Parfois, néanmoins, cette illusion tombait. Parfois, elle pensait aux interminables soirées avant le coup de feu qui avait retenti dans le garage et elle regardait Seth, installé dans sa chaise, celle avec les décalcomanies de cow-boys qu’elle et Herb avaient collées dessus quand ils s’étaient rendu compte à quel point l’enfant aimait les « Wesserns ». Seth, assis dans son coin, ignorant l’écran de télé sauf lorsqu’il y avait un western ou de la science-fiction, regardant Herb de ses horribles yeux d’un marron bourbeux, ceux d’une créature ayant passé toute sa vie dans un marécage. Assis dans la chaise que son oncle et sa tante avaient affectueusement décorée, au début, avant que les cauchemars ne commencent. Ou, du moins, avant qu’ils n’aient su qu’ils avaient commencé. Assis là et regardant Herb, mais presque jamais sa tante, en tout cas pas alors. Le regardant. Lançant le venin de ses pensées sur lui. Le suçant à mort, comme un vampire dans un film d’épouvante. Et tel était bien, n’est-ce pas, l’être qui se dissimulait à l’intérieur de Seth: un vampire. Leur vie ensemble ici, sur Poplar Street, c’était le film. Poplar Street, une rue où chaque foyer, pratiquement, aurait pu servir de modèle à Norman Rockwell. Des voisins épatants, du genre à tout laisser tomber quand ils apprennent par la radio que la Croix-Rouge manque de groupe O, ignorant tous que Audrey Wyler, la veuve discrète qui habitait entre les Soderson et les Reed, était maintenant la vedette de son propre film à la Polanski.
Les bons jours, elle se disait que Herb-que son sens de l’humour avait protégé de la chose à l’inté- rieur de Seth tout en lui servant par ailleurs d’ap-pât-avait tenu assez longtemps pour y échapper. Les mauvais, elle savait que c’étaient des conneries, que Seth avait simplement nettoyé tout ce qu’il y avait à nettoyer chez Herb puis l’avait expédié au garage avec un programme d’autodestruction écrit en lettres de néon dans sa tête, des lettres de néon aussi brillantes qu’une pub de bière au-dessus d’un bar.
Ce n’était cependant pas Seth, pas vraiment; pas le Seth qui-au tout début-les prenait parfois dans ses bras et leur donnait de gros bécots, bouche ouverte, comme des bulles de savon qui éclatent. « Moi o-boy », disait-il parfois, quand il était assis sur sa chaise, les mots se détachant de son charabia habituel et leur donnant l’impression passagère qu’ils avançaient un peu. Ce Seth-là avait été touchant; adorable non pas en dépit de son autisme mais en partie à cause de lui. Ce Seth-là avait cependant été aussi un médium, comme un sang conta-miné qui simultanément nourrit un virus et le transporte.
Ce virus, le vampire si l’on préfère, c’était Tak. Petit cadeau du grand désert américain. D’après Bill, la famille Garin n’avait pas fait demi-tour pour aller à Désolation. N’avait pas été voir ce qu’il y avait derrière la grande levée de terre, voir ce qui avait excité Seth au point d’en oublier son sabir habituel pour parler en anglais intelligible. On pouvait pas, un point c’est tout, avait dit Bill. Je voulais arriver à Carson City avant la nuit. Mais Bill avait menti. Elle le savait car elle avait reçu une lettre d’un certain Allen Symes.
Symes, ingénieur géologue pour une société minière spécialiste des veines profondes, avait vu la famille Garin le 24 juillet 1994, soit le jour où Bill avait envoyé une carte postale enthousiaste à sa soeur. Symes disait dans sa lettre qu’il ne s’était rien passé de particulier, qu’il avait simplement conduit les Garin jusqu’au bord de la mine à ciel ouvert (y pénétrer aurait été violer les règles de sécurité en vigueur pour ce genre de site) et leur avait fait un petit historique des lieux avant de les laisser repartir. C’était une version des faits solide, aussi ennuyeuse que plausible. Audrey ne l’aurait pas un instant remise en question si elle n’avait su quelque chose que M. Allen Symes de Désolation, Nevada, ignorait: que Bill avait nié s’être arrêté. Avait dit qu’il était pressé d’arriver à Carson City avant la nuit. Et si Bill avait menti, n’était-il pas possible - voire même vraisemblable - que Symes ait menti aussi ?
Oui, mais, à propos de quoi ?
Arrête, papa, Seth veut voir la montagne.
Pourquoi m’as-tu menti, Bill ?
Elle pensait pouvoir répondre à cette question: Bill avait menti parce que Seth l’avait obligé à le faire. Elle pensait que Seth s’était tenu à côté du téléphone pendant la conversation, regardant la créature en qui il ne voyait plus son père de ses yeux bourbeux de bête des marécages. Bill n’avait pu dire que ce que Tak lui avait permis de dire, comme quelqu’un parlant sous la menace d’une arme poin-tée sur sa tête. Il avait sorti ses mensonges maladroits et avait eu ce rire inhabituel de cocktail à la noix, ha-ha-ha.
La chose qui était en Seth avait fini par dévorer Herb tout vif et essayait maintenant de la dévorer, elle; mais, apparemment, Audrey différait de son mari sur un point crucial: elle disposait d’un refuge. Elle l’avait peut-être découvert par accident, peut- être avec l’aide de Seth-le véritable Seth-et elle ne pouvait que prier pour que Tak ne découvre jamais ce qu’elle faisait ni où elle allait. Pour que le monstre ne la suive jamais dans son sanctuaire.
En mai 1982, alors qu’elle avait vingt et un ans et s’appelait encore Audrey Garin, elle et sa camarade de chambre (qui était alors, comme aujourd’hui encore, sa meilleure amie), Janice Goodlin, avaient passé un week-end merveilleux, selon toute vraisemblance le plus merveilleux qu’elle ait passé de toute sa vie, à Mohonk Mountain House, dans les Catskill, au nord de l’État de New York. Week-end que leur avait offert le père de Jan, lorsqu’il avait reçu une prime rondelette de son entreprise en même temps qu’une promotion rapide; s’il avait voulu faire partager sa joie aux deux jeunes filles, il y avait admirablement réussi.
Le samedi de ce week-end magique, après avoir pris de quoi pique-niquer (un repas préparé par les cuisines dans un merveilleux panier en osier à l’ancienne), elles avaient marché pendant des heures, à la recherche du coin idéal. D’ordinaire, on ne le trouve jamais, ou quelqu’un l’a trouvé avant vous.
Cette fois, elles eurent de la chance. Elles s’arrêtè- rent dans une superbe prairie à mi-pente, laissée à elle-même, envahie de boutons-d’or, de pâquerettes et de roses sauvages. Le bourdonnement des abeilles était omniprésent; des papillons blancs dansaient dans l’air chaud comme des confettis enchantés qui ne retomberaient jamais au sol; à une extrémité s’élevait une construction fantaisiste en forme de coupole qui, d’après Jan, s’appelait une gloriette. De là, elles dominaient tout le domaine de Mohonk. La gloriette avait un toit qui donnait de l’ombre et protégeait de la pluie, mais était ouverte de tous les côtés; l’air circulait librement et la vue était dégagée.
Les deux jeunes femmes avaient dévoré leurs provisions, parlé à n’en plus finir et ri jusqu’aux larmes à trois reprises. Audrey ne se souvenait pas d’avoir jamais ri d’aussi bon coeur depuis. Jamais non plus elle n’avait oublié la lumière claire qui s’était longuement attardée, en cet après-midi d’été, ni la sara-bande des papillons blancs.
Tel était le lieu où elle se réfugiait lorsque Tak faisait des siennes et prenait le contrôle complet de Seth. Tel était le lieu où elle se cachait, en compagnie d’une Janice dont le nom de famille était encore Goodlin et non pas Conroy, une Janice encore jeune. Parfois elle lui parlait de Seth-com- ment il s’était retrouvé chez eux, comment ni elle ni Herb n’avaient soupçonné-au début, du moins-ce qui se cachait au fond de lui, une chose qui se tenait très tranquille, les observait et rassemblait ses forces en attendant le bon moment pour surgir. Il lui arrivait aussi parfois de dire à Jan combien Herb lui manquait et à quel point elle était terrifiée… à quel point elle se sentait prisonnière, comme une mouche dans une toile d’araignée ou un coyote dans un piège à loups.
Mais entretenir ce genre de conversations lui donnait l’impression de prendre des risques, et elle essayait de les éviter. La plupart du temps, elle se contentait de rejouer les discussions charmantes et anodines de cette journée remontant à un passé lointain-quand Reagan en était à son premier mandat présidentiel et qu’il y avait encore des trente-trois tours chez les disquaires. Des choses comme: est-ce que Ray Soames, le petit ami de Jan à l’époque, serait ou non un amant attentif (un cochon d’égoïste, lui avait carrément dit Jan trois semaines plus tard, juste avant de faire ses adieux pour toujours à Ray et à son beau profil boudeur) ? Quel genre de travail elles auraient ? Combien d’enfants ? Lesquels, parmi leurs amis, réussiraient le mieux dans la vie ?
Sousjacente, puissante mais restée informulée -peut-être n’avaient-elles pas osé en parler, par crainte de la faire s’évanouir-, il y avait la joie de cette journée, avec cette bonne santé naturelle de jeunes femmes, et leur profonde amitié. C’était sur ces choses et non sur ses ennuis actuels qu’Audrey se concentrait lorsqu’elle sentait Tak s’attaquer à elle de ses dents invisibles: elles déclenchaient d’ex-quises douleurs lorsqu’il tentait de se repaître d’elle, de s’engraisser sur elle. C’était dans l’ambiance cha-leureuse d’amour et de lumière de cette journée qu’elle se réfugiait alors et, jusqu’ici, elle y avait trouvé réconfort et aide.
Jusqu’ici, elle avait survécu.
Plus important: jusqu’ici, elle était restée elle-même.
Dans la prairie, confusion et ténèbres se dissipaient et tout était net et clair: les montants en bois gris fendillés qui soutenaient le toit de la gloriette, chacun jetant son ombre précise; la table (également fendillée) à laquelle elles étaient assises, sur des bancs se faisant face et gravés d’initiales-de couples d’amoureux, pour la plupart; le panier de pique-nique, posé maintenant sur le plancher, encore ouvert, et où étaient proprement rangés, en vue du retour à l’hôtel, les ustensiles et les boîtes en plastique. Elle voyait les mèches dorées dans la chevelure de Jan, et un fil qui pendait, sur l’épaule gauche de sa blouse. Elle entendait chaque cri d’oiseau.
Une seule chose différait par rapport à la réalité d’alors; sur la table où avait été posé le panier de pique-nique, avant qu’elles l’aient placé sur le sol, leur repas terminé, trônait à présent un téléphone rouge en plastique. C’est avec un appareil identique qu’à l’âge de cinq ans elle avait eu de longues conversations abracadabrantes avec une camarade invisible répondant au nom de Missy Lulu.
Lors de certaines de ses incursions dans la prairie, le mot PLAYSKOOL se lisait sur le socle du télé- phone. D’autres fois-notamment les journées où les choses étaient particulièrement pénibles, ce qui était de plus en plus fréquent depuis quelque temps-, elle y déchiffrait un mot plus court et infiniment plus menaçant: le nom du vampire.
C’était le Tak-phone, lequel ne sonnait jamais. Ou plutôt n’avait encore jamais sonné. Audrey soupçon-nait que le jour où il retentirait, cela signifierait que Tak avait trouvé son refuge secret. Dans ce cas, elle était sûre que ce serait la fin pour elle. Elle conti-nuerait à respirer et à s’alimenter pendant quelque temps, comme l’avait fait Herb, mais ce n’en serait pas moins la fin.
Elle tentait parfois de faire disparaître le Tak-phone. Elle s’était dit que si elle parvenait à se débarrasser de cette saleté, elle pourrait peut-être échapper définitivement à la créature de Poplar Street. Elle n’arrivait cependant pas à altérer la réa-lité du téléphone, en dépit des efforts qu’elle déployait. Il lui était bien arrivé de disparaître, mais jamais sous ses yeux ou quand elle y pensait. Elle regardait par exemple le visage rieur de Jan (racontant comment elle avait eu parfois envie de sauter dans les bras de Ray Soames et de le couvrir de baisers, mais aussi parfois-quand elle le surprenait à se curer furtivement le nez-de courir se réfugier dans un coin pour y mourir), puis elle se tournait de nouveau vers la table et le petit téléphone rouge avait disparu. Cela signifiait que Tak était parti, au moins pour un moment, qu’il dormait (ou somno-lait) ou qu’il s’était retiré. Très souvent, ces fois-là, elle trouvait ensuite Seth installé sur la cuvette des toilettes, le regard hébété et bizarre mais au moins avec quelque chose d’humain. Apparemment, Tak n’aimait pas trop être dans le secteur quand son hôte soulageait ses intestins. Voilà qui était, du point de vue d’Audrey, faire bien des chichis, pour une créature aussi systématiquement cruelle.
Elle abaissa les yeux et vit que le téléphone avait disparu.
Elle se leva et Jan-Jan la jeune, les deux seins encore intacts-arrêta soudainement son bavardage pour dire, avec de la tristesse dans les yeux: « Déjà ?
-Je suis désolée », répondit Audrey, laquelle n’avait aucune idée du temps écoulé. Elle le saurait une fois de retour, en regardant l’horloge, mais tant qu’elle était ici, l’idée même d’horloge lui paraissait ridicule. La prairie sur les hauteurs qui dominaient Mohonk, en mai 1982, était une zone bénie, sans horloge, sans tic-tac.
« Peut-être un jour arriveras-tu à te débarrasser pour de bon de ce foutu téléphone et à rester, remarqua Jan.
-Peut-être. Ce serait chouette. »
Vraiment ? Si chouette que ça ? Elle l’ignorait. En attendant, il y avait le petit garçon dont elle devait s’occuper. Et autre chose, aussi: elle n’était pas encore prête à abandonner le combat, ce qu’aurait signifié le fait de ne plus quitter mai 1982. Et comment savoir ce qu’elle ressentirait pour la prairie, si elle ne pouvait plus jamais la quitter ? Dans de telles circonstances, son paradis risquait de devenir son enfer.
Les choses changeaient, cependant, et pas en bien. Tak, pour commencer, ne s’affaiblissait pas avec le passage du temps, comme elle l’avait bien peu raisonnablement espéré; il paraissait plutôt gagner des forces. La télé fonctionnait en permanence, diffusant les mêmes histoires, les mêmes feuilletons recyclés pour la énième fois (Bonanza, The Rideman… et MotoKops 2200, bien entendu). Les personnages de ces émissions lui faisaient tous l’effet de démagogues cinglés, de n’être que des voix cruelles exhortant une populace excitée à commettre des actions abominables. Un événement allait se produire, et très bientôt. Tak mijotait quelque chose… si tant est qu’on pouvait le croire capable de faire des plans, ou même de simplement penser. Changer, le mot était peut-être faible. Elle avait l’impression que les choses allaient se retrouver sens dessus dessous, comme dans un tremblement de terre. Et si jamais cela arrivait-lorsque cela arriverait…
« Tu t’échappes, dit Jan, un éclair dans les yeux. Tu arrêtes de réfléchir et tu fiches le camp, Aud. Tu ouvres ta porte pendant que Seth dort ou fait sa crotte et tu prends la poudre d’escampette. Tu te tires de la maison. Le plus loin possible de cette saloperie. »
C’était la première fois que Janice se permettait de lui donner un conseil, et ce fut un choc. Elle ne savait comment lui répondre. « Je… je vais y penser.
-Ne réfléchis pas trop longtemps, ma mignonne. J’ai l’impression qu’il ne te reste guère de temps.
-Il faut que j’y aille. » Elle jeta un dernier regard effaré à la table pour s’assurer que le Tak-phone n’était pas revenu.
« D’accord, Aud. Très bien. Au revoir. » La voix de Jan lui faisait l’effet de parvenir de très loin, soudain; elle s’estompait comme un fantôme. Tandis qu’elle se décolorait, elle se mit à ressembler de plus en plus à la femme qui attendait qu’elle se ressai-sisse, une femme avec un sein en moins et un point de vue étroit, manquant parfois de générosité. « Reviens vite. Nous parlerons de Sergeant Pepper, peut- être.
-Entendu. »
Audrey quitta la gloriette, regarda le paysage, la paroi rocheuse qui se parait de roses sauvages roses, les papillons blancs qui virevoltaient. Le tonnerre gronda dans un ciel bleu brumeux. Dieu leur expé- diait un orage depuis les Catskill, rien de surprenant; un après-midi d’une telle perfection ne pouvait être toléré bien longtemps. Rien ne demeure qui est d’or, avait dit un poète. Lequel ? Peu importait. Janice Goodlin Conroy avait toujours considéré que c’était aussi vrai que poétique; et Audrey Garin avait fini par partager son point de vue.
Elle se tourna pour observer l’orage qui montait, mais au lieu des cumulus de printemps venus des Catskill, c’est son salon qu’elle vit, un salon miteux et ayant besoin d’un bon coup de torchon. Il y avait de la poussière sous tous les meubles, toutes les surfaces vitrées étaient couvertes ou de traces de doigts, ou de graisse, ou de boissons renversées, sinon des trois. Il s’en dégageait une odeur de sueur et de chaleur, mais surtout de spaghettis en boîte et de vieille friture à hamburger, seules nourritures que son étrange pensionnaire paraissait vouloir consommer.
Elle était de retour.
Elle avait froid. Elle se regarda et constata qu’elle ne portait qu’un short et une paire de tennis. Des shorts bleus, cela va de soi, comme ceux dont s’affu-blait presque toujours Cassandra Styles, la préférée de Seth parmi les MotoKops. La crasse lui montait des mains jusqu’aux poignets, des pieds jusqu’aux mollets. La blouse blanche sans manches qu’elle avait enfilée ce matin-avant qu’il ne prenne le contrôle; celui-ci n’avait pas été permanent, mais Tak avait été presque tout le temps aux commandes, la faisant aller et venir comme si c’était son petit train électrique personnel-gisait sur le canapé, abandonnée. Ses mamelons lui faisaient mal.
Il m’a encore obligée à me pincer, pensa-t-elle en allant reprendre la blouse. Pourquoi ? Parce que Cary Ripton, le petit livreur de journaux, l’avait aperçue torse nue ? Oui, peut-être. Probablement. Tout cela restait vague, comme d’habitude, mais elle en était à peu près sûre. Tak s’était mis en colère… et la punition avait commencé… sur quoi elle s’était éclipsée, rejoignant son fabuleux âge d’or. Dès qu’il était retourné dans son antre pour regarder de nouveau ses foutus films.
Ces mauvais traitements-là l’effrayaient beaucoup. Elle avait eu davantage mal, en d’autres occasions, sans parler des petites humiliations mes-quines-Tak était un artiste en ce domaine-, mais cette façon de se pincer les seins présentait un côté sexuel manifeste. Il y avait aussi la manière dont elle s’habillait… ou ne s’habillait pas. De plus en plus souvent, Tak l’obligeait à enlever ses vêtements quand il était en colère contre elle, ou simplement quand il s’ennuyait. Comme si lui (ou Seth, ou tous les deux) la considérait comme le poster central de quelque revue masculine représentant Cassie Styles, la nana impitoyable mais incontestablement bien roulée. Hé, les mecs, reluquez-moi un peu les nénés de votre MotoKop préférée !
Elle ne savait pratiquement rien sur les relations établies entre l’hôte et le parasite, ce qui rendait sa situation encore pire. Elle supposait que Seth s’inté- ressait beaucoup plus aux modèles réduits qu’aux seins; après tout, il n’avait que huit ans. Mais quel âge avait la chose, au-dedans de lui ? Et que voulait-elle ? Il y avait des possibilités, autrement sérieuses que les pinçons, qu’elle ne voulait même pas envisager. Quoique, peu de temps avant la mort de Herb…
Non. Elle ne voulait pas y penser.
Elle enfila la blouse, la boutonna et jeta un coup d’oeil à l’horloge, sur la cheminée. Seulement seize heures quinze; Jan avait eu raison de dire déjà. Le temps avait toutefois indiscutablement changé, Catskill ou pas. Le tonnerre roulait, accompagné d’éclairs, et la pluie s’acharnait avec tant de furie contre la baie vitrée qu’on aurait dit de la fumée.
La télé était allumée, dans l’alcôve. Le film, évidemment. Ce film horrible, ignoble. Ils en étaient à leur quatrième copie de Regulators (Les Régulateurs). Herb avait ramené la première à la maison environ un mois avant sa mort. Et ce film avait constitué, d’une manière encore inexplicable pour elle, la dernière pièce du puzzle, la touche finale. Il avait, d’une certaine façon, libéré Tak… ou, mieux, l’avait canalisé, concentré, comme une loupe con-centrerait la lumière pour en faire du feu. Comment Herb, cependant, aurait-il pu savoir que cela se pro-duirait ? Comment elle-même l’aurait pu ? A cette époque, ils soupçonnaient à peine l’existence de Tak. Il s’était certes déjà attaqué à Herb, d’accord, mais d’une manière aussi insidieuse qu’une sangsue s’accroche à quelqu’un sous l’eau.
« Tu me cherches, shérif ? » grinçait Rory Calhoun.
Sans même s’en rendre compte, elle murmura pour elle-même: « Pourquoi ne pas laisser tomber ? Dire que tout ça est terminé ? »
« Pourquoi ne pas laisser tomber ? » déclara John Payne à la télé. Audrey voyait la trépidation lumi-neuse des reflets venus de l’écran, sur l’arche incur-vée qui séparait le salon de l’alcôve. « Dire que tout ça est terminé ? »
Elle s’avança sur la pointe des pieds,- fourrant les pans de la blouse dans son short (elle en possédait une bonne douzaine tous bleu foncé avec une bande latérale blanché à hauteur de la couture-il n’y avait pas rupture de stock en matière de shorts bleus, casa Wyler) et regarda. Seth était sur le canapé, ne portant qu’un caleçon MotoKops crasseux. Les murs, que Herb avait lambrissés en pin de toute première qualité, étaient hérissés de gros clous que Seth avait trouvés dans l’atelier, au fond du garage. De nombreuses lattes s’étaient fendues verticalement. Des images que Seth avait découpées dans diverses revues étaient accrochées à ces clous enfoncés n’importe comment. Surtout des cow-boys, des astronautes et, bien entendu, des MotoKops. Quelques dessins de Seth étaient disséminés parmi elles, des paysages exécutés au feutre noir. Sur la table basse, devant lui, étaient amoncelés une dizaine de verres dans lesquels séchaient des rési-dus de lait chocolaté, la seule boisson qu’acceptait Seth/Tak, et d’assiettes avec des portions de nourriture à demi entamées. Tous ses plats favoris: spaghettis « Chef Boy-Ar-Dee » et hamburger, nouilles « Boy-Ar-Dee » et hamburger, soupe à la tomate avec de gros morceaux de hamburger émergeant du liquide en voie de pétrification comme autant d’atolls du Pacifique sur lesquels on aurait essayé trop de bombes atomiques.
Seth avait les yeux ouverts mais le regard vide; lui et Tak étaient aux abonnés absents, peut-être pour recharger les batteries, peut-être pour dormir, pau-pière soulevée, comme un lézard sur un rocher bien chaud, peut-être pour s’imbiber du film d’une manière profonde et élémentaire que Audrey ne serait jamais capable de comprendre-ou n’aurait jamais envie de comprendre. A la vérité, elle se foutait complètement de savoir où il-où ça-était. Elle allait peut-être pouvoir manger tranquillement; cela lui suffisait. Les Régulateurs duraient encore à peu près vingt minutes (visionnés pour la milliardionième fois casa Wyler) et elle pensait pouvoir au moins compter sur ce délai. Le temps de manger un sandwich et d’écrire quelques lignes dans le journal pour lequel Tak aurait très bien pu la tuer s’il avait su qu’elle le tenait.
Enfuis-toi. Arrête d’y penser et fais-le, Aud.
Elle s’immobilisa au milieu du salon, ayant temporairement oublié la laitue et le salami qui l’attendaient dans le frigo. La voix avait parlé si clairement qu’un instant elle avait cru qu’elle ne venait pas de sa tête; un instant, elle avait cru que Janice l’avait suivie depuis 1982 et se trouvait réellement dans la pièce avec elle. Elle se retourna, les yeux écarquillés, mais il n’y avait personne. Seulement les voix à la télé, Rory Calhoun disant à John Payne que le temps des discours était terminé et John Payne répli-quant: « Bon, si c’est comme ça que tu vois les cho-ses… » Karen Steele allait d’un instant à l’autre se jeter entre eux, leur hurlant d’arrêter, d’arrêter ! Une balle de Rory Calhoun destinée à John Payne allait la tuer, donnant le signal de la fusillade finale. KA-BOUM et KA-BAM jusqu à la conclusion.
Non, personne ici, sinon elle-même et ses amies mortes à la télé.
Ouvre la porte et prends la poudre d’escampette !
Combien de fois y avait-elle pensé ? Mais il y avait Seth, Seth pris en otage aussi bien qu’elle-même, peut-être même davantage. Autiste, sans doute, mais tout de même un être humain. Elle n’aimait pas trop imaginer ce que Tak pourrait lui faire, s’il était en colère. Et Seth était toujours là, intégrale-ment: elle le savait. Les parasites se nourrissent de leur hôte mais ne le tuent pas… sauf pour une bonne raison. Parce qu’ils sont furax, par exemple.
Il fallait aussi qu’elle pense à elle-même. C’était bien joli, de dire d’ouvrir la porte et de prendre la poudre d’escampette, mais Janice ne comprenait peut-être pas que si Tak l’attrapait avant qu’elle ait eu le temps de faire sa sortie, il la tuerait presque certainement. Et si elle quittait la maison, à partir de quelle distance serait-elle en sécurité ? De l’autre côté de la rue ? Au carrefour suivant ? Dans le New Hampshire ? En Micronésie ? Même en Micronésie, elle ne serait pas sûre de pouvoir se cacher. Parce qu’un lien mental existait entre eux. Le petit télé- phone rouge PlaySkool-le Tak-phone-en était la preuve.
Oui, elle n’avait qu’une envie, s’enfuir. Oh, oui. Mais, parfois, le remède peut être pire que le mal.
Elle repartit en direction de la cuisine pour s’arrê- ter de nouveau, ouvrant un oeil rond au spectacle que lui offrait la baie vitrée. Elle avait tout d’abord cru que la pluie tombait tellement dru qu’on aurait dit de la fumée, mais en réalité le plus gros de l’averse était passé. Ce qu’elle voyait était bel et bien de la fumée.
Elle se précipita à la fenêtre, regarda dans la rue et vit la maison Hobart qui brûlait sous la pluie, envoyant de grands nuages blancs vers le ciel gris.
Elle ne vit ni véhicules ni gens autour, et la fumée l’empêchait de distinguer, un peu plus loin, les cadavres du garçon et du chien. Elle jeta un coup d’oeil vers le haut de la rue. Comment, pas de voitures de police ? Pas de véhicules de pompiers ? Il n’y en avait pas, mais ce qu’elle vit suffit à la faire pleurer doucement dans ses mains, qu’elle avait portées spontanément à sa bouche.
Une voiture, celle de Mary Jackson, elle en était certaine, était montée sur le trottoir entre la maison des Jackson et celle du vieux véto, emboutie dans la barrière qui séparait les deux propriétés. Le coffre était grand ouvert, et l’arrière paraissait enfoncé. Mais ce n’était pas la vue de la voiture qui l’avait fait pleurer. Non loin, gisant sur l’herbe comme une statue renversée, il y avait le corps d’une femme. Audrey tenta bien de se raconter que c’était autre chose-un mannequin venu d’un magasin, abandonné pour une raison quelconque sur la pelouse de Billingsley-puis elle y renonça. C’était un corps humain. Celui de Mary Jackson, et elle était aussi morte que… que Herb était mort.
Tak, pensa-t-elle. Était-ce lui ? Était-il « sorti » ?
Tu savais qu’il mijotait quelque chose, pensa-t-elle froidement. Tu le savais. Tu le sentais qui rassemblait ses forces, constamment dans son bac à sable avec ses foutus vans ou devant la télé, à bouffer ses hamburgers, à s’empiffrer de lait chocolaté et à regarder, regarder, regarder. Tu l’as senti, comme on sent monter l’orage, les après-midi de canicule…
Au-delà de la femme, devant la maison des Car-ver, il y avait deux autres corps. David Carver, qui jouait parfois au poker avec Herb et les amis de celui-ci, le jeudi soir, était échoué comme une baleine sur les marches de son perron. Il avait un trou énorme dans l’estomac, au-dessus du maillot de bain qu’il mettait toujours pour laver sa voiture.
Et allongée sur le ventre, à même le perron, il y avait une femme en short blanc. Des mèches de cheveux roux entouraient sa tête comme une auréole frisottée. La pluie brillait sur son dos nu.
Ce n’est pas une femme, pensa Audrey. Elle se sentit frigorifiée, comme si on venait de lui frotter le corps avec de la glace. C’est juste une adolescente elle ne doit pas avoir plus de dix-sept ans. C’est la gamine que j’ai aperçue chez les Reed, en début d’après-midi. Avant de partir pour 1982. L’amie de Susi Geller.
Elle regarda de nouveau le bas de la rue, soudain sûre qu’elle imaginait tout cela, que la réalité allait se rétablir instantanément, comme un élastique tendu que l’on relâche, lorsqu’elle verrait la maison Hobart intacte. Mais la maison Hobart brûlait toujours, envoyait toujours d’énormes torsades de fumée parfumée au pin vers le ciel; et quand elle revint vers le haut de la rue, les cadavres jonchaient toujours le sol. Les cadavres de ses voisins.
« Ça a commencé », murmura-t-elle. Et de l’al-côve, derrière elle, telle une malédiction, Rory Calhoun lança cette réplique: « On va rayer cette ville de la carte ! »
Fiche le camp ! rétorqua Janice, une voix dans sa tête et non plus en provenance de la télé, mais tout aussi insistante. Ce n’est pas qu’il te reste peu de temps qu’il faut dire ! Tu n’en as plus ! Tu es déjà en retard ! Fiche le camp, Aud ! Fiche le camp ! Cours ! Vite !
D’accord. Elle renonçait à Seth, elle fuyait. Elle en serait peut-être bourrelée de remords, plus tard (s’il y avait un plus tard), mais pour le moment…
Elle se dirigeait déjà vers la porte, la main tendue vers la poignée, lorsqu’une voix s’éleva derrière elle. Le timbre était celui d’un enfant, mais seulement parce qu’elle utilisait les cordes vocales d’un enfant.
Sinon, c’était un timbre dépourvu de toute tonalité et d’amour, un timbre hideux.
Pis que tout, il n’était pas totalement dépourvu d’un certain sens de l’humour.
« Une minute, madame, dit Tak, la voix de Seth Garin imitant celle de John Payne. Pourquoi ne pas laisser tomber ? Dire que tout ça est terminé ? »
Elle essaya d’ouvrir la porte, avec l’intention de tenter sa chance, malgré tout; elle était allée trop loin pour reculer, maintenant. Elle allait se jeter sous la pluie battante et courir. Où donc ? N’importe où.
Au lieu de tourner la poignée, cependant, sa main retomba le long de son corps et continua de se balancer comme un pendule en bout de course. Puis elle fit demi-tour, résistant de toutes ses forces mais n’en pivotant pas moins sur elle-même, pour faire face à la chose tapie dans l’alcôve, qu’elle appelait parfois l’antre, ou la tanière, car c’était exactement ce qu’était devenue la petite pièce, de l’autre côté de l’arche.
Dieu lui vienne en aide: elle était revenue de son refuge, et le démon qui se cachait dans la tête de son neveu autiste l’avait surprise à tenter de s’évader.
Elle sentit Tak qui s’insinuait sous son crâne, prenait le contrôle, et elle avait beau être parfaitement consciente de tout ça, elle n’était même pas capable de crier.
Johnny dépassa en trombe le cadavre de la petite rouquine, la tête encore carillonnante de la balle qui lui avait frôlé l’oreille gauche… un bruit qui avait quelque chose d’un hurlement. Son coeur galopait comme un lièvre dans sa poitrine. Il s’était retrouvé dans une sorte de no man’s land entre les deux maisons, lorsque les vans avaient ouvert le feu, et se rendait compte qu’il avait une chance extraordinaire d’être encore en vie. Il était resté un instant pétrifié, tel un animal pris dans les phares d’un véhi-cule. Puis le pélot-un truc qui lui avait fait l’effet d’avoir la taille d’une pierre tombale-était passé à quelques centimètres de sa tête et il avait alors foncé vers la maison Carver, la tête dans les épaules, les bras comme des pistons. Son existence venait de se simplifier merveilleusement. Il avait oublié Soderson et son expression libidineuse de compli-cité ivrognesque, oublié comment il avait redouté que Jackson découvre que sa tendre moitié, qui venait juste de se faire occire, rentrait apparemment chez elle après le genre de petit intermède qui a fourni matière à d’innombrables chansons country-western, oublié Entragian, Billingsley et tous les autres. Il ne pensait qu’à une chose: qu’il allait mourir dans le no man’s land entre les deux maisons, abattu par des fous furieux qui portaient des masques et des tenues délirantes et brillaient comme des fantômes.
Il se retrouva dans un vestibule plongé dans l’obscurité, trop content de constater qu’il ne s’était pas pissé dessus. Quelque part dans son dos, des gens hurlaient. Devant lui, sur le mur, s’étalait une collection de figurines Hummel. Elles étaient posées sur de petites étagères… et dire que les Carver me paraissaient parfaitement normaux, songea-t-il. Il se prit à pouffer et dut s’appuyer la paume de la main sur la bouche pour étouffer le rire qui montait. La situation n’avait rien, mais alors là rien, qui prêtât à l’hilarité. Sa peau avait un goût-simple- ment celui de sa transpiration, évidemment, mais un instant il crut y déceler un parfum de chatte et il se pencha, convaincu qu’il allait vomir. Il comprit qu’il risquait fort de s’évanouir si cela lui arrivait, et cette idée l’aida à se retenir. Il écarta sa main, ce qui l’aida encore davantage. Il n’avait d’ailleurs plus guère envie de rire, et c’était sans doute aussi bien.
« Mon papa ! » hululait Ellen Carver derrière lui. Johnny chercha à se rappeler s’il avait jamais entendu (au Viêt Nam, par exemple) un cri aussi perçant, aussi chargé de chagrin et de douleur que celui qui montait de cette jeune gorge; non, jamais. « Mon papa !
-Chut, ma chérie… » C’était la toute nouvelle veuve - Pie, comme l’appelait toujours David. Encore elle-même secouée de sanglots, elle essayait de consoler sa fille. Johnny ferma les yeux, histoire de s’éloigner de tout ça, mais c’est alors qu’un souvenir hideux lui revint à l’esprit: le corps qu’il venait d’enjamber précipitamment, manquant de peu de le piétiner. L’amie de Susi Geller. Une petite rouquine, tout droit sortie de la bande à Charlie Brown, dans Peanuts.
Impossible de la laisser là où elle était. Elle lui avait paru être aussi morte que Mary et le pauvre vieux Dave, mais il avait bondi au-dessus de sa forme allongée comme un champion du triple saut, l’oreille assourdie par la balle qui l’avait frôlé, les couilles tellement remontées qu’elles étaient aussi dures que des noyaux de pêche: pas exactement l’état qui convient pour poser un diagnostic raisonné.
Il rouvrit les yeux. Une fille Hummel en bonnet lui adressait un clin d’oeil en porcelaine. Alors, matelot, on vient peigner la girafe avec moi ? Il se tenait accoudé au mur; l’un des petits personnages avait dégringolé au sol et gisait en mille morceaux à ses pieds. Il supposa qu’il l’avait fait tomber lorsqu’il s’était retenu de vomir, tout en s’efforçant de chasser de son esprit cette réplique grotesque: Pour les deux autres, je ne sais pas, mais celui du milieu ressemble à mon chat.
Il regarda sur sa gauche-avec l’impression que les tendons de son cou grinçaient; la porte de la maison Carver était toujours grande ouverte, mais la moustiquaire, à l’extérieur, restait entrouverte, bloquée par la main de la petite rousse, une main aussi blanche et immobile qu’une étoile de mer échouée sur la plage. La pluie, dehors, faisait paraî- tre tout gris. Elle tombait avec un bruit sifflant régu-lier, comme vaporisée par un fer à repasser gigantesque. L’odeur de l’herbe lui parvenait, le par-fum même de la fraîcheur humide, épicé par les arô- mes âcres de la fumée de résineux. Cet éclair a été une bénédiction, pensa-t-il. La maison en flammes allait faire venir la police et les pompiers. Mais pour le moment…
L’adolescente. Une jolie petite rousse, comme celle dont Charlie Brown était amoureux fou. Il avait sauté par-dessus le corps, poussé par une impulsion aveugle, sauver sa peau. Attitude compré- hensible, sur le coup, mais on ne pouvait la laisser ainsi. Pas si l’on souhaitait retrouver un jour le sommeil.
Il se dirigeait déjà vers la porte, lorsque quelqu’un le saisit par le bras. Il se tourna et vit le visage tendu et effrayé de Dave Reed, le jumeau aux cheveux plus foncés.
« Non », dit-il d’un ton de conspirateur, dans un murmure rauque. Sa paume d’Adam jouait mécaniquement au yoyo dans sa gorge. « Non, monsieur Marinville, ils sont peut-être encore là-dehors. Ils pourraient se remettre à tirer. »
Johnny regarda la main posée sur son bras, mit la sienne dessus et l’en détacha avec douceur mais fermeté. Derrière Dave, il voyait Brad Josephson qui l’observait, un bras autour de la taille imposante de son épouse. Belinda donnait l’impression de trembler de tout son corps, ce qui, vu le volume consi-déré, remuait beaucoup d’air. Des larmes lui coulaient sur les joues, laissant des traînées couleur moka.
« Brad, dit Johnny, emmenez tout le monde dans la cuisine. C’est la pièce la plus éloignée de la rue. Faites-les asseoir par terre, d’accord ? » Il poussa Dave dans cette direction. L’adolescent s’éloigna, mais avec lenteur, d’une démarche molle. On aurait dit un jouet mécanique au ressort dévidé et aux rouages rouillés.
« Alors, Brad ?
-Entendu. Attention à ce qu’ils ne vous fassent pas sauter la tête. On a déjà eu notre compte.
-J’y veillerai; j’y suis très attaché.
-Eh bien, qu’elle le reste, attachée. »
Johnny regarda Brad, Belinda et Dave Reed s’engager dans le couloir pour aller rejoindre les autres -des ombres qui s’agglutinaient dans l’obscurité- puis se tourna vers l’entrée. Il y avait un trou de la taille d’un poing dans le haut de la moustiquaire, entouré de lambeaux de grillages enroulés sur eux-mêmes. Quelque chose de plus gros que ce qu’il aurait bien aimé croire (presque de la taille d’une pierre tombale, par exemple) était passé par là, manquant par miracle ses voisins regroupés dans le vestibule… du moins l’espérait-il. Aucun d’eux ne hurlait de douleur, en tout cas. Mais, bordel de Dieu, avec quoi les types dans les vans avaient-ils tiré ? Quel projectile pouvait être d’un tel calibre ?
Il se laissa tomber à genoux et rampa en direction de l’air frais et humide venant du seuil. En direction de cette bonne odeur de pluie et d’herbe. Lorsqu’il fut le plus près possible, le nez pratiquement sur le grillage, il regarda à droite, puis à gauche. A droite, c’était bien: il voyait pratiquement jusqu’au carrefour, même si Bear Street elle-même était noyée dans une sorte de bruine. Rien de ce côté: ni vans, ni extraterrestres, ni barjots fringués comme des réfugiés de Stonewall Jackson. Il vit sa maison et se souvint que moins d’une heure avant il jouait de la guitare sur le perron, tout au plaisir de s’imaginer dans une autre existence. Jack Marinville le Rêvas-seur, toujours en route pour la ligne bleue de l’horizon, dans ses bottes Eric Andersen de soiffard, à la recherche des aubes violettes. Il pensa à sa guitare avec une nostalgie aussi aiguë qu’inutile.
Sur la gauche, la vue était moins bonne. Carré- ment dégueulasse, même. La palissade dans laquelle la Lumina de Mary s’était empapaoutée lui cachait pratiquement le bas de la côte. Quelqu’un -un tireur isolé, genre Confédéré en uniforme gris-pouvait très bien être accroupi quelque part dans le secteur, dans l’attente de la première cible qui se présenterait. Un écrivain sur le retour avec encore un certain nombre de rêves de midinette lui trottant dans la tête ferait tout à fait l’affaire. Il n’y avait probablement personne, évidemment; ils devaient bien se douter que les flics et les pompiers allaient rappliquer d’une minute à l’autre et avaient dû aller se faire voir ailleurs. Mais étant donné les circonstances, il ne pouvait pas se contenter d’un simple probablement. Car les circonstances en question étaient toutes plus aberrantes les unes que les autres.
« Mademoiselle ? dit-il à la masse emmêlée de cheveux roux, de l’autre côté de la moustiquaire. Hé, mademoiselle, vous m’entendez ? » Il déglutit et entendit un claquement bruyant monter de sa gorge. Son oreille ne carillonnait plus, les cloches avaient été remplacées par un bourdonnement régulier en fond sonore. Il se dit qu’il allait sans doute devoir le supporter pendant un certain temps. « Si vous ne pouvez pas parler, bougez les doigts. »
Pas un son. Les doigts de l’adolescente ne frémi-rent même pas. Elle ne semblait pas respirer. Il voyait la pluie couler sur sa peau claire de rousse, entre l’ourlet de son haut et la ceinture du short, mais rien d’autre ne paraissait bouger. Seule sa chevelure, luxuriante et vibrante, de deux tons plus sombres qu’orange, faisait l’effet d’être vivante. Les gouttes de pluie y brillaient comme des perles.
Le tonnerre gronda, moins menaçant, comme s’il s’éloignait. Il tendait la main vers la porte-mousti- quaire lorsqu’il y eut une détonation, mais beaucoup plus faible que les précédentes. Il crut à un coup de feu d’un fusil de petit calibre, et s’aplatit au sol.
« A mon avis, c’était juste un bardeau qui écla-tait », murmura une voix proche. Johnny laissa échapper un cri de surprise, se tourna et vit Brad Josephson derrière lui. Brad se tenait également à quatre pattes. Le blanc de ses yeux était très brillant dans son visage sombre.
« Qu’est-ce que vous fabriquez ici, bon Dieu ? demanda Johnny.
-Hé, je viens rejoindre la joyeuse patrouille des Blancs, répliqua Brad. Il faut bien que quelqu’un vous empêche de trop en faire. C’est pas bon pour votre coeur.
-Je croyais que vous deviez conduire les autres dans la cuisine.
-Ils y sont, ils y sont, sagement assis par terre en rang d’oignons. Cammie Reed a essayé le télé- phone. Rien du tout, comme le vôtre. La tempête, sans doute.
-Ouais, sans doute. »
Le Noir regarda la masse de cheveux roux, sur le perron des Carver. « Elle est morte, n’est-ce pas ?
-Je ne sais pas. J’en ai bien l’impression, mais… je vais pousser le battant de la moustiquaire pour essayer de m’en assurer. Des objections ? »
Dans le fond, il espérait que Brad allait lui répon-dre: bon Dieu, oui, que j’en ai, des objections, des tas, tout un volume in-quarto… mais l’autre secoua négativement la tête.
« Vous avez intérêt à vous aplatir, reprit Johnny. Sur la droite, ça va, mais on ne voit rien sur la gau-che, à cause de la voiture de Mary.
-Je vais m’aplatir encore plus qu’une punaise sous une presse hydraulique.
-J’espère ne jamais vous voir dans un de mes séminaires d’écriture, si c’est pour me sortir des répliques pareilles. Et faites gaffe à pas vous couper avec les débris de porcelaine.
-Allez-y, si vous êtes décidé. N’attendez pas. »
Johnny repoussa la moustiquaire. Il hésita, ne sachant trop comment s’y prendre, puis il saisit la main froide de la jeune fille et se mit à chercher le pouls. Pendant un instant, il ne sentit rien, et puis…
« Je crois qu’elle est vivante ! murmura-t-il à Brad, une excitation retenue dans la voix. Il me semble sentir le pouls ! »
Oubliant que des créatures en armes se dissimulaient peut-être encore dehors, sous la pluie, il ouvrit la moustiquaire en grand, saisit une poignée de cheveux roux et souleva la tête de l’adolescente. Brad l’avait rejoint sur le seuil et Johnny entendait sa respiration qui s’accélérait, tandis que lui parvenaient des odeurs mêlées de transpiration et de lotion après-rasage.
Le visage de la jeune fille apparut-ou plutôt non, pas vraiment, car elle n’avait plus de visage. On ne voyait qu’un magma autour d’un trou noir qui avait dû être sa bouche. Dessous, il y avait des débris qu’il prit un instant pour du riz, avant de comprendre qu’il s’agissait de ses dents, ou du moins de ce qu’il en restait. Les deux hommes hur-lèrent en même temps, dans un duo de sopranos parfait, Brad directement dans l’oreille encore bour-donnante de Johnny; le son lui donna l’impression de s’enfoncer douloureusement jusqu’au tréfonds de son être.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » C’était la voix de Cammie, qui leur parvenait depuis l’autre côté de la porte battante conduisant à la cuisine. « Qu’est-ce qu’il y a encore ?
-Rien », répondirent les deux hommes, toujours à l’unisson, avant d’échanger un regard. La peau de Brad Josephson avait pris une bizarre couleur cendrée.
« Restez où vous êtes ! » lança Marinville. Il aurait voulu parler plus fort, mais il n’arrivait pas à donner du volume à sa voix. « Ne bougez pas de la cuisine ! »
Il se rendit compte qu’il tenait toujours la jeune fille par les cheveux. Ils étaient crêpelés, et faisaient penser à ces éponges synthétiques effilochées…
Non, pensa-t-il froidement. Pas à cela. L’impression qu’il ressentait, en réalité, était celle de tenir un scalp. Un scalp humain.
Cette idée le fit grimacer et il ouvrit la main. La tête retomba contre le béton du perron avec un bruit mat qu’il se serait bien passé d’entendre. Brad poussa un gémissement et enfonça la bouche dans le creux de son coude pour l’étouffer.
Johnny ramena sa main à lui et, tandis que la porte-moustiquaire revenait en place, il crut voir un mouvement de l’autre côté de la rue, à l’intérieur de la maison des Wyler, derrière la baie vitrée. Mais il n’était pas en mesure de s’occuper des problèmes que pouvaient avoir les gens, là-bas. Il était pour l’instant trop paniqué pour s’occuper de qui que ce soit, y compris de lui-même. Son seul désir-la seule chose au monde dont il avait réellement envie, aurait-on dit-était d’entendre le hululement des voitures de police et la sirène des pompiers qui rap-pliquaient.
Mais seuls le tonnerre, les craquements de l’incendie et le chuintement de la pluie lui parvenaient.
« Il faut… », commença Brad, s’interrompant pour émettre un son entre haut-le-coeur et dégluti-tion. Le spasme passa et il fit une nouvelle tentative. « Il faut la laisser… »
Oui. Que faire d’autre, du moins pour le moment ?
Ils battirent en retraite dans le vestibule, à quatre pattes. Johnny commença à reculons, puis fit demi-tour, balayant les débris de la figurine Hummel de ses mocassins. Brad avait déjà franchi la porte donnant dans la salle à manger des Carver et était sur le point d’atteindre la cuisine où l’attendait sa femme, également à genoux. L’arrière-train considérable du Noir ballottait d’un côté et de l’autre d’une manière que Johnny aurait sans doute trouvée comique en d’autres circonstances.
Quelque chose attira son oeil et il s’arrêta. Il y avait une petite table décorative, à droite de l’entrée de la salle à manger où David Carver ne présiderait plus jamais au découpage de la dinde de Thanksgiving ou de l’oie de Noël. Une tablette encombrée -de quoi donc, à votre avis ?-de figurines Hum-mel, une bonne douzaine. La tablette n’était plus en position horizontale, mais inclinée contre le mur qui en fait la retenait, telle une poivrote assoupie contre un réverbère. Le petit meuble avait un pied arraché. Les bergers et bergères Hummel étaient renversés dans tous les sens, et des débris de porcelaine, sur le plancher, indiquaient qu’une ou deux autres avaient dégringolé du plateau. Au milieu des figurines peintes il y avait autre chose, un objet noir. Dans la pénombre, Johnny le prit tout d’abord pour le cadavre d’un énorme insecte. Un pas-à quatre pattes-dans la direction de la tablette le détrompa.
Il regarda, derrière lui, le trou de la taille d’un poing, dans le haut de la porte-moustiquaire. Si une balle l’avait fait, en fin de trajectoire descendante…
Il imagina quelle pouvait être cette trajectoire hypothétique et constata qu’en effet elle pouvait s’être terminée contre le pied de la table, la renversant dans son attitude d’ivrogne pris par surprise. Sur ce, elle se serait arrêtée ?
Johnny écarta les débris de porcelaine, espérant ne pas se couper (sa main tremblait de façon incontrôlable, en dépit de ses efforts de concentration), et ramassa l’objet noir.
« Qu’est-ce que vous avez trouvé ? demanda Brad, arrivant à son tour, toujours à quatre pattes.
-Reviens ici, Brad ! siffla entre ses dents Belinda.
-Tais-toi, à la fin, lui répliqua Brad. Alors, c’est quoi, John ?
-Aucune idée », répondit l’écrivain, soulevant la chose. Il savait cependant qu’en réalité il en avait une, d’idée, et qu’elle lui était même venue à l’esprit dès l’instant où il avait compris qu’il ne s’agissait pas des restes d’un monstrueux scarabée de l’été. Mais cela ne ressemblait en rien à une balle qui venait d’être tirée. Ce n’était pas celle qui avait enlevé la vie à l’adolescente, on pouvait en être à peu près certain; elle aurait été écrasée, tordue, déformée. Cet objet ne paraissait pas non plus avoir la moindre éraflure, alors qu’il avait jailli violemment d’une arme à feu, avait crevé une moustiquaire et fracassé un pied de table.
« Faites voir », demanda Brad. Sa femme les avait rejoints-à quatre pattes-et regardait par-dessus son épaule.
Johnny laissa tomber la chose dans la paume de sa main; un objet conique, mesurant un peu moins de vingt centimètres de long, à la pointe acérée, à la base circulaire. Il devait faire environ cinq centimè- tres, estima-t-il, à l’endroit le plus large. Il était en métal noir, dense, et dépourvu de toute marque, pour autant que Johnny pouvait en juger. Aucune rainure concentrique à la base aucune trace d’échauffement en dessous, pas de nom de fabricant, pas d’estampille de calibre.
Brad regarda l’écrivain. « Que diable… ? com-mença-t-il, l’air aussi décontenancé que l’était lui-même Johnny.
-Laisse-moi voir, dit à son tour Belinda à voix basse. Mon père m’emmenait avec lui quand il faisait du tir, et je l’aidais à recharger. Passe-la-moi. »
Brad lui tendit la balle. Elle fit rouler le cône métallique entre ses doigts, puis le leva à hauteur des yeux. Il y eut un coup de tonnerre, à l’extérieur, le plus fort depuis quelques minutes, et ils sursautè- rent tous les trois.
« Où l’avez-vous trouvée ? » demanda-t-elle à Johnny.
Il lui indiqua les débris de porcelaine sous la tablette inclinée.
« Ah bon ? Et comment se fait-il qu’elle ne se soit pas enfoncée dans le mur ? »
Marinville se rendit compte que c’était une bonne question, maintenant qu’elle était posée. La balle n’avait fait que traverser un grillage de moustiquaire et briser un fragile pied de table. Comment se faisait-il qu’elle n’ait pas pénétré dans le mur, laissant un trou derrière elle ?
« Je n’ai jamais rien vu de pareil, reprit Belinda. Evidemment, je n’ai pas tout vu, question muni-tions, loin de là, mais je peux vous dire que ce truc-là n’est pas sorti d’un pistolet ou d’un fusil de chasse.
-Pourtant, objecta Johnny, c’est avec des fusils de chasse qu’ils tiraient. Des fusils de chasse à canons superposés. Vous êtes bien sûre que…
-Je n’ai même pas la moindre idée de l’arme qui a pu expédier ça. Elle ne comporte pas la plus petite striure ou marque d’échauffement; et qu’est-ce qu’elle est lourde ! On dirait une balle comme se l’imaginent les enfants. »
La porte battante qui donnait sur la cuisine s’ou-vrit brusquement et alla heurter le mur, les effrayants encore plus que le coup de tonnerre. C’était Susi Geller. D’une pâleur mortelle, elle fit à Johnny l’effet d’être redevenue une petite fille. « Il y a quelqu’un qui crie à côté, chez Billingsley. On dirait une femme, mais c’est difficile à dire. Ça fait peur aux petits.
-D’accord, ma chérie, lui répondit Belinda, d’un ton parfaitement calme qui fit l’admiration de Marinville. Retourne dans la cuisine. On arrive dans un instant.
-Où est Debbie ? » demanda l’adolescente. Du fait de leur corpulence, les Josephson l’empêchaient de voir le perron, d’où elle se tenait. « Est-ce qu’elle est allée à côté ? J’avais l’impression qu’elle était juste derrière moi… Et si c’était elle qui criait ?
-Non, je suis sûr que ce n’est pas elle, répondit Johnny, terrifié de se rendre compte qu’il était sur le point de s’esclaffer une fois de plus de manière démente. Va vite, maintenant, Susi. »
La jeune fille retourna dans la cuisine, laissant le battant se refermer derrière elle. Les trois adultes se regardèrent un instant avec des mines tragiques de conspirateurs. Aucun ne parla. Puis Belinda rendit le cône noir à Johnny et passa en canard devant lui pour regagner la cuisine; Brad la suivit à quatre pattes. Marinville étudia le pélot encore quelques instants, réfléchissant à ce qu’avait dit la femme: une balle comme se l’imaginent les enfants. Elle avait raison. Il avait souvent rendu visite à des classes de cours élémentaire, depuis qu’il avait commencé la chronique de Kitty-Kat, et il avait eu son content de papas et de mamans affichant de grands sourires sous un soleil jaune dessinés aux crayons de couleur, de paysages délirants bien verts, feston-nés d’arbres bien marron, et l’objet avait l’air d’être tombé tel quel de l’une de ces oeuvres.
Petit morpion-mordeur Smitty, dit une voix au fond de sa tête; mais lorsqu’il voulut s’y intéresser pour lui demander si elle savait quelque chose ou se contentait seulement de faire son numéro, elle avait disparu.
Il glissa la balle dans sa poche, avec ses clés de voiture, et suivit les Josephson dans la cuisine.
Steven Jay Ames, pas vraiment arrivé classé dans la grande course au rêve américain, avait une devise, et cette devise était: PAS DE PROBLEME, MEC.
Il n’avait pu décrocher la moyenne lors de son premier semestre au MIT, en dépit des notes stra-tosphériques qu’il avait obtenues à l’examen d’en-trée, mais que voulez-vous: PAS DE PROBLEME, MEC.
Il était passé d’ingénieur en électricité à ingénieur tout court, mais comme ses notes n’atteignaient toujours pas la moyenne fatidique, il avait fait sa valise pour rejoindre l’université de Boston, ayant décidé de renoncer aux terres stériles de la science pour les champs verdoyants de la littérature anglaise-Coleridge, Keats, Hardy, T.S. Eliot-, une vraie paire de guêtres qui traînait sur le plancher de l’univers et faisait le tour de l’épineuse question, bref, la grande angoisse métaphysique du xxe siècle, vieux. Il avait assez bien réussi pendant quelque temps, puis avait complètement raté sa deuxième année, victime d’une passion effrénée pour le bridge, tout autant que pour l’alcool et l’herbe rouge de Panama. Mais PAS DE PROBLEME, mec.
Il avait traîné dans le secteur de Cambridge, jouant de la guitare et draguant les filles. Il n’était pas fameux comme joueur de guitare et s’en sortait mieux au paddock, mais PAS DE PROBLEME, MEC, vraiment. Il avait simplement rangé sa guitare et gagné New York en stop.
Depuis, il avait traîné ses guêtres dans divers boulots de vendeur, fait le tour de la question épineuse comme discjockey dans une station de radio heavy-metal qui n’avait pas longtemps tenu la route à Fish-kill (New York), rempilé comme ingénieur du son dans une autre station, fait de la promo de concerts rock (six bons spectacles suivis d’un décrochage cauchemardesque de Providence en pleine nuit, en laissant une ardoise de soixante mille dollars à quelques citoyens peu commodes), mais PAS (VRAIMENT) DE PROBLEME, MEC; il était devenu gourou-chiroman- cien sur les trottoirs de Palisades Park, puis technicien de guitare. Là, il s’était senti à l’aise et il louait ses services dans tout le nord de l’État de New York et en Pennsylvanie. Il aimait régler et réparer les guitares, un boulot peinard. De plus, il était bien meilleur comme réparateur que comme joueur. Pendant cette période, il arrêta aussi de fumer son gazon de Panama et de jouer au bridge, ce qui lui simplifia encore plus la vie.
Deux ans auparavant, à Albany, il s’était lié d’ami-tié avec Deke Ableson, le gérant du Club Smile, une boîte où l’on pouvait se faire une bonne ventrée de blues pratiquement tous les soirs. Steve avait d’abord débarqué au Smile en tant que technicien de guitare indépendant, puis il y avait installé ses pénates lorsque le type qui tenait le bar avait eu une petite crise cardiaque. Sur le coup, ce fut un pro-blème, peut-être le premier vrai problème de sa vie d’adulte, mais, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, il s’accrocha en dépit de sa peur de faire une connerie et de se faire lyncher par une bande de motards ivres. Cela tenait en partie à Deke, qui ne ressemblait à aucun des tenanciers de boîte que Steve avait rencontrés jusqu’ici; car Deke n’était ni un voleur, ni un débauché, ni le genre de type à terroriser et humilier les autres pour s’affirmer. En plus, il aimait vraiment le rock and roll, alors que la plupart des propriétaires de club le détestaient, préférant Yanni, ou Zamfir et sa flûte de pan, quand ils étaient seuls dans leur caisse. Deke était exactement le genre de type que Steve, qui se souvenait de n’avoir rempli qu’une seule déclaration de revenus de toute sa vie, aimait vraiment: un type à ZÉRO PROBLEME.
Deke avait en plus une femme dans son genre, décontractée et douce, ayant le sens de l’humour, une poitrine splendide et pas la moindre tendance à l’infidélité, pour autant que Steve pouvait en juger. Par-dessus le marché, Sandy était comme lui une ancienne accro des cartes; ils avaient eu de grandes conversations sur la pulsion pratiquement incontrô- lable qui vous poussait à surenchérir, en particulier s’il y avait de l’argent en jeu.
En mai de cette année, on avait offert à Deke la gestion d’un club très important-genre Maison du Blues-à San Francisco, et il avait accepté. Lui et sa femme étaient partis depuis trois semaines. Il avait promis à Steve une bonne place, si celui-ci voulait bien empaqueter tout leur bordel (des albums, surtout, plus de deux mille, avec des anachronismes comme Hot Tuna, Quicksilver Mes-senger Service et Canned Heat) et le convoyer jus-qu’à San Francisco. Réaction de Steve: PAS DE PROBLEME, DEKE. Hé, cela faisait près de sept ans qu’il n’avait pas été faire une virée sur la côte Ouest, et il se disait qu’un peu de changement ne lui ferait pas de mal. Histoire de recharger ces bonnes vieilles Duracell.
Il lui avait fallu un peu plus longtemps que prévu pour régler le bordel d’Albany, se procurer le bahut, le charger et prendre la route. Il y avait eu plusieurs coups de téléphone de Deke, le dernier sur un ton quelque peu tendu; et lorsque Steve le lui avait fait remarquer, Deke avait répondu: Que veux-tu, c’est le résultat de trois semaines à dormir dans un sac de couchage et à tenir avec la même demi-douzaine de T-shirts. Tu rappliques ou non ?-Je rapplique, je rapplique, avait répondu Steve.-T’énerve pas, mon vieux. » Et Steve ne s’était pas énervé. Il était parti depuis trois jours, en fait. Au début, tout bai-gnait. Puis il avait dû péter une Durit ou un truc comme ça, cet après-midi, et il avait pris la sortie de Wentworth, à la recherche de la Grande Station-Service Américaine; sur quoi, hou là ! une forte détonation s’était produite sous le capot, et tous les voyants du tableau de bord s’étaient mis à signaler que les nouvelles n’étaient pas bonnes. Il espérait que ce n’était qu’un joint de culasse, mais le bruit lui avait plutôt fait penser à un piston en rideau. Toujours est-il que le petit camion Ryder, un vrai bijou depuis qu’il avait quitté New York, s’était soudain transformé en vrai catastrophe. Néanmoins, PAS DE PROBLEME, suffisait de trouver Mister Mécano soi-même et de le mettre au boulot.
Mais Steve avait pris le mauvais tournant et s’était éloigné de la zone industrielle pour se retrouver dans un quartier beaucoup plus résidentiel, pas le genre de coin où traînait Mister Mécano pendant les heures de boulot. Il conduisait son bahut du bout des doigts et avec un pied de danseuse, tandis que la vapeur fusait de la calandre, que la pression d’huile tombait, que la température montait et qu’une désagréable odeur de brûlé commençait à s’échapper du système de ventilation… cela dit, PAS DE PROBLEME, MEC. OU alors, un tout petit problème, disons. Vrai pour les gens de Ryder, mais Steve se doutait bien qu’ils ne seraient pas écrasés par la tâche. C’est alors-hé, super, les gars-qu’il avait vu un petit magasin de quartier avec le panneau bleu indiquant la présence d’un taxiphone; quant au numéro à appeler en cas de pépin avec le moteur, il était coincé dans le pare-soleil, côté conducteur. ABSOLUMENT AUCUN PROBLEME, histoire de sa vie.
Sauf que, maintenant, il en avait un. Un problème à côté duquel la maîtrise de la table de mixage, au Club Smile, était un jeu d’enfant.
Il se retrouvait dans une petite maison où régnait une odeur de pipe froide, au milieu d’une salle de séjour avec, au mur, des photos d’animaux-plutôt spéciaux, d’après les légendes-, une salle de séjour où seul l’énorme fauteuil informe, en face de la télé, paraissait vraiment servir, et il venait de nouer son bandana autour de sa jambe, là où il avait été blessé par balle-blessure légère, mais néanmoins blessure par balle en bonne et due forme, et les gens hurlaient, morts de frousse, et la maigrichonne en blouse sans manches était blessée elle aussi (pas légèrement, dans son cas), et dehors il y avait des cadavres, et si tout cela n’était pas un problème, alors la notion de problème, se disait Steve, dubitatif, n’avait aucun sens.
Une main lui empoigna le bras au-dessus du poignet, l’étreignant douloureusement. L’étreignant ? Le pinçant, oui. C’était la fille en blouse bleue, celle avec les cheveux pas possibles. « C’est pas le moment de paniquer, dit-elle d’une voix hachée. Cette bonne femme a besoin d’aide, sinon elle va claquer, alors ne me piquez pas une crise.
-Pas de problème, ma choute », répondit-il. Le seul fait d’entendre des mots - n’importe lesquels-sortir de sa bouche le fit se sentir un peu plus solide.
« M’appelle pas ma choute si tu ne veux pas que je t’appelle mon lapin », rétorqua-t-elle du ton sec de quelqu’un qui ne se laisse pas marcher sur les pieds.
Il éclata de rire. Cela produisait un effet extrême-ment bizarre, dans cette pièce, mais il s’en fichait. Elle aussi avait l’air de s’en moquer, le regardant avec à peine une esquisse de sourire au coin des lèvres. « D’accord, dit-il, je ne t’appellerai pas ma choute, tu ne m’appelleras pas mon lapin et on pani-quera pas. Ça te va ?
-Ouais. Et ta jambe ?
-Ce n’est rien. Davantage une égratignure qu’une vraie blessure par balle.
-Coup de bol.
-Ouais. Je mettrais bien un peu de désinfectant dessus, si j’en trouve, mais à côté d’elle…
-Gary ! » larmoya l’objet de cette comparaison. Le bras, vit-il, ne tenait pratiquement plus au reste du corps, auquel il semblait n’être rattaché que par une bande de peau. Son mari, aussi maigre qu’elle (mais avec une bedaine banlieusarde en cours de développement), se démenait dans une sorte de danse frénétique. On aurait dit, songea Steve, un « indigène » dans un vieux film faisant la danse de la pluie autour d’une idole de pierre à la mine farouche.
« Gary ! » gémit-elle à nouveau. Un flot de sang dégoulinait régulièrement de son épaule, et tout le côté gauche de son corsage rose avait pris une nuance orange bourbeuse. Blanche comme un linge, elle avait la figure inondée de sueur et les cheveux collés en mèches sur le crâne. a Arrête de jouer au clébard qui cherche un coin pour pisser et aide-moi, Gary ! »
Hors d’haleine, elle s’adossa lourdement contre le mur qui séparait le séjour de la kitchenette. Steve s’attendait à ce que ses genoux la trahissent, mais ils tinrent bon. Elle agrippa son poignet gauche de sa main droite et tendit son bras blessé, avec pré- caution, en direction de Steve et de Cynthia. Le bout de cartilage, luisant de sang, qui le reliait encore à son épaule émit un gargouillis de torchon que l’on essore et Steven aurait bien voulu lui dire de ne pas toucher à son bras, d’arrêter de faire l’idiote avec car elle risquait de se l’arracher comme une aile à un poulet trop cuit.
Gary se remit à sautiller sur place comme s’il était monté sur ressorts; deux taches rouges malsaines fleurissaient sur ses joues, tandis que le reste de son visage demeurait d’une blancheur cadavérique. Un peu plus de basse, dans l’accompagnement du piano, songea Steve.
« Il faut l’aider ! couinait Gary. Faut faire quelque chose pour ma femme ! Elle va perdre tout son sang !
-Je peux pas… », commença Steve.
Gary saisit Steve par le devant de son T-shirt. Quand il n’y aura plus de place en enfer, lisait-on des-sus, les morts envahiront la Terre. Il tendit sa figure mince et fiévreuse vers son interlocuteur, avec dans l’oeil un éclat qui tenait autant du gin que de la panique. « Vous êtes de leur côté, hein ? Vous êtes avec eux ?
-Je…
-Vous êtes avec les tueurs, c’est ça ? Dites-moi la vérité ! »
Plus en colère qu’il ne l’aurait cru possible-la colère n’étant vraiment pas son genre, d’habitude-, Steve assena un bon coup sur les mains qui s’agrippaient à son vieux T-shirt préféré et repoussa l’homme. Gary trébucha sans tomber; ses yeux s’écarquillèrent, puis se plissèrent de nouveau.
« D’accord, dit-il. Ouais, c’est ça, d’accord. Tu l’auras voulu et tu vas l’avoir. » Sur quoi, il essaya de se jeter sur Steve.
Cynthia s’élança entre eux, après avoir jeté un coup d’oeil à Steve-sans doute pour s’assurer qu’il n’était pas d’humeur combative-, et adressa un regard courroucé à Gary. « Vous avez pas fini de déconner ? »
Gary eut un sourire entendu. « Il n’est pas d’ici, n’est-ce pas ?
-Mais bordel, moi non plus ! Je suis de Bakersfield, Californie ! C’est pas pour ça que j’en fais partie !
-Gary ! » On aurait dit le jappement d’un chien qui vient de courir longtemps sur une route poussié- reuse et a aboyé jusqu’à l’extinction de voix. « Arrête de faire le con et aide-moi ! Mon bras… » Elle continuait de le tendre et Steve, à cet instant-là, pensa soudain à la boucherie Mucci de Newton. Un type en chemise blanche, bonnet blanc, tablier ensanglanté, tendant une pièce de viande à sa mère. A servir pas trop cuit, avec un peu de gelée à la men-the, madame Ames, et je vous garantis que plus jamais vos gosses ne vous réclameront de poulet rôti !
« Gary ! »
Le maigrichon à l’haleine parfumée au gin fit un pas vers sa femme, puis se tourna à nouveau vers Cynthia et Steve. Le petit sourire entendu avait disparu. Il paraissait simplement malade. « Je sais pas ce qu’il faut faire, avoua-t-il.
-Espèce de cervelle de piaf, demeuré, gronda Marielle d’une voix basse, exténuée. T’es vraiment le roi des crétins. » Elle était de plus en plus blême, avait atteint ce stade légendaire de la pâleur mortelle. Des cernes bruns se dessinaient sous ses yeux, se déplaçant comme des ailes, et son tennis gauche était d’un rouge bien franc et non plus blanc.
Elle va mourir si on ne l’aide pas tout de suite, pensa Steve. Cette idée le frappait tout à la fois de stupeur et de stupidité. C’était sans doute à une aide professionnelle qu’il pensait, à une équipe de types en blouse verte, échangeant des phrases comme: « 10 cc de plasma; électro, OK ? » Mais on n’en voyait pas un seul dans le secteur, et ils n’avaient pas l’air d’arriver. On n’entendait toujours pas les sirènes, seulement les grondements du tonnerre qui battait lentement en retraite vers l’est.
Sur le mur, à la gauche de Steve, il y avait la photo encadrée d’un petit chien brun au regard extraordinairement intelligent. Dessous, soigneusement écrit en caractères d’imprimerie, on lisait: DAISY, RACE CORGI, 9 ANS. CAPABLE DE COMPTER ET D’ADDITIONNER DE PETITES QUANTITÉS. A la gauche de Daisy, sous la vitre eclaboussée du sang de Marielle, on voyait un autre chien qui avait tout à fait l’air de sourire à l’objectif. CHARLOTTE, RACE COLLEY, 6 ANS. CAPABLE DE TRIER DES PHOTOS ET DE CHOISIR CELLES DES GENS QU’ELLE CONNAIT.
Encore plus à gauche, on voyait un perroquet qui, apparemment, fumait une Camel.
« Rien de tout cela n’arrive, déclara Steve d’un ton calme, presque joyeux, sans savoir s’il s’adressait à Cynthia ou s’il parlait pour lui-même. Je dois être quelque part dans un hôpital. J’ai dû foutre le bahut contre un arbre, sur l’autoroute. C’est comme dans Alice au pays des merveilles. Version hard. »
Cynthia ouvrait la bouche pour répondre, quand le vieux type-celui, sans doute, qui avait observé Daisy, la chienne corgi, en train d’ajouter deux à six pour trouver huit, PAS DE PROBLEME, POUR DAISY…- entra, un vieux sac noir à la main. Le flic-au fait, est-ce qu’il ne s’appelait pas Collie, se demanda Steve, ou bien suisje sous l’influence délirante de ces bon Dieu de photos ?-le suivait; il défaisait sa ceinture. Peter Machintruc, le mari de la femme morte à côté de la voiture, fermait la marche d’un pas mal assuré, l’air hébété.
« Aidez-la ! gémit Gary, oubliant Steve et sa théo-rie du complot, au moins pour le moment. Aidez-la, elle est en train de saigner comme un porc !
-Vous savez bien que je ne suis pas médecin, Gary ! Rien qu’un vieux soigneur de chevaux, et…
-Je t’interdis… de me traiter de porc », les interrompit Marielle. Elle avait parlé d’une voix à peine audible, mais une vie sinistre brillait encore dans ses yeux, qu’elle gardait fixés sur son mari. Elle vou-lut se redresser, n’y parvint pas, glissant au contraire un peu plus bas le long du mur. « Pourquoi pas dire que je suis une truie, tant que tu y es ? »
Le vieux soigneur de chevaux se tourna vers le flic, qui se tenait sur le seuil de la cuisine, torse nu, la ceinture tendue entre ses deux mains. Il rappelait à Steve le fouetteur, dans un bar sadomaso où il avait jadis tenu les manettes pour un groupe qui s’appelait les Trous Chromés.
« Je dois vraiment ? » demanda le flic. Il avait lui-même pas mal perdu ses couleurs, mais donnait l’impression de bien tenir le coup, au moins jus-qu’iCi.
Billingsley acquiesça et posa la sacoche sur le grand fauteuil de télé. Il fit sauter les fermoirs et commença à fouiller dedans. « Et vite. Plus elle perd de sang, plus sa situation devient critique. » Il leva les yeux, une bobine de fil chirurgical dans l’une de ses mains déformées, des ciseaux à bout recourbé dans l’autre. « Moi non plus, ça ne m’amuse pas. La dernière fois que je me suis trouvé dans une situation de ce genre, il s’agissait d’un poney qu’un chas-seur avait pris pour un daim. Il lui avait démoli un antérieur. Mettez-la aussi haut que possible sur son épaule. La boucle à hauteur de sa poitrine et serrez autant que vous pouvez.
-Où est Mary ? demanda Peter. Où est Mary ? Où est Mary ? Où est Mary ? » Sa voix se faisait de plus en plus plaintive. La quatrième fois qu’il répéta sa question, on aurait dit un couinement de fausset. Il se prit brusquement le visage dans les mains, tourna le dos à tout le monde et s’appuya le front contre le mur, entre Baron, un labrador qui composait son nom à l’aide de cubes, et Dirtyface, un bouc à l’expression morose qui était soi-disant capable de jouer un certain nombre d’airs simples à l’harmo-nica. Steve se dit que si jamais il entendait un bouc lui jouer The Yellow Rose of Texas sur un Hohner, il ne lui resterait plus qu’à se flinguer.
Marielle Soderson, de son côté, observait Billingsley avec l’intensité d’un vampire regardant un type qui vient de s’entailler avec son rasoir. « Fait mal, coassa-t-elle. Donnez-moi quelque chose…
-Oui, répondit Billingsley, mais le tourniquet, pour commencer. »
Il adressa au flic un signe impatient de la tête. Entragian avança, le passant déjà pris dans la bou-cle de la ceinture. La maigrichonne, devenue blond foncé, tant la sueur lui imbibait les cheveux, tendit son bon bras et le repoussa avec une force surpre-nante. Le flic ne s’y attendait pas. Il recula de deux pas, heurta le bras du vieux fauteuil et tomba dedans. Il avait l’air d’un comique qui vient de glisser sur une peau de banane dans un film.
Marielle n’eut même pas un coup d’oeil pour lui. Toute son attention était concentrée sur le vieux véto et sa sacoche noire.
« Tout de suite ! » On aurait littéralement dit qu’elle aboyait. « Donnez-moi quelque chose tout de suite, espèce de vieux chnoque, sinon je vais cre-ver ! »
Le flic réussit à s’extraire du fauteuil et croisa le regard de Steve. Ce dernier comprit, acquiesça et commença à se diriger vers la femme qui s’appelait Marielle, la contournant par la droite. Fais gaffe, se disait-il, elle flippe complètement, elle est capable de te griffer ou de te mordre, n’importe quoi, alors fais gaffe.
D’une poussée contre le mur, elle se redressa, oscilla sur place, reprit son équilibre et s’avança vers le vieux véto. Elle tendait une fois de plus son bras devant elle, comme si c’était la pièce à conviction numéro un dans un procès. Billingsley recula d’un pas, et jeta un coup d’oeil nerveux au flic et à Steve.
« File-moi du Démerol, chameau ! aboya-t-elle de sa voix épuisée. File-m’en ou je t’étrangle jusqu’à ce que tu en chies dans ton froc ! Je… »
Le flic, après un nouveau mouvement de la tête adressé à Steve, bondit sur la gauche; Steve en fit autant de son côté et passa un bras autour du cou de la femme. Il ne tenait pas à l’étouffer, mais redoutait de passer trop loin derrière elle, de prendre son bras blessé par erreur et de lui faire encore plus mal. « Restez tranquille ! » cria-t-il. Il n’avait pas eu l’intention de crier, simplement de parler d’un ton normal, mais c’était sorti comme ça. En même temps, le flic passait la boucle par la main gauche de la femme et la faisait remonter le long de son bras.
« Tenez-la bien, mon vieux. Empêchez-la de bou-ger ! »
Ce que fit Steve, pendant deux ou trois secondes; puis une goutte de transpiration, chaude et piquante, lui tomba dans l’oeil et il relâcha son étreinte au moment où Collie Entragian commen- çait à resserrer son garrot improvisé. Marielle s’arc-bouta vers la droite, sans quitter le vieux véto de son sinistre regard de rapace, et son bras se retrouva entre les mains du flic. Steve remarqua la montre toujours en place, une Indiglo dont l’aiguille des secondes était arrêtée entre quatre et cinq. La ceinture resta accrochée à l’épaule un instant, puis tomba au sol, la boucle ne contenant plus rien. Cynthia hurla, les yeux écarquillés. Le flic contemplait, bouche bée, le membre qu’il tenait entre ses mains.
« Mettez-le sur de la glace ! rugit Gary. Sur de la glace, tout de suite ! Tout de s… » Puis, d’un seul coup, il parut se rendre compte de ce qui était arrivé. De ce que le flic tenait à la main. Il ouvrit la bouche, tourna la tête d’une manière curieuse et dégobilla sur la photo du perroquet fumeur.
Marielle ne remarqua rien de tout cela. Elle tituba vers le vétérinaire, lequel était manifestement terrifié, tendant la main qui lui restait. « Faites-moi une piqûre ! Tout de suite, vous m’entendez ? Espèce de vieux débris ! Une putain de pi… piqû… »
Elle tomba à genoux, la tête pendante. Puis, avec un immense effort, redressa le menton. Un instant, son regard vrilla les yeux de Steve. « Et vous, bordel, d’où vous sortez ? » demanda-t-elle d’une voix claire, parfaitement compréhensible, avant de s’effondrer doucement au sol. Son crâne se retrouva à quelques centimètres des pieds de Peter, l’homme qui avait perdu sa femme. Jackson, se dit soudain Steve. Ouais, c’est son nom, Jackson. Peter Jackson se tenait toujours le front appuyé au mur, le visage dans les mains. S’il recule d’un seul pas, songea Steve, il va lui marcher dessus.
« Bordel de merde », murmura le flic, stupéfait. Il eut l’air de se rendre compte qu’il tenait toujours le bras de la femme à la main. La démarche raide, il passa dans la cuisine, tenant le membre loin devant lui. Le chuintement sibilant de la pluie faisait à Steve l’effet d’être très fort.
« Allons-y, dit alors le vieux débris, comme s’il se réveillait. On n’en a pas encore fini. Passez-lui cette ceinture, fiston, serrez-la contre sa poitrine. Ça ira ?
-Je crois », répondit Steve, qui fut néanmoins très soulagé lorsque Cynthia, la petite vendeuse, ramassa la ceinture et s’agenouilla à côté de la femme inconsciente.
Extrait du « Corridor de Force », épisode 55 de MotoKops 2200, téléfilm original d’Allen Smithee:
ACTE II
FONDUSUR: INT.CENTRE DECRSE, QG DE MoToKoPs La pièce est comme toujours dominée par l’énorme « écran de situation ». Debout sur son flotteur, le colonel Henry a l’air grave. Assis au fer à cheval, le reste de l’escouade: Snake Hunter, Bounty, le major Pike, Rooty et Cassie.
Sur l’écran de situation: vue de l’espace. Au loin, la Terre, réduite à une piécette vert-bleu, l’air SNAKE HUNTER (avec son ton méprisant habituel) Alors c’est quoi, la grande affaire ? Je ne vois rien de spécialement… Qu’est-ce que ? ? ?
Soudain, le Corridor de Force apparaît sur l’écran, le remplissant presque, effaçant les étoiles des deux côtés. C’est comme de voir arriver le vaisseau de Darth Vader au début de La Guerre des étoiles: en un mot, effrayant !
Le Corridor de Force est constitué de deux longues plaques de métal sur lesquelles sont disposées, à intervalles réguliers, de grosses pièces cubi-ques. Le Corridor de Force bourdonne de manière menaçante, et on voit crépiter des flammes bleues entre les cubes.
Cassie étouffe un cri et regarde, effondrée, l’écran de situation. Le colonel Henry appuie sur un bouton et l’écran passe en arrêt sur image. On voit toujours la Terre, encadrée par le corridor, paraissant prise dans un maillage électrique potentiellement mortel !
LE COLONEL HENRY (à Snake Hunter) La voilà, la grande affaire ! Le Corridor de Force, oeuvre d’une race d’extraterrestres dis-parue depuis longtemps ! Un système destruc-teur, et qui se dirige droit sur la Terre !
O mon Dieu !
CASSIE (désespérée)
LE COLONEL HENRY Détendez-vous, Cassie, il est encore à cent cinquante mille années-lumière. La mise en place s’effectue en deux fois.
LE MAJOR PIKE oui, mais à quelle vitesse se déplace-t-il ?
LE COLONEL HENRY C’est le problème. Disons que si nous ne réglons pas cette crise au cours des prochaines soixante-douze heures, vous feriez mieux de changer de projets pour le week-end.
ROOTY Root-Root-Root-Root !
SNAKE HUNTER La ferme, Rooty. (Au colonel Henry :) Quel est notre plan ?
Le colonel Henry s’élève sur son flotteur, afin de pouvoir explorer quelques-uns des cubes en relief sur la partie interne du corridor.
LE COLONEL HENRY Les mesures de la sonde télémétrique donnent une longueur de plus de trois cent mille kilo-mètres sur quatre-vingt mille de large pour le Corridor de Force-un couloir de la mort dans lequel rien ne peut survivre ! Il a cependant peut-être un point faible ! Je crois que ces cubes sont des générateurs. si nous pouvions les détacher…
BOUNTY Est-il question d’un assaut avec les véhicules à champ d’énergie, patron ?
Gros plan sur le visage fermé du colonel Henry.
LE COLONEL HENRY Les VACES sont la seule chance de la Terre.
INT. CENTRE DE CRISE, AVEC LES MOTOKOPS
SNAKE HUNTER Un assaut au champ d’énergie ? Ça pourrait nous mener tout droit au paradis, un truc pareil !
Roo~Y Root-Root-Root-Root !
TOUS La ferme, Rooty !
INT COULOIR DANS LE CENTRE DE CRISE
Le colonel Henry et Cassie Styles en tête, les autres MotoKops sur les talons. Rooty, comme d’habitude, est à la traîne.
LE COLONEL HENRY vous êtes soucieuse, ma petite.
CASSIE Evidemment ! Snake Hunter a raison ! Les véhicules à champ d énergie Il ont j amais été conçus pour subir les efforts d’un assaut en espace prof ond !
LE COLONEL HENRY Pourtant, vous avez autre chose en tête.
CASSIE vos dons de télépathie sont détestables, parfois, Hank.
LE COLONEL HENRY Allez… dites-moi tout.
CASSIE Quelque chose m’inquiète dans la forme de ces cubes. Et si ce n’étaient pas des générateurs ?
LE COLONEL HENRY Et que pourraient-ils bien être d’autre ?
Ils ont atteint la porte coulissante donnant dans le hangar à VACES. Le colonel Henry colle sa main contre la serrure et la porte s’ouvre.
CASSIE Je ne sais pas, mais…
INT.HANGARAVACES, LES MOTOKOPS
Cassie a le souffle coupé, ses yeux s’agrandissent. Le colonel Henry, la mine toujours sévère, la prend par l’épaule. Les autres membres de l’escouade se rassemblent autour d’eux.
SNAKE HUNTER Ouais, Rooty, absolument d’accord !
I1 regarde, l’air furieux, le sinistre visiteur qui s’est glissé entre son Tracker Arrow et le
lso
Rooty-Toot de Rooty, le Meatwagon, qui bourdonne faiblement.
LE COLONEL HENRY MotoKops, préparez-vous au combat !
SNAKE HUNTER (son pistolet paralyseur déjà à la main)
J’vous ai pris de vitesse, patron.
Les autres s’arment.
INT.VACE MEATWAGON La tourelle recule, révélant Sans-~visage, toujours aussi sinistre dans son uniforme noir. Der-rière lui, devant le tableau de bord, est assise la comtesse Lili, toujours aussi hautaine et sexy. L’hypno-joyau scintille fébrilement à son Cou, passant par toutes les couleurs du spectre.
SANS-VI SAGE Elotteur, comtesse. Tout de suite !
LA COMTESSE LILI Oui, excellence.
La comtesse tire sur une manette. Un flotteur appa-raît. Sans-~visage y monte et rejoint le sol du han-gar enun clin d’oeil. I1 n’est pas armé et le colonel Henry s’avance vers lui en rengainant son propre paralyseur.
LECOLONEL HENRY Pas un peu loin de la maison, Sans-visage ?
SANS-VISAGE Notre maison est là où se trouve notre coeur, mon
cher Hank.
BOUNTY C’est pas le moment de faire de l’esprit.
SANS-VISAGE Tout à fait d’accord, en effet. Le Corridor de Force approche. Vous prévoyez, colonel Henry, un assaut par VACE…
LE NAJOR PIKE
SANS-VISAGE (glacial ) Parce que c’est ce que je ferais, idiot ! (Au colonel Henry :) Un assaut par VACE est terriblement risqué, mais c’est peut-être la der-nière chance de la Terre. Vous allez avoir besoin d’un maximum de champs et vous ne disposez d’aucun véhicule aussi puissant que mon Meatwagon.
SNAKE HUNTER Question d’opinion, pauv’ cloche. Mon Tracker Arrow…
LECOLONEL HENRY Arrêtez ces bêtises ! (A Sans-Visage : ) Que m’offrez-vous ?
SANS-VISAGE Que nous mettions nos forces en commun jusqu’à la fin de la crise. Qu’on laisse tomber les vieilles querelles, au moins temporairement. Une attaque conjointe du Corridor de Force.
Il tend sa main gantée de noir. Le colonel Henry tend la sienne, mais le major Pike s’avance entre eux. Ses yeux en amande sont écarquillés, et sa corne buccale frissonne d’inc~luiétude.
MAJOR PIKE Ne faites pas ça, Hank ! On ne peut lui faire confiance ! C’estunpiège !
SANS-VISAGE Je comprends ce que vous ressentez, major… nous le ressentons tous les deux, n’est-ce pas, comtesse ?
LA COMTESSE LILI Oui, Excellence.
SANS-VISAGE Mais cette fois il n’y a pas de piège, pas de cartes dans les manches.
LE COLONEL HENRY (au major Pike) Et nous n’avons pas le choix.
SANS-VISAGE En effet, nous ne l’avons pas. Les minutes nous sont comptées.
Le colonel Henry serre la main de Sans-Visage.
Associés ?
Pour le moment.
SANS-VISAGE
T E COLONEL HENRY
.
Root-Root-Root-Root !
FONDU AU NOIR. FIN ACTE I I .
(Pas corrigé le passage précédent) Chapitre 6
Adoptant les intonations de Ben Cartwright, le patriarche de Ponderosa, Tak dit: « Ma’am, vous me donnez l’impression de vouloir prendre la pou-dre d’escampette.
-Non, je… » C’était bien sa voix, mais faible et lointaine, comme une transmission radio venue de la côte Ouest par temps de pluie. « J’allais juste au magasin. On commence à manquer de… » De quoi, au fait ? De quoi pourrait-on manquer qui présente un intérêt quelconque pour ce monstre ? Grâce au Ciel, quelque chose lui vint à l’esprit. « De sirop de chocolat ! De Hershey’s ! »
Il franchit le seuil et se dirigea vers elle, Seth Garin dans son caleçon MotoKops, et elle vit alors une chose stupéfiante, horrible: les orteils du gar- çon traînaient sur la moquette mais, sinon, il flottait comme un ballon qui aurait eu la forme d’un enfant. C’était bien le corps de Seth, émouvant avec ses poignets et ses chevilles crasseux, mais dans ses yeux ce n’était pas lui. Pas du tout lui. Rien que la chose qui paraissait sortie tout droit des marécages.
« Elle a dit qu’elle allait juste faire un tour au magasin en bas d’la rue », fit la voix de Ben Cartwright. Tak pouvait bien être un monstre, il avait d’indéniables dons d’imitateur. Fallait le reconnaî- tre. « Qu’est-ce t’en penses, Adam ? -Qu’elle ment, Paw », répondit la voix de Per-nell Roberts, l’acteur qui tenait le rôle d’Adam Cartwright. Roberts avait fini par perdre ses cheveux, mais il était le meilleur du lot; ceux qui avaient tenu les rôles de son père et de ses frères étaient tous morts, depuis que Bonanza s’était enfoncé dans le crépuscule des redifs et de la télé câblée.
Retour à la voix de Ben tandis qu’il se rapproche; il est suffisamment près pour que lui parvienne l’odeur amère de la transpiration, occultant presque les derniers effluves du shampooing No More Tears. Et toi, qu’est-ce t’en penses, Hoss ?
-Elle ment, Paw », fit la voix de Dan Blocker… et un instant le petit garçon qui flottait presque eut vraiment l’air d’être Blocker.
« Et toi, Little Joe ?
-Elle ment, Paw.
-Root-Root-Root-Root !
-La ferme, Rooty. » (Voix de Snake Hunter.) On aurait dit qu’une bande invisible de fous pleins de talent faisait tout un numéro pour elle. Quand la chose devant elle reprit la parole, Snake Hunter avait disparu et Ben Cartwright, ce Moïse sévère de la Sierra Nevada, était revenu. « On n’est pas très tendre avec les menteurs et les menteuses, ma’am. Ni avec ceux qui prennent la poudre d’escampette. D’après vous, qu’est-ce que vous méritez ? »
Ne me faites pas de mal, essaya-t-elle de dire, mais pas un mot ne sortit de sa bouche, pas même un balbutiement. Elle tenta de brancher une sorte de circuit interne, visualisant le petit téléphone rouge, sauf qu’il y avait maintenant le nom de SETH imprimé dessus. Elle eut peur de chercher à joindre directement l’enfant, mais elle ne s’était jamais trou-vée dans une situation comme celle-ci. Si la chose décidait de la tuer…
Elle voyait le téléphone dans sa tête, se voyait par-ler dedans, et ce qu’elle avait à dire était d’une douloureuse simplicité: Ne le laisse pas me faire de mal, Seth. Tu avais un certain pouvoir sur lui, au début, je le sais. Pas beaucoup, peut-être, mais un peu. S’il t’en reste encore, si tu as encore la moindre influence sur lui, je t’en prie, ne le laisse pas me faire du mal, je t’en prie, empêche-le de me tuer. Pas tout de suite.
Elle chercha quelque signe d’humanité dans les yeux de la chose qui flottait, une trace de la pré- sence de Seth, mais elle ne vit rien.
Soudain, sa main gauche s’éleva et retomba brutalement contre sa joue droite, avec un bruit de petit bois que l’on brise. La chaleur l’envahit, comme si l’on venait d’allumer une lampe à W de ce côté-ci de son visage. Son oeil gauche se remplit de larmes.
C’est sa main droite qui s’élevait maintenant, comme un serpent de fakir de son panier. Elle s’immobilisa à hauteur de sa figure, puis se replia lentement en poing.
Non, essaya-t-elle de dire, non, je t’en prie, Seth, non, ne le laisse pas faire; mais rien ne se passa cette fois non plus, et le poing lui dégringola dessus, les phalanges très blanches dans la pénombre de la pièce, et son nez lui fit l’effet d’exploser, envoyant en l’air des nuées de points blancs comme des papillons. Ils dansèrent frénétiquement devant ses yeux tandis qu’un sang tiède se mettait à lui couler sur les lèvres et le menton. Elle vacilla et fit un pas en arrière.
« Cette femme est un affront à la justice du XXIII~e siècle », dit le colonel Henry de sa voix sévère -une voix qu’elle trouvait plus détestable et plus imbue d’elle-même à chaque fois que passait un épi-sode du foutu dessin animé. « Elle a besoin d’être sévèrement corrigée. »
Hoss: « Exact, colonel ! Faut montrer à cette salope qui c’est qui commande ici !
-Root-Root-Root-Root ! »
Cassie Styles: « Je suis d’accord avec Rooty ! Et une petite séance adoucissante serait une bonne manière de commencer ! »
Elle s’était remise à marcher-ou plutôt, ça la faisait marcher. Le séjour défila devant ses yeux comme un paysage par les fenêtres d’un wagon. Sa joue la brûlait. Son nez lui faisait mal. Elle sentait le goût du sang sur ses dents. Elle se représentait maintenant le visiophone MotoKops, se voyait parlant face à face avec Seth sur cet appareil de science-fiction. Je t’en prie, Seth, c’est ta tante Audrey; tu devrais me reconnaître, même avec la couleur de mes cheveux qui a changé. C’est Tak qui m’a obligée à les teindre pour qu’ils ressemblent à ceux de Cassie, mais c’est toujours moi, tante Audrey, celle qui t’a pris avec elle, qui s’occupe de toi, qui essaie, en tout cas, et c’est à ton tour de t’occuper de moi, empêche-le de me faire trop de mal, Seth, je t’en prie, empeche-le
L’éclairage n’était pas mis dans la cuisine, réduite à un chaudron d’ombres grouillantes. Tandis qu’elle était propulsée au-dessus du lino (d’une couleur gaie quand il était propre, mais encrassé et jaunâtre, pour l’instant), une pensée lui vint à l’esprit, une pensée à la logique effrayante: pourquoi Seth devrait-il l’aider ? Même s’il recevait ses messages et même s’il était capable d’intervenir, pour quelle raison le ferait-il ? Fuir Tak revenait à abandonner Seth à son sort, et c’était précisément ce qu’elle venait de tenter. Si le garçon était encore là, il devait le savoir aussi bien que Tak.
Un sanglot lui échappa, aussi faible et lointain que le souffle d’un invalide; les doigts ensanglantés de sa main droite cherchèrent l’interrupteur à tâtons, le trouvèrent. Elle alluma.
« Faut l’adoucir, Paw ! s’écria Little Joe Cartwright. Faut l’adoucir, par le diable ! » La voix dérapa soudain pour devenir le rire haut perché de Rooty le Robot. Audrey se prit à regretter de ne pas être folle. Ce serait toujours mieux que ça, non ? Forcément.
Au lieu de cela, passagère impuissante dans son propre corps, elle ne put que subir ce que Tak lui faisait faire: tourner, se diriger vers l’étagère à épi-ces et tendre la main droite pour ouvrir le placard situé au-dessus. La main gauche bouscula un Tupperware qui dégringola au sol en répandant des macaronis un peu partout sur le lino; ce fut ensuite le tour de la farine, qui atterrit à côté de son pied et dont un nuage vint lui blanchir les jambes. La main gauche s’enfonça dans l’espace vide et saisit un pot de miel en plastique souple, en forme d’ours. La main droite dévissa le couvercle et le balança. Et l’ours se retrouva la tête à l’envers au-dessus de sa bouche grande ouverte.
La main gauche, celle qui entourait le ventre rond de l’ours, se mit à le presser rythmiquement, à la manière dont elle pressait jadis la poire de la trompe montée sur sa bicyclette Schwinn. Le sang qui coulait de son nez glissa au fond de sa gorge. Puis le miel lui remplit la bouche, épais et d’une douceur écoeurante.
« Avale ! cria Tak, en n’empruntant cette fois la voix de personne. Avale ça, salope ! »
Elle avala. Une fois, deux fois, trois fois. A la troi-sième, sa gorge lui fit l’impression de se fermer complètement. Elle essayait de respirer et n’y parvenait pas. Le passage était obstrué par une colle dou-ceâtre, cauchemardesque. Elle tomba à genoux et commença à avancer à quatre pattes dans la cuisine, sa chevelure d’un roux sombre lui pendant devant les yeux, éructant d’épais caillots de miel ensanglantés. Elle en avait jusque dans le nez, et il dégoulinait aussi de ses narines.
Elle crut pendant quelques instants qu’elle n’allait plus jamais pouvoir respirer, et les papillons blancs qui dansaient devant ses yeux devinrent noirs. Je vais me noyer, pensa-t-elle, je vais me noyer dans du miel Sue Bee.
Puis le passage se dégagea, du moins un peu, suffisamment pour lui permettre d’inhaler, hoque-tante, un peu d’air, qu’elle fit descendre laborieusement dans sa gorge engluée, tandis qu’elle pleurait de terreur et de douleur.
Tak se laissa tomber sur les genoux écorchés de Seth Garin, devant elle, et se mit à lui hurler sous le nez. « Ne recommence jamais à vouloir ficher le camp ! Jamais ! Jamais ! Tu comprends ? Hoche ce qui te sert de tête, grosse vache, pour me montrer que tu as compris ! »
Les mains de Tak-les mains qu’elle ne pouvait voir, celles qui étaient dans ce qui lui servait de tête-l’agrippèrent et, d’un seul coup, elle se mit à branler furieusement du chef, au point que son front heurtait le sol à chaque descente tandis que Tak riait. Ça riait ! Elle se dit qu’il allait lui cogner la tête ainsi jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse; alors, il la laisserait au milieu du magma-macaronis, farine, miel-qui tapissait le sol.
Puis tout s’arrêta aussi soudainement que cela avait commencé. Les mains avaient disparu. La sensation de sa présence mentale aussi. Elle leva les yeux craintivement, s’essuyant le nez d’un revers de main, la respiration encore laborieuse, secouée de hoquets qui étaient presque des haut-le-coeur. Son front pulsait douloureusement et elle le sentait qui enflait déjà.
Le garçon la regardait. Elle pensa que c’était bien son neveu. Elle n’en était pas tout à fait sûre, mais…
« Seth ? »
Il resta un instant accroupi devant elle, sans broncher, sans hocher la tête. Puis il tendit une patte sale et essuya le miel qui lui coulait sur le menton avec des doigts qu’elle sentait à peine.
« Où est-il passé ? Où est Tak ? »
Il fit un effort. Elle le voyait se débattre. Contre sa peur, peut-être, mais elle n’était pas sûre que c’était ce qu’il éprouvait. Même s’il en ressentait, c’était plutôt avec son système défectueux de communication qu’il luttait en ce moment. Il émit un gargouillis, un bruit d’air dans des canalisations, et elle se dit que c’était sans doute les seuls sons qu’il parviendrait à émettre. Mais, à l’instant où elle était sur le point de se remettre debout, deux mots sortirent de la bouche de Seth.
« Parti. Construit… »
Elle le regarda, respirant encore par des voies aériennes engluées de miel, mais l’ayant oublié. Elle sentit son coeur se mettre à battre un peu plus vite au mot « parti ». Elle n’aurait pourtant pas dû se faire d’illusions, surtout après ce qui venait de se passer. Cependant…
« Il est quelque part, mon chéri ? Dans une construction ? C’est ce que tu veux dire ? Quelle construction ?
-Construit », répéta Seth, secouant la tête de droite à gauche sous l’effort. Pour ajouter finalement: « Fabrique. »
Il avait bien dit un verbe, et non une partie de nom. Tak construisait. Tak fabriquait. Mais que fabriquait-il… en dehors de les terroriser ?
« Il, reprit Seth, il… il… il ! »
Le garçon se donna un coup de poing sur la cuisse, frustré comme elle ne l’avait encore jamais vu. Elle lui saisit la main et lui déplia doucement les doigts.
« Non, Seth. » Elle sentit son diaphragme se contracter à nouveau, comme pour vomir le miel qui lui pesait encore sur l’estomac, mais elle se contrôla. « Non, mon chéri, il ne faut pas. Détends-toi. Dis-le- moi si tu peux. Sinon, ça ne fait rien. » Un mensonge, mais si elle le poussait dans ses derniers retranchements, il n’arriverait jamais à sortir quelque chose. Pis, il risquait de fuir-et, en fuyant, de laisser la place bien chaude et d’accès facile pour Tak.
« Il… ! » Seth toucha les oreilles d’Audrey, puis porta les mains aux siennes et les repoussa vers l’avant. Elle se rendit compte qu’elles étaient sales également, à la suite des longues heures qu’il avait passées dans le bac à sable; crasseuses, même, et elle acquiesça. Oui, elle avait compris. Quand Seth essayait vraiment, il s’en sortait très bien, aussi bien qu’il le fallait, en tout cas.
Il t’écoute, lui avait dit le garçon. Tak t’écoute avec mes oreilles. Bien entendu. Ça l’écoutait. Tak le Magnifique, la créature aux mille voix (la plupart du temps avec l’accent traînant du Sud) dotée d’une paire d’oreilles.
C’était Tak qui s’était mis à genoux devant elle, mais ce fut Seth qui se releva, un petit garçon maigrichon en sous-vêtements sales. Il se dirigea vers la porte, puis fit demi-tour. Audrey était toujours à quatre pattes, en train de calculer si elle pouvait s’appuyer sur le comptoir ou s’il valait mieux s’en rapprocher un peu avant.
Elle eut tout d’abord un mouvement de recul en le voyant revenir sur ses pas, pensant que Tak était de retour, croyant apercevoir l’éclat de son intelli-gence dans l’oeil de Seth. Mais lorsqu’il fut près d’elle, elle vit qu’elle avait commis une erreur bien compréhensible. Seth pleurait. Elle ne l’avait jamais vu pleurer auparavant, même pas quand il arrivait après s’être écorché les genoux ou cogné la tête. Jus-qu’à cet instant, elle avait même douté qu’il puisse pleurer.
Il passa un bras autour du cou de sa tante et appuya son front contre elle. Cela lui fit mal, mais elle ne se retira pas. L’espace d’une seconde, il lui vint à l’esprit l’image brouillée mais très intense du téléphone rouge; l’appareil avait pris des propor-tions gigantesques. Puis l’image disparut, et la voix de Seth s’éleva dans sa tête. Elle avait eu à plusieurs reprises l’impression de l’entendre, comme s’il essayait d’entrer en contact avec elle par télépathie. Impression qui se produisait la plupart du temps quand elle sombrait dans le sommeil ou au moment du réveil; impression également toujours lointaine, comme une voix qui appelle à travers un épais brouillard. Là, en revanche, la voix était étonnam-ment proche; c’était celle d’un enfant très intelligent et nullement handicapé.
Je ne t’en veux pas parce que tu voulais t’enfuir, dit la voix. Il parlait vite, furtivement. Comme un éco-lier qui chuchote quelque chose à l’oreille de son voisin pendant que le maître tourne le dos. Tu dois rejoindre les autres, ceux qui sont de l’autre côté de la rue. Il va falloir que tu attendes un peu, mais ce ne sera pas long. Parce qu’il..
Plus de paroles; une autre image brouillée lui remplit complètement le cerveau, chassant temporairement toute pensée. Seth, habillé en fou, chapeau à clochettes compris. Il jonglait, mais pas avec des balles: avec des poupées. Des petites poupées en porcelaine. Des Hummel. Mais ce n’est qu’au moment où il en laissa tomber une qui se brisa et où elle vit le visage défiguré de Mary Jackson gisant à côté de l’une des babouches rouge et blanc du fou qu’elle réalisa que les poupées étaient celles de ses voisins. Elle supposa qu’elle était en partie responsable de cette image, car elle avait vu les figurines Hummel de Kirstie Carver un millier de fois-un passe-temps fastidieux s’était-elle dit-mais elle comprit que rien de ce qu’elle pourrait bien ajouter ne changerait quoi que ce soit à ce que Seth essayait de lui faire saisir. Peu importait à quelle tâche délirante Tak s’adonnait-ce qu’il construisait, fabriquait: cette tâche le tenait très occupé.
Pas au point de ne pas me voir quand j’ai foncé vers la porte, il y a dix minutes, pensa-t-elle. Pas au point de l’empêcher de m’arrêter. Pas au point de l’empêcher de me punir non plus. Ce sera peut-être du sel, la prochaine fois, et non du miel, qu’il m’obli-gera à ingurgiter.
Ou de l’eau de Javel.
Je t’avertirai, le moment venu reprit la voix de l’en-fant. Écoute-moi, tante Audrey. Après le prochain passage des VACES. Écoute-moi bien. C’est important que tu t’en ailles, parce que…
Cette fois-ci, de nombreuses images se succédè- rent. Certaines étaient trop fugitives, impossibles à identifier, mais elle en saisit quelques-unes: une boîte de conserve Chef Boy-Ar-Dee vide dans la poubelle, un vieux siège de toilettes cassé et renversé, à la décharge publique, une voiture sur cales, sans roues ni vitres. Des objets cassés. Des objets hors d’usage.
La dernière chose qu’elle vit, avant la rupture du contact, fut le portrait d’elle-même posé sur la table, dans l’entrée. Les yeux avaient disparu, arrachés.
Seth la relâcha et se recula, la regardant pendant qu’elle s’agrippait au comptoir et se remettait péniblement debout. Son estomac, alourdi de tout le miel que Tak l’avait forcée à avaler, lui faisait l’effet d’un contrepoids. Seth avait repris son aspect habituel, distant, coupé du reste du monde, aussi dépourvu d’émotions qu’un rocher. Il y avait cependant ces traces claires sous ses yeux. Oui, il y avait cela.
« Ah-oh », dit-il de sa voix sans timbre-elle s’était demandé, avec Herb, si cela ne voulait pas dire Audrey hello-, avant de sortir de la cuisine. Il retourna dans l’alcôve, où la fusillade battait son plein. Et lorsque le film serait terminé ? Il le rembo-binerait, selon toute vraisemblance, pour le faire défiler à nouveau.
Mais il m’a parlé, pensa-t-elle. Fort, dans ma tête. Sur son téléphone PlaySkool. Sauf que son modèle est fichtrement gros !
Elle sortit le balai du placard et entreprit de ramasser les macaronis et la farine. Dans l’alcôve, Rory Calhoun rugissait: « Tu ne vas nulle part, espèce de dégonflé de Yankee !
-Il y a peut-être moyen de faire autrement, Jeb, murmura Audrey tout en balayant.
-Il y a peut-être moyen de faire autrement, Jeb », dit Ty Hardin, le shérif adjoint Laine dans le film, sur quoi le méchant colonel Murdock l’abattit. Son dernier crime; dans trente secondes, il allait lui-même se faire descendre.
Audrey sentit son diaphragme se contracter de nouveau. Fort. Elle alla jusqu’à l’évier, sans lâcher son balai, et se pencha. Elle fut secouée de hoquets, mais rien ne vint. Au bout de quelques instants, les contractions s’arrêtèrent. Elle ouvrit le robinet d’eau froide et but directement dessous, puis s’aspergea délicatement le front, où elle sentait toujours battre le sang. Ça faisait du bien. Merveilleux.
Elle referma le robinet et alla chercher la pelle dans le placard. Tak construisait, avait dit Seth, fabriquait quelque chose. Mais quoi ? Et tandis qu’elle s’agenouillait péniblement près du tas de débris, tenant le balai d’une main et la pelle de l’autre, une question plus angoissante lui vint à l’esprit: si elle parvenait à s’enfuir, qu’est-ce que ça ferait à son neveu ? Qu’est-ce que ça ferait à Seth ?
Belinda Josephson tint la porte ouverte pour son mari puis se redressa et regarda autour d’elle. La suspension, au milieu de la pièce, n’était pas allu-mée, mais on y voyait un peu mieux. Les nuages se dissipaient et elle se dit que dans une heure ou deux il ferait de nouveau chaud et beau.
Elle consulta l’horloge murale, au-dessus de la table, et éprouva un léger sentiment d’irréalité. Seize heures trois ? Était-il possible que si peu de temps se soit écoulé ? Elle regarda plus attentivement, et constata que l’aiguille des minutes ne bougeait pas. Elle tendit la main vers l’interrupteur au moment où Johnny entrait à son tour dans la cuisine à quatre pattes.
« C’est pas la peine », dit Jim Reed, assis sur le sol, entre le frigo et la cuisinière, le petit Ralph Car-ver sur les genoux. Ce dernier suçait son pouce; il avait le regard vide, apathique. Belinda ne l’avait jamais beaucoup aimé et, à sa connaissance, personne dans la rue ne l’appréciait-mis à part, supposait-elle, son père et sa mère-, mais elle ne s’en apitoya pas moins sur son sort.
« Pas la peine de quoi ? demanda Johnny.
-D’allumer. Il n’y a plus de courant. »
Belinda le crut mais n’en manipula pas moins l’interrupteur à plusieurs reprises. Rien.
Il y avait du monde dans la pièce, onze personnes, elle-même comprise, mais le silence hébété qui régnait donnait l’impression qu’ils y étaient moins nombreux. Ellie Carver reniflait de temps en temps, mais elle avait le visage enfoui con-tre le sein de sa mère et dormait peut-être. David Reed tenait Susi Geller par les épaules; la mère de l’adolescente en faisait autant de l’autre côté (la vei-narde, tout ce réconfort, pensa Belinda). Cammie Reed, la mère des jumeaux, était adossée à une porte sur laquelle un panneau indiquait CE BON vieux PLACARD A BALAIS. Belinda se dit que Cammie n’était pas autant sonnée que les autres; elle avait une expression froide et songeuse dans le regard.
« Tu as dit que tu avais entendu crier, mais je n’entends rien, observa Johnny à l’intention de Susi.
-Ça s’est arrêté, répondit l’adolescente, morose. C’était peut-être Mme Soderson.
-Oui, c’était bien elle », intervint Jim. Il déplaça Ralphie sur ses genoux et fit la grimace. « Je l’ai reconnue. On l’entend gueuler après son mari depuis qu’on est nés ou presque. N’est-ce pas, Dave ? »
Le garçon acquiesça. « Moi, il y a longtemps que je l’aurais étranglée. Vraiment.
-Ah, mais tu ne picoles pas, toi, mon garçon », répliqua Johnny dans sa meilleure imitation de W.C. Fields. Il décrocha le téléphone, écouta, manipula la touche 0 deux ou trois fois, puis raccrocha.
« Debbie est morte, non ? demanda Susi à Belinda.
-Chut, ma chérie, tais-toi », dit Kim Geller, d’un ton inquiet.
Sa fille n’y fit pas attention. « Elle n’est pas du tout allée dans l’autre maison, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la peine de mentir. »
C’était précisément ce que Belinda envisageait de faire. Susi lui rappelait un peu Frère Lapin demandant à ce qu’on ne le jette pas dans les ronces, mais cela ne lui semblait pas pour autant la bonne méthode. Elle savait d’expérience que les mensonges, même avec les meilleures intentions du monde, ne font en général qu’aggraver les choses. Les ren-dre encore plus délirantes. Et Belinda Josephson estimait qu’elles l’étaient déjà suffisamment comme ça.
« Oui, ma chérie », répondit-elle, étonnée, une fois de plus, d’entendre l’accent du Sud reprendre le dessus dans sa voix, comme à chaque fois qu’elle avait une mauvaise nouvelle à annoncer. Cela faisait peut-être partie de la culture noire, une caractéristique que personne n’avait encore songé à étudier à l’université. Ce qui était le plus curieux, dans son cas, c’est qu’elle n’avait jamais mis les pieds de toute sa vie en dessous de la ligne Mason-Dixon, le Sud métaphorique. « Oui, ma chérie, j’ai bien peur qu’elle ne soit morte. »
Susi porta les mains à son visage et se mit à pleurer. Dave Reed l’attira à lui et elle se nicha contre son épaule. Lorsque Kim voulut la reprendre, elle lui résista en raidissant son corps. La mère adressa un regard furieux à Jim, lequel n’en tint absolument aucun compte, et elle se tourna alors vers Belinda. « Pourquoi lui avez-vous dit ça ?
-La petite est sur le perron, juste là devant, avec tous ses cheveux roux étalés; difficile de ne pas la voir.
-Tais-toi, maintenant », intervint Brad. Il prit sa femme par le poignet et l’entraîna jusqu’à l’évier. « C’est pas la peine de la bouleverser. »
Un peu tard, non ? pensa-t-elle, s’abstenant prudemment de formuler la remarque à voix haute.
Derrière l’évier, il y avait une fenêtre avec son grillage anti-moustiques. En regardant sur la droite, elle vit la palissade qui séparait le terrain des Carver de celui de Toubib. On apercevait aussi le toit de la maison de Billingsley; au-dessus, les nuages paraissaient se dissiper.
Elle se tourna et se hissa de manière à s’asseoir en amazone sur le bord de l’évier, puis se pencha contre la moustiquaire; l’odeur de métal du grillage et les senteurs d’herbe mouillée de l’été la submergè- rent. Cette combinaison d’effluves provoqua une bouffée de nostalgie pour son enfance, un sentiment à la fois délicat et violent. Étrange, songea-t-elle, comme ce sont presque toujours les odeurs qui évoquent le plus puissamment le passé.
« Helloooo ! » cria-t-elle, les mains en porte-voix. Brad la prit par l’épaule, donnant l’impression de vouloir l’arrêter, mais elle se dégagea énergique-ment. « Hellooo, Billingsley !
-N’appelez pas comme ça, dit Cammie Reed. Ce n’est pas très judicieux. »
Et qu’est-ce qui serait judicieux ? pensa Belinda. Rester assis sur son derrière en attendant l’arrivée de la cavalerie ?
« Hé, allez-y, bon Dieu, intervint Johnny. Qu’est-ce qu’on risque ? Si les types qui nous ont canardés sont encore dans le secteur, l’endroit où nous som-mes n’est certainement plus un secret pour eux. » Une idée sembla alors lui traverser l’esprit, et il se laissa tomber à quatre pattes en face de la veuve du postier. « Est-ce que David avait un revolver, Kirsten ? Ou un fusil de chasse, ou encore…
-Il y a un pistolet dans son bureau, répondit-elle. Deuxième tiroir à gauche. Ce tiroir est fermé à clé, mais la clé est dans le tiroir du milieu. Sur un morceau de tissu vert. »
Johnny acquiesça. « Et le bureau ? Il est où, le bureau ?
-Oh… dans sa petite pièce. Au premier, au fond du couloir. » Elle avait répondu en paraissant per-due dans la contemplation de ses genoux; elle leva sur lui des yeux dans lesquels il lut une expression désemparée, désespérée. « Il est dehors, sous la pluie, Johnny. Comme l’amie de Susi. On ne devrait pas les laisser sous la pluie.
-Elle s’est arrêtée », répondit Johnny, dont le visage laissait voir à quel point il trouvait cette réponse stupide. Celle-ci parut cependant satisfaire Pie, du moins pour le moment, et Belinda estima que c’était ça le plus important. Peut-être était-ce dû au ton de voix de l’écrivain; les mots étaient sans doute stupides, mais jamais elle ne l’avait entendu parler avec autant de douceur. « Occupez-vous seulement de vos gosses, Kirstie, et laissez tomber le reste, pour l’instant. »
Il se leva et prit la direction de la porte battante, courbé en deux comme s’il donnait l’assaut.
« Monsieur Marinville ? demanda Jim. Est-ce que je peux vous accompagner ? »
Cependant, quand l’adolescent voulut se débarrasser de Ralphie, une expression paniquée envahit les yeux du garçonnet. Son pouce lui sortit de la bouche avec un bruit de bouchon et il s’accrocha à Jim comme une huître à son rocher, marmonnant tout bas: « Non, Jim, non, Jim… », d’une manière qui fit frissonner Belinda. C’était probablement ainsi, pensa-t-elle, que les fous devaient marmonner quand ils se retrouvaient seuls dans leur cellule, la nuit.
« Reste où tu es, Jim, lui dit Johnny. Brad ? Que diriez-vous d’une petite expédition dans les hauteurs ? Histoire de se nettoyer les bronches ?
-Pas de problème. » Brad adressa à sa femme ce regard chargé d’une expression d’amour et d’exaspération mêlés, que seuls peuvent avoir les gens mariés depuis plus de dix ans. « Vous pensez vraiment que ma tendre moitié a raison de crier à tue-tête comme elle le fait ?
-Je vous l’ai dit, qu’est-ce qu’on risque ?
-Fais attention, dit Belinda, effleurant briève-ment de la main la poitrine de son mari. Garde la tête baissée. Promets-le-moi.
-Je te le promets.
-A vous, maintenant, ajouta-t-elle en se tournant vers Johnny.
-Hein ? Ah, oui. » Il lui adressa un sourire charmant, et Belinda eut une intuition soudaine: John Edward Marinville souriait toujours ainsi quand il faisait une promesse à une femme. « Promis. »
Ils sortirent, se mettant consciencieusement à quatre pattes pour franchir la porte battante. Belinda se pencha de nouveau contre la moustiquaire. Outre la pluie et l’herbe mouillée, elle sentait l’odeur de la maison Hobart en train de brûler. Elle se rendit compte qu’elle l’entendait également: un ronflement rauque, ponctué de crépitements. L’averse allait probablement empêcher l’incendie de se propager, mais qu’est-ce que fabriquaient les pompiers, pour l’amour du Ciel ? Ils servaient à quoi, les impôts locaux ? « Hellooo ! Billingsley ? Qui est là ? »
Au bout d’un moment, une voix d’homme qu’elle ne reconnut pas lui répondit. « Nous sommes sept, ici ! Le couple de la maison un peu plus haut, sur le même trottoir (sans doute les Soderson, pensa Belinda), plus le flic, et le mari de la femme qui a été tuée. Il y a aussi M. Billingsley et Cynthia, du magasin !
-Et vous, qui êtes-vous ? cria Belinda.
-Je m’appelle Steve Ames ! Je suis de New York ! J’avais des problèmes avec mon bahut, je suis sorti de l’autoroute et je me suis perdu ! Je m’étais arrêté au magasin en bas pour téléphoner !
-Le pauvre, observa Dave Reed. Il a gagné le gros lot…
-Qu’est-ce qui se passe, reprit la voix, de l’autre côté de la palissade. Est-ce que vous savez ce qui se passe ?
-Non ! » répondit Belinda, qui se mit à réfléchir furieusement: il devait bien y avoir quelque chose à dire, d’autres questions à poser, mais rien ne lui venait à l’esprit.
-Qu’est-ce ça donne, en haut de la rue ? lança Steve Ames. C’est dégagé ? »
Belinda ouvrit la bouche pour répondre, puis fut distraite, un instant, par la toile d’araignée suspen-due à l’extérieur de la moustiquaire. L’avant-toit l’avait protégée du gros de l’averse, mais des gouttes de pluie restaient accrochées aux fils arachnéens comme autant de diamants minuscules, agités de frissons. La maîtresse des lieux se tenait au centre de la toile. Immobile. Peut-être morte.
« Madame ? Je vous demandais…
-Je ne sais pas. Johnny Marinville et mon mari ont regardé, mais ils sont montés au premier pour… » Elle préféra ne pas mentionner l’arme. Stupide peut-être, complètement parano, mais ça n’y changeait rien. « … Pour mieux voir ! Et vous ?
-On a eu pas mal à faire, ici ! La femme de l’au-tre maison… votre téléphone fonctionne ?
-Non ! Pas de téléphone, pas d’électricité ! »
Steve Ames marqua une autre pause. Puis, à peine audible par-dessus le chuintement de plus en plus faible de la pluie, elle l’entendit dire « merde ». Une autre voix s’éleva ensuite, une voix qu’elle reconnut, mais sans pouvoir mettre un nom dessus. « C’est vous, Belinda ?
-Oui ! répondit-elle, se tournant vers les autres d’un air interrogateur.
-C’est M. Jackson », lui lança Jim par-dessus l’épaule de Ralphie. Le petit garçon n’avait pas encore tout à fait réussi à rejoindre sa soeur dans le sommeil, mais ça n’allait pas tarder; ses lèvres ne serraient plus autant son pouce, qui avait commencé à glisser.
« Je suis sorti sur le perron ! cria Peter. La rue est déserte jusqu’au carrefour ! Complètement déserte ! Aucun curieux, aucun touriste venu de Hyacinth Street ou du reste de Poplar. Vous y comprenez quelque chose, vous ? »
Belinda réfléchit, sourcils froncés, puis regarda autour d’elle. Elle ne vit qu’expressions perplexes et têtes inclinées. Elle revint à la fenêtre. « Non ! »
Peter répondit par un rire qui la fit frissonner comme l’avaient fait frissonner les balbutiements désespérés de Ralphie Carver. « Bienvenue au club, Bee ! J’y comprends rien non plus !
-Mais qui voulez-vous qui vienne dans le coin ? Il faudrait être complètement cinglé, avec ces coups de feu qui partent dans tous les sens ! » observa Kim Geller d’un ton sarcastique.
Belinda ne voyait pas ce qu’on pouvait objecter à cette observation logique qui, pourtant, ne tenait pas la route… parce que les gens ne se comportent pas logiquement quand il se passe des trucs de ce genre. Ils viennent, et matent. En général, à une distance qu’ils estiment suffisante pour leur sécurité, mais ils viennent tout de même.
« Vous êtes sûr qu’il n’y a personne en bas ? » lança Belinda.
Cette fois-ci, le silence dura tellement longtemps qu’elle était sur le point de répéter sa question, lors-qu’une troisième voix intervint. Elle n’eut pas de mal à reconnaître celle du vieux véto. « Personne n’a rien vu, mais la pluie s’est transformée en brume au niveau du sol ! Tant qu’elle ne se sera pas dissipée, on ne pourra rien dire avec certitude !
-Cependant, il n’y a pas de sirènes. » Voix de Peter. « Vous en entendez venir du nord, vous ?
-Non ! C’est sans doute la tempête !
-Je ne crois pas », dit Cammie Reed. Elle parlait pour elle-même, elle ne s’adressait nullement au groupe; si CE BOn VIEUX PLACARD A BALAIS n’avait pas été à côté de l’évier, Belinda ne l’aurait pas entendue. « Non, certainement pas la tempête.
-Je vais sortir chercher ma femme ! » lança Peter Jackson. D’autres voix s’élevèrent immédiatement pour protester contre cette idée. Belinda ne distingua pas ce qu’elles disaient, mais on ne pouvait se tromper sur le ton.
Soudain, l’araignée qu’elle avait crue morte déguerpit du centre de sa toile, escalada un fil de soie et disparut dans l’ombre de l’avant-toit. Pas si morte que ça, en fin de compte, pensa Belinda. Faisait simplement semblant.
Puis Kirsten Carver déboula à côté d’elle, la bous-culant si brutalement que Belinda serait tombée dans l’évier si elle ne s’était rattrapée à un placard. Pie était pâle comme un linge, et la peur faisait briller ses yeux.
« Ne sortez surtout pas de là ! hurla-t-elle. Sinon, ils vont revenir et vous tuer ! Ils vont revenir et nous tuer tous ! »
Il n’y eut pas de réponse en provenance de l’autre maison pendant quelques instants, puis Collie Entragian prit la parole d’un ton à la fois désolé et amusé. « Vous fatiguez pas, ma’am ! Il est déjà parti !
-Vous auriez dû l’en empêcher ! » hurla Kirsten. Belinda passa un bras autour des épaules de la femme et fut effrayée de la sentir vibrer comme si elle était sur le point d’exploser. « Vous parlez d’un policier !
-Il ne l’est pas, intervint Kim, d’un ton toujours aussi sarcastique. Il a été viré. Il était mêlé à un tra-fic de voitures volées. »
Susi leva la tête. « C’est pas vrai.
-Qu’est-ce que t’en sais, à ton âge ? » lui demanda sa mère.
Belinda était sur le point de se laisser descendre de l’évier lorsqu’elle aperçut quelque chose, sur la pelouse de derrière, qui la pétrifia. Coincé contre un montant de la balançoire des enfants et, comme la toile d’araignée, diapré de gouttes de pluie scintillantes.
« Cammie ?
-Oui ?
-Venez voir. »
S’il y avait quelqu’un qui saurait, ce serait bien Cammie; elle avait un jardin dans son arrière-cour, une jungle de plantes en pots dans la maison, et une bibliothèque imposante sur le jardinage.
Cammie abandonna la porte du placard et vint rejoindre Belinda, suivie de Susi et de Kim Geller, puis de Dave Reed.
-Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Pie Carver, regardant Belinda d’un oeil affolé. Sa fille lui étreignait la jambe comme si c’était un tronc d’arbre et essayait encore de cacher son visage contre la taille de sa mère. « Qu’est-ce qu’il y a ? » répéta-t-elle.
Belinda l’ignora et s’adressa à Cammie. « Regardez par là, à côté de la balançoire. Vous voyez ? »
Cammie commença à dire qu’elle ne voyait rien, mais Belinda fit un geste-et elle vit. A l’est, le tonnerre gronda et il y eut une courte rafale de vent. La toile d’araignée frissonna et laissa tomber de minuscules gouttelettes. La chose qu’avait aperçue Belinda se dégagea du montant de la balançoire et roula à travers la pelouse des Carver, en direction de la palissade.
« C’est impossible, déclara Cammie d’un ton péremptoire. Le chardon russe ne pousse pas dans l’Ohio. Et même s’il en poussait… nous sommes en été. Et en été, il s’enracine.
-C’est quoi, le chardon russe, m’man? demanda Dave, qui tenait Susi par la taille. Jamais entendu parler de ça.
-Ces buissons qui roulent, poussés par le vent et qu’on trouve dans l’Ouest. Là-bas, on appelle ça tumbleweed. »
Brad passa une tête par la porte du bureau des Carver juste au moment où Johnny retirait une boîte de cartouches vert et blanc d’un tiroir. Le revolver de David se trouvait dans l’autre main de l’écrivain. Il avait éjecté le cylindre pour vérifier qu’il n’était pas chargé, mais il tenait l’arme maladroitement, les doigts à l’extérieur du pontet. Il donnait l’impression de ces types qui, sur la télé câblée, font la promo d’articles douteux: Hé, les gars, ce petit bijou vous débarrassera des visiteurs nocturnes qui auraient la mauvaise idée de vouloir forcer votre porte, ça c’est sûr, mais il y a plus ! Il tranche, coupe, débite ! Que diriez-vous de carottes râpées faites mai-son, pour une fois ?
« Johnny ? »
Marinville leva la tête et, pour la première fois, Brad se rendit compte à quel point son voisin avait peur. Du coup, il l’en aima davantage; il n’aurait su expliquer pourquoi, mais c’était bien ce qu’il ressentait.
« Y a un cinglé qui se balade sur la pelouse de Toubib. Jackson, je crois.
-Merde. C’est pas très malin, n’est-ce pas ?
-Pas très. Ne vous tirez pas dans le pied avec ce machin… » Il commença à sortir de la pièce, puis se retourna. « Est-ce qu’on ne serait pas tous fous ? C’est l’impression que ça fait. »
Johnny leva les mains, paumes ouvertes, du geste de celui qui ne sait pas.
Johnny Marinville examina une fois de plus les six alvéoles, des fois qu’une cartouche y aurait miraculeusement poussé pendant qu’il regardait ailleurs, puis referma le cylindre. Il glissa le revolver dans sa ceinture et la boîte de cartouches dans une poche.
Le couloir était un vrai champ de mines: tous les jouets de Ralphie Carver étaient éparpillés par terre. Ses parents, dans leur admiration béate, n’avaient apparemment pas envisagé de lui expliquer l’art de ranger ses affaires. Brad, suivi de Johnny, passa dans ce qui devait être la chambre de la fillette et fit un geste en direction de la fenêtre.
L’écrivain regarda; c’était bien Peter Jackson, agenouillé à côté de sa femme sur la pelouse de Billingsley. Après l’avoir remise en position assise, il avait passé un bras derrière son dos et essayait de glisser l’autre sous les genoux de la morte. La jupe remontait très haut sur les cuisses, et Johnny repensa à la culotte. Bon, et alors ? Ce n’était pas une affaire. Pour l’instant, il voyait le dos de Peter s’agiter, secoué de sanglots.
Une lumière argentée se profila au loin.
Il leva la tête et aperçut ce qui ressemblait à une espèce de vieille caravane Airstream (ou à ces rou-lottes à pizzas, sur le bord des routes) qui, venant de Hyacinth Street, s’engageait sur Poplar Street. Suivie du van rouge qui avait réglé leur compte au chien et au livreur de journaux, et de l’engin bleu métallisé. Il se tourna alors dans l’autre direction, vers Bear Street, et découvrit le van rose avec la parabole en forme de coeur, puis le jaune, celui qui avait commencé par emboutir la voiture de Mary, et enfin le noir à tourelle.
Six en tout. Six engins qui convergeaient en deux groupes de trois. Il avait vu des blindés américains adopter la même formation, longtemps auparavant, au Viêt Nam.
Ils créaient un corridor de tir.
Il resta un instant paralysé. Ses mains lui faisaient l’impression de pendre au bout de ses bras, comme coulées dans du béton. C’est pas possible, pensa-t-il, incrédule, pris d’une fureur écoeurée. C’est pas possible que vous reveniez, bande de salopards, c’est pas possible que vous reveniez comme ça…
Brad ne les avait pas vus, fasciné qu’il était par les efforts que déployait Peter pour se relever avec le poids de sa femme morte dans les bras. Et Peter…
La main droite de Johnny finit par se mouvoir. Un geste au ralenti, alors qu’il l’aurait voulu vif. Ses doigts se refermèrent laborieusement sur la crosse du revolver, et il retira l’arme de sa ceinture. Pouvait pas tirer: il ne l’avait pas chargé. Pouvait pas le charger: il n’était pas en état de le faire. Il le prit donc par le canon et abattit la crosse contre la vitre.
« Rentrez ! » cria-t-il à Peter. Il eut cependant l’impression que sa voix, sans force, ne portait pas. Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ce cauchemar, comment nous sommes-nous retrouvés là-dedans ? « Rentrez vite ! Ils rappliquent ! Ils reviennent ! »
Dessin trouvé dans un cahier sans titre, apparemment le journal d’Audrey Wyler. Il est sans doute l’oeu-vre de Seth Garin. Si l’on suppose que sa place, dans le journal, correspond à l’époque à laquelle il a été exécuté, il date alors de l’été 1995, après la mort de Herb Wyler et le brusque départ des Hobart de Poplar Street.