fille du directeur pour la Chine de la Banque de

22

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

d'Indochine. Tout naturellement, le père de Catherine avait demandé à son ami Cr‚ne d'être le parrain de sa fille quand la nouvelle de sa naissance était parvenue sur le Coventry. Catherine méditait, en contemplant cet homme encore beau qui se trouvait devant elle : ´ TufFy ª Cr‚ne, comme elle l'appelait depuis qu'elle était enfant. Il avait été un parrain attentionné

et fidèle.

Le mariage de ses parents n'avait guère duré. Il avait commencé

romantiquement et s'était achevé dans la banalité quotidienne. Sa mère ne supportait pas les longues séparations d'avec son mari, ces changements incessants de résidence, qui constituaient la vie de l'épouse d'un officier de la Royal Navy. Elle ne voulait pas de l'existence imposée à ces Juifs errants de l'Empire britannique ! Et puis le climat pluvieux de la campagne anglaise n'avait guère de charme pour elle, une Française de pure souche.

quand son père mourut, et qu'elle en hérita, elle quitta le père de Catherine et s'installa au soleil de Biarritz. C'est là qu'elle avait élevé

sa fille comme elle entendait que f˚t élevée une jeune Française. Elle disait sans cesse à Catherine, comme pour expliquer ou se faire pardonner son divorce : ´ Les Français voyagent bien, mais ne s'exportent pas. ª

- Oh Tufiy, j'espère que vous avez raison ! dit-elle en soupirant. Je suis inquiète pour mon père. On raconte des choses tellement abominables sur ces camps.

- C'est vrai, mais il tiendra le coup, tu verras. Et comment va ta mère ?

Elle est avec toi ? Elle est restée en France ? Catherine se taisait.

- Catherine, tu m'écoutes?

- Vous n'êtes pas au courant?

- Au courant de quoi ?

- Elle est morte.

- Mon Dieu ! bredouilla Cr‚ne. Je ne peux pas le croire. qu'est-ce qui lui est arrivé ?

La jeune femme respira longuement et but une gorgée de son martini, comme pour se donner le courage de continuer. Elle pensait sans cesse à sa mère, dont la mémoire était attisée par les pires souvenirs.

- C'est arrivé pendant l'exode, dit-elle à Cr‚ne. Maman était venue de Biarritz pour rester avec moi en mai 1940, juste avant l'offensive allemande. J'avais un appartement rue Pergolèse et je travaillais chez Coco Chanel.

- Tu étais encore mannequin?

23

r

FORTITUDE

- Non.

Catherine avait répondu comme si cette idée lui était déplaisante.

- J'avais abandonné l'année d'avant. C'était un travail ennuyeux, sans aucun intérêt. J'aidais ´ Mademoiselle ª à diriger la maison, je m'occupais des clients étrangers - on n'en avait pas tellement depuis que la guerre avait commencé. Bref, quand l'offensive allemande a eu lieu, nous n'avons pas voulu quitter Paris. Je n'aurais jamais cru que les Allemands pouvaient nous battre.

- qui l'aurait cru ?

- Comme ils approchaient, je suis devenue enragée ; je voulais me battre sur les barricades. Mais il n'y a pas eu de barricades.

- Catherine, tu ne parles pas sérieusement !

- Bien s˚r que si, Tuffy. N'oubliez pas que Papa m'emmenait en Ecosse, en ao˚t, pour chasser la grouse. On m'avait offert un fusil pour mes dix-huit ans. Je tirais presque aussi bien que mon père et mieux que beaucoup des gens qui chassaient avec lui. J'étais prête à prendre mon fusil et à monter sur une barricade - s'il y en avait eu !

L'amiral sourit et lui tapota de nouveau affectueusement le genou.

- J'avais oublié que tu étais un véritable garçon manqué - bien qu'en te voyant aujourd'hui on ne le croirait guère.

- Finalement, Maman et moi avons décidé de rejoindre Biarritz. Elle était venue dans sa CitroÎn et, par mesure de précaution, nous avions fait le plein d'essence. Nous sommes parties le 10 juin.

Catherine ferma les yeux : elle se revoyait encore sur les routes de l'exode.

- Vous ne pouvez imaginer à quel point ce fut terrible. Il y avait des voitures, des bicyclettes, des carrioles à chevaux, des gens qui allaient à

pied, avec des baluchons sur le dos. Tout le monde criait, se disputait, était prêt à tuer pour dépasser une voiture tombée en panne. On dit que, dans les périodes critiques de l'Histoire, les gens manifestent le meilleur d'eux-mêmes. Pas les Français. Ils sont pires qu'avant, croyez-moi. Vous n'avez jamais vu tant d'égoÔsme, une telle absence de compassion pour les autres. C'était un véritable sauve-qui-peut ! Chacun pour soi et que les autres se débrouillent ! Nous avons mis un jour et une nuit pour dépasser Orléans.

Catherine se tut. Elle se retrouvait sur cette route nationale au sud d'Orléans, roulant au pas, dans le petit matin de juin.

- Alors les avions sont arrivés. Il y a eu d'abord les Stukas avec leur sifflement terrifiant. Ils nous ont bombardés. On entendait 24

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

l'éclatement des bombes et on voyait un nuage de fumée noire qui tourbillonnait dans le ciel. Puis ce fut le tour des chasseurs.

Catherine frissonna. Elle voyait encore ces avions qui fonçaient sur eux.

Ils étaient si proches qu'on apercevait le visage des pilotes. C'est alors qu'elle avait entendu le crépitement des mitrailleuses. Les balles avaient traversé le toit de la voiture et à moitié arraché la tête de sa mère.

- C'était horrible. Je l'ai tenue dans mes bras, tandis qu'elle mourait.

quand les avions sont partis, j'ai demandé que quelqu'un m'aide à

l'enterrer sur le bord de la route. Personne n'est venu. Je criais pour qu'on m'aide à enterrer ma propre mère et les gens, eux, criaient pour que je remette la voiture en marche, parce qu'elle bloquait la route.

Catherine but une autre gorgée de martini. Elle luttait pour retenir ses larmes.

- Finalement, deux soldats - des déserteurs, je suppose - sont arrivés. Ils m'ont dit qu'ils m'aideraient à enterrer ma mère si je les prenais dans la voiture. Nous avons creusé un trou dans le fossé, on l'y a mise et on est reparti.

- Pauvre enfant! dit Cr‚ne. C'est épouvantable! Et o˘ es-tu allée?

- A Bordeaux. Tout ce que je désirais, c'était retrouver Papa. Je suis montée à bord d'un mouilleur de mines de la Royal Navy, en montrant mon passeport britannique et en disant que j'étais la fille d'un officier de marine. Il était, bien entendu, impossible de trouver une place à bord d'un avion partant pour l'Extrême-Orient. Alors j'ai travaillé comme dactylo dans un dépôt de munitions. Un travail devenu parfaitement inutile.

Ils finirent leurs verres, puis Cr‚ne l'accompagna à une table du restaurant. A la vue des chandeliers, de la nappe et des serviettes luxueuses, des verres en cristal et des couverts en argent, en entendant l'orchestre de danse dans le lointain, Catherine se sentit un peu soulagée de sa peine. Elle se délectait à l'avance des langoustines et de la sole que Cr‚ne avait commandées pour le dîner.

- Et vous, qu'êtes-vous devenu, Tuffy ? demanda-t-elle, quand le serveur fut parti avec la commande. Je vous ai cherché dès que je suis arrivée en Angleterre, mais en vain. Vous étiez en mer ?

- Non, dit l'amiral, en faisant une grimace. Je suis au regret de t'avouer que je n'ai pas mis le pied sur un navire depuis décembre 1940. On a jugé

plus convenable de m'affecter au commandement du 25

r

FORT1TUDE

Moyen-Orient, au Caire. J'ai passé là trois ans dans une charmante villa, sur la route qui mène aux pyramides. Je n'ai couru aucun danger, sinon celui d'attraper la courante pharaonique. Une maladie locale.

- Vous devriez en être reconnaissant. que faisiez-vous ?

- Un peu de tout. Pas de ces choses dont on puisse parler. quand les Américains sont arrivés, on m'a envoyé à Alger.

- Dans une autre charmante villa? dit Catherine avec un sourire.

- Non. Dans un hôtel encore plus luxueux : le Saint-Georges, qui domine la baie d'Alger. Je suis encore affecté à ce poste. Je suis à Londres en permission pour quelques jours.

Le garçon servit le vin et Cr‚ne le go˚ta d'un air absent. Il ne voulait pas reparler à sa filleule de la mort de sa mère, des circonstances critiques dans lesquelles se trouvait son père. Finalement, il choisit un autre sujet de conversation.

- Ma guerre est sans intérêt. Dis-moi ce que, vous, vous avez fait. Je ne crois pas que nous nous sommes revus depuis votre mariage. Ou, pour être plus précis, depuis ton ńon-mariage ª,

Catherine eut un petit rire.

- M'avez-vous pardonné d'avoir fait ça ?

- Je n'ai rien à te pardonner, répliqua Cr‚ne. En fait, je me suis bien amusé.

- J'imagine les réactions des autres.

- Evidemment ! Personne n'a vraiment compris l'attitude de ma chère filleule.

- J'en suis s˚re. Mais ce n'était pas ce que vous pouvez penser. Catherine go˚ta son vin :

- Délicieux ! qu'est-ce que c'est ?

- Un chablis 1934. Il vient de mon fournisseur favori à Beaune, Joseph Drouhin. Mais dis-moi, ma chérie, qu'est-ce qui t'a poussée à faire une telle chose?

- Ah ! mon Tuffy adoré !

Elle soupira et reposa son verre sur la table.

- Ce qu'on voulait, ce n'était pas un mariage, mais une alliance. La famille de Jean-Jacques a une grosse fortune.

- On me l'a dit.

- quand maman a vu l'intérêt qu'il me portait, elle a tout fait pour l'encourager. Ses parents à lui aussi. J'aimais bien Jean-Jacques. Je l'adorais même - mais comme ami. Comme mari? Pour être honnête, je crois bien que je l'aurais fait cocu dans les cinq minutes. Il 26

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

aurait eu des cornes si hautes qu'il aurait d˚ se pencher pour entrer dans notre chambre à coucher.

Un sourire - qui n'avait rien de celui d'un parrain - se peignit sur le visage de l'amiral.

- Alors, pourquoi êtes-vous allés aussi loin ?

- Je ne voulais pas. Jean-Jacques non plus, vraiment. Mais il y avait ces réunions de famille qui nous dépassaient. La guerre allait venir. Il fallait penser à la sécurité. Peut-être que le fait d'avoir une femme et un enfant ferait que Jean-Jacques ne serait pas mobilisé. Je suppose qu'après avoir bu trop de Champagne, j'ai dit : ´ Bon ! C'est peut-être une bonne idée. ª quand, deux jours plus tard, je me suis réveillée, c'était écrit noir sur blanc dans le Figaro : on annonçait notre mariage.

- C'est alors que tu aurais d˚ rompre.

- Bien s˚r, Tuffy! Mais vous n'avez pas idée de ce que c'est d'être embarquée dans une affaire pareille. Vous êtes emporté dans un tourbillon.

Je n'avais que vingt-deux ans, souvenez-vous. Tout d'un coup, il y a eu une foule de réceptions, de voyages à Paris pour le trousseau, les cadeaux de mariage qui arrivaient du monde entier. J'étais prise au piège.

- Et puis cela allait s˚rement être le mariage de l'année f Catherine éclata de rire. Tout ce qui s'était passé ce jour de juin était présent à

son esprit.

- Pouvez-vous imaginer deux cents personnes venant de Paris dans un train spécial, uniquement pour ce mariage ? Je suis encore effarée quand j'y pense.

- Et moi, je continue à ne pas comprendre pourquoi tu as fait une chose pareille. A tout le moins, tu as été dépassée par les événements.

- Je vais vous dire. Ce matin-là, je suis restée assise dans ma chambre toute la matinée à regarder ma robe de mariée. Je n'ai pas pleuré. Je n'ai pas versé une seule larme pendant toute cette affaire. J'avais le sentiment de couler à pic, de commettre une gigantesque, irréparable erreur. C'est alors que ma mère est entrée. Elle m'a dit : ´ Ma chérie, si tu ne mets pas cette robe dans une minute, tu ne seras jamais à temps à la mairie. ª A l'instant o˘ elle disait ça, j'ai tout compris. Tout ça était mauvais.

Mauvais pour moi. Mauvais pour Jean-Jacques. Mauvais pour les enfants que nous aurions pu avoir. J'allais blesser Jean-Jacques, mais cette blessure serait moins grave que celle que lui aurait procurée un mauvais mariage.

27

r

FORTITUDE

Catherine regarda son parrain. Il y avait encore dans ses yeux le même défi qu'elle avait montré cinq ans auparavant.

- J'ai répondu : ´ Je n'irai pas à la mairie, Maman. Je retourne à Paris. ª

- Bon Dieu!

L'amiral eut un hoquet en imaginant la scène.

- Ta pauvre mère a d˚ manquer mourir.

- Elle a eu une véritable crise d'hystérie. Ét ces quatre cents personnes que nous avons invitées au British Club pour la réception ? Et ces deux cents qui commencent à arriver à la mairie ? Et Jean-Jacques ? ª

- Je lui ai dit : ´ Maman, ça ne regarde que moi. Les autres vont passer un bon moment, mais sans moi. ª Et puis, je suis montée dans ma voiture. Comme ça !

Catherine se mit à rire, en se souvenant de l'événement.

- Je dois ajouter que j'ai éprouvé alors un énorme soulagement. J'avais eu le courage de prendre la décision qui s'imposait.

- Parfait! dit Cr‚ne avec une certaine admiration. Tu as s˚rement causé un véritable scandale. Ce n'est pas tous les jours qu'une young lady invite deux cents personnes de la bonne société française à un mariage qui n'aura pas lieu.

- «a a d˚ être atroce !

- Jean-Jacques est arrivé véritablement hors d'haleine. Comme s'il venait de remporter le premier prix de poésie de son collège - ce que, entre nous, je pense qu'il croyait. Pauvre diable ! Vous imaginez l'air qu'il avait quelques minutes plus tard ? quand vous avez attendu votre future épouse pendant trois quarts d'heure devant Monsieur le maire, vous commencez à

avoir des doutes. Je n'avais jamais porté beaucoup d'attention à ce jeune homme. On l'a retenu dans le hall de la mairie, tandis que le maire informait l'assistance qu'il y avait eu un changement au programme.

- J'imagine que vous avez cru, alors, que j'étais devenue folle.

- Pas vraiment, dit Cr‚ne, en étouffant un petit rire. Un des types invités à la cérémonie s'est arrêté au Sonny's Bar pour parler de choses et d'autres tout en regardant les ćocottes ª, tandis que toi, pendant ce temps-là, tu étais déjà en route pour regagner Paris et ta liberté.

Le garçon interrompit leurs éclats de rire, en posant devant eux un plat de langoustines. Tandis qu'il s'éloignait, l'orchestre commença de jouer ´

Lady is a tramp ª. Cr‚ne repoussa sa chaise.

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

- Laissons tomber tout ça et allons danser !

Revenant à leur table, trois minutes plus tard, Catherine se disait que la manière dont l'amiral l'avait enlacée sur la piste de danse, dont il l'avait regardée, n'était pas celle d'un parrain ordinaire.

- Tuffy, dit-elle, en entamant ses langoustines, j'ai quelque chose à vous demander.

- Je t'écoute.

- Je vais peut-être devenir orpheline, à cause de cette satanée guerre. Et qu'est-ce que j'aurai fait pendant tout ce temps-là ? Rien, absolument rien, sinon de taper des paperasses pour un dépôt de munitions. Si j'étais un homme, je me serais engagée, je me serais battue. Mais qu'est-ce que je peux faire? Ne pouvez-vous pas trouver quelque chose pour moi ? Ne pouvez-vous pas m'emmener à Alger avec vous? Il n'y a pas quelque chose que je puisse faire dans cette guerre?

- C'est une question difficile, répondit Cr‚ne.

- Je sais. Mais comment puis-je vivre après avoir connu tout ça si je ne fais rien ? J'ai essayé et ça a toujours été la même réponse : dactylo ou infirmière.

- C'est normal - et utile, répliqua Cr‚ne.

- Je veux faire quelque chose de mieux.

Cr‚ne la soupesa du regard, puis retourna à ses langoustines. Il les dégustait avec application, comme s'il savourait chacun de ces petits crustacés.

- C'est bon, dit-il. Au fait, ma chérie, est-ce que tu parles en dormant ?

Catherine était stupéfaite par la question de son parrain.

- «a m'arrive.

- En français ou en anglais? Elle changea de visage.

- Toujours en français. En tout cas, c'est ce qu'on m'a dit. Son parrain retourna à ses langoustines et resta silencieux pendant un moment.

- Ce que je viens de te demander t'étonne? dit-il finalement. Mais il est difficile de trouver un Anglais ou une Anglaise qui parle le français couramment. L'˚rdu, le telugu, le swahili, ça, oui ! Mais le français !

Catherine pensa qu'il voulait l'engager comme interprète. Est-ce que ça serait pire que le dépôt de munitions ?

- Sa Majesté continue à te considérer comme une de ses citoyennes, même si tu es française de cour, n'est-ce pas ?

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29

FORTITUDE

- Bien s˚r, répondit Catherine. J'ai gardé ma nationalité britannique.

Son parrain reposa sa fourchette et son couteau et réfléchit un long moment.

- Il y a une chose, finit-il par dire, pour laquelle tu peux nous rendre un grand service.

- Je ne demande pas mieux.

- Bon ! dit Cr‚ne. Laisse-moi passer un ou deux coups de fil.

Londres, 19 mars 1944

L'homme se tenait silencieux près de la fenêtre ouverte et contemplait en méditant l'obscurité dans laquelle était plongée la ville. D'Orchard Street, trois étages plus bas, montait un bruit de pas précipités : c'étaient les Londoniens qui allaient se mettre à l'abri des bombardements dans les stations de métro de Bond Street et de Marble Arch. Le major Frederick Cavendish leva les yeux vers le ciel. Cela faisait deux semaines que, presque chaque nuit, les bombardiers allemands remontaient la Tamise jusqu'à Londres. Les Londoniens appelaient ça le ´ petit Blitz ª et, une fois de plus, ils allaient dîner en ville ou assister à des cocktails, leur casque sous le bras. C'était comme si Hitler avait voulu avertir la Grande-Bretagne, qui était si paisible et se préparait à une grande invasion, que sa Luftwaffe était une force avec laquelle il faudrait compter dans les jours critiques qui s'annonçaient.

Cavendish respira profondément l'air humide de la nuit porteuse de parfums qui semblaient promettre un changement proche. Il avait remarqué, ce matin même, que les crocus de Portman Square étaient prêts à fleurir aux premières chaleurs. Les narcisses, aussi, seraient bientôt là. Le printemps allait venir, le dernier printemps, peut-être, de cette satanée guerre.

Cavendish alluma une Gauloise qu'il avait sortie d'une poche de sa chemise kaki d'uniforme et souffla deux longues bouffées de fumée par ses larges narines. Cela faisait quatre ans qu'il consacrait presque chaque heure de ses journées à préparer le débarquement qui allait avoir lieu au cours de ce printemps, aussi s˚rement que fleuriraient les crocus de Portman Square.

Tout cela s'était passé dans cet apparte-

30

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

ment luxueux de Orchard Court dissimulé derrière sa façade de style néo-géorgien, servant d'annexé au quartier général d'un des organismes les plus secrets en Grande-Bretagne. Sous ses ordres, plus de deux cents agents avaient franchi la porte de cet immeuble portant discrètement le numéro 6, pour être par la suite infiltrés en France occupée par parachutage, par avion ou par mer. Il y avait là des pairs et des pédérastes, des perceurs de coffres-forts et des professeurs, des étudiants, des hommes d'affaires, des prêtres, des hommes de loi, des fils à papa livrés à l'oisiveté ou des voyous sortis des bas-fonds d'East End. Ils avaient pour t‚che d'aider à

organiser les maquis, saboter les usines françaises travaillant pour les Allemands et, par-dessus tout, désorganiser les arrières de l'ennemi, pendant ces jours critiques dont dépendraient le succès ou la réussite du débarquement qui se préparait.

Ils étaient deux cents hommes et femmes. Cavendish savait que la moitié

d'entre eux seulement étaient encore en vie et en activité. Les autres étaient morts ou, ce qui était peut-être pire, dans les prisons de la Gestapo en France et en Allemagne. Le tintement discret de la sonnette d'entrée l'interrompit dans ses pensées. Il jeta un coup d'oil à sa montre.

Il était sept heures. Elle était exacte au rendez-vous. C'était bon signe.

La ponctualité n'est pas le fort des jolies femmes. Pour ses agents, cela pouvait être une question de vie ou de mort. Elle avait bien appris sa leçon.

Il entendit le bruit des pas de Park, son maître d'hôtel, qui s'approchait de la porte d'entrée, puis celui de talons hauts qui résonnaient sur les dalles de marbre du couloir menant à la pièce qui lui avait été assignée.

Elle allait vivre de mauvais moments. A partir de cet instant, elle sentirait monter en elle les craintes et les doutes, la peur de l'inconnu, de ce que les prochaines heures devaient lui apporter. Cavendish reprit sa fiche personnelle dans le classeur marqué ´ Top Secret ª qui se trouvait sur son bureau. Catherine Pradier lui avait plu dès leur première rencontre. Son background était parfait. Elle possédait le passeport bleu et or de Sa Majesté, mais tout en elle était français. Elle avait fait ses études en France, Cavendish l'avait constaté avec soulagement. En effet, la Gestapo avait récemment mis au point une nouvelle ruse pour démasquer les agents anglais qui parlaient parfaitement le français, mais n'avaient pas été élevés en France. On leur faisait lire une fable de La Fontaine à haute voix. Les agents en question se trahissaient, car ils n'avaient pas cette sorte d'accent chantant et cadencé que les petits Français acquièrent à

l'école

31

FORTITUDE

primaire. Une carte d'identité, si habilement imitée f˚t-elle, ne pouvait convaincre la Gestapo que l'agent soumis à un tel test avait fait ses études à Auxerre ou à Nice.

Cavendish fit craquer nerveusement les phalanges de sa main gauche. C'était aussi pour lui un mauvais moment à passer. Maintenant, les doutes effacés, les craintes refoulées revenaient à la surface. Déceler, chez un homme ou une femme, les qualités si difficiles à définir qui leur permettront d'être un bon agent secret, ne relève pas d'une science exacte. Comment prévoir que tel individu pourra se débrouiller tout seul, sans aucune aide, dans un monde hostile? qui, malgré la tension nerveuse et la fatigue, sera capable d'éviter la plus petite erreur, le moindre geste qui pourraient le conduire à être arrêté ou à trahir ? Comment prévoir si un tel ou une telle restera silencieux sous les tortures de la Gestapo, ou bien craquera et donnera le nom de ses camarades et les endroits o˘ ils se planquent?

Un jour, les supérieurs de Cavendish lui avaient demandé d'utiliser des psychiatres pour examiner ses candidats et décider de ceux qui étaient les plus capables. Mais comme il ne pouvait dire aux psychiatres que peu de chose sur les endroits o˘ ses gens devaient aller et ce qu'ils auraient à

faire, leur opinion avait été singulièrement désespérante. Ćet homme souffre d'un complexe maternel ª, déclarèrent-ils de l'un d'eux.

Ét alors ? s'était dit Cavendish. Je lui trouverai une mère en France. Ce que je veux savoir, moi, c'est s'il a assez de couilles pour pénétrer tout seul dans la base de sous-marins allemands à Saint-Nazaire et poser une charge de plastique dans un générateur électrique. ª

On dut finalement se fier à l'instinct, cherchant ceux qui possèdent une sorte de calme intérieur. Ce qu'on voulait, à la fin, c'étaient des hommes et des femmes qui avaient en eux des réserves cachées de patience et de détermination, mais dont l'apparence était si commune que l'on puisse les croiser sur un trottoir sans les remarquer.

Décider si un candidat possédait de telles qualités était particulièrement difficile quand il s'agissait d'une femme. Le fait d'employer des femmes pour des missions aussi sales que dangereuses était l'un des secrets les plus soigneusement gardés de cet organisme lui-même très secret. Il est facile d'imaginer le bruit que cela aurait fait dans la presse et dans l'opinion, si l'on avait su que l'on envoyait des femmes derrière les lignes ennemies, sachant que pour les Allemands elles seraient considérées comme des terroristes, à coup s˚r torturées et fusillées si 32

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

elles étaient prises. Il n'y avait eu aucun précédent dans les annales des guerres passées. Afin de justifier la chose, on avait trouvé une jolie formule : ´ Les femmes sont appelées à se joindre à la défense de nos idéaux communs, comme les hommes. Cette guerre est une guerre totale, elle n'est pas réservée aux seuls hommes. ª

En fait, la décision d'employer des femmes reposait sur des raisons plus solides. Elles pouvaient circuler dans la France occupée plus facilement que les nommes. Elles étaient moins suspectées lors des contrôles de police. Une femme ne pouvait pas être prise dans une rafle et envoyée travailler en Allemagne. Il y avait une autre raison, plus cynique. La Gestapo, comme l'Abwehr (les services de renseignements militaires allemands), avaient à l'égard des femmes une attitude curieusement démodée, pour ne pas dire chevaleresque, encore que cela n'empêch‚t pas la Gestapo de les torturer quand elles tombaient entre ses mains. Aucune organisation n'aimait employer des femmes dans des rôles actifs. Et les chefs des services ennemis ne pouvaient croire que des gentlemen buvant du thé et jçuant au cricket dans leurs costumes de flanelle blancs se serviraient de femmes pour des choses aussi sordides.

Cavendish eut une sorte de frisson. Prendre une décision dans ce genre d'affaires était plus que délicat et les risques n'étaient que trop clairs.

Comment oublier les terribles conséquences qu'une erreur de jugement pouvait avoir et de quel prix la paieraient l'agent ou ceux qui travaillaient pour lui. Soit : le background de Catherine Pradier était parfait. Elle avait du courage et ses notes d'entraînement étaient bonnes.

En outre, il avait un besoin plus qu'urgent d'opérateurs-radios sur le terrain. Il y avait cependant une difficulté avec cette fille qui l'inquiétait profondément, car elle allait à l'encontre de ses principes : aucun homme, à moins qu'il ne f˚t aveugle, ne pourrait croiser Catherine dans la rue sans la remarquer.

A deux portes du bureau de Cavendish, l'objet de ses préoccupations se contemplait dans une glace avec une moue de dédain non dissimulé. Catherine Pradier portait pour la dernière fois son uniforme kaki et le béret des FANYS (Female Auxiliary Nurses and Yeomaniy Service), déguisement qu'elle avait toujours trouvé particulièrement déplaisant. Cela avait beau être l'uniforme des Forces de Sa Majesté, pour elle qui avait une conception de la coquetterie bien française, ce n'était qu'une 33

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sorte de sac mal ajusté et mal coupé, qui ne pouvait convenir qu'à ces ladies asexuées et d'un certain ‚ge se promenant dans la campagne.

On l'avait ainsi habillée, car, pendant sa période d'entraînement, elle devait avoir une couverture militaire. C'est presque joyeusement qu'elle commença à se dévêtir. Elle enleva tout : ses sous-vêtements, ses épingles à cheveux et même la chevalière dont lui avait fait cadeau un de ses admirateurs de la RAF, un samedi matin, au vieux marché aux bijoux de Portobello Road. Toute nue au milieu de la chambre, Catherine frissonna.

Ce n'était pas de froid. Le simple fait de se déshabiller lui avait donné

soudain pleinement conscience de ce qu'elle avait à faire. Son entraînement avait été aussi dur que méticuleux, mais rien ne l'avait préparée au moment présent. C'était comme si, en ôtant cet uniforme, elle avait abandonné sa personnalité réelle, la laissant, en quelque sorte, dans une garde-robe de Londres avec son soutien-gorge, sa culotte de Marks and Spencers et ses chaussures anglaises voyantes en cuir marron.

Elle disposa soigneusement sur le lit les vêtements qui allaient faire d'elle une femme nouvelle, la transformer en Alexandra Boyneau, une jeune Française de vingt-six ans, née à Oran (ville o˘ elle n'avait jamais mis les pieds), dans une famille de colons, habitant désormais Calais et divorcée. Son père avait été officier de marine français - ce qui, remarqua-t-elle, était vrai, sauf qu'il était anglais.

Chaque pièce de sa nouvelle garde-robe avait été choisie avec un soin minutieux par Maurice Weingarten, un tailleur juif originaire de Vienne.

Travaillant pour Cavendish, il avait monté un atelier de couture clandestin Margaret Street, près d'Oxford Circus. Personne ne suivait plus attentivement que lui la mode féminine en France occupée. Son atelier était encombré de journaux et de magazines parisiens qu'on lui avait apportés de Madrid, de Lisbonne ou de Stockholm. Chaque vendredi soir, Weingarten faisait toutes les synagogues de Londres à la recherche de réfugiés arrivés de fraîche date du Continent, dont il pouvait acheter les vêtements ou, en tout cas, y repérer le style d'un couturier ou d'une maison de confection français.

Pour Catherine, il avait fait un ensemble gris foncé à fines rayures blanches. Le moindre ourlet, le moindre morceau de tissu, le moindre bouton avait été cousu par les employés de Weingarten à la manière française, de façon à ne pas attirer l'attention d'un Allemand à l'oil exercé. Le tout avait été ensuite lavé et repassé une bonne douzaine de fois afin de faire un peu usagé.

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

Catherine, de son côté, avait lavé à maintes reprises ses longs cheveux blonds avec un shampooing tel qu'on en trouvait sous l'Occupation et, maintenant, elle les avait coiffés dans le style bouffant qui était à la mode, ce printemps-là, en France. Elle prit sur une table un flacon de liquide brun‚tre portant la marque Ćréation Bien-Aimée, Paris ª et en recouvrit patiemment ses jambes longues et nerveuses. Rapporté à Londres par un des agents de Cavendish, ce liquide était de ceux dont les Françaises s'enduisaient les jambes pour simuler des bas de soie qui étaient devenus rares en ce temps-là. En sentant la lotion sécher sur ses mollets, Catherine sourit : voilà une paire de bas qui ne ´ tournerait ª

pas !

Elle s'habilla rapidement et suspendit son sac à son épaule. Les services de Cavendish avaient consciencieusement rempli ce sac de tickets de métro usagés, d'allumettes de marque française, d'un vieux portefeuille, d'un flacon à moitié vide d'un parfum au nom approprié aux circonstances, ´ Je reviens ª, de deux cartes de visite froissées, et d'une coupure du numéro du 3 mars de l'hebdomadaire collaboration-niste Je suis partout décrivant la collection d'été du couturier Paquin.

Une fois sa petite cérémonie d'habillage terminée, Catherine retourna vers la glace, o˘, quelques minutes plus tôt, elle s'était contemplée dans son uniforme de FANY. La transformation était telle qu'elle se regarda fixement, ne pouvant en croire ses yeux. Une seule pensée lui vint à

l'esprit, celle d'Alice aux pays des merveilles : ´Je suis Alice devant son miroir regardant une personne qui la regarde et qui n'est pas elle ! ª

´ Mettez l'Europe en feu ! ª C'est avec cette phrase claironnante que, le 16 juillet 1940, Winston Churchill avait ajouté une arme nouvelle à

l'arsenal épuisé de la Grande-Bretagne. On l'appela le SOE (le Spécial Opérations Executive - Service des opérations spéciales). Il avait pour mission de śemer la terreur, de développer la résistance, de créer l'insécurité, de saper le moral et d'accumuler les destructions sur les arrières de l'ennemi ª. Pour la première fois dans l'histoire, une nation démocratique avait créé officiellement un organisme dont la t‚che était de porter des opérations de guérilla sur le sol d'une nation étrangère.

Malgré cela, tous les feux de l'enfer réunis n'auraient pu suffire, en 35

I

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juillet 1940, à enflammer les pays d'Europe occidentale. L'été o˘ Winston Churchill avait lancé un tel défi, il n'avait entre les mains qu'un pétard mouillé. Provoquer la terreur était le monopole de la Gestapo, la destruction des campagnes et des villes celui de la Luftwaffe. quant à

l'idée de résister à l'envahisseur nazi, elle était aussi totalement étrangère à l'énorme majorité des peuples d'Europe occupée que la métaphysique bouddhiste. Abasourdie par la défaite de leurs armées en mai et en juin, les populations de France, de Hollande et de Belgique étaient tombées dans une sorte de léthargie pleine de découragement, ne s'attendant qu'à la défaite inévitable et imminente de la Grande-Bretagne et, avec elle, à l'installation définitive de l'Ordre nouveau promis par Hitler.

Ce n'était pas le cas de Churchill. Il n'entendait pas laisser les Allemands en repos sur les territoires qu'ils venaient de conquérir, et, s'il ne possédait pas les armes conventionnelles pour les déranger dans leur sommeil, il avait l'intention de troubler leurs nuits par la terreur.

Cela, il l'avait appris en combattant les ennemis de l'Angleterre aux frontières de l'Empire. Il s'était affronté aux Boers dans le veldt sud-africain, avait pourchassé les insaisissables Pathan tout au long de la frontière nord-ouest, étudié les tactiques employées par les terroristes de TIRA afin de mobiliser les taudis de Dublin. La guerre que tous ces gens menaient était une guerre dépourvue de principes, de règles, de morale, aussi différente des vertus anglo-saxonnes de fair plqy que les chambres de torture de la Gestapo, Prinz Albrechtstrasse, l'étaient du tribunal d'Old Bailey à Londres. Tuer et s'enfuir ; tuer froidement d'un coup de poignard dans le dos; tuer, puis aller se cacher parmi les innocents : telles étaient les règles de ce jeu sauvage. Mais, comme il l'avait lui-même constaté, c'était un jeu efficace et mortel qui pouvait décourager de nombreux soldats ennemis.

C'est pourquoi il avait créé le SOE. Ses principaux modèles lui étaient donnés par l'IRA, les guérilleros de Mao Tsé-toung, voire par la Cinquième Colonne organisée par les nazis. Ses principales tactiques seraient le sabotage, les grèves, la propagande clandestine, les boycotts, les émeutes, les actes de terrorisme. Ce service avait été surnommé le ´ Ministère de la sale guerre ª. Les hommes et les femmes du SOE qui partiraient ainsi se battre dans l'ombre, en dehors des lois de la guerre, devaient savoir que leur vie était sacrifiée à partir du moment o˘ ils monteraient à bord de leurs canots pneumatiques ou sauteraient en parachute d'un bombardier Halifax. Ils devaient savoir aussi que leurs actions pourraient être désavouées par le pays qu'ils

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

servaient. Aucun document officiel ne révélerait jamais leur existence aux représentants élus du peuple anglais à la Chambre des Communes. L'Histoire, elle-même, ne saurait peut-être jamais ce qu'ils avaient fait ni pourquoi ils l'avaient fait.

Ainsi conçu dans le silence et le secret, le chemin du SOE avait été

inévitablement jonché de controverses. Les responsables des services de renseignements officiels anglais considéraient le SOE comme une intrusion impardonnable dans un domaine o˘ ils avaient l'habitude de n'être soumis à

aucune concurrence ni supervision. Le major général Stewart Menzies, chef de l'Intelligence Service, mena un combat désespéré sur le plan administratif afin que le SOE f˚t placé sous l'autorité du Foreign Office, o˘ il pourrait le contrôler. Churchill refusa. Il désirait que le SOE f˚t un organisme totalement indépendant. Profondément contrariés, Menzies et ses collaborateurs essayèrent de pénétrer le SOE avec le même zèle qu'ils mettaient à pénétrer les services de leurs ennemis de l'Abwehr. En dépit des obstacles qu'il rencontra sur son chemin, le SOE prit rapidement une étonnante extension. Son quartier général à Norgeby House - un immeuble de sept étages, 83 Baker Street - portait une plaque noire o˘ était inscrit en lettres d'or : Ínter Services, Research Bureau. ª C'était de là que des hommes comme Frederick Cavendish contrôlaient toute une armée d'agents solidement implantée en Hollande, en Belgique, en Norvège, au Danemark, en France, dans les Balkans, en Pologne, et en Grèce.

Ils organisaient des sabotages contre des usines que la RAF ou l'US Air Force ne pouvaient bombarder sans causer de lourdes pertes parmi les civils. Sur des terrains écartés, ils effectuaient des parachutages d'armes et d'explosifs, aidaient à l'entraînement des gens qui commençaient à

croire à la possibilité de leur libération. Ils mettaient sur pied la liquidation des collaborateurs et tendaient des embuscades aux patrouilles allemandes isolées. Surtout, par leur nombre sans cesse croissant, ils immobilisaient des milliers de soldats de la Wehrmacht qui, autrement, auraient été utilisés directement contre les armées alliées.

Le soir de mars 1944 o˘ le tour de Catherine Pradier était venu de rejoindre son poste en France occupée, le SOE avait largement réalisé le rêve impossible de Churchill. Le retour des troupes alliées sur le continent, qui était impensable quand il avait créé le SOE, était imminent.

Et lorsque ce jour arriva, les arrières des troupes allemandes furent réellement mis à feu et à sang par le SOE.

Les dirigeants de l'organisation, cependant, étaient restés les 36

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parias des services d'espionnage officiels. Aucun d'entre eux ne siégeait aux comités secrets o˘ étaient préparées les opérations les plus tortueuses. Aucun n'avait accès au programme ULTRA qui permettait aux Alliés de déchiffrer les codes allemands.

Leur organisme avait acquis la réputation d'être terriblement peu s˚r. Au White's Club, dans les endroits situés autour de Saint James Park o˘ les vrais chefs de l'espionnage britannique vivaient et travaillaient, le mot d'ordre avait été passé : Ńe jamais confier un secret vital au SOE. ª

Cela aurait d˚ bouleverser l'organisation. Il n'en fut rien, car, dans cette terrible guerre de l'ombre qui agitait toute l'Europe, la défaillance d'une organisation secrète pouvait en renforcer une autre.

Cavendish se leva quand Catherine Pradier entra dans son bureau. Avec un large sourire, il contourna son bureau pour l'accueillir.

- C'est merveilleux! s'exclama-t-il. On dirait que vous arrivez tout droit des Champs-Elysées.

En dépit de sa nervosité, elle lui rendit son sourire et se permit une courtoise moquerie. ´ De telles galanteries, se dit-elle, tombent rarement des lèvres de ce pauvre major. ª Elle l'avait toujours considéré comme un prêtre anglican, non pas comme un homme de guerre. Une pomme d'Adam proéminente montait et descendait le long de son cou maigre qui semblait mieux fait pour le collet d'un homme d'Eglise que pour les revers d'un battle dress. Il avait un visage allongé et anguleux, un menton en galoche, un nez pointu, un front haut et bombé sur lequel se battaient quelques mèches solitaires. Il mesurait plus d'un mètre quatre-vingt-dix et, comme beaucoup d'hommes de haute taille, se penchait en avant comme pour saisir les propos que lui tenaient ces pauvres mortels que Dieu avait placés si bas sur terre.

Cavendish, lui, observait attentivement Catherine. C'était une femme qui savait ce qu'elle voulait. Malgré ce qui avait été convenu, elle avait refusé de couper ses cheveux blonds qui lui tombaient majestueusement sur les épaules. Les vêtements de Weingarten moulaient toute sa personne, qu'elle ne voulait ou ne pouvait rendre discrète. ´ Je parie, pensa-t-il, que, contrairement aux ordres, elle a filé vers la boutique de Weingarten pour lui faire retoucher sa robe aux

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

endroits o˘ il fallait. J'ai l'impression que nous allons devoir compter avec sa propre apparence, comme elle devra le faire elle-même pour survivre. ª

Cavendish se carra dans son fauteuil.

- Et finalement, ma chère, si nous revoyions vos instructions?

Catherine avait reçu la copie de ses instructions finales sur un bout de papier, quelques heures auparavant. Elle les avait apprises par cour, puis les avait rendues à son officier ´ traitant ª.

- Mon pseudo sera Denise. Je dois quitter ce pays par avion pendant la lune de mars, cette nuit même si le temps s'y prête. Je serai déposée quelque part au sud-ouest de Paris dans la vallée de la Loire, o˘ je serai prise en charge par l'officier des opérations aériennes de l'organisation. Il m'aidera à rejoindre Paris, dès demain, si tout va bien.

En s'entendant répéter sa leçon, elle avait envie d'éclater de rire. Tout ça lui semblait trop dingue pour être vrai. Ést-ce que, vraiment, je peux me trouver là, ce soir, en toute sécurité, dans cet appartement confortable, et, demain, faire route vers Paris, entourée de soldats allemands, et même bombardée par les avions de ceux qui m'auront envoyée là ?ª

- Je romprai le contact avec l'officier chargé des opérations aériennes à

Paris et je continuerai, seule, en train, vers Calais, via Lille. En arrivant à Calais, j'occuperai l'appartement, au deuxième étage à gauche, 17, rue des Soupirants, dont j'aurai la clé jusqu'à ce que j'aie pris contact avec mon réseau. Tous les matins, à 11 heures, je me rendrai au café des Trois Suisses, o˘ je guetterai un homme se tenant au coin de la rue en face du café, vêtu d'une salopette bleue et portant une boîte à

outils en métal de couleur verte. Je lui demanderai s'il est le plombier que j'ai appelé pour réparer mon évier bouché. Il me demandera si je suis bien Mmc Dumesnil habitant rue Descartes. Si ces mots de passe sont correctement échangés, je prendrai le contact qui a été établi. Il me conduira à Aristide, le chef du réseau auquel je serai affectée. Je ferai fonction, aux côtés d'Aristide, d'opérateur-radio et d'agent de liaison.

J'effectuerai ma première liaison-radio à 21 heures GMT, le lendemain de ma rencontre avec lui. Ensuite, j'émettrai selon mon Sked.

- Ma chère Catherine, je pense que c'est tout. Laissez-moi, maintenant, vous faire mes cadeaux d'adieu.

Cavendish se dirigea vers la table attenante à son bureau. Il ouvrit une valise de cuir bosselée. Il en sortit des blouses, des bas et des sous-39

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vêtements sales qui dissimulaient une autre mallette de la taille d'un nécessaire de nuit, dont il fit sauter le fermoir.

A l'intérieur, tenant le moins de place possible, il y avait un émetteur-radio. Du doigt, Cavendish montra à Catherine les fils verts de l'antenne et la clé avec laquelle elle devait taper ses messages. Il ouvrit ensuite un petit compartiment de l'appareil : ´ Vos quartz de rechange sont là. ª

Ces quartz étaient de petits carrés de plastique de la taille d'une boîte d'allumettes. Il suffisait d'introduire un nouveau quartz dans l'appareil pour changer automatiquement de fréquence. Cela rendait le travail de repérage gonio beaucoup plus difficile.

- Laissez-moi vous renouveler vos instructions en la matière. N'émettez jamais plus de douze minutes sans changer de quartz. Et, jamais, en quelque circonstance que ce soit, n'émettez plus de quarante minutes d'affilée. La radiogoniométrie des Allemands est dangereusement efficace. Avec leurs voitures de détection, ils sont partout dans le Pas-de-Calais.

Cavendish referma la petite mallette.

- Souvenez-vous que, si cet émetteur est précieux, vous l'êtes encore plus.

Si vous craignez de tomber sur une opération de contrôle, essayez de le jeter et de ficher le camp. Si vous prenez le train, déposez-le dans un filet à bagages et allez vous asseoir deux ou trois voitures plus loin. Si les Allemands le découvrent par hasard, le pauvre diable qui sera assis en dessous devra répondre à des questions gênantes, mais vous, au moins, vous aurez la vie sauve.

Cavendish remplit la mallette qui contenait l'émetteur de linge sale.

- Si, par malheur, on vous prend avec ça, vous êtes fichue. Il vous sera difficile de convaincre qui que ce soit qu'il s'agit d'autre chose. Vous pouvez toujours essayer. Dites, par exemple, que c'est un régulateur de voltage portatif. Ou un appareil de rayons X. Si tant est que vous tombiez sur un Feldwebel particulièrement stupide...

Cavendish secoua sa cigarette, comme s il voulait dire que c'était là une hypothèse parfaitement improbable.

Il sortit ensuite un tube de p‚te dentifrice de la valise.

- Votre silk se trouve dans ce tube, enroulé dans du cellophane. Vous n'avez pas à le sortir tant que vous n'aurez pas atteint Calais.

Ce que Cavendish appelait silk était un carré de soie qui une fois déplié, était un peu plus petit qu'un mouchoir de femme. C était là qu'étaient inscrits les chiffres composant le code dont Catherine devait 40

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

se servir pour envoyer ses messages. Une FANY, à Sevenoaks, dans le Kent, recevrait ses émissions et possédait le même code. Ce système, si on l'utilisait convenablement, était une méthode parfaitement s˚re.

Cavendish prit ensuite dans sa main une boîte d'allumettes française.

- Cela est encore plus important.

Il sortit de son bureau une allumette et la frotta contre la boîte. Rien ne se produisit.

- Ne croyez pas que vos amis français ont oublié comment on fait des allumettes ! Regardez ça, dit-il en souriant.

Catherine examina l'allumette en question attentivement. Elle était comme toutes les autres. Cavendish la reprit et lui montra le bout couvert de phosphore. Une entaille de la forme d'un U inversé se voyait sur le côté.

- C'est à ce signe que vous reconnaîtrez qu'il ne s'agit pas du tout d'une allumette. C'est un petit tube de bois creux qui renferme un microfilm portant de nouvelles instructions pour Aristide. Nous ne voudrions pas que ces instructions partent en fumée. Veillez, s'il vous plaît, à ce qu'il prenne cette allumette aussitôt que vous aurez établi le contact avec lui.

Cavendish s'empara d'une autre allumette, cette fois-ci dans la boîte, et la frotta. Elle prit feu. Il l'éteignit, et, avec l'air d'un enfant qui se délecte d'un nouveau jouet, il la remit dans la boîte.

- Ces types des laboratoires sont vraiment géniaux. Mais ces allumettes se ressemblent toutes, et nous préférerions que vous ne les utilisiez pas pour allumer la Gauloise du premier venu.

Cavendish retourna derrière son bureau. Il avait toujours essayé de maintenir le même ton au cours de ces discours d'adieux, à mi-chemin de la cordialité feinte et de la jovialité. En fait, il imaginait qu'il parlait comme un père ou un frère aîné à un enfant que, pour la première fois, on envoie à l'école. ´ Vas-y, maintenant ! Va faire le onzième au cricket ! Et ne laisse pas tomber ton équipe ! ª II ne fallait jamais montrer une émotion excessive susceptible de troubler un agent qui était déjà sur des charbons ardents.

que Cavendish s'inquiét‚t du ton qu'il devait avoir au cours de ces rencontres était bien compréhensible. Rien, dans son passé, ne l'avait préparé à ce rôle prodigieusement compliqué et difficile qu'il avait été

amené à tenir dans cette guerre souterraine.

Sa qualification en matière de services secrets venait du fait qu'il était l'incarnation même de l'adage de Wellington qui avait si souvent 41

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décidé du choix et de l'engagement des Anglais en temps de guerre : c'était un ancien du collège d'Eton. Sans qu'il le s˚t, il avait été désigné pour ce poste par ses aînés, des Etonians particulièrement sagaces. qu'il f˚t un amateur dans leur univers cynique avait admirablement servi leurs desseins.

C'était un travailleur infatigable. Il était entièrement dévoué aux hommes et aux femmes qu'il envoyait accomplir des missions souvent tragiques et fatales. Les autres appelaient son organisation ´ la Société ª. Il préferait dire ´ la Famille ª et, sous de nombreux aspects, c'était bien de sa famille qu'il s'agissait. Il faisait don à ses membres de toute sa personne et de ses compétences. En fait, il leur communiquait toutes les vertus qu'il possédait, à l'exception de cet élément vital chez un maître-espion : un esprit tortueux. C'est tout simplement qu'il ne l'avait pas.

Il prit la carte d'alimentation et la carte d'identité de Catherine. Comme ses vêtements, ces documents avaient été fabriqués dans une autre boutique secrète de Cavendish, gérée par un prisonnier libéré sur parole des prisons de Sa Gracieuse Majesté pour être affecté aux Forces armées.

Méticuleusement, il les examina, y cherchant quelque erreur, si petite f˚t-elle, qui aurait pu la trahir aux yeux de la Gestapo.

- Nous faisons tout notre possible pour maintenir à jour ce genre de documents avec toutes les modifications qui peuvent intervenir, dit-il à

Catherine, en les lui montrant. J'ai l'impression qu'ils sont impeccables.

Heureusement, comme vous le savez, une fidélité irréprochable aux termes de la loi n'est pas le fort de nos amis français. Si un gendarme quelconque y trouvait quelque chose qui cloche, ne vous inquiétez pas trop. Vous seriez sans doute la cinquième personne qu'il aurait contrôlée après son déjeuner avec le même genre de problème.

Il lui montra sa carte d'alimentation.

- La ration de pain pour le mois de mars est de 300 grammes par semaine.

Pour la viande de 120 grammes - dans la mesure o˘ les gens peuvent en trouver. Vous remarquerez que nous avons arraché quelques tickets afin de prouver que vous avez utilisé cette carte régulièrement. «a, dit-il, en désignant une carte portant le cachet de la Standartkommandantur de Calais représentant un aigle, c'est votre laissez passer pour la zone interdite qui se trouve le long de la côte française, et voilà votre carte d'identité.

Catherine prit le document de couleur jaune. L'étui qui le contenait avait été soigneusement usé comme s'il avait été déjà manipulé par des douzaines de gendarmes et de policiers en France même. Une photographie sans expression aux teintes effacées, comme

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

il y en avait sur tant de cartes d'identité imprimées en France, apparut au regard de Catherine. Elle frémit. Chaque détail de son nouveau personnage s'y trouvait inscrit : le nom de ses parents, de son exmari, son lieu de naissance, son ‚ge; toute la vie de l'étrangère qu'elle devait désormais endosser, comme les nouveaux vêtements de Weingarten.

- Voulez-vous signer ici, dit Cavendish en indiquant l'endroit o˘ était inscrite la mention śignature du titulaire ª.

quand elle l'eut fait, il imprima ses empreintes, après avoir enduit ses doigts d'encre violette, dans le cadre qui leur était réservé, souffla dessus pour faire sécher l'encre et rangea soigneusement la carte.

- Voilà ! Catherine Pradier, pour le moment, n'existe plus, dit-t-il en lui rendant la carte. Souvenez-vous : ce n'est pas là une petite comédie que nous vous avons demandé déjouer. Il faut que vous croyiez vraiment en ces parents que nous vous avons donnés, que vous les aimiez. Endossez votre nouvelle identité d'une façon telle que le moindre détail de votre vie passée soit oublié.

La sonnerie du téléphone l'interrompit. Il décrocha puis regarda Catherine.

- Il semble que le beau temps se soit maintenu. Vous partez cette nuit.

L'heure de la conclusion avait sonné et, avec elle, arrivait pour Cavendish l'instant le plus douloureux de ce rite du départ.

- Catherine! - La voix de Cavendish s'était faite douce, presque tendre. -

Vous savez, depuis que vous avez rejoint notre organisation, que chacun d'entre nous est volontaire. On n'insiste pas. On ne demande à personne de faire ce dont il semble incapable. Je dois être, maintenant, cruellement sincère avec vous. En tant qu'opérateur-radio, vous avez le job le plus dangereux que vous puissiez avoir. Je dois vous dire en toute honnêteté que vous avez moins d'une chance sur deux d'en revenir. Si vous êtes prise, nous ne pourrons virtuellement rien faire pour vous. Si vous êtes blessée, vous savez que vos camarades ont l'ordre de vous abandonner et de se sauver eux-mêmes.

Cavendish tira une longue bouffée de sa Gauloise. Il était perché sur le coin de son bureau, ses longues jambes croisées, sa cigarette pendant de ses lèvres.

- C'est à vous de décider si vous voulez encore partir ou non. A vous seule. Je veux vous avertir pleinement des conséquences que cela peut avoir pour vous, et qu'on ne pourrait absolument rien vous reprocher si vous répondiez ńon ª.

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II tourna le dos à la jeune femme et, très délibérément, très lentement, il secoua les cendres de sa cigarette dans un cendrier, lui laissant quelques secondes pour mesurer la portée de ses paroles, sans la regarder. Lorsqu'il se retourna, ses yeux bleus semblaient briller d'une sympathie toute particulière. Comme un prêtre officiant pour un mariage, il posa la question rituelle qu'il adressait à chacun de ses agents partant sur le champ de bataille, et qui consacrait le lien très spécial qui les unissait à lui.

- Catherine, désirez-vous continuer?

Pendant quelques secondes, un silence total régna dans la pièce. Catherine semblait ne pas pouvoir prononcer le mot que tout son être lui ordonnait de répondre. A la fin, c'est en français qu'elle parla, comme si c'était là

une réponse inconsciente à l'impulsion qui l'avait conduite o˘ elle en était.

- oui.

Silencieusement, Cavendish se dirigea vers le petit bar qui se trouvait dans son bureau. Il y prit deux verres et une bouteille de Crockford Port 1927.

- A votre succès, Catherine, dit-il en élevant son verre. Une fois de plus il se comportait en paterfamilias.

- Je suis s˚r que tout ira bien. Tout, dans votre passé, votre entraînement, les rapports concernant votre instruction, votre attitude le confirme.

Après qu'ils eurent bu leur porto, Cavendish extirpa de sa veste un objet enveloppé de tissu qu'il tendit à Catherine. C'était un poudrier en or de chez Cartier datant de 1939, l'une des pièces à tirage limité que le bijoutier avait conçues pour commémorer la Foire internationale de New York.

- Voilà un cadeau qui vient de nous tous, déclara-t-il à la jeune femme étonnée. Si vous vous retrouvez toute seule et angoissée, là-bas, pensez à

nous en poudrant votre joli nez. Nous sommes avec vous autant que nous le pouvons. Nous croyons en vous. Nous vous faisons confiance. Par-dessus tout, nous désirons que vous reveniez.

Il lui donna une petite tape sur le menton.

- Et si vous devez tout abandonner et partir sans un sou, vous pourrez toujours vendre ça à un prêteur sur gages.

On frappa à la porte. L'officier ´ traitant ª de Catherine entra.

- Le corbillard est là, Sir.

Le ćorbillard ª était le mot sous lequel l'organisation désignait

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

la camionnette Ford utilisée pour conduire les agents à l'aérodrome de Tangmere, au sud de Londres.

- Well, dit Cavendish, je suppose que nous ferions mieux d'y aller.

Tous deux prirent le couloir qui menait à la porte d'entrée o˘ Park, le valet de chambre, attendait. Il jeta un rapide coup d'oil à Catherine.

- Je vous dis merde, mademoiselle, déclara-t-il en les accompagnant.

En silence, Cavendish et Catherine descendirent, puis passèrent sous le lustre de cristal, après avoir croisé un gros bouquet de fleurs artificielles, et atteignirent l'endroit o˘ la Ford attendait. L'agent qui accompagnait Catherine était déjà assis à l'avant en compagnie d'une WAAF

en uniforme bleu qui servait de chauffeur. Comme le règlement le stipulait, Catherine et lui n'échangèrent qu'un bref regard.

Cavendish sortit et l'embrassa tendrement, à la mode française, sur les deux joues. L'attirant vers lui, il murmura lui aussi avec un chaleureux sourire : ´ Merde, ma chère ! ª Elle s'installa dans la voiture et la conductrice mena la camionnette vers l'arceau ménagé au milieu de la façade d'Orchard Court en direction de Portman Square et, au-delà, à travers les rues obscures de Londres. Catherine se retourna et jeta un coup d'oil à

travers la vitre ouverte. Cavendish se tenait toujours là, légèrement courbé, sa silhouette figée dans un dernier salut à la voiture qui s'éloignait. Lentement, Catherine remonta la vitre. Au même moment, se fit entendre affaiblie mais rassurante la sonnerie lointaine de Big Ben.

A quelque trois cents mètres de là, au cour de la capitale, le même bruit de cloches s'étendait sur Saint James Park, l'Amirauté, Horse Guard's Parade, jusqu'au rez-de-chaussée de l'imposant b‚timent situé à

l'intersection de Gré‚t George Street et de Storey's G‚te. Ce local et les quartiers d'habitation austères qui lui étaient attenants étaient connus par les officiers supérieurs et les employés du gouvernement de Sa Majesté

comme Y annexe de la résidence officielle du Premier ministre, 10, Downing Street, à cinq minutes de là.

On avait considéré l'architecture vieille de deux cents ans de Downing Street comme trop dangereuse en temps de guerre pour 44

45

FORTITUDE

abriter le Premier ministre et c'est là que Winston Churchill et son épouse avaient vécu, la plupart du temps, au cours des quatre dernières années.

Dans les sous-sols étaient rassemblés des bureaux connus sous le nom à?

Underground war-room. A l'abri des bombardements, étaient logées les organisations dont Churchill convoquait le plus souvent possible les responsables et une poignée des gens des services secrets. Cette construction souterraine avait été, assez prophétiquement, décidée à

l'automne de 1938, quand Neville Chamberlain était retourné de Munich en promettant la paix !

Ses lunettes en demi-cercle posées sur son nez, Churchill s'assit à un petit bureau dans une pièce attenante à sa chambre à coucher, annotant fébrilement le contenu d'un coffret noir ouvert à ses côtés. Au centre de la pièce, installés autour d'une table en acajou, les gens réunis là

attendaient respectueusement.

Il y avait là très peu de monde : le général Sir Alan Brooke, chef de Pétat-major impérial; le maréchal de l'armée de l'air, Sir Arthur Tedder, délégué du SHAEF; le major Desmond Morton, adjoint personnel de Churchill et son officier de liaison préféré avec les services secrets ; le capitaine Henry Pim de la Royal Navy, qui s'occupait des cartes, et le brigadier de la section des plans, un peu intimidé, qui devait faire le compte rendu de la séance.

Chacun avait devant lui un dossier cartonné, qui portait imprimé le mot ´

BIGOT ª et l'écusson orné d'une épée flamboyante du quartier général suprême du corps expéditionnaire allié. Ces dossiers contenaient les plans détaillés de l'opération OVERLORD, nom de code désignant le prochain assaut contre la ´ Forteresse Europe ª d'Hitler. A côté, se trouvait un dossier plus petit marqué ´ Top Secret ª et portant la mention ´ Rapport hebdomadaire sur la situation en Europe, 18 mars 1944. Joint Intelligence Committee ª.

La dernière personne à arriver fut le général Sir Hastings Ismay, le chef de l'état-major personnel de Churchill. En l'apercevant, ce dernier indiqua le bar aménagé dans un coin de la salle. ´ Préparez-vous un brandy and soda, Pug ! ª lui dit-il. Il griffonna quelques notes sur une feuille de papier, puis fit claquer le couvercle de son coffret qui se referma automatiquement.

De sa démarche lourde, le Premier ministre traversa la pièce pour aller prendre place au bout de la table. Consciemment ou non, il se dégageait de lui une véritable aura et sa seule présence suffisait à dominer une assemblée avant même qu'il e˚t ouvert la bouche. A l'exception du brigadier, les hommes qui se trouvaient là étaient des 46

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

intimes de Churchill. Aucun d'eux, pourtant, n'était indifférent à cette autorité qui émanait de lui. Soigneusement, il ralluma son Roméo et Juliette, en tira deux bouffées, puis, écartant la fumée d'un revers de la main, il se pencha vers le brigadier qui ne pouvait dissimuler sa nervosité.

- Je vous prie de commencer, dit-il.

- Sir, répondit l'homme en se mettant debout, on nous a demandé les estimations d'usage sur les chances de succès du débarquement fondées sur les appréciations les plus récentes de nos services de renseignements. Il est indiqué là, dit-il en prenant le plus petit des dossiers, que se trouvent actuellement en France et aux Pays-Bas cinquante-deux divisions allemandes.

Il y eut des froissements de papier quand les autres hommes réunis autour de la table, imitant son exemple, s'emparèrent de leurs dossiers.

- Nous estimons que, le jour J, il y en aura soixante : dix de panzers, deux de parachutistes, dix-sept d'infanterie mobile de première classe et trente et une divisions ordinaires, dont certaines affectées à la défense côtière. Elles sont disposées comme on peut le voir sur cette carte. .

Tandis que le brigadier parlait, le capitaine Pim avait tiré le rideau qui recouvrait un chevalet installé au fond de la salle.

- Le gros de leurs forces est concentré ici, au sein de la quinzième armée qui couvre tout le terrain de la Somme aux basses terres de la Hollande.

Une autre armée, la septième, couvre la Bretagne et la Normandie, nos zones de débarquement. Ses effectifs représentent à peu près la moitié de ceux de la quinzième. Les autres unités sont réparties entre la première armée près de Bordeaux et la neuvième sur la côte méditerranéenne. Nous avons en permanence, ici, sur le territoire du Royaume-Uni, trente-deux divisions américaines, britanniques et canadiennes. Le jour J, nous en aurons trente-sept, dont quinze blindées et quatre de parachutistes.

- Autrement dit, à peine plus de la moitié des forces dont Hitler dispose, déclara le général Brooke.

Ses doutes personnels concernant les opérations à venir étaient connus de tous, sauf, peut-être, du brigadier.

- Yes, Sir!

- Et nos forces seront concentrées sur une île et éloignées du champ de bataille par une centaine de miles au-dessus de la mer.

- Yes, Sir!

47

T

FORTITUDE

Le brigadier retourna à son chevalet, une baguette à la main.

- Seulement, voilà : Hitler est obligé de disperser ses forces tout le long de cette côte.

Sa baguette couvrit toute la distance séparant le golfe de Gascogne de la Hollande.

- En revanche, nous sommes en mesure de concentrer les nôtres sur les plages de débarquement. En outre, nous pouvons espérer avoir un contrôle aérien total sur ces zones. Sans compter nos unités de bombardement de la marine. Finalement, monsieur le Premier ministre, le succès ou l'échec du débarquement dépend du principe qui préside à toutes les opérations venant de la mer. Pouvons-nous établir nos têtes de pont avant que les Allemands ne viennent renforcer leurs défenses terrestres ? Si nous le pouvons, nous gagnerons ; sinon ce sera l'échec.

- Cela suppose, bien entendu, que nous réussissions notre débarquement initial.

- Winston - c'était de nouveau Brooke, le seul homme présent qui appelait Churchill par son prénom -, les troupes atteindront le rivage.

- Malgré tous les obstacles que ce diable de Rommel est en train d'édifier tout le long des côtes françaises ?

- Ils peuvent gêner le débarquement ; ils ne peuvent pas l'empêcher.

- Et la détermination de Rommel de nous arrêter sur les plages ?

- Rommel, monsieur le Premier ministre, est un excellent général de division, mais ce n'est pas un stratège. Il ne l'a jamais été. Nos troupes atteindront le rivage. Rommel ne peut rien contre ça.

Il y avait comme une sorte d'exaspération retenue dans la réponse de Brooke. Churchill avait confiance dans son propre génie militaire, un don qu'il croyait avoir reçu en héritage de son ancêtre le duc de Malborough.

Et Brooke l'avait eu sur le dos pendant quatre ans de guerre, car Churchill, comme Hitler, aimait à se mêler des affaires de ses généraux.

- Le problème, monsieur le Premier ministre, n'est pas de savoir si nous parviendrons jusqu'au rivage, mais si nous serons capables de nous y maintenir.

Brooke poussa un soupir et montra le dossier qui contenait les plus récentes estimations du Joint Intelligence Committee pour souligner son propos.

- Il suffit de comparer les forces dont les Allemands disposent et 48

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

le nombre de divisions que nous pourrons débarquer au cours des quinze premiers jours pour comprendre l'ampleur de notre t‚che.

Churchill fixa d'un oil féroce le vieux soldat britannique. Les deux hommes se querellaient sans cesse, bien que Churchill e˚t le plus grand respect pour les qualités professionnelles de Brooke, mais ce qui l'ulcérait, c'était que Brooke ne semblait guère l'aimer et que lui, Churchill, avait un besoin viscéral d'affection de la part de son entourage.

- Malheureusement, Winston, que le débarquement réussisse ou non ne dépend pas de nous. C'est une des raisons qui le rendent aussi problématique. Cela dépend du fait de savoir si Hitler et ses généraux prendront les décisions qu'il faut et au bon moment. Le moment critique pour nous se situera entre le troisième et le septième jour. Pour Hitler, il se situera un peu plus tôt.

Brooke suspendit un instant sa respiration, ferma les yeux et porta deux doigts à ses lèvres, comme s'il voulait conjurer l'image de ces plages de débarquement encombrées d'hommes et de matériel, à moitié paralysées par le chaos et la confusion qui accompagnent inévitablement ce genre d'entreprise.

- Selon moi, continua-t-il, le moment critique pour Hitler viendra le soir du deuxième jour. Ni plus tôt ni plus tard : quand il devra prendre la décision de mettre le paquet et de tout tenter pour nous chasser de Normandie. Avant, il ne pourra savoir si la Normandie est notre principal objectif ou non. S'il attend, ce sera trop tard pour lui.

Brooke tapa de son index sur le dossier contenant les plans de l'opération OVERLORD.

- Tout se jouera cette nuit-là. quand il décidera de s'engager à fond ou pas. Il faut qu'il ait le courage de tout laisser tomber et de jeter toutes ses forces contre nous. S'il le fait, la plus grande partie de ses panzers sera rassemblée en Normandie le quatrième jour. A partir du cinquième, nous devons nous attendre à une contre-attaque sanglante de huit ou dix de ces divisions, de cinq divisions d'infanterie mécanique et de onze divisions qui se trouvent déjà sur le terrain.

- Est-ce que la Résistance française peut empêcher le mouvement de ces unités ? demanda Churchill.

- Winston, des mouvements de Résistance capables d'arrêter dix panzers-divisions n'existent pas.

- Et notre aviation, en détruisant les ponts qu'elles doivent emprunter pour arriver sur le lieu des combats ?

49

FORTITUDE

Brooke lança un coup d'oeil à Tedder, l'officier supérieur de l'armée de l'air qui se trouvait là, comme pour lui demander secours.

- L'aviation les retardera. Elle ne les stoppera pas. Le principal obstacle, c'est la Somme et ils la traverseront de nuit avec les ponts mobiles qu'ils ont conçus spécialement pour ça. Ces panzers sont les meilleures divisions de la Wehrmacht, Winston. Leurs hommes sont fanatisés, bien entraînés, en parfaite forme. Si Hitler leur ordonne d'aller en Normandie, ils iront.

Churchill prit un air renfrogné, en méditant le sombre tableau que lui inspirait son chef d'état-major.

- Et combien de divisions aurons-nous débarquées à ce moment-là?

- Si tout se passe comme prévu : treize.

- Treize ? A peine la moitié de ce qu'ils auront ? Brooke inclina la tête.

Il y eut un silence pénible tandis que les militaires attendaient que Churchill e˚t digéré la chose. Finalement, il murmura :

- C'est une perspective terrible.

- C'est une telle perspective, monsieur le Premier ministre, qui fait de cette opération la plus hasardeuse de toute la guerre.

Churchill s'enfonça dans son fauteuil, rageant en silence contre les risques excessifs de l'affaire. Puis il releva brusquement la tête et s'adressa au brigadier.

- N'y a-t-il pas un moyen d'accélérer le mouvement de nos troupes vers la tête de pont ?

- Sir, cela dépend d'un seul facteur : le nombre de LST ' disponibles. Nous en avons trois mille et il n'y a aucune chance d'en réunir d'autres.

Churchill frappa la table de son poing boudiné.

- Bon Dieu ! Je déteste ce mot de LST. On dirait que le destin de tout notre empire et de deux grandes nations ne dépend que d'une poignée de bateaux.

Il se leva et, les mains derrière le dos, traversa la salle en direction du chevalet. Il le contempla quelques secondes, comme si, par la seule force de son regard, il pouvait défoncer les portes de la Forteresse Europe. Puis il donna un coup sur le chevalet, le faisant presque s'écrouler.

1. Landmg ship troopi : bateaux utilisés pour le transport de troupes (N.d.T.).

50

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

- Si nous ne pouvons obtenir d'autres LST des Américains, ne pouvons-nous pas trouver d'autres endroits pour débarquer? A un endroit o˘ l'aller-retour entre l'Angleterre et la France serait le plus court? Est-ce que nous sommes obligés de débarquer à cent miles de nos ports d'embarquement?

Pourquoi avez-vous choisi les côtes normandes ?

C'était là une question à laquelle le brigadier était préparé à répondre.

Depuis deux ans et demi, à partir du moment o˘ on avait commencé à prévoir le débarquement, il avait été assigné à cette t‚che. Il lui semblait parfois qu'il connaissait les moindres recoins de la côte, de la Bretagne jusqu'à Dunkerque, aussi bien que les sentiers du petit village o˘ il était né dans le Surrey.

- Sir, commença-t-il, nous avons deux façons d'amener nos hommes et notre matériel sur le Continent : ou bien dans un port fermé aux eaux profondes, ou bien sur les plages.

Churchill, toujours debout, les mains croisées dans son dos, tirant sur son cigare comme s'il voulait consumer son propre dépit, hocha la tête.

- Dieppe a été pour nous une cruelle leçon, une leçon, si je peux dire, Sir, aussi précieuse que la vie de chaque Canadien perdue dans l'opération.

- Pauvres diables !

Les lourdes pertes survenues au cours de ce raid et l'humiliation des Canadiens qui y avaient été faits prisonniers étaient encore douloureusement ressenties par Churchill.

- Gr‚ce à Dieppe, monsieur le Premier ministre, nous avons appris qu'on ne peut s'emparer d'un port français bien défendu et le remettre immédiatement en état pour recevoir la masse de nos renforts et matériels. Cela, Sir, nous condamne à une seule solution : utiliser les plages. Et il n'y en a aucune, dans le Pas-de-Calais, qui puisse permettre une telle opération.

Le Premier ministre haussa les sourcils en signe de doute, mais le brigadier, d'un geste s˚r, balaya la carte du bout de sa baguette.

- Il n'y a, entre Dieppe et Dunkerque, que quatre plages assez vastes pour permettre l'assaut de deux divisions. Elles sont séparées les unes des autres, très bien défendues et battues par les vents. Un débarquement serait condamné dès le départ.

Sa baguette décrivait maintenant un large cercle allant de Cherbourg à la pointe extrême de la Normandie jusqu'aux basses terres de Hollande.

5l

FORTITUDE

- A l'intérieur de cette zone qui indique les endroits o˘ notre aviation peut nous couvrir, les seules plages convenables sont celles que nous avons choisies en Normandie. Elles sont concentrées sur quelque soixante-quinze kilomètres de rivage. Et elles bénéficient d'un avantage non négligeable : elles sont à l'abri des vents dominants.

- Winston!

Le Premier ministre s'apprêtait à prendre la parole, mais Brooke l'arrêta.

Churchill continuait de suivre sa pensée, paraissant ignorer de telles informations, et Brooke se sentait dans l'obligation de le ramener à

l'essentiel.

- On a étudié ce problème mille fois. Le fait est que, si nous devons effectuer un débarquement, nous ne pouvons le faire qu'en Normandie. On n'a pas le choix. Nous le savons bien. Hitler, gr‚ce à Dieu, l'ignore.

Pendant un moment, Churchill resta muet, réfléchissant à ce que venait de dire Brooke. Puis il commença à parcourir la salle. Il demanda sur un ton lugubre :

- Et quelles sont vos estimations définitives sur la réussite du débarquement ?

Le brigadier regarda autour de lui, espérant que l'un de ses supérieurs répondrait à cette question. Il n'en fut rien.

- Sir, le général Beddell Smith, chef d'état-major du général Eisenhower, considère qu'il y a une chance sur deux de réussir.

Churchill sembla abasourdi. Les militaires présents eurent l'impression qu'il allait chanceler, comme si ce qu'il venait d'entendre l'avait paralysé.

- Alors tous nos succès, tous nos espoirs, tous nos objectifs se jouent sur un coup de dés.

Pendant des minutes qui semblèrent interminables, il arpenta la salle, les épaules vo˚tées, les mains serrées derrière son dos, son cigare apparaissant comme une sorte de beaupré dans la tempête qui l'agitait.

Beaucoup d'alliés américains accusaient Churchill de n'être pas chaud pour le débarquement ; ils avaient tort. Il avait commencé à rêver d'un retour sur le Continent, le jour même o˘ le dernier soldat britannique avait quitté Dunkerque. Le 23 juin 1940, vingt-quatre heures après que la France eut signé l'Armistice, il avait ordonné que cent vingt hommes de commando montés sur cinq yachts privés, pitoyables précurseurs de la grande armada qui bientôt allait traverser la Manche, se livrent à un raid-éclair sur Boulogne, comme un avertissement donné à Hitler et aux Français qu'un jour les Anglais reviendraient. Un mois plus tard, 52

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

alors que l'Angleterre elle-même se préparait à repousser une invasion, il avait créé le Combined Opérations Command pour étudier la tactique et les techniques d'un débarquement sur le Continent.

Plus que quiconque à Washington, Churchill rêvait d'un tel retour. Mais pas à n'importe quel prix. Sa stratégie personnelle reposait sur un unique principe : vaincre l'ennemi en attaquant ses flancs, non pas là o˘ il était le plus fort, le battre par la ruse, non pas en gaspillant des hommes et du matériel. Mais Churchill n'avait plus une voix prépondérante dans la conduite de la guerre.

Il s'arrêta soudain et se retourna vers les hommes assis autour de la table.

- Certes, les aléas de la bataille qui s'annonce sont nombreux. Il parlait comme s'il s'adressait à lui-même, se débattant au sein de la terrible incertitude qui s'était emparée de lui.

- Un cauchemar ne cesse de hanter mes nuits. Je vois trois cent mille morts, la fleur de la jeunesse britannique et américaine, joncher les plages de Normandie. Je vois la mer rougie de leur sang. Je vois une plage grise et silencieuse ensevelie sous un désastre pire que Dunkerque. Lorsque ces spectres envahissent mon sommeil - il remua la tête comme s'il voulait chasser de son esprit de telles images -je doute de tout. Bon Dieu, je doute de tout!

Il recommença à parcourir la salle de long en large.

- Une autre génération d'Anglais livrée à la boucherie par la folie des généraux, comme la nôtre l'a été sur la Somme. Je jure sur les autels du dieu de la Guerre que je ne veux pas présider à un tel massacre. Les Américains insistent pour jeter nos forces contre les portes d'acier de l'Europe. Pourquoi pas les Balkans ? Pourquoi pas les côtes de la Méditerranée?

Churchill retourna à son fauteuil et s'y enfonça pendant un moment, son lourd menton entre les mains.

- Ce sont des gens qui n'ont jamais souffert de la guerre. Comment peuvent-ils comprendre notre angoisse ? Ils ont leur Śomme ª cent ans derrière eux, à Bull Run et Gettysburg '.

Il se tut de nouveau, se résolvant peu à peu et avec beaucoup de réticence à l'inévitable.

- Oui, grommela-t-il, nous devons y aller. Il n'y a aucun doute. Et nous ne les prendrons pas par surprise. Les Allemands sont guidés 1. Allusion à la guerre de Sécession (N.d.T.)-

53

FORTITUDE

par le précepte de Frédéric le Grand : ÍI est permis d'être battu, jamais d'être surpris. ª

II regarda longuement son cigare.

- Finalement, tout cela se résume à une seule chose, n'est-ce pas ? Nous approchons de la bataille la plus incertaine de notre histoire et la victoire ne dépend pas de nos propres forces, mais d'un nouveau Cheval de Troie. Tout repose sur le fait de savoir si cette petite bande de Machiavels amateurs que nous avons mise sur pied pourra faire qu'Hitler achète chat en poche. Ce sont eux qui doivent lui lier les mains et tenir ses blindés à l'écart de notre tête de pont, non ?

Une ombre de mélancolie passa un court instant sur son visage.

- Mais si Hitler ne se laisse pas prendre à leurs ruses et à leurs manouvres ? S'il devine nos vraies intentions et décide de jeter ses panzers contre nous, qu'est-ce qui arrivera?

Un silence pesant suivit ses paroles. C'était une question à laquelle personne dans la salle n'était pressé de répondre. A la fin, Tedder, l'homme qui connaissait le mieux les projets de débarquement, éleva la voix.

- Monsieur le Premier ministre, aucun débarquement si bien conçu, si bien exécuté soit-il ne pourrait résister à une contre-attaque massive des forces dont Hitler dispose. Il a des blindés et des troupes susceptibles de nous rejeter à la mer. Il n'y a aucun doute là-dessus.

Tedder, à son tour, se plongea dans la douloureuse méditation d'une telle perspective.

- Si ses panzers se pointent au cours des cinq premiers jours, monsieur le Premier ministre, nous sommes foutus.

Berchtesgaden

A ce moment-là, à mi-chemin des vastes espaces qui séparaient Londres de la Forteresse Europe d'Hitler, une Horche décapotable roulait dans une forêt de sapins dont les branches rappelaient les vo˚tes d'une cathédrale gothique. Le brouillard glacé qui montait du fond de la vallée recouvrait la route d'un suaire gris évoquant un décor ténébreux et sinistre pour le Crépuscule des dieux de Wagner. Il est vrai que les quelque cinq kilomètres menant de Berchtesgaden au Berghof d'Hitler pouvaient inspirer de la mélancolie, cette nuit-là, à l'homme le

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

plus gai du monde, et on n'avait jamais remarqué sur le visage de celui qui se trouvait dans la voiture, droit comme un i et portant monocle, la moindre trace d'un sourire. Le maréchal Gerd von Rundstedt était l'archétype de l'officier prussien : austère, distant et intransigeant.

De même que la passion religieuse peut se manifester dans une famille française, de même la passion guerrière semblait animer le clan des Rundstedt. Pendant des générations, ils avaient fourni des seigneurs de la guerre à la Prusse. Avec son air hautain, les cicatrices provenant de ses duels et son monocle, le dernier de la lignée semblait être l'incarnation même du soldat allemand.

Surnommé par son entourage admiratif le ´ dernier chevalier teutonique ª, c'était un homme plein de contradictions. On le considérait comme un génie des blindés, mais il n'était jamais monté dans un tank de sa vie. Il ne pouvait en supporter la saleté, le côté huileux ni le bruit. Il avait la passion de la bonne chère et des vins fins, passion que son titre de commandant en chef des armées allemandes de l'Ouest lui permettait d'assouvir presque quotidiennement au Coq hardi, une citadelle de la cuisine française. Il recevait son premier rapport journalier à une heure qui n'avait rien de militaire : 10 h du matin. Il ne se faisait pas d'un officier l'image d'un homme qui conduit ses troupes à l'assaut. Il méprisait profondément l'idée d'aller inspecter ses forces, passer en revue leur armement, visiter les mess, ranimer le moral des hommes. Depuis deux ans et demi qu'il était commandant en chef des armées de l'Ouest, il avait beaucoup plus souvent rendu visite à Hitler qu'au mur de l'Atlantique, ce qu'il n'avait fait qu'à deux reprises et, chaque fois, de mauvaise gr‚ce.

Von Rundstedt préferait contrôler la puissance allemande depuis son quartier général, un élégant pavillon de Saint-Germain-en-Laye, o˘ Louis XIV était né. De là, il commandait, comme, pensait-il, un grand capitaine doit le faire, entouré de ses cartes et de son état-major, par-delà le fracas du champ de bataille, afin d'avoir l'esprit libre pour méditer ses grandes opérations stratégiques.

Mais de toutes les contradictions qui l'habitaient, aucune n'était aussi frappante que le mépris qu'il avait pour le F˘hrer et son régime, encore qu'il les e˚t servis tous les deux sans aucune hésitation ni réserve.

Et Dieu sait s'il les avait bien servis ! Il avait inscrit à son blason les noms des victoires les plus éclatantes remportées par le IIIe Reich. Il avait conduit son Groupe d'armée du sud à travers les plaines de Pologne jusqu'à Varsovie en trente jours, ajoutant ainsi, comme il 55

FORTITUDE

l'avait dit lui-même, un nouveau mot au vocabulaire militaire : le ´

Blitzkrieg ª. Son Groupe d'armée A avait humilié l'invincible armée française en mai 1940. Et c'étaient ces mêmes troupes qui avaient décimé

les meilleures divisions de Staline pendant l'été 1941. Il pouvait, à juste titre, traiter Hitler de ćaporal bohémien ª et ses partisans de ´ bande de voyous ª. Mais Hitler lui avait donné tout le matériel et les crédits dont il avait besoin pour réaliser ses rêves de militaire prussien ; lui, en retour, avait fait cadeau au IIIe Reich de la moitié du monde ćivilisé

ª.

A présent, la responsabilité de défendre l'essentiel de ses conquêtes incombait à ce maréchal de soixante-huit ans désabusé et cynique. Hitler avait convoqué von Rundstedt et les autres maréchaux du Reich à

Berchtesgaden pour étudier la stratégie allemande lors de la bataille dans l'Ouest. Au cours des prochaines semaines ou des prochains mois, les Alliés allaient essayer de débarquer sur le Continent européen. Ce serait la bataille finale de la Seconde Guerre mondiale, une bataille dont dépendait le sort de l'Allemagne et de toute l'Europe occupée. Et ce serait le dernier des ćhevaliers teutoniques ª qui la conduirait pour ce F˚hrer et ce Reich qu'il méprisait tant.

Il avait souvent pensé à la forme que ces combats prendraient, en arpentant le balcon de son palais, les yeux fixés sur les toits de la ville-lumière.

Comme la plupart des batailles de l'histoire, le sort de celle-ci dépendrait de circonstances impondérables, mais avant de révéler son jeu, Gerd von Rundstedt savait au moins une chose : il avait les hommes et les armes nécessaires pour repousser les Alliés. Pour gagner, il fallait faire preuve de jugement dès les premiers jours de ce combat qui seraient décisifs. Veiller à ce que tout se passe bien et éviter qu'Eisenhower ne disperse ses forces à lui, von Rundstedt, par quelque feinte ou manouvre que ce f˚t, et rien ne pourrait l'empêcher d infliger aux Alliés une défaite aussi totale que celle qu'il avait infligée aux Polonais, aux Français et aux Russes.

Londres

Un étrange silence régnait dans la voiture o˘ se trouvait Catherine Pradier. Sur le siège avant, l'homme qui l'accompagnait était penché

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

sur un livre ouvert sur ses genoux, lisant à la lueur d'une lampe qu'il tenait à la main. Elle crut qu'il s'agissait des instructions de dernière minute données par Cavendish. En fait, elle fut touchée de découvrir qu'il lisait une édition de poche des poèmes de Shelley, dont il se récitait les vers à voix basse. Malgré les ordres qu'elle avait reçus, elle n'avait pu résister à la tentation d'examiner son compagnon. Il avait des cheveux blonds frisés et des joues à la peau douce et rebondies comme celles d'un adolescent. Il lui rappelait le fameux ´ Bébé Cadum ª des affiches de publicité de la France d'avant-guerre. On avait envoyé ´ Bébé Cadum ª se battre en lisant du Shelley !

Elle avait, elle, des préoccupations plus prosaÔques. Elle devait étudier des cartes postales de Calais représentant la statue des Six Bourgeois de la ville, le Bassin du Paradis, la Grand-Place et l'hôtel de ville, o˘, dans le beffroi, deux personnages baptisés Martin et Martine sonnaient les heures. Cavendish voulait qu'ainsi chacun de ses agents p˚t se repérer dans une ville inconnue et y trouver son chemin sans avoir à le demander. Le faire les e˚t fait passer pour des étrangers à la ville - et il n'y avait pas d'étrangers dans la zone interdite longeant le Pas-de-Calais o˘

Catherine se rendait.

Fatiguée, elle cessa d'étudier ces cartes postales et regarda défiler par la vitre de la voiture le paysage monotone de la banlieue londonienne.

C'étaient à n'en plus finir les mêmes maisons en brique de style victorien, avec leurs mêmes fenêtres en avancée, leurs mêmes petites pelouses et leurs mêmes portillons. En d'autres temps, elle e˚t trouvé le spectacle d'une tristesse indicible. Cette nuit, c'était un véritable enchantement. Mais elle ne pouvait se défendre d'une profonde inquiétude : Ést-ce que je reverrai tout ça, un jour? ª Elle secoua la tête et détourna son regard. Il valait mieux en revenir à Calais et à ses cartes postales.

Peu à peu, la banlieue de Londres laissa place aux petites routes du Surrey bordées de haies, puis aux collines du Sussex. Soudain, ils tombèrent sur un barrage et un sergent de la RAF se pencha par la portière pour leur demander leurs papiers. quelques secondes plus tard, la voiture franchit le porche qui menait à la base de la RAF de Tangmere. Cachée derrière une haie de buis, se trouvait une grande villa peinte en blanc, recouverte de lierre et aux volets mal ajustés : le type même de résidence secondaire qu'aurait choisie un agent de change londonien pour y passer ses week-ends avant la guerre. Un solide gaillard, pilote de la RAF, se frottait les mains sur le perron, à la porte de la cuisine, attestant de la nature des hôtes actuels de ces lieux.

57

T

FORTITUDE

A moitié gardien, à moitié cuisinier, il conduisit Catherine et les siens à

travers un couloir enfumé vers une porte ouverte d'o˘ venaient des voix d'hommes.

- Bienvenue à Tangmere ! dit quelqu'un.

C'était un jeune homme maigre vêtu d'une combinaison kaki, avec un col de marin, qui s'était détaché d'un groupe étendu autour d'un feu qui br˚lait dans la cheminée. Il ouvrit les bras avec un sourire amical.

- Je partirai avec vous, cette nuit. Venez prendre un whisky avec mes copains mécaniciens qui sont là.

En l'entendant, Catherine eut l'impression qu'il les invitait à prendre un verre comme s'il s'agissait d'un apéritif précédant un déjeuner dans un club londonien. Etaient-ils toujours comme ça, ou bien n'était-ce qu'une mascarade pour leur faire oublier ce qu'ils faisaient là? Tandis que leur pilote préparait les boissons, les autres officiers de la 161e escadrille d'opérations spéciales les accueillirent avec jovialité. L'un d'eux joua le rôle de cicérone, montrant à Catherine les chiffres romains gravés dans la pierre des murs, indiquant que le mess avait été une chapelle catholique clandestine à l'époque des Tudor ; un autre demanda au garçon qui accompagnait la jeune femme si l'équipe d'Angleterre de rugby avait des chances de battre l'Ecosse le samedi suivant.

Après quelques minutes de conversation animée, le pilote déclara :

- Avez-vous une idée de la route que nous allons prendre cette nuit?

Il les mena à la salle d'opérations de l'escadrille. Une immense carte de France était épinglée au mur.

- Nous survolerons Bognor Régis, dit-il en montrant un point sur la carte.

Une vingtaine de minutes plus tard, nous passerons la mer et nous atteindrons la côte française, ici, un petit peu à l'ouest de Bayeux.

S'apercevant que Catherine observait les marques rouges qui couvraient la carte de Caen jusqu'au Havre, il précisa :

- C'est la DCA allemande. Nous devons l'éviter le plus possible. Ensuite, nous volerons tout droit de Bayeux jusqu'à Angers, o˘ nous nous dirigerons vers la Loire. «a, c'est une ruse. Après, tout devient simple. Suivre la Loire jusqu'à Tours, puis se diriger vers le Cher et foncer sur notre terrain d'atterrissage, à l'est de la ville, sur la rive nord du fleuve.

C'est un bon terrain que nous avons déjà utilisé. Tout ce que 58

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

nous vous demandons, c'est de vous asseoir aussi confortablement que possible et de jouir de la promenade. Gardez pourtant un oeil sur le maudit chasseur de nuit allemand qui peut nous prendre dans son colimateur.

Catherine le regarda de nouveau.

- Vous en parlez comme d'un baptême de l'air à Brighton.

Le voyage que venait de décrire le jeune pilote à Catherine avec une telle désinvolture représentait, en fait, l'une des opérations les plus extraordinaires de la guerre. Seuls, sans rien pour se défendre, avec seulement une boussole et un jeu de cartes Michelin pour se guider, les pilotes de la 161e escadrille de missions spéciales affrontaient régulièrement la DCA allemande et les chasseurs de nuit de la Luftwaffe qui étaient à leurs trousses pour repérer dans l'immensité obscure de l'Europe occupée le champ d'une ferme isolée, avec pour seul point de repère trois lampes allumées à quelque deux cents mètres de distance les unes des autres. Les appareils utilisés pour ce genre de mission étaient des Westland Lysander, si lents et si lourds que c'était une plaisanterie pour les Allemands de les descendre à coup de fronde. En fait, des pilotes de la RAF avaient catégoriquement refusé de s'en servir dans les missions de reconnaissance pour lesquelles on les avait conçus. Leur seule qualité

était, pour parler comme les gars de la RAF, d'être ´ de solides bougres capables d'atterrir et décoller sur une piste de 500 mètres de long bourrée de bouses de vaches ª.

Attribués au SOE et à la 161e escadrille, ces appareils avaient été allégés de leurs canons pour accroître leur rayon d'action, ce qui voulait dire que seul un nuage ou la Providence pouvait leur permettre d'échapper aux chasseurs allemands. Et pourtant, toutes les nuits de pleine lune, ces appareils partaient à la recherche de leurs terrains isolés, se frayant un chemin à travers les radars ennemis, piquant dans les nuages pour repérer un cours d'eau, une ligne de chemin de fer, un carrefour qui leur permettent de trouver leur route dans l'obscurité de l'Europe occupée.

C'était comme si l'on avait envoyé une mouche repérer un timbre-poste caché

sur un terrain de football - et cela en pleine nuit.

Avant que Catherine ait pu faire le moindre commentaire sur le voyage qu'ils allaient accomplir, le jeune pilote avait mis son bras sur son épaule.

- Allons-y, maintenant, dit-il. Le sergent Booker a déjà d˚ préparer le dîner et l'on va voir si l'on peut boire un bon coup avant de se mettre en route.

59

FORTITUDE

Berchtesgaden

A quelque douze cents kilomètres de Tangmere, dans sa demeure splendide du Berghof, le maître du IIIe Reich était absorbé dans une t‚che qui n'avait rien à voir avec la conférence qu'il devait tenir sur les combats qui s'annonçaient en Europe occidentale. Il était en train d'écrire à la main un billet accompagnant le Champagne et les fleurs dont il entendait faire cadeau à sa secrétaire préférée à l'occasion de son anniversaire. Elle était au lit avec une bronchite et l'homme, sous le règne duquel des millions d'êtres étaient dirigés vers les chambres à gaz en vue de la Śolution finale ª, ne s'inquiétait que d'interdire à sa secrétaire de fumer, car cela était mauvais pour sa santé !

Il écrivit : Áffectueusement vôtre. Adolf Hitler ª, cacheta l'enveloppe et y inscrivit lui-même l'adresse. C'est alors que, sentant son estomac dilaté, il se leva et s'avança vers la fenêtre. Le spectacle de la neige qui couvrait les Alpes avait toujours soulagé Hitler. Aucun autre lieu au monde ne lui permettait de se sentir et de travailler aussi bien que ce nid d'aigle qu'il avait acheté en 1928 avec les droits d'auteur que lui avaient rapportés les ventes de Mein Kampf. Contemplant ces majestueuses montagnes, dont les sommets scintillaient sous le clair de lune, il se souvint enfin de cette conférence et de la raison pour laquelle il l'avait organisée. Il ne redoutait pas le débarquement. Bien au contraire, il l'attendait impatiemment. C'était un joueur invétéré et il savait que pour l'Allemagne comme pour les Alliés, l'invasion qui se préparait serait le plus grand enjeu de la guerre, un coup de dés dont tout le reste dépendait.

Un coup frappé à sa porte l'interrompit dans ses réflexions.

- Les maréchaux sont là, annonça le général Rudolf Schmundt, son adjoint de la Wehrmacht.

Ces mots ne provoquèrent aucun signe de satisfaction chez le Fiihrer.

- Je les verrai dans une minute, répondit-il.

Cette minute devait en durer dix. Les faire attendre leur rappellerait qui était l'autorité suprême du IIIe Reich. Il décida qu'il avait perdu assez de temps, endossa sa tunique grise croisée, décorée de la Croix de fer de deuxième classe qu'il avait gagnée à Ypres lors de la Première Guerre mondiale et alla recevoir ses maréchaux.

Ils firent le salut hitlérien quand il poussa la double porte de la 60

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

salle de conférences du Berghof. Il les balaya tous du regard : von Rundstedt, Rommel, von Kleist, von Bush, von Mannstein. Il leur serra machinalement la main, puis les précéda vers la salle à manger. A l'entrée, il s'écarta et, avec courtoisie, les fit passer devant lui.

- Bon appétit, Herr Feldmarschall ! dit-il, alors que von Rundstedt passait devant lui.

Il était totalement indifférent à la nourriture et il savait que son mess était à juste titre renommé pour la médiocrité de sa cuisine. Il savait aussi que von Rundstedt avait la réputation d'être un gourmet. Ce soir-là, il ne voulait pas décevoir son hôte. Il y avait au menu des côtelettes de porc et du chou rouge.

Hitler, comme de coutume, avait son propre menu de végétarien. En le regardant laper son potage aux petits pois avec le bruit d'un évier qui se débouche, von Rundstedt réprima une moue de dégo˚t. Il ne disait rien.

Hitler monologuait à propos de tout ce qui lui passait par la tête. Même des hommes comme von Rundstedt se montraient timides en sa présence et s'aventuraient rarement à émettre la moindre idée, ou le moindre commentaire.

Rommel était une exception. C'était le seul de ses maréchaux pour lequel Hitler avait une réelle affection. Cette position privilégiée l'incitait à

formuler, la plupart du temps sous forme de compliments, des observations sur les théories d'Hitler. A l'occasion de l'un de ces commentaires obséquieux, von Rundstedt lança un regard à von Mannstein par-dessus la table. Les deux hommes méprisaient leur collègue. Von Rundstedt l'avait traité un jour de ´ boy-scout ª. Rommel était le seul de leur petite bande qui n'appartenait pas à la caste militaire prussienne ou à quelque famille importante ayant une longue tradition soldatesque. Il était fils d'instituteur, et appartenait tout juste à la classe moyenne. Pis encore, c'était le seul maréchal à être membre du parti. Cette appartenance, sa promptitude à obéir aux principes du national-socialisme lui avaient permis de passer du grade de colonel à celui de maréchal en l'espace de trois ans et cela puait le favoritisme.

Il était aussi devenu une croix que von Rundstedt devait porter. Rommel, en effet, avait été placé récemment sous ses ordres comme commandant des deux armées allemandes établies tout le long des côtes françaises. Von Rundstedt lui lança un regard en dessous, puis se pencha vers von Mannstein afin que, seul, il puisse entendre ses paroles.

- C'est le clown qui fait son cirque.

61

FORTITUDE

II se recula pour permettre à un serveur de placer ostensiblement devant lui le dessert que les cuisiniers d'Hitler avaient préparé pour son appétit de gourmet : une pomme à la peau luisante. Un autre domestique s'avança pour servir ce qui était considéré comme le point culminant d'un dîner au Berghof : une tasse de café personnel du F˘hrer. Ce café était une spécialité venant du Yémen qu'on livrait une fois l'an au consulat d'Allemagne à Istanbul. Là, en grand secret et en pleine nuit, ce café

était chargé dans un sous-marin qui, effectuant la dangereuse traversée de la Méditerranée, l'apportait jusqu'à Kiel. L'ensemble des opérations était calculé pour que le café arrive à Berchtesgaden juste avant NoÎl.

Hitler, bien entendu, n'y touchait jamais. Il ne buvait que du thé. En de rares occasions de festivités, il mettait dans son thé quelques gouttes de cognac. Voyant un serveur approcher de la tasse du F˘hrer un flacon enrobé

d'un linge fin, les maréchaux comprirent que ce n'était pas le cas. Ce flacon contenait, en effet, de œElixir Magen bitter, une concoction au go˚t désagréable dont les paysans se servaient pour calmer les effets de la gueule de bois ou les douleurs d'estomac.

Alors que ses hôtes dégustaient leur café, sachant très bien que même en tant que maréchaux ils n'en auraient qu'une tasse, Hitler ramena la conversation à son objet réel. Il s'adressa à eux comme un prêcheur du haut de sa chaire.

- Messieurs, le débarquement qui se prépare sera non seulement l'événement majeur de cette année, mais de toute la guerre.

Il se retourna vers une carte qu'un serveur avait placée sur un chevalet derrière lui.

- En fait, il décidera de l'issue de la guerre. Il se tut pour permettre à

ses auditeurs de bien enregistrer ses paroles.

- Si le débarquement réussit, nous avons perdu la guerre. Il n'y a aucune illusion à se faire à cet égard. A l'Est, les immenses étendues de terre nous permettent de perdre du terrain, même sur une grande échelle, sans que cela ait pour l'Allemagne des conséquences fatales. Il n'en est pas de même à l'Ouest. Si l'ennemi réussit, nous en ressentirons très vite les effets désastreux. Mais les Alliés ne réussiront pas. Nous avons de quoi les vaincre. Une fois repoussés, ils ne pourront plus tenter une nouvelle invasion.

L'enthousiasme du F˘hrer le faisait sortir de ses gonds et lui donnait ce regard halluciné qui l'avait rendu célèbre.

- Une fois que nous les aurons repoussés, nous jetterons toutes 62

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

nos forces dans la guerre à l'Est. Nous pouvons y transférer quarante-cinq divisions. Ces divisions changeront la face des combats. Mais, Messieurs, repousser cette invasion offrira aussi à l'Allemagne le plus précieux des cadeaux : le temps. Cela donnera à notre industrie une année de plus et gr

‚ce à cela nous gagnerons la guerre.

Ses propos étaient destinés à remplir les maréchaux de zèle à l'égard du conflit à venir, mais ils étaient aussi parfaitement exacts. Au printemps de 1944, après cinq ans de guerre ou presque, Hitler avait dix millions d'hommes sous les armes, plus que les Américains, les Britanniques et les Canadiens réunis. Malgré les raids aériens des Alliés, le manque de main-d'ouvre et de matériel, les usines du Reich avaient produit, en 1943, 11897

chars, presque dix fois plus qu'en 1940; 22050 avions : trois fois plus qu'en 1940, cinq fois plus de pièces d'artillerie et trois fois plus de munitions.

Surtout, Hitler avait ses armes secrètes. Les plus importantes étaient les VI et les V2 qui commençaient à sortir des chaînes de fabrication en grande quantité ; les nouveaux sous-marins de type 19 et 21 qui seraient en mesure d'échapper aux sonars alliés sur les routes de l'Atlantique; les chasseurs à réaction ME 163, bien plus perfectionnés que les chasseurs alliés.

Laisser à Hitler une année de plus pour produire cette sorte d'appareils, c'était rendre, une nouvelle fois, la Luftwafle maîtresse du ciel.

Hitler se retourna en soupirant vers la carte de la France, vers ces côtes lointaines, o˘ allaient bientôt se décider tant de choses.

- quand les opérations commenceront, ce sera un grand soulagement pour nous. Mais o˘ vont-ils débarquer? Ils peuvent le faire sur presque chaque endroit du littoral.

Ces mots-là, Hitler ne les avait pas prononcés du haut de sa chaire : c'était une question adressée directement au commandant en chef des armées de l'Ouest. Von Rundstedt était prêt à y répondre. Après tout, il s'était consacré à ce problème pendant des mois.

- Mein F˘hrer, dit-il, ils débarqueront entre Dunkerque et la Somme.

Il se leva et se dirigea vers la carte, o˘ il traça avec son doigt un petit arc de cercle partant de Calais, contournant le cap Gris-Nez et s'arrêtant au Touquet.

- Plus probablement, ils débarqueront ici même, entre Calais et Boulogne.

Von Rundstedt savait que tous les événements du passé semblaient lui donner raison. Depuis que la France était une nation, les 63

FORTITUDE

polders des Flandres en face des falaises de Douvres et les petites collines de l'Artois et de la Picardie avaient été des portes ouvertes sur le Continent. Là, par endroits, à peine trente kilomètres séparaient l'Angleterre des côtes de France. Philippe le Beau, Henry V d'Angleterre, les comtes de Flandres et les ducs de Bourgogne s'étaient battus sur ces terres rendues célèbres par des noms de petits villages comme Crécy et Azincourt, o˘ ils avaient livré bataille. Von Rundstedt lui-même avait choisi cette région comme un tremplin pour l'opération Lion de mer projetée pour envahir l'Angleterre en 1940.

Hitler, lui aussi, pensait depuis longtemps que ce serait là que les Alliés débarqueraient. C'était là que le Mur de l'Atlantique était le plus fortifié. On y avait consacré près de cinq fois plus de béton qu'en Normandie et en Bretagne. Ses noirs sourcils froncés, Hitler suivait le raisonnement de son Feldmarschall.

- Tous les impératifs stratégiques plaident pour un débarquement ici. Nous savons que les Alliés manquent de bateaux. Ici, dans la zone la plus étroite de la Manche, ils pourront tirer le maximum d'avantages de ceux qu'ils possèdent. Le temps de l'aller-retour entre les côtes d'Angleterre et les côtes françaises est si court qu'ils pourront transporter des hommes et du matériel pour renforcer leur tête de pont cinq fois plus vite qu'ils le feraient en Normandie. La différence est énorme. Nous savons aussi que le meilleur soutien des Alliés sera leur puissance aérienne. O˘ pourraient-ils employer leur aviation plus efficacement? Exactement ici. Elle couvrira les plages. Leurs chasseurs basés dans le sud-est de l'Angleterre ne seront qu'à quelques minutes de là. Ils pourront maintenir leur couverture aérienne six fois plus longtemps qu'en Normandie. En Bretagne, ils auraient à peine le temps de venir jeter un coup d'oil avant d'être obligés de retourner en Angleterre pour se ravitailler en carburant. Nous devons aussi étudier soigneusement la leçon de Dieppe et cette leçon est claire. Le premier objectif des Alliés est de s'emparer d'un port important. Ils en ont besoin pour y décharger leur équipement lourd. Autrement, ils courraient à l'échec. Ici ils ont trois ports : Dunkerque, Calais et Boulogne et chacun d'eux pourrait contenir leur assaut.

Bismark, Clausewitz, von Moltke... von Rundstedt faisait entrer enjeu l'enseignement qu'il avait reçu de ses maîtres.

- L'ennemi sait que, s'il voulait débarquer ici, il se heurterait à nos défenses puissantes. Débarquer en Normandie ou en Bretagne serait plus facile pour eux. Mais ils seraient isolés du champ de bataille principal.

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´ qu 'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

Von Rundstedt promenait son doigt sur la carte.

- Un débarquement réussi dans le Pas-de-Calais serait pour eux de la plus grande importance stratégique. Regardez le terrain à l'intérieur des côtes !

Les doigts du vieux maréchal tapotaient sur cette région o˘ tant d'hommes avaient trouvé la mort au cours de la Première Guerre mondiale.

- C'est un terrain plat, ouvert, idéal pour les chars de Patton. Une fois établis ici, ils seraient à quatre jours de marche du Rhin. Ils s'enfonceraient dans le bassin de la Ruhr et y détruiraient notre puissance industrielle. S'ils débarquent en Normandie ou en Bretagne, ils risquent d'y être enlisés inutilement pendant des mois. Mais s'ils réussissent dans le Pas-de-Calais, mein F˘hrer, la guerre sera terminée pour NoÎl.

Hitler p‚lit de colère. Seul von Rundstedt pouvait se permettre une phrase aussi défaitiste en sa présence. Il le remercia pour la forme et se tourna vers Rommel.

- Je suis d'accord avec les conclusions du maréchal, déclara ce dernier.

C'était, en fait, l'un des rares points sur lesquels les deux hommes étaient d'accord.

- Encore que je croie qu'ils viendront un peu plus bas au Sud, vers l'embouchure de la Somme afin d'utiliser ses rives pour protéger leur flanc.

Pendant quelques secondes, Hitler resta inhabituellement silencieux, comme s'il digérait les propos de ses maréchaux, puis il reprit :

- Eh bien, messieurs! Vous avez tort tous les deux. Ils ne débarqueront pas dans le Pas-de-Calais. Ils débarqueront en Normandie. Les Alliés n'aiment pas les attaques directes. C'est pourquoi, lors de chacun de leurs débarquements, en Afrique du Nord, en Sicile, en Italie, ils ont toujours préféré une attaque indirecte. Pour ce débarquement qui est crucial, ils ne nous attaqueront certainement pas là o˘ nous sommes les plus forts.

Il parcourut du doigt sur la carte les plages de Normandie, d'Arromanches, en passant par Sainte-Mère-Eglise, jusqu'à la péninsule du Cotentin.

- C'est ici qu'ils débarqueront. Ils traverseront la Normandie et isoleront Cherbourg. Ensuite, ils rassembleront leurs forces et se jetteront sur la France.

Le dictateur allemand n'aurait pas mieux expliqué le plan 65

FORTITUDE

d'invasion des Alliés s'il avait eu entre les mains une copie de leurs projets les plus secrets.

- Jawohl, dit-il.

Il ne s'adressait plus à ses maréchaux, mais remontait en chaire, comme au début de la séance. Il répéta sa prophétie - une phrase que Churchill et les chefs alliés redoutaient par-dessus tout :

- Ce sera en Normandie. C'est là qu'ils iront tout droit : en Normandie.

Catherine avait dîné paisiblement, comme si elle s'était trouvée avec des amis à la Tour blanche ou à la Coquille, à Londres. Elle avait presque oublié qui elle était et pour quoi elle était là, lorsque soudain son officier ´ traitant ª se pencha vers sa chaise et lui dit avec gravité :

- Nous avons reçu le message de la BBC, nous ferions mieux de partir.

Pour la première fois, peut-être, depuis qu'elle était arrivée dans cette maison, Catherine sentit une angoisse la saisir. Elle se leva, embrassa chacun des jeunes officiers qui l'entouraient, puis sortit du mess avec son accompagnateur.

Il la conduisit dans une chambre située à l'étage. Là, sur une table de chevet, ordonnées comme les instruments de la messe sur l'autel, se trouvaient les dernières choses qu'elle devait emporter avec elle. Il y avait une ceinture contenant les deux millions de francs qu'elle devait remettre à Aristide, plus d'argent qu'elle n'en avait jamais vu dans sa vie. C'étaient de vrais billets. Un Français prévoyant s'était emparé d'une planche à billets lors de la déb‚cle de 1940, et, depuis lors, les services secrets anglais l'avaient utilisée pour financer leurs opérations clandestines en France occupée.

- Voilà votre couteau.

Il lui montra comment l'ouvrir.

- Votre pistolet : le chargeur est plein et le cran de s˚reté se trouve là, vous voyez ? Nous vous avons appris à vous en servir, n'est-ce pas ?

- Je ne veux pas de pistolet.

- quoi ? s'étonna l'officier. Vous ne voulez pas d'arme ?

- Non. Cela n'a aucun intérêt pour moi. Si les Allemands m'arrêtent, ce serait la preuve que je suis une espionne. Ce que je préférerais à la place, c'est un flacon de cognac.

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

- Très bien, répondit l'officier en lui tendant une petite bouteille. Mais, en fait, c'est du rhum.

Il prit ensuite un petit sachet de cellophane qui contenait une douzaine de pilules rondes.

- C'est de la benzédrine, si vous devez rester éveillée. Mais n'en prenez pas plus d'une toutes les douze heures, car vous ne dormiriez plus jamais.

Pour finir, il s'empara d'un morceau de papier de soie, le dernier objet qui se trouvait sur la table. Il le déplia et en sortit une petite pilule carrée qu'il lui montra dans le creux de sa main.

- On vous a parlé de ça, je sais. C'est votre pilule ´ L ª. On lui a donné

cette forme carrée afin que vous ne puissiez la confondre avec quoi que ce soit d'autre dans l'obscurité. Elle se dissout rapidement. En trente secondes, tout est fini. On m'a dit que l'on ne sentait rien.

Catherine contempla avec une profonde répulsion cette petite chose carrée dans sa main. C'était du cyanure. Une pilule plus petite qu'un cachet d'aspirine d'o˘ dépendait sa vie ou sa mort. L'officier prit un air embarrassé.

- Je ne sais pas quelles sont vos convictions religieuses, ni même si vous en avez. Je suis autorisé, cependant, à vous dire que l'archevêque de Westminster a délivré une dispense pour les agents catholiques qui se sentiraient obligés de prendre ça afin d'éviter de parler sous la torture.

Ce ne serait pas considéré comme un suicide par l'Eglise ni... comme un péché mortel.

Catherine frissonna et fit involontairement le signe de la croix.

- Donnez-moi votre chaussure droite, dit l'officier : je vais vous montrer l'endroit qu'y a ménagé notre ami Weingarten pour dissimuler cette pilule.

Tandis que Catherine contemplait la scène avec une expression d'horreur, il lui désigna la barrette qui fermait la chaussure.

- Contrairement à la normale ça s'ouvre en tournant de gauche à droite.

Il révéla une petite cavité dans laquelle il plaça la pilule.

- Il y a peu de risques que quelqu'un aille la chercher là. En remettant son pied dans sa chaussure, elle entendit le crissement des pneus d'une automobile sur le gravier de la cour.

- Ils sont là, dit l'officier.

Dehors, la clarté de la pleine lune donnait au paysage une couleur argentée. Catherine se glissa sur le siège arrière de la camionnette à côté

de l'agent qu'elle avait baptisé Bébé Cadum. Un détail distinguait 67

FORTITUDE

cette voiture de celle qui les avait amenés à Tangmere. Toutes les vitres, à l'exception du pare-brise, étaient peintes en noir. Ainsi ni Catherine ni Bébé Cadum ne pourraient fournir aux Allemands la description de la base de Tangmere, si jamais ils étaient pris.

Le pilote se tenait à l'avant à côté du conducteur. Un simple soldat sortit de la villa et se pencha à l'intérieur de la voiture.

- Aucun signe d'activité des chasseurs allemands n'est repéré par les radars sur la route que vous devez suivre, Sir. Le dernier rapport météo signale des nuages dispersés sur votre aire d'atterrissage. Autrement, vous devriez avoir un temps dégagé. Vous rencontrerez un vent de 15 nouds à 6000

pieds environ.

Le pilote hocha la tête d'un air satisfait. Il claqua la porte et se retourna vers ses passagers.

- Parfait ! dit-il. Une bonne lune et un bon vent pour la France. que voulez-vous de plus ?

Londres

Ún fou peut dire la vérité ; seul un homme intelligent peut dire un mensonge. ª

Ces mots avaient été écrits à la main à l'encre de Chine sur un bout de parchemin blanc glissé dans un étui de forme triangulaire. C'était un cadeau qu'avait offert son prédécesseur au colonel Sir Henry Evelyn Ridley, quand Ridley avait, pour la première fois, pris son poste dans la salle des opérations souterraines de Churchill à Storey's G‚te au cour de Londres.

Comme son prédécesseur ne le savait que trop bien, c'était là une maxime qui convenait parfaitement à l'organisme qu'on avait confié à Ridley dans le labyrinthe souterrain de Churchill. Il était le chef de cette ´ petite bande de Machiavels amateurs ª dont avait parlé le Premier ministre lors de sa conférence au début de la soirée. Leur t‚che était l'une des plus critiques de toute la guerre, car, si secrète que fut leur organisation, trois cents personnes en connaissaient l'existence. Dans les semaines et les mois à venir, Ridley devrait donner un second souffle à la formule de Bossuet : ´ Perfide Albion ! ª. A lui et à la douzaine d'hommes qui l'entouraient, incomberait la t‚che de semer la confusion, le mensonge et les fausses nouvelles pour prendre Hitler au piège, et faire gober au dictateur et à ses généraux le

68

´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

plus gros mensonge qui ait jamais été inventé. C'était de ce mensonge que dépendait l'issue de la Seconde Guerre mondiale.

Personne ne semblait apparemment moins apte à le concevoir et à le répandre que Ridley lui-même. Il était l'incarnation des vertus de rectitude et de fair play que le monde entier appréciait chez les dirigeants de la Grande-Bretagne. Il descendait de cette petite coterie qui avait gouverné l'Empire pendant quatre cents ans.

Par go˚t et par tradition, il était homme de loi. Sa famille était si étroitement liée au droit britannique, que l'un de ses ancêtres avait fait partie de ces barons qui avaient imposé la Magna Charta du roi Jean. Un tableau représentant ce matin de juin historique à Runnymede était passé de génération en génération entre les mains des Ridley à Lincoln's Inn, comme le témoignage du lien qui les unissait à la corporation des gens à

perruque.

En cette soirée de mars, Ridley était l'associé principal, en congé de guerre, de la firme fondée par son arrière-grand-père. Il exerçait les fonctions de conseiller juridique de la Couronne, de membre du Conseil privé, comme son père et son grand-père l'avaient été, et de directeur de la banque Coutts. Tout, depuis sa naissance, l'avait préparé à l'exercice du pouvoir que, maintenant, il possédait. Il était allé à Eton, le ćollège sacré ª, lorsque celui-ci était à l'apogée de son rayonnement, dans les décennies ayant précédé la Première Guerre mondiale. Le petit Henry avait aimé les années qu'il avait passées au collège d'Eton ; et il en avait été marqué pour le reste de sa vie. Il y avait appris que le caractère est plus important que l'intelligence; la loyauté à l'égard de ses amis et des gens de sa caste l'unique ingrédient indispensable à un gentleman ; le dévouement au roi et au pays la seule fidélité véritable.

Comme tout bon Etonian, il avait pris à contre-pied la formule de Pope et avait étudié un peu de toutes les matières. La spécialisation n'était pas son fort ; les gouvernants, après tout, peuvent toujours engager des spécialistes à leur service.

Ce petit monde étonnant avait été, bien entendu, détruit dans les tranchées. En 1917, Ridley avait été nommé capitaine, décoré de la Military Cross et trois fois blessé. A l'occasion de sa dernière blessure, il avait été affecté à l'état-major du maréchal Lord Haig, commandant en chef des forces britanniques en France, comme officier de renseignements.

C'était une ironie du sort, car Ridley exécrait Haig et les généraux sanguinaires qui l'entouraient, avec une férocité et une passion irrémédiables. Il ne leur pardonnait pas d'avoir envoyé à la mort des 69

FORTITUDE

gens de son rang, dans cette guerre d'usure, et engagé leurs vies pour quelques bourbiers des Flandres. Pourtant, il montra une telle habileté

dans les t‚ches de renseignements que Haig lui confia, qu'il acquit, dans le monde militaire, la réputation d'un véritable sorcier. Parmi ceux qui avaient été avertis de ses succès, se trouvait un jeune ministre du nom de Churchill. Lorsqu'au printemps de 1942, ce dernier voulut qu'un nouvel esprit d'initiative anim‚t la plus ésotérique de ses organisations clandestines, il fit venir à Londres Ridley qui, depuis le début de la guerre, occupait un poste dans le contre-espionnage en Irlande du Nord.

Ridley reçut le titre de Controlling Officerfor Déception. La directive COSC(42) 180(0), en date du 21 juin 1942, qui précisait ses fonctions, était un modèle de laconisme. ´ Vous devez mettre au point, sur le plan mondial, des projets d'intoxication, avec le but de détruire les ressources militaires de l'ennemi. [...] Votre mission ne se limite pas seulement à

une intoxication stratégique. Elle inclut tous les moyens destinés à égarer ou tromper l'ennemi là o˘ un avantage militaire peut en être retiré. ª

En fait, comme Churchill le précisa à Ridley, de vive voix et succinctement, il devait utiliser ´ toutes les combines, toutes les sortes de sales meurtres imaginables pour enfiler ces salauds de Boches ª.

On appela son organisation d'un nom très ´ bureaucratique ª, la London Controlling Section, afin de la mettre à l'abri de la curiosité publique.

En fait, il était en relation directe avec Churchill par l'entremise du général Ismay. De son labyrinthe souterrain de Storey's G‚te, il était en relation avec tous les services secrets britanniques chargés de l'exécution de ses projets tortueux : le Double Cross Committee, les déchiffreurs des codes allemands à Bletchley Park, le Ml 5, le Ć ª Sir Stewart Menzies, son ami intime et ancien condisciple d'Eton qui dirigeait Y Intelligence Service. Ridley était un homme taciturne et discret. Son nom était presque inconnu en dehors du milieu o˘ il travaillait. Mais à l'intérieur de cet univers, au White's et au Brooks, dans les bureaux anonymes du renseignement de Saint James et dans les immeubles de style queen Ann situés le long du parc, les hommes qui le connaissaient savaient que Sir Henry Evelyn Ridley ´ était en fait un vieux de la vieille ª.

Pour l'aider dans sa t‚che, il avait réuni une bande hétéroclite de collaborateurs choisis beaucoup plus en raison de ce qu'il appelait ´ leur esprit retors ª que pour leur talent militaire. On trouvait là un auteur de romans policiers et d'espionnage nommé Dennis Wheatley.

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

Comme la plupart des romanciers populaires, Wheatley avait de la difficulté

à articuler des mots de plus de deux syllabes ou à b‚tir une phrase correcte. Mais il inventait des coups tellement baroques et compliqués que lui seul pouvait s'y retrouver. Il y avait aussi un banquier typique de la City qui, avant la guerre, était spécialisé dans les finances de la Couronne. Il connaissait tous les escrocs de bas étage et les cambistes de Hambourg jusqu'à Lisbonne, ainsi que les intrications de leurs plus tortueuses combines. Son second était un certain Charles, que sa secrétaire décrivait comme úne espèce de lourdaud venu tout droit de Manchester, un fabricant de meubles ou de quelque chose de cet ordre et qui avait épousé

la fille d'un évêque ª. En réalité, c'était un homosexuel enragé qui se livrait aux débordements de pratiques sadomasochistes qu'il avait rapportées de Tanger, de Venise et de Munich. Ses penchants l'avaient à

deux reprises exposé à des menaces de chantage. Il y avait répondu par les mêmes tactiques et avait engagé un tueur à gages pour le débarrasser de ses maîtres chanteurs.

Le plus jovial de toute la bande était Arthur Shaunegessy, un propriétaire foncier d'Irlande du Nord, dont les seuls intérêts dans la vie étaient le pedigree des chevaux de course et le vin de bordeaux. Dans une incarnation antérieure, il avait servi comme agent du Ml 5 chargé d'infiltrer, au péril de sa vie, TIRA, ce qu'il avait accompli avec une habileté pleine de malveillance.

Le second de Ridley était Sir Ronald Wingate, le fils de Wingate, Pacha du Soudan. Comme son père, il avait passé sa vie aux frontières les plus reculées de l'Empire. Il parlait sept langues, s'était battu avec les Tartares contre les Turcs, avec les Hindous contre les musulmans, avec les Arabes contre les juifs, tout cela pour servir la cause de l'Empire britannique dans les bazars et les palais de l'Hindou Kouch à Istanbul. Il était, selon ses associés, ´ plein d'idées géniales et malicieuses, du moins quand il n'était pas persécuté par sa femme dont les go˚ts particulièrement dispendieux le faisaient téléphoner cinq fois par jour à

son agent de change ª.

Au centre de cette bande, régnait en seigneur et maître Sir Henry Ridley.

Lui et lui seul savait tout ce que faisait son organisation. A cinquante-trois ans, c'était un travailleur infatigable, fumant des Players à la chaîne, et un homme au maintien et à l'élégance impeccables. Avec ses yeux bleus au regard perçant, son visage anguleux, ses cheveux blonds peignés en arrière qui dégageaient son front haut, il était, comme un de ses amis l'avait remarqué, ´ de cette

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FORTITUDE

sorte d'hommes qui peuvent obtenir la meilleure table dans n'importe quel restaurant du monde en jetant un simple coup d'oil au maître d'hôtel ª.

Sous ses allures aristocratiques et conventionnelles, Ridley, cependant, était un homme extrêmement subtil, aux facettes multiples et changeantes comme celles d'un diamant éclairé d'une vive lumière. C'était un excellent père de famille qui aimait à la folie sa femme et sa fille et qui avait gardé comme maîtresse une femme mariée pendant une dizaine d'années. Dans l'accomplissement de ses activités légales, il était l'incarnation même de la discrétion, et d'une inébranlable intégrité. Mais derrière ces apparences se cachait un homme froid et impitoyable.

Ridley pouvait se révéler singulièrement vicieux quand l'occasion s'en présentait. Elégant et gracieux comme il était, il pouvait vous embobiner en aussi peu de temps que pour commander un repas à son club. En dehors de sa famille et de ses pairs, une étrange amoralité caractérisait son comportement dans le monde o˘ il vivait. Fondamentalement ce monde ne le concernait pas. C'est pourquoi les règles qui commandaient à ses activités ne s'appliquaient pas aux gens de sa famille.

Cela, aussi, était un reflet de son éducation à Eton. Le monde attendait des Britanniques qu'ils jouent au cricket dans les règles, puisque, après tout, c'étaient eux qui les avaient inventées. Mais le monde se trompait.

Les règles du jeu, pour des gens comme Ridley, étaient établies par des gentlemen pour être suivies par les joueurs. que ces joueurs les appliquent avec une foi aveugle ! Les gentlemen, eux, savaient o˘ et quand on pouvait les trahir. Par-dessus tout, l'idée de jouer pour le plaisir et d'être bon perdant était aussi extravagante pour Ridley que d'avoir les ongles sales.

Lui, jouait pour gagner et, quand il jouait pour le Roi et le Pays, c'était pour gagner à n'importe quel prix.

Il avait de la chance d'être ainsi, car cela lui était nécessaire dans la t

‚che incertaine qui lui avait été assignée.

L'art de la feinte militaire qu'il avait été appelé à pratiquer remontait au ive siècle avant Jésus-Christ, au temps du seigneur de la guerre chinois Sun Tzu. ´ Miner l'adversaire, écrivait-il, le subvertir, saper son moral, le corrompre, semer la discorde dans le rang de ses chefs, le détruire sans le combattre. ª Les Grecs pendant la guerre de Troie, Hannibal, Bélisaire, le commandant des armées de l'empereur Justinien, étaient quelques-uns des ancêtres historiques de Ridley.

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

L'intoxication de l'adversaire, au cours de la Seconde Guerre mondiale, avait été la servante des Britanniques. Elle était née, en désespoir de cause, dans le désert d'Afrique o˘ l'armée britannique écrasée par le nombre des ennemis et manquant d'armes avait d˚ avoir recours à la ruse et au mensonge non point pour vaincre mais pour survivre. En effet, l'organisation à laquelle présidait Ridley avait vu le jour au Caire, dans un bordel situé derrière le restaurant Groppi, excellente couverture pour ses activités qui, le cas échéant, permettait à ses officiers de se soulager de leur tension nerveuse. Cette organisation avait employé des prestidigitateurs, des faussaires, des tueurs, des perceurs de coffres-forts, des tireuses de cartes et, en 1943, un cadavre flottait au large des côtes espagnoles, pour servir ses objectifs.

Maintenant, il appartenait à Sir Henry de remplir le plus hasardeux, le plus critique, le plus important des objectifs de cette organisation. Le général Brooke lui avait confié cette charge en lui disant : ´ «a peut ne pas marcher. Mais ce serait bigrement bien que ça marche. ª

On avait appelé cette opération du nom de code FORTITUDE et, comme toute grande idée, elle était d'une simplicité trompeuse. Les Alliés allaient faire croire aux Allemands qu'ils ne lanceraient pas une attaque contre la Forteresse Europe d'Hitler, mais deux. La première (et la moins importante) aurait lieu en Normandie, son but étant d'amener dans la péninsule du Cotentin les panzers de la 15e armée. Une fois qu'Hitler y aurait envoyé

ces divisions d'élite pour liquider la tête de pont alliée, la deuxième attaque (la vraie, celle-là) aurait lieu dans le détroit du Pas-de-Calais.

Ridley et sa London Controlling Section devaient amener Hitler et ses généraux à croire aux mensonges de FORTITUDE qui immobiliseraient ainsi les meilleures troupes allemandes dans le Pas-de-Calais, avec leurs canons muets, leurs troupes intactes, attendant une invasion qui n'aurait jamais lieu !

Pour accréditer ce mensonge, Ridley devait commencer par créer une armée fantôme. Ce soir de mars 1944, alors qu'il travaillait encore dans son bureau souterrain, les Alliés n'avaient sur le territoire du Royaume-Uni que trente divisions formées principalement de troupes américaines, anglaises et canadiennes. Cela suffisait à peine à mettre sur pied un débarquement - deux, il n'en était pas question ! Hitler et ses généraux ne tomberaient jamais dans le panneau si FORTITUDE n'arrivait pas à les convaincre que les troupes stationnées en Angleterre rassemblaient les effectifs suffisants pour effectuer deux débarquements importants. Il fallait surtout que Ridley les convainque que le 73

FORTITUDE

deuxième aurait lieu au bon moment pour lui, c'est-à-dire quand Hitler serait prêt à envoyer ses divisions en Normandie.

C'était jouer là le jeu le plus dangereux. FORTITUDE pourrait aussi bien faire gagner la bataille d'Europe que la faire perdre aux Alliés.

L'intoxication est au simple mensonge ce que les échecs sont au jeu de dames. C'est un art infiniment plus subtil et complexe. Pour vaincre, il faut être cru, autrement, c'est la faillite. La tentative de Ridley pouvait tourner au désastre, car si son mensonge était percé à jour, il indiquerait nécessairement aux Allemands o˘ était la vérité. Ils n'auraient, en quelque sorte, qu'à tendre un miroir à son propre mensonge pour y lire à l'envers les intentions réelles des Alliés. Les Allemands enverraient alors le meilleur de leurs troupes en Normandie et ce serait un massacre.

Mettre sur pied une telle opération représentait pour Ridley un travail long et difficile. Il ne pouvait pas faire cadeau à l'ennemi de ses fausses informations enveloppées dans un ruban de soie. Des renseignements trop facilement obtenus sont vite écartés. Les Allemands devaient mettre longtemps à les recevoir, les arracher bribe par bribe à l'adversaire, laborieusement, et se persuader eux-mêmes de leur authenticité à l'issue d'un effort gigantesque.

Ridley devait donc prendre les Allemands dans une véritable toile d'araignée dont chaque fil serait un mensonge. Il devait employer pour cela des moyens fort divers et subtils. Cela allait des fausses confidences d'oreiller d'un diplomate compromis à l'utilisation d'agents doubles, dans lesquels l'Abwehr avait entièrement confiance, mais qui, en fait, étaient manipulés par les services alliés. Il fallait découvrir toutes les sources de renseignements que les Allemands possédaient et les empoisonner lentement et s˚rement, verser goutte à goutte le poison dans tous les rouages des services ennemis jusqu'à ce qu'il remonte à l'objectif principal de Ridley : Hitler lui-même.

C'était un travail épouvantablement difficile et il n'était pas étonnant qu'il ait retenu souvent Ridley à son bureau aussi tardivement que c'était le cas ce soir-là. La sonnerie soudaine et inattendue de son téléphone secret l'interrompit dans l'étude du document qu'il avait sous les yeux.

- Ah ! Squiff. On m'avait bien dit que je pourrais vous trouver au travail à une heure pareille.

Squiff était le surnom qu'on avait donné à Ridley, comme c'était la règle, du temps o˘ il était à Eton.

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

- Je viens de recevoir des nouvelles dont je crois devoir vous avertir.

Il avait aussitôt reconnu la voix grinçante de son condisciple d'Eton, Sir Stewart Menzies, le chef de VIntelligence Service.

- De bonnes nouvelles, j'espère. J'en ai plutôt besoin ces jours-ci.

- Non, je le crains. Peut-être pourriez-vous me rejoindre pour prendre un brandy and soda au club, disons dans une demi-heure ?

Exact à la seconde près, Sir Henry fit son entrée au White's Club. En le voyant, le portier sortit de la petite cage d'o˘ il gardait un oil discret mais vigilant sur tous ceux qui essayaient d'entrer dans ces locaux aussi farouchement défendus que ceux de Buckingham Palace.

- Sir Henry, Sir Stewart vous attend dans le salon, souffla-t-il, en prenant le manteau de Ridley, sur un ton confidentiel qui marquait bien que, si les portiers du White's Club n'étaient pas dans le secret des dieux, ils n'en étaient pas moins au courant de leurs déplacements.

Ridley hocha la tête, jeta un coup d'oil au télex de l'agence Reuter, puis il se dirigea vers le salon, passant en revue une galerie de portraits représentant les anciens membres du White's dans leurs uniformes galonnés, avec leurs rouflaquettes, leurs perruques et leurs robes. Parmi eux se trouvait un de ses ancêtres, un juriste qui avait essayé avec un insuccès remarquable de sauver Charles Ier de l'échafaud. Il était, comme il le remarqua avec plaisir, le témoin de la fidélité des Ridley à la Couronne sinon de leur talent d'avocats.

Il trouva Sir Stewart assis dans un coin obscur du salon. Un vieux serveur, un plateau en argent à la main, apparut dès qu'il se fut assis.

- Brandy and soda, fit-il, en s'enfonçant dans un fauteuil et en savourant l'odeur rassurante de vieux cuir, de vieux porto et de la fumée bicentenaire de havane qui régnait dans la pièce.

Les deux hommes bavardèrent à propos d'oiseaux et de chiens jusqu'à ce que Ridley e˚t été servi et que le serveur e˚t disparu dans l'ombre. Sir Stewart commença :

- Il y a eu un ISOS plutôt inquiétant, en début de soirée, dit-il.

Ridley se fit imperceptiblement plus attentif. ÍSOS ª voulait dire Intelligence Service Oliver Strachey, le nom de code désignant les interceptions les plus secrètes des émissions radio allemandes qu'opéraient les déchiffreurs du service ULTRA. C'étaient les interceptions de l'Abwehr et des services d'Himmler.

- Ce vieux Canaris, semble-t-il, a été dégommé. En fait, mis aux arrêts.

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FORT1TUDE

Comme il le faisait souvent, Ridley ferma à demi les yeux, ses paupières formant des demi-lunes sur ses pupilles. La plupart des gens prenaient cela pour une espèce de somnolence qui convenait bien à son personnage. Mais c'était alors qu'il était le plus concentré, comme il l'était en ce moment, en face de son vieil ami.

- Ce sacré éleveur de poulets d'Himmler a pris en charge toutes ses opérations extérieures et les a confiées à Schellenberg. Ridley, surpris, ouvrit les yeux.

- Je vois ! Ce sont de mauvaises nouvelles. Les pires, devrais-je dire, que vous puissiez me donner.

- Mmm! murmura son ami en sirotant.son brandy and soda, j'en ai bien peur.

Ridley se laissa aller dans son fauteuil de cuir et ferma les yeux un instant, en réfléchissant. Ses trois canaux les plus vitaux pour faire passer des fragments du plan FORTITUDE aux Allemands étaient des agents doubles de l'Abwehr travaillant en Angleterre sous le contrôle des Britanniques. Il s'agissait d'un Polonais, d'un Espagnol et d'un Yougoslave.

- Je suppose que la première chose que va faire Schellenberg sera de vérifier toutes les opérations que l'Abwehr a en cours, en s'attendant à ce qu'elles soient des plaisanteries.

- Je le crois, répondit Sir Stewart. C'est un salaud intelligent et plein d'ambition. Il ne fait aucun doute qu'il a cette idée en tête. Je suis s˚r qu'il aimerait bien mettre la main sur quelques pommes pourries et les apporter à Himmler sur un plateau en argent pour justifier ce qu'ils ont fait.

- Vous comprenez, évidemment, que s'il découvre les nôtres, l'opération FORTITUDE est en l'air, avec tout ce que ça implique.

- Bien s˚r, je le comprends. Certaines choses, pourtant, travaillent pour nous. Schellenberg va devoir trouver des sources sur lesquelles il puisse compter pour se former une opinion. C'est trop tard, n'est-ce pas, pour mettre de nouveaux agents sur le terrain. Aussi est-il vraisemblable qu'il décide de continuer avec les agents de Canaris. Espérons qu'il prendra les nôtres.

Sir Stewart fit tournoyer son brandy and soda pensivement.

- Au moins, vous pouvez être certain que les contrôleurs de l'Abwehr à

Hambourg feront tout ce qui est en leur pouvoir pour persuader Schellenberg que vos types sont sains. S'ils ne le font pas, ils prendront le premier train pour le front de l'Est.

Ridley soupira.

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

- Bon Dieu ! Tout ça est très inquiétant.

Il se tut un moment, oppressé par ses craintes.

- Vous avez raison. Nos types doivent survivre. Le problème est de savoir si je peux compter là-dessus, non ?

L'absence de réponse confirma les doutes de Ridley.

- Vous avez dit que c'est un peu tard pour qu'ils envoient de nouveaux agents sur le terrain.

- Je ne vois vraiment pas comment ils pourraient le faire avec le peu de temps qui leur reste.

- Supposons que nous essayions de le faire à leur place. Ouvrir un nouveau canal, pour ainsi dire, que les gens d'Himmler se vanteraient d'avoir ouvert eux-mêmes.

Menzies rumina cette idée en silence.

- Cela pourrait être une bonne chose. Pourvu que vous ayez l'agent qu'il faut.

- Vous n'auriez pas, par hasard, un trésor enterré quelque part auquel nous pourrions avoir recours ? L'enjeu en vaut la peine.

Le chef de l'Intelligence Service resta silencieux un bon moment, faisant tourner distraitement le fond de son brandy and soda dans son verre, tandis qu'il faisait mentalement l'inventaire de ce qu'il avait sous la main. A la fin, il s'étira dans son fauteuil comme un vieux membre du White's Club sortant de sa sieste d'après le déjeuner.

- Oui, dit-il, je pense que j'ai ce qu'il faut. Laissez-moi en parler à mes gens et je viendrai vous voir.

´ Bricoleur - Trois - quatre - Over! qu'est-ce qu'on fait maintenant ? ª

Enfoncée dans son siège pliant derrière le cockpit du pilote, sa précieuse et dangereuse mallette entre les genoux, Catherine suivait ce que disait le pilote par l'intercom. Ńaviguez trois b‚bord. ª La réponse venait de la dernière station radar britannique qui accompagnait leur vol en donnant au pilote le dernier cap à suivre, avant qu'ils soient hors de portée au-dessus du territoire de la France occupée.

A travers le hublot, Catherine pouvait apercevoir les eaux grises de la Manche qui, peu à peu, laissaient place à la ligne sombre des côtes françaises. ´ Je rentre chez moi, se disait-elle. Je rentre enfin chez moi ! ª

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FORTITUDE

Bébé Cadum lui frappa sur l'épaule et lui montra l'horizon vers le nord.

Une cascade de petites boules d'or s'égaillaient dans le ciel comme un soir de 14 Juillet. Ć'est la Flak ', dit le pilote. Nos bombardiers doivent aller rendre visite à leurs amis de la Ruhr. ª

Catherine contempla de nouveau le sol. Ce n'était plus qu'une masse d'un gris bleuté. Aucune lueur ne trahissait l'existence des milliers d'hommes et de femmes qui vivaient là. De temps à autre, elle distinguait une forme plus sombre, celle d'un bouquet d'arbres perdu en pleine campagne. Elle aperçut aussi les arbres qui bordaient une route nationale traversant le paysage, le scintillement d'un fleuve dans le clair de lune. Elle pouvait même deviner les carrefours des villes endormies. A un moment donné, elle remarqua un train et son panache p‚le de fumée qui ondulait comme un serpent derrière lui. Avec étonnement, elle entrevit le foyer rougeoyant de sa chaudière dont la porte était ouverte.

Elle se mit à sommeiller, puis, soudain, elle sentit que l'appareil commençait à descendre. Elle reconnut à la clarté de la lune les dix-sept tours rondes du ch‚teau de saint Louis à Angers.

- Nous sommes dans les temps, annonça le pilote. Dans une minute ou deux, nous atteindrons la Loire par b‚bord.

Elle se pencha en arrière, les yeux fermés, essayant de ne pas penser. A côté d'elle, Bébé Cadum était plongé dans un profond sommeil. ´ Pour lui, se dit-elle, ce doit être comme une promenade en autocar. ª Elle avait appris que c'était son troisième voyage en France occupée.

A 160 miles au nord-est du Lysander de Catherine, un autre appareil fonçait dans la nuit vers un autre rendez-vous, celui-ci du côté de Rouen. C'était un bombardier Halifax. Assis dans la carlingue glacée et bruyante, Alex Wild sentit la main amicale de son accompagnateur sur son épaule.

- que diriez-vous d'une tasse de thé chaud? lui demanda l'homme avec la sollicitude d'une nounou lui faisant manger sa bouillie.

1 La Défense antiaérienne allemande (N.d.T.).

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

Wild remercia le sergent, lui prit un gobelet cabossé des mains et commença à boire le liquide br˚lant. Comme Catherine, il était un opérateur-radio du SOE. Comme elle, il avait reçu ses dernières instructions de Cavendish à

Orchard Court quelques heures auparavant. Mais leurs chemins ne s'étaient pas croisés. Park, le maître d'hôtel consciencieux de Cavendish, y avait veillé. Wild devait être ínséré ª - comme on disait au SOE - en France occupée par le moyen le plus conventionnel : en sautant en parachute, tandis que l'attendait au sol un comité de réception formé de résistants.

Rangés à l'arrière de l'appareil, se trouvaient cinq parachutes qui devaient être largués après lui, chacun d'entre eux étant fixé à un long cylindre de métal empli de mitraillettes Sten, de munitions et de plastic, destinés aux résistants de Normandie.

Le sergent Cranston ouvrit la trappe qui se trouvait au fond de la carlingue. Wild s'y faufila, laissant pendre ses pieds par l'orifice. La lumière verte qui surmontait la porte du poste de pilotage devint rouge.

- C'est pour bientôt, dit Cranston.

Il prit le cordon qui commandait la sangle d'ouverture automatique du parachute de Wild, l'accrocha à un filin au-dessus de sa tête, puis tira d'un coup sec sur le cordon afin que Wild puisse constater qu'il était parfaitement en sécurité.

Wild sourit. Le sergent Cranston et son petit geste étaient devenus célèbres dans le SOE. On disait que le service de sécurité de l'organisation avait repéré un agent allemand qui s'était infiltré dans ses écoles d'entraînement. C'était un Français qui, sur ordre de la Gestapo, avait traversé les Pyrénées et était arrivé en Angleterre pour pénétrer le SOE. Plutôt que de donner l'éveil en l'arrêtant, le service de sécurité

l'avait laissé achever son entraînement et retourner en France.

A un petit détail près. La nuit o˘ il devait sauter, le sergent Cranston avait ńégligé ª de fixer la sangle de son parachute au filin et le Français s'était écrasé à 160 kilomètres/heure sur le sol du pays qu'il avait voulu trahir. Depuis cette fameuse nuit, Cranston avait pris l'habitude de rassurer les agents qui allaient sauter, en leur montrant qu'ils étaient solidement amarrés.

Wild regardait la terre qui défilait sous lui. Soudain, la lumière rouge qui surmontait la porte du pilote redevint verte. Cranston baissa le bras :

- Go ! hurla-t-il pour couvrir le bruit des moteurs. Wild se concentra sur tout ce qu'on lui avait appris à faire. Il serra fermement ses pieds l'un contre l'autre. Il se poussa en avant pour

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FORTITUDE

passer droit à travers la trappe et se raidit afin d'éviter de se retrouver cul par-dessus la tête quand il entrerait en contact avec le déplacement d'air occasionné par les hélices.

Tout fut terminé en un clin d'oil. Le SOE larguait ses agents à une altitude de 500 pieds. A une telle hauteur, il fallait à peine 20 secondes pour atteindre le sol. Wild se mit en boule pour amortir le choc en touchant terre et commença à se défaire de son parachute. Il pouvait entendre les sifflements des membres du comité de réception qui accouraient vers lui, puis des mains amies l'aidèrent à replier son parachute. Un autre résistant, à quelques pas de là, commençait déjà à creuser un trou dans le pré pour y enterrer la combinaison et le parachute de Wild. Au loin, celui-ci apercevait des silhouettes courant dans la nuit pour récupérer les cinq containers.

Ils n'échangèrent pas un mot jusqu'à ce que l'équipement de Wild fut soigneusement enterré. Puis, en haletant, l'homme qui l'avait ´ réceptionné

ª sortit un flacon de sa poche.

- Un peu de cognac? lui demanda-t-il. C'est meilleur que la pisse qu'on vous donne à boire à Tempsford.

Wild eut un sourire en entendant le nom de la base de la RAF d'o˘

s'envolaient les Halifax et avala une lampée d'alcool.

Le deuxième résistant traversait le champ.

- Nous allons faire un voyage en première classe, cette nuit, dit le chef à

Wild. Nous avons une voiture.

- Bon Dieu ! Comment vous avez pu vous en procurer une ?

- C'est gr‚ce à ce vieux Bernard, dit son guide en montrant l'autre résistant d'un mouvement de menton. En guise de couverture, il joue les trafiquants de marché noir. Il a demandé aux Allemands qu'on lui donne un Ausweiss pour circuler après le couvre-feu. Vous savez comment sont les Boches. Si vous avez des papiers en règle, vous n'avez rien à craindre.

La voiture se trouvait dans une clairière, recouverte en partie par des branches que les deux résistants avaient coupées pour la camoufler.

- Vous avez fait bon voyage? demanda le chef, tandis qu'ils enlevaient les branches.

- Meilleur que la dernière fois. J'avais été largué à l'aveuglette à près de trente kilomètres de mon objectif.

- Vous étiez déjà venu avant?

- Ouais. A Troyes.

- A Troyes ? Vous étiez avec Hector ?

- J'étais son opérateur-radio.

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´ qtt 'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

- Vous avez de la veine d'être encore vivant, dit le chef en ouvrant la portière de la voiture.

- Et comment ! Je suis parti deux jours avant qu'ils le piquent.

Les deux hommes s'assirent sur le siège arrière, tandis que Bernard prenait le volant. Le chef tapota le genou de Wild d'un air paternel.

- Dormez un peu. Vous en aurez besoin plus tard. Je vous réveillerai quand nous serons arrivés.

Wild approuva, s'appuya à la portière et s'endormit aussitôt.

- Voilà Tours ! annonça le pilote. Nous atterrirons bientôt.

A ces mots, Catherine se redressa. Une fois passé Tours, le pilote descendit à 1 000 pieds, suivant le Cher vers le sud-est, en restant à

l'écart des rives du fleuve, afin de tromper quelque patrouille allemande qui aurait pu repérer le bruit de ses moteurs. Juste à l'est d'Azay-sur-Cher, il aperçut le point de repère qu'il attendait : un pont avec six piles. Au nord-est s'étendait une grande masse sombre, la forêt d'Amboise, ce qui confirmait qu'ils étaient sur le bon chemin. quelques minutes plus tard, à peine, ils survolèrent un autre pont, à cinq kilomètres en amont de Saint-Martin-le-Beau. Le pilote traversa le fleuve, puis le remonta. Devant elle, Catherine pouvait voir trois lumières formant la lettre L. C'était le signal des atterrissages clandestins des Lysanders, qui avait été dessiné, pour la première fois, sur la nappe d'un restaurant italien de Soho en 1942. Depuis lors, ce signal en forme de L avait guidé des douzaines de pilotes de Lysanders. Une quatrième lumière émit en morse la lettre M : c'était l'indication que la voie était libre.

Le pilote ramena sa vitesse à 70 miles à l'heure et l'appareil commença à

descendre. Il frôla presque une rangée de peupliers, heurta le sol, fit un bond en avant et se mit à rouler. Les lumières s'éteignirent. Catherine sentit le gémissement des freins, tandis que l'appareil effectuait un demi-cercle et stoppait.

- Vite, dehors ! ordonna le pilote en ouvrant son cockpit. quatre silhouettes se ruaient déjà vers l'avion. Le premier homme sauta et tendit une bouteille au pilote.

- Ch‚teau-lafite 29, dit-il. C'est pour les gars du mess. C'est alors que Bébé Cadum sortit.

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FORTITUDE

- Au revoir et bonne chance, dit le pilote, en aidant Catherine à

s'extraire de l'appareil. Réservez-moi une danse, la prochaine fois que vous irez au club des 400. Avec Paul, vous êtes entre de bonnes mains. Il volait déjà avant que vous ne sachiez marcher, dit-il en indiquant l'homme qui venait de lui glisser une bouteille de vin.

- Attendez ici, ordonna Paul, en lui montrant un bouquet d'arbres, tandis qu'il revenait vers l'appareil.

C'est avec ces mots de bienvenue que Catherine remit les pieds sur le sol français. Un accueil brutal et purement pratique.

Les deux passagers en partance étaient maintenant à bord, le pilote referma son cockpit, Paul s'écarta du fuselage et fit signe au pilote de repartir.

L'appareil n'était resté au sol que trois minutes à peine. Dans un grand bruit de tôles et en poussant un hurlement - que les Allemands, pensa Catherine pouvaient entendre de Paris -, il traversa le pré, luttant pour décoller de ce terrain détrempé. Bébé Cadum et le deuxième homme avaient disparu dans les ténèbres. Ćomme c'est curieux, se dit Catherine. Nous avons vécu toute cette aventure ensemble, nous n'avons échangé que quelques mots en l'espace de six heures et, maintenant, il s'est évanoui. ª

Paul, lui, faisait en courant le tour du terrain, éteignant les lumières et ramassant les pieux qui avaient marqué l'emplacement des feux de signalisation. Catherine resta debout, écoutant le bruit du Lysander qui rentrait en Angleterre sain et sauf, jusqu'à ce qu'elle n'entende plus que les cris des oiseaux de nuit, le souffle de la brise et l'aboiement lointain d'un chien. Jamais, dans toute sa vie, elle ne s'était sentie aussi profondément seule.

Sur sa gauche, elle voyait le bouillard monter du Cher en tourbillons d'argent. Le terrain se trouvait dans une plaine que les crues d'hiver rendaient impraticable. Il n'y avait pas une seule maison le long du fleuve, d'Azay-sur-Cher à Saint-Martin. Cela faisait du lieu un parfait terrain d'atterrissage clandestin. Devant elle se trouvait un bouquet de peupliers dont les branches dénudées se silhouettaient dans le clair de lune. On apercevait des boules de gui à la fourche des branches, cette plante sacrée des druides, qu'ils coupaient une fois l'an, en priant que leur peuple vive en paix. Ć'est un présage ª, se dit-elle.

Paul, ses pieux dans les mains, revenait, en haletant sous l'effort.

C'était un homme de haute taille, ayant environ la trentaine, vêtu d'une vieille veste et d'un pantalon de tweed. Il était chaussé de bottes en caoutchouc.

- Restez là, lui ordonna-t-il. Je reviens tout de suite.

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´ qu'il était bon le vent qui soufflait vers la France ª

II prit la valise de Catherine et disparut dans l'ombre. ´ Pas bavard ª, se dit-elle en le regardant s'en aller.

Un bruit de bottes annonça son retour. Toujours sans dire un mot, il se dirigea vers Catherine, la prit dans ses bras et la transporta comme une impotente à travers le champ.

- Mon Dieu ! qu'est-ce que vous faites ? s'écria-t-elle en se débattant.

- Fermez-la ! Les voix s'entendent de loin dans la nuit.

Ce fut sa seule réponse. En proie à une rage silencieuse, elle se laissa porter à travers le pré spongieux, jusqu'à un petit pont de planches qui enjambait un fossé de drainage et menait à une route bourbeuse, o˘ il la remit sur ses pieds. Deux bicyclettes les attendaient. Sa valise était déjà

ficelée sur le porte-bagages de l'une d'elles.

- Vous savez monter à bicyclette ? Catherine acquiesça.

- Il y a des gens qui ne savent pas. Maintenant écoutez-moi bien : nous avons cinq kilomètres à faire jusqu'à Saint-Martin, puis nous prendrons la départementale 83 pour rejoindre notre planque en bordure de la forêt.

Restez derrière moi et faites exactement tout ce que je ferai. Si nous entendons une voiture, nous nous cacherons. Ce sera ou bien un Allemand, ou bien un trafiquant du marché noir. Personne d'autre ne peut sortir après le couvre-feu.

Il enleva ses bottes de caoutchouc, ouvrit un panier fixé au guidon de son vélo et y prit un lapin, dont le sang et les entrailles sortaient de la carcasse. Sous les yeux révulsés de Catherine, il l'attacha sur le couvercle de sa valise.

- C'est notre dîner. Nous l'avons pris au piège, dit-il, en enfourchant sa bicyclette.