***

— Ici Simon.

— Je te reçois bien, du nouveau ?

— Où se trouve la miss ?

— A mon côté, elle dort.

— Eveille-la. Une machine de Tsiolkowsky appelle sur notre longueur d'onde.

— Nom de Dieu ! Et tu ne disais rien ?

— J'ai d'abord répondu, André. Je croyais que tu étais sur écoute.

— Je n'ai pas les deux longueurs d'onde... Maï... devait suivre, mais elle n'a pas tenu dix minutes. Qui sont les arrivants ?

— Je l'ignore. Ils semblent calmes et sereins. Des spécialistes. Ils assurent que la tempête s'apaise partout et que le taux de radioactivité en altitude diminue rapidement.

— Sont-ils loin ?

— A un quart d'heure, selon leur estimation.

— Attend... Je prends le casque de Maï...

— Eveille-la, ce sera préférable.

— Maï... Maï... Chérie ! Bon Dieu !

— Gnn'ya ?

— Mais réveille-toi ! Une svetlana !

— Une... oh... André !

— Ecoute, fit-il en branchant les haut-parleurs. Elle ferma les yeux sur ses larmes, les rouvrit et crispa ses doigts sur la main d'André, toute proche.

— Simon, puis-je leur parler ? demanda le pilote.

— Je t'en prie, frère, fit la voix calme du métis.

— Merci. Ici capitaine Jaouen, spationef Tengri-Nor, me recevez-vous, répondez.

— Svetlana 203. Scriabine... Vous recevons cinq sur cinq. Situation ?

— Cratérion nord d'Arsia Silva.

— Etes-vous libres ?

— Oui, dans la mesure où nous ne quittons pas les rouleurs. Pas mal de radioactivité autour.

— Combien êtes-vous ?

— Six. Capitaine Maï Eibowitz, lieutenant Milas Serof, André Jaouen capitaine, puis trois amis d'Oppenheimer dont deux gravement blessés.

— Avez-vous une idée de ce qui est arrivé à Oppenheimer ?

 

— Il y a six rescapés sur 213 personnes présentes au moment de l'accident. Brusque poussée radioactive probablement due à une erreur de stockage.

— Bien compris. Vous certifiez accident ?

— Evidemment.

— Qui se trouve dans la vedette de secours ?

— Commandant Naute Chang Dao, morte pour avoir voulu quitter son navire la dernière.

— Compris. Nous allons établir une connexion avec les engins de l'Union. Soyez patients.

— Prévenez Tsiolko qu'il doit y avoir une gangrène avancée à soigner ainsi que deux très graves complications cérébrales.

— Je vais transmettre.

— Nous espérons vous remercier bientôt.

— Confiance, camarade.

André demeura un moment silencieux puis parut réaliser et se tourna vers Maï; il fut étonné de la gravité inquiète du regard de la jeune femme et son front se plissa.

— Rappelle Simon, chuchota-t-elle, ne dissimulant pas sa nervosité.

— Tu as raison... Simon ?

— Oui, André.

— Alors ?

— J'ai entendu. C'est la fin de nos soucis actuels. Où est la miss?

— Près de moi.

— J'aimerais lui parler.

— Bonjour, Simon. Tu es heureux ?

— Oui. Parce que je me rends compte d'une chose, Maï, si tu n'avais pas eu cette idée un peu folle, nous n'aurions peut-être pas eu cette chance aussi vite.

— Mais si. Ils seraient passés au-dessus à un moment quelconque.

— Tu l'ignores tout comme moi. Je les ai accrochés à près de cinq cents kilomètres et André ne les a entendus qu'à moins de cinquante. Je suis content pour nous tous.

 

Tu vois, il faut avoir confiance en l'homme en dépit de ses erreurs et même de ses crimes.

— Nous en discuterons encore, je peux te l'assurer. En attendant, reviens vite, tu nous manques !

— Je veux bien, Maï mais j'ai un petit problème.

— Un problème? S’exclama-t-elle en se tournant vers le pilote pour l'interroger du regard.

— Oui, un problème technique que je vais tenter de résoudre. Il me faudra seulement un peu de patience. C'est excellent pour le moral.

— Est-ce grave ? demanda André Jaouen, prenant le micro.

— Je l'ignore. Pour le moment, je suis bloqué là-haut.

— Mais la radioactivité ?

— Sérions les problèmes. Au taux actuel, je pourrais tenir pas mal de temps et cela diminue. La poussière ne monte plus. Pensez à ceux qui souffrent. Bon... A tout à l'heure, je vous rappellerais.

— D'accord, fit André sans conviction.

— Simon! s'exclama Maï Eibowitz en dominant mal un début de panique. Je m'y attendais. J'en étais certaine!

— Mais non. Pourquoi veux-tu qu'il coure un danger, maintenant que les svetlanas arrivent ?

— Tu as oublié, toi aussi, ou tu n'as pas fait attention. Nous avons eu tort de le laisser aller seul.

— Il n'est pas d'un tempérament suicidaire.

— Non... Mais il a dit une fois qu'il attendrait les secours de l'Union. Nous venons de lui fournir un moyen de respecter ce qu'il estime être son devoir et sa parole tout en permettant que ses deux amis soient sauvés.

— En ce cas, Maï... nous n'avons pas le droit de l'obliger à quitter son poste.

— Et si les secours de l'Union tardent ?

— Tu oublies la radio. Je peux t'assurer qu'il y aura une liaison par jour avec Simon. Viens. Il faut avertir les autres.

 

 

— Laisse. Dan est endormi. Il vaut mieux qu'il ne souffre pas. Quant aux deux autres, nous ne les arracherons pas à leurs fantasmes. Et puis... je ne suis pas superstitieuse, mais je ne croirai que l'aventure est terminée qu'une fois dans nos chambres, à Tsiolko. Mon premier voyage vers Mars, André ! Moi qui étais si heureuse !

— C'est ta première épreuve en vraie grandeur, mais tu n'as pas le droit de douter de sa fin heureuse. Simon, qui ne se trompe pas souvent, disait voici peu que rien ne compterait pour toi que les étoiles. Si tu veux les atteindre, il va te falloir encore t'endurcir. L'espace n'est pas tendre avec l'espèce.

— Allons donc ! Il n'est pas plus cruel que l'homme pour l'homme. Et te rends-tu compte de ce que je découvre et que tu devais donc savoir, toi qui avais fait plusieurs voyages par le rail. Oppenheimer et Tsiolkowsky, en dépit de la distance, sont unis par une véritable fraternité. Simon ne fait que le souligner, lui qui maintenant représente les morts, tous les morts, les frères et les sœurs... Il est des nôtres... Je voudrais voir Dan se lever... Je voudrais que Charm sourie...

— Arrête, chuchota-t-il en devinant la crise de larmes qui montait derrière les paroles au débit saccadé. Reprends-toi. Et surtout admets que ta seule présence a fait plus que les sermons de notre ami de l'Union.

— Il ne fait pas de sermons. Il dit des vérités qui font mal quelquefois. Il est un homme et rien d'autre. Il peut se tromper. Il peut même mentir. Mais quelquefois il voit juste... Il sait des choses qui échappent à beaucoup.

— A moi en particulier, fit André avec un petit rire.

— A toi, oui.

— Je n'oublie pas que j'ai un rendez-vous à Tsiolko avec une personne à qui je dirai beaucoup de choses si elle m'en donne le temps. Ici, quel que soit le désir que j'en ai, je ne peux rien que tenter de faire comprendre. L'amour, certains, probablement Simon, prétendent que c'est plus puissant que la mort et que tout doit s'effacer devant lui. Eh bien j'aurais l'impression de commettre un sacrilège en... te parlant... de... nous. Avec Dan et nos deux amis qui souffrent. Avec Chang qui erre autour de nous, qui nous voit et nous juge à en croire Simon. Pourrais-tu être heureuse, Maï?

— Oui, je le pourrais. En fait, je le suis. Depuis quelques instants. Je me demandais si tu parviendrais à me dire ce que tu pensais de moi.

— Je t'ai promis... et je tiendrai cette promesse. Chang riait. Milas riait et peut-être l'aimait-il. Ygor bougonnait... Où se trouve-t-il, lui? Et son quart? Il y avait toi, ton sourire, ton regard, ton charme... mais déjà à ce moment je pensais qu'un spationef n'est pas un endroit pour faire une déclaration à la femme que l'on aime.

— Tu penses donc que c'est mieux ici ? demanda-t-elle en crispant les doigts sur la main du pilote.

— Non... Mais on ne peut aller contre le torrent. Mai.

— André... Dis-moi... j'ai tellement besoin de l'entendre, chuchota-t-elle en penchant la tête vers lui.

Il murmura quelques mots à son oreille, des mots pour elle seule, qu'elle écouta les yeux clos.

CHAPITRE VI

Depuis deux cent quarante minutes le croiseur spatial le plus moderne de l'Union et très probablement de la Terre, accélérait à g 10 plus. Soit, pour traduire en clair le jargon des nautes, à dix mètres seconde par seconde. Pour son équipage et ses passagers, ceci se traduisait par l'impression de n'avoir jamais quitté le sol, le sphéroïde habitat ayant pris automatiquement une position telle que l'accélération était ressentie comme la pesanteur.

Six cents plaques génératrices émettaient un torrent de particules à plusieurs milliers de kilomètres par seconde ce qui, par réaction, propulsait le spationef. Les énormes ballasts antigravs ayant supprimé, pour le navire, les effets de la gravitation universelle, seule la masse du Lightning intervenait dans les calculs des ordinateurs chargés d'assurer la régulation de puissance.

Si la traversée se déroulait sans incident, le croiseur se trouverait en orbite autour de la planète rouge, 105 heures, à quelques minutes près, après avoir quitté son berceau de la base Martin Luther King, autrefois baptisée Kourou. Record absolu de vitesse sur ce trajet, mais également record absolu de vitesse instantanée pour un navire spatial de la Terre quand viendrait le moment de faire pivoter la coque pour entrer en phase d'accélération négative... Ce qu'un Terrien connaît mieux sous le nom de freinage. A ce moment précis, le Lightning traverserait l'espace à près de 1860 kilomètres par seconde.

Dans la passerelle la plus spacieuse qu'il ait jamais occupée, Herbert Allenby observait l'écran central sur lequel s'étalait le champ d'étoiles cernant la tache rousse de Mars. L'Union avait lieu d'être fière de ses ingénieurs, de ses techniciens et de ses équipages.

D'autant que le croiseur naviguait très en deçà des performances prévues par les constructeurs et gardées secrètes. Suivant certains murmures courant dans les coursives, le Lightning serait le dernier croiseur interplanétaire. Immédiatement après lui, sur le chantier de Chihuahua, la coque du premier explorateur stellaire prenait forme.

Herbert Allenby jeta un regard circulaire sur l'état-major de quart à son poste dans les étranges fauteuils combinés formant autant de centres de commandement spécifiques, interchangeables en cas de besoin.

Exactement en face de l'écran central de vingt mètres carrés se tenaient les pilotes. Eux seuls et le commandant du navire disposaient des claviers spéciaux permettant de mouvoir l'énorme masse disgracieuse du spationef sur une trajectoire rigoureusement calculée.

A gauche de l'écran, les navigatrices et leurs visosphères permettant de localiser le navire sur la route idéale tenant compte des obstacles détectés. On ne se demandait plus, depuis déjà fort longtemps, la raison pour laquelle les postes d'officier de navigation revenaient en priorité aux femmes. Les psychos assurent que le sexe féminin prédispose à la délicate manipulation des appareils de très haute précision indispensables pour accomplir un voyage spatial. La femme exécute les réglages et opérations avec une rigueur qui semble hors de portée de la plupart des hommes.

Elle est moins sujette à perdre son sang-froid que le mâle. Certes, comme tout être humain elle parvient à la limite de sa résistance psychique et dès lors perd ses moyens. Mais en général, bien après le porteur de testicules. Et si certains sceptiques ont encore besoin d'une preuve pour perdre quelques-unes de leurs illusions sur les différences de comportement entre l'homme et la femme, qu'ils se reportent tout simplement au dernier recensement de 2120. Ils découvriront que la femme, petite chose fragile, sexe faible, survit environ 15 ans à son mâle.

A droite de l'écran, les officiers et nautes responsables du tir et de la détection. Sexes mélangés sans discrimination. Tous jeunes et ardents. Indifférents au sort réservé aux équipages de combat lorsque la chance est contraire ou l'ennemi plus habile.Le vice-amiral Allenby consulta le chronographe placé sur la console frontale de son siège composite et ses lèvres fermes se pincèrent quelque peu, simple réflexe marquant un certain contentement. A son côté, devant une console frontale à peine différente, le major Stephen Campbell, commandant du navire, avança une main précise vers une rangée de touches numérotées. Un doigt pressa l'une d'elles et la main reprit sa place sous le clavier. Rien ne sembla se produire et cependant plusieurs centaines de composants de l'énorme machine réagirent.

Les pilotes en furent avisés par les signaux apparus sur les écrans de leurs répétiteurs. Ils corrigèrent imperceptiblement plusieurs paramètres et reprirent leur veille attentive.

— Toujours rien en radio, Segovia ? demanda le major Campbell.

— Rien, monsieur. Oppenheimer est muet. C'est étonnant car actuellement la base doit se trouver pratiquement face à nous.

— Continuez à émettre au rythme prévu. Nous finirons bien par les accrocher.

— Amiral ? fit une voix dans le haut-parleur de la console, le représentant du Président désire s'entretenir avec vous.

— Bien. Faites savoir que je serai à sa disposition d'ici deux heures, au changement de quart.

— C'est que, amiral, le délégué insiste. L'entretien est extrêmement urgent. Priorité absolue dans le cadre de la mission. Je transmets ce qui m'est soumis. Vous êtes attendu dans le salon mis à la disposition du délégué.

— Savez-vous par hasard de quoi il retourne, Smithson ?

— Euh... oui, amiral. Il me semble qu'il y a réellement urgence.

La voix troublée de l'officier de pont fit lever les sourcils du vice-amiral et du major Campbell. Ils se regardèrent et hochèrent simultanément la tête.

— Eh bien, ça promet, si c'est ainsi durant tout le trajet, grommela le major.

— Bah ! C'est de peu d'importance. Mme Hingerkiss fait le plus grand cas de ce jeune M. Pontbriand. Un futur secrétaire au département d'Etat. Ambitieux. Sorti de New Harvard. Un émigrant de l'ancienne Europe... Un petit-fils d'émigrants devrais-je dire.

— Entre vous et moi, amiral, je préfère sa secrétaire.

— Je vous comprends, Stephen et ne vous blâmerais pas si vous faisiez jouer certaines prérogatives attachées à votre commandement.

— Attendons pour cela de voir ce qui nous attend autour de Mars.

— Amiral ?

— Quoi encore ?

— Le représentant du Président insiste. Je ne sais plus que dire.

 

— Moi je sais, mais ne vous engage pas à le transmettre, grogna le vice-amiral en prenant sa mine la plus revêche. Faites patienter. Je viendrai lorsque ce sera possible.

— A vos ordres, amiral. A titre personnel, je me permets de vous assurer que votre présence est indiscutablement nécessaire dès que possible.

— Merci, Smithson. Qu'est-ce qu'il lui prend ? Bougonna le vice-amiral, micro coupé.

— Ce n'est pas dans ses habitudes.

— Bon, Stephen. J'y vais. Je crois que je vais être obligé de rappeler quelques règles à ce frétillant petit jeune homme. Le Lightning est un navire de guerre, pas un bateau-mouche et mon amitié pour Rosa Hingerkiss ne me conduira pas à avaler des couleuvres durant cette traversée.

Le vice-amiral Allenby ajusta sa jugulaire d'argent aux torsades de vermeil et rectifia minutieusement la position de son casque d'apparat. Il prenait le plus grand soin de sa tenue, suivant le principe qui veut que cela prédispose le chef à être suivi et compris. En passant devant le miroir de la coursive tribord il remonta un peu son ceinturon dont la boucle portait les armes de la Spatiale, en argent et vermeil, elles aussi.

Avant de pousser la porte du salon où le représentant du Président devait attendre, il marqua un temps d'arrêt. Envie de faire traîner encore un peu. Dans le silence de la coursive, il entendit une voix de femme, sèche, agressive, autoritaire et ce qu'elle disait lui fit froncer les sourcils. « Une péronnelle impertinente ayant le plus grand besoin d'une fessée », pensa-t-il en poussant la porte pour entrer sans frapper.

Le représentant du gouvernement et sa secrétaire se trouvaient au centre de la pièce, debout, visiblement d'une humeur exécrable. Surtout la secrétaire. Le vice-amiral pensa alors que le jeune M. Pontbriand, beau garçon, pouvait avoir osé un geste un peu déplacé, car la fille était bien jolie et ses yeux bleus superbes étincelaient.

— Vous désirez me voir, monsieur ? demanda l'amiral, appuyant sur la sécheresse de ton, pour marquer à la fois les distances et sa désapprobation.

— Non. C'est moi qui veux vous voir, amiral, fit la jeune secrétaire avec une sorte de rage. Philippe Pontbriand va vous remettre un pli ultraconfidentiel que vous allez lire. Ensuite nous parlerons.

 

Le vice-amiral Allenby eut une pensée fugitive pour Rosa Hingerkiss. Quel coup fourré la sacrée bonne femme avait-elle encore préparé? Puis il revint au présent et plus précisément au regard brillant de colère de la secrétaire et à l'air penaud du représentant en mission.

— Monsieur, sur un navire de guerre en mission, commença-t-il avec une certaine emphase, il est d'usage que le commandant soit maître à bord et que la mission soit exécutée sous les ordres de la personne désignée par l'autorité responsable. En l'occurrence, moi. A ce titre...

— Amiral, coupa nerveusement le jeune homme blond aux larges épaules en tendant un pli cacheté, je vous en prie, lisez ceci avant tout.

Herbert Allenby serra les lèvres et son visage habituellement affable se ferma totalement. Il saisit le pli, en regarda rapidement les cachets et ses narines frémirent. Oh! ce fut à peine visible. Il décacheta l'enveloppe, sortit le double feuillet qu'elle contenait et lut.

Herbert, ne m'en veuillez pas de cette supercherie. Il le fallait pour éviter toute fuite du côté des médias. Votre mission précise est ultrasecrète pour tous. Dans l'Union comme ailleurs. Philippe Pontbriand est inconnu des services adverses. Il est diplomate mais plus spécialement chargé de la protection rapprochée de Yelle de Parago. Le Président tient beaucoup à ce qu'elle réussisse et moi également. Elle a du caractère mais vous savez ce que c'est avec Laurie. Ci-joint l'ordre de mission que vous remettrez personnellement à Yelle de Parago. Merci et bonne chance. Rosa.

Il demeura de marbre, relut la feuille avec application, insensible aux regards de plus en plus furibonds de la jeune femme qui lui faisait face et prit tout son temps pour séparer les feuillets en suivant le pointillé.

— Bien, fit-il enfin. Mademoiselle, je vous remets votre ordre de mission. Vous, monsieur, je considère que vous n'êtes plus que le préposé à la sécurité rapproché de mademoiselle. Pour le reste, le Lightning demeure un croiseur spatial et vous voudrez bien, l'un comme l'autre, en respecter la nécessaire discipline. Votre mission débute avec le contact, sur Mars, avec l'adversaire potentiel, s'il se montre. Jusque-là, nous avons à diriger le navire.

— Je ne suis pas du tout d'accord avec votre analyse, riposta la jeune femme sans se démonter. J'ignore ce que vous a transmis le Président mais j'ai tout pouvoir pour exécuter la mission qui m'a été confiée. Je considère, pour ce qui concerne mes rapports avec le commandant du croiseur, qu'elle a débuté à l'instant où vous m'avez remis ce document. En conséquence j'exige que le nécessaire soit fait pour que ce navire, qui se traîne, soit poussé à la limite de ses capacités.

— Je regrette, vous commanderez à qui vous voudrez une fois parvenue sur Mars. Jusque-là, la responsabilité de la marche de ce croiseur nous incombe. C'est une règle qui ne sera pas transgressée. En cas de contestation, voyez avec l'officier de transmission du navire. Il a des ordres pour vous permettre d'entrer en relation avec Denver si vous le désirez. Je n'ai rien d'autre à ajouter.

— Autrement dit, vous refusez d'admettre que je puisse disposer des pleins pouvoirs, fit-elle d'une voix dangereusement feutrée. Bien, amiral. Je vais en effet utiliser la radio.

— Faites donc.

Herbert Allenby salua d'une sèche inclination de la tête et quitta le salon pour regagner la passerelle. Il reprit sa place à côté de Stephen Campbell et lui fit signe d'isoler leur circuit interphone.

— Qu'y a-t-il de nouveau, amiral ?

— Tout d'abord donner des ordres pour que l'accès de cette passerelle soit interdit à nos deux passagers, tout représentants du Président qu'ils soient.

— Avec joie, amiral.

— Bien... Une bonne nouvelle pour vous qui n'aimez pas que les femmes foutent leur nez dans le merdier de la guerre. Le véritable représentant du Président Smith s'appelle Yelle de Parago et se dissimulait sous les apparences de cette jeune et charmante secrétaire dont vous espériez la conquête.

Personnellement, je crois que vous seriez moins en danger avec un serpent à sonnette.

— Sans en être autrement étonné, je ne trouve pas cette plaisanterie de très bon goût. Je dirai même qu'elle confirme malheureusement la décadence de l'Union. Comment, sur cinq cent millions d'habitants de notre bloc, il n'a pas été possible de trouver un diplomate de carrière suffisamment sérieux pour une mission qui va sans doute déboucher sur la guerre? C'est à la fois absurde et révoltant! La femme n'est pas destinée à porter la mort mais à donner la vie.

— Vu sous cet angle, je suis de votre avis. L'ennui, c'est qu'il semble bien que le Président et sa secrétaire d'Etat aux Affaires ont une très haute opinion de la personne en question et que les postes de commandement sur un croiseur de cette classe sont rares. A propos, Stephen, où en sont les essais du Lightning ?

— Au début. Ils se déroulent normalement. Nous faisons très attention. Jamais un spationef de cette puissance n'aurait dû être envoyé en mission lointaine avant réception. Nous disposons heureusement d'un équipage d'élite et d'une équipe remarquable d'ingénieurs des chantiers. J'ai un espoir de faire la traversée sans casse.

— Il le faudra bien. Je me demandais également s'il vous semble que le navire répond aux espoirs de ses constructeurs et de la Spatiale?

— De ce côté, c'est indiscutable. Nous voguons à g 10 à moins du tiers de notre débit ionique maximal.

— Autrement dit, on devrait aisément passer à g 20, si le besoin s'en faisait sentir.

— Je ne m'y risquerais pas sans avoir terminé l'étude des réactions du croiseur dans toutes les conditions prévues par le protocole des essais.

— J'ai bien peur que vous ne deviez-vous résigner à mettre votre protocole sous le coude, Stephen, à moins de ne décider de refuser d'exécuter les ordres reçus du commandement et de la plus haute autorité du pays.

— Que voulez-vous dire par là, amiral ?

— Je crains que le représentant du Président, la petite secrétaire blonde, n'ait à ce sujet des idées très arrêtées.

— Amiral, je suis habitué à obéir, même aux conneries. Mais je n'ai jamais caché ce que je pensais. Je ferais en sorte, si cette personne insiste, pour qu'elle comprenne bien ce que je pense d'elle. Ensuite, ce n'est pas à vous que j'apprendrai la difficulté de supporter une accélération supérieure à la normale sur plusieurs dizaines d'heures.

Moins de dix minutes plus tard, sur le petit écran spécial des consoles de commandement se formait une image qu'aussi bien le vice-amiral que le major reconnurent aisément.

Rosa Hingerkiss ne passait jamais inaperçue. En l'occasion, elle avait endossé une de ses combinaisons les plus ahurissantes. Sur un fond mauve évanescent réservé habituellement à de très rares robes de baptême, éclataient nombre de taches vert acide et rouge vermillon. Les énormes lunettes de myope, teintées, à la monture d'écaille, et les cheveux crépus la transformaient en une sorte de salamandre terrestre dont la grande bouche outrageusement peinte en violet se distendit pour une ébauche de sourire.

— Amiral Allenby, major Campbell. Le Président de l'Union désire vous transmettre ses instructions complémentaires. Veuillez prêter attention.

L'image de l'axolotl disparut et P.C.V. Smith, l'air bougon, toisa les deux images qu'il devait recevoir sur écrans séparés dans son bureau de Denver ou d'ailleurs.

— Allenby, la personne que vous accompagnez sur le Lightning est mon représentant et à ce titre ses décisions sont exécutoires, même si elles paraissent difficiles à interpréter. Je n'ignore pas votre perplexité. Cependant, ce qui s'est déroulé à Oppenheimer et ce qui semble se dérouler actuellement sur la base adverse nous conduisent à vouloir arriver avant tout autre sur les lieux de l'accident. Major Campbell. D'autres navires, plus rapides encore que le Lightning sont mis en chantier. Prouvez-nous que nous n'avons pas commis une erreur en le choisissant pour parvenir au but avant qu'il ne soit trop tard, quels que soient les risques techniques. Je compte sur vous deux. Bonne chance.

L'image disparut et Stephen Campbell ricana :

— Il ne manque que l'hymne de l'Union.

— Et moi j'espère bien me retrouver un jour face à cette grenouille visqueuse de Rosa Hingerkiss pour lui dire tout le bien que je pense de ses inventions, gronda le vice-amiral. En attendant, il nous revient de limiter les dégâts. Nous nous trouvons dans l'espace tandis que ceux qui viennent de nous parler avec des trémolos se trouvent paisiblement assis dans un bureau confortable, sur Terre.

— J'aime entendre ce genre de propos, amiral !

— Amiral, ici l'officier de sécurité. Le représentant du Président demande l'autorisation de vous rejoindre dans la passerelle.

— Un instant. Alors, Stephen ?

— Pour moi, tout seul, un non franc et massif !

— Tant pis. Je vais prendre la décision. Après tout, nous obéissons aux ordres de l'homme de Denver. Nous allons bien voir ce que fait cette trop jolie personne pour montrer qu'elle peut assumer de telles responsabilités. Quel est le nom de l'officier de sécurité, je l'ai oublié ?

— Capitaine do Sola. Je ne suis que le responsable technique de cette mission amiral.

— Capitaine do Sola ?

— Oui, amiral ?

— Voulez-vous vérifier minutieusement la tenue des visiteurs. Rien ne doit manquer ou se trouver en état d'entretien insuffisant.

— A vos ordres, amiral.

— Quand vous serez certain que ces personnes sont en règle, vous les amènerez aux postes 11 et 13.

— Entendu, amiral.

Herbert Allenby se leva de son siège, non par courtoisie, mais par curiosité, et se plaça à quelques pas devant le grand écran, feignant de s'intéresser à un détail de champ stellaire. Ce qui lui permit de surveiller du coin de d'œil la porte blindée par laquelle ne tardèrent pas à pénétrer les deux passagers du croiseur.

Il admit que sous le scaphandre réglementaire visiblement choisi avec soin, la jeune fille ne perdait pas de son allure et ne semblait même pas engoncée. Sous le casque à visière relevée, ses yeux très bleus apparaissaient, attentifs, intelligents et pas du tout agressifs. A trois pas derrière elle, Philippe Pontbriand suivait, portant le scaf avec aisance, souriant mais aux aguets. Un garde du corps, rien d'autre, pensa le vice-amiral. Il fallait bien quelqu'un pour faciliter la vie de cette jeune personne sur un navire de guerre et Rosa n'avait pas dû avoir confiance dans le recrutement masculin de la Spatiale... ou dans sa nièce.

Les mains derrière le dos, l'amiral fit une moue et sembla seulement s'aviser de la présence des deux jeunes gens qui s'installaient, conseillés par l'officier de sécurité. Il se dirigea vers eux, impassible, mais décidé à se montrer aimable.

— Avez-vous déjà occupé une place dans une passerelle de navire? demanda-t-il en se penchant vers Yelle de Parago.

— Jamais, amiral. Il faut un commencement à tout. Je trouve votre salon aussi gai que celui d'un procureur. Ici, au moins, il doit se passer quelque chose. C'est le centre de décision du croiseur.

— Je crains pourtant que vous ne trouviez rapidement la passerelle aussi sinistre que votre salon, avec cette nuance qu'ici il n'est pas permis de bavarder.

— Je sais me taire quand il le faut. Amiral, a-t-on des nouvelles d'Oppenheimer ?

— Non, mademoiselle. Rien. Et c'est inquiétant.

 

 

 

— Nous voguons depuis quatre heures et quarante minutes. Philippe Pontbriand qui a été pilote dans la Patrouille Spatiale me faisait remarquer que nous accélérions à g 10, ce qui nous donne cette agréable sensation de n'avoir jamais quitté le port. Pour des gens qui devraient se trouver aussi vite que possible sur Mars, ne pensez-vous pas que c'est peu ?

— C'est déjà beaucoup... Je ne voudrais pas être obligé de dire trop, pour un navire aux essais dont aucun équipement n'a été réceptionné. En outre, c'est une bonne vitesse pour un croiseur contemporain.

— Mais pas pour le Lightning. D'après vous, il y aurait danger à accélérer beaucoup plus ?

— Il y a danger à effectuer cette traversée sur une machine qui n'a pas été mise au point.

— Des ingénieurs sont à bord. Un équipage excellent. On me l'a assuré. A combien estimez-vous l'augmentation des risques si nous passions, par exemple à g 20 ?

— Trois cents pour cent.

— Et nous gagnerions ?

— Trente heures environ.

— Autant que cela ?

— Oui. Seulement ne perdez pas de vue que vous avez trois fois plus de raisons de ne pas arriver du tout.

— Bien. Amiral, nous ne jouons pas. Combien de personnes se trouvent sur le Lightning ?

— Cent dix-sept en vous comptant.

— Il y avait 213 ingénieurs et techniciens à Oppenheimer. Trente heures. Qui peut savoir combien mourront durant ces trente heures perdues?

— Personne, non plus, ne peut savoir combien des cent dix-sept occupants du croiseur perdront la vie pour avoir voulu transgresser les règles de prudence les plus élémentaires.

— Vous me coincez, amiral et je n'aime pas ça ! Vous êtes fort de vos connaissances et...

— Amiral ! Appela le major Campbell depuis son poste. Information essentielle à vous communiquer.

— Veuillez m'excuser, murmura Herbert Allenby en se dirigeant vers le centre de la passerelle pour y trouver le major visiblement préoccupé.

— Qu'y a-t-il ?

— Les transmissions viennent de nous avertir, amiral, un contact presque certain avec Oppenheimer.

— Ah... enfin !

— Impossible de savoir ce qu'ils disent et si même ils parlent. Il semblerait que le poste utilisé soit de très faible puissance, démuni de parabolique directionnel. Probablement une V.H.F. de rouleur.

Nous recevons uniquement l'onde porteuse mais actuellement sans la modulation.

— Vos gens sont formels, ce n'est pas un signal de Tsiolkowsky ni un parasite de je ne sais où ?

— Non, amiral. Nos récepteurs sont parmi les plus perfectionnés existant à l'heure actuelle. Je suis persuadé que d'ici quelques heures, nous parviendrons à recevoir la modulation et à reconstituer le son.

— Ils n'auraient donc plus l'usage du centre des transmissions...

— Sans aucun doute.

— Je vais devoir informer notre jeune voyageuse.

— Je vous ai rendu compte, amiral.

— Je sais, je sais, Stephen. Ne bouffez pas du lion. Surtout que cette jeune personne est certainement très attachante.

— Vous m'en voyez particulièrement heureux pour son entourage.

Herbert Allenby haussa mentalement les épaules. Pas besoin de tenter de raisonner Stephen. Avec des ancêtres iroquois ou algonquins, il ne pouvait avoir que des opinions à l'emporte-pièce, ce qui permettait de lui faire entièrement confiance.

Le major Campbell était le meilleur naute de l'Union, celui dont le sang-froid inhumain faisait l'admiration et l'envie dans la Spatiale. Le combat éclair de Base Lune III, c'était lui. La destruction du navire amiral de la flotte adverse, encore lui. L'héroïque défense de Base Lune VI, toujours lui.

Il était bien l'homme qu'il fallait pour effectuer ce raid improvisé, sur un spationef surpuissant dont on ignorait les performances, pour tenter de sauver ce qui pouvait encore l'être. Et si besoin était, pour venger les disparus.

 

Le vice-amiral fit la moue. Rosa Hingerkiss savait ce qu'elle faisait. Si Yelle de Parago était à moitié aussi entêtée et aussi inconsciente du danger que Stephen Campbell, la vie à bord risquait de devenir infernale.

D'autant que le croiseur était armé et bourré de munitions. De quoi faire sauter la planète ou peu s'en fallait. Entre les fusées à fusion, les lasers super-dopés, les champs neutralisants, les gaz incapacitants, les cônes de perforation hypersonique, sans oublier les bombes de tout modèle, il n'y avait que l'embarras du choix. Mais quelle cible pour un adversaire bien renseigné!

— Mademoiselle Parago, nous pensons avoir un contact avec Oppenheimer.

— Fantastique! s'exclama la jeune fille en se levant pour faire quelques pas devant l'écran central et se hâter de rejoindre l'arrière de la passerelle pour échapper aux regards. Il faut nous excuser, fit-elle lorsque l'amiral l'eut rejointe, nous n'aimons pas demeurer longtemps à la même place et tout est si stable sur ce navire qu'on se demande ce qu'on attend pour partir. De quel contact s'agit-il ?

— Malheureusement virtuel. Des signaux sont émis d'Oppenheimer, mais trop faibles pour que nous les recevions clairement.

— Il y a donc des survivants.

— Pour le moment, il ne s'agit que d'une probabilité.

— Amiral, nous allons tenter de gagner ces trente heures!

— Je vous ai mise en garde. Même en sachant qu'il y a des survivants, je ne le ferais pas de ma propre initiative.

— Eh bien, c'est donc parfait. Je la prends, cette initiative. Si quelque chose arrive vous serez donc couvert.

— Mademoiselle, il n'est pas dans les habitudes des officiers de la Spatiale de se couvrir avant de prendre des risques, fit-il d'une voix devenue glaciale. D'autant que vous n'êtes absolument pas qualifiée pour évaluer ce risque. Nous savons ce que nous avons à faire et je répète que je juge votre initiative dangereuse dans les circonstances actuelles. Une épave portant des cadavres ne servira personne sur Mars ni sur Terre. Ceci dit, le Président ayant fait son choix, nous exécuterons.

 

 

 

— Je me trouve sous la protection de la triple coque d'une machine conçue pour la guerre, donc pour affronter je ne sais quelles forces, fit-elle âprement. Là-bas, sur Mars, c'est le vide, ou presque. Ils sont ou morts irradiés ou dans quelques installations de secours. Irradiés, comprenez-vous ?

Le mot se trouve dans le message que j'ai lu et relu cent fois...

— Je connais nombre de mots identiques, brûlés, carbonisés, déchiquetés, atomisés, qui ne valent pas mieux, mademoiselle Parago. Le combat et la guerre nous les font considérer du même œil indifférent. Ils sont la mort.

— Et moi je veux qu'ils vivent.

— On ne sait pas ressusciter, à bord, répliqua-t-il froidement.

— Bien... J'ai reçu une mission. Amiral, donnez l'ordre de passer à g 20 Plus, je l'exige.

— A vos ordres, mademoiselle. Veuillez regagner Notre siège et vous sangler. A moins que vous ne préfériez rejoindre votre appartement. Car vous ne pourrez plus bouger d'ici, ensuite. Choisissez.

— Je reste, décida-t-elle, la bouche mauvaise.

— Monsieur Pontbriand vous conseillera, puisqu'il a connu la Patrouille. g 20 n'est pas accepté par tous les organismes.

Hubert Allenby ajusta sa jugulaire de prestige et revint à sa place. Il se sangla paisiblement et se tourna vers Stephen Campbell qui surveillait le répétiteur.

— Major, l'ordre vient d'être donné de passer à g 20. Veuillez exécuter.

— A vos ordres, amiral, répondit le major sans rien perdre de son impassibilité. Ses mains brunes approchèrent le clavier prioritaire et le basculèrent devant lui avant de commencer à pianoter.

Il sembla à Yelle de Parago que l'ambiance de la passerelle se transformait. Les habituelles onomatopées perçues dans le circuit interphone général devinrent des mots et des phrases, concis mais clairs, souvent tendus. Dans certaines réponses elle perçut l'incertitude, l'étonnement, le doute.

— Le commandant à l'équipage. Consoles et sièges en position trois. Sangles et harnais ajustés. Réglage des équipements pour g 20. La situation à Oppenheimer nous oblige à réduire le délai de la traversée. Mise en puissance dans cent vingt secondes.

 

— Un conseil, Yelle, ne bougez plus la tête. Devant vos yeux l'écran de gauche va indiquer les paramètres de la trajectoire toutes les dix minutes. Je vous les commenterai le cas échéant. Mais ne cherchez pas à remuer. Habituez-vous d'abord aux modifications que la pesanteur artificielle va apporter.

— Est-ce si désagréable que ça? demanda-t-elle, vaguement inquiète.

— Il vous reste soixante secondes pour le savoir.

— Vous êtes contre moi, Philippe, n'est-ce pas ?

— Reproche immérité. J'exécute la mission qui m'a été confiée. J'essaie de vous aider et ce n'est pas commode.

— Possible, mais par moments je crois que j'aimerais plus d'enthousiasme.

— Vingt secondes. Appuyez sur la touche verte, sous votre index droit. Cela va comprimer votre diaphragme.

Elle pressa le bouton et crut être brusquement prisonnière d'un serpent constricteur. L'instant d'après, elle s'enfonça dans les reposes pieds et ses harnais se resserrèrent automatiquement. Son estomac protesta et le vertige l'obligea à fermer les yeux. Ce fut pire et elle les rouvrit, un peu affolée. Elle chercha de l'air, aspira, souffla, lutta contre cette sensation totalement contre nature d'un écrasement lent mais irrésistible.

— Inclinez votre siège pour rechercher l'équilibre vous convenant le mieux, conseilla la voix calme et froide de Philippe Pontbriand.

— Je voudrais bien, gémit-elle.

— Poussoir jaune, à côté du vert. Doucement. Par petites pressions.

Elle obéit silencieusement et se trouva un peu moins mal. Dans l'interphone, des voix échangeaient des informations brèves, sèches, quelquefois tronquées. Elle tourna un peu la tête pour regarder et ne vit rien d'intéressant. Les sièges étaient tous basculés comme le sien. Seul le grand écran montrait le champ d'étoiles et Mars, petite tache ocre-rouge. Au bas de l'écran, des chiffres défilaient avec la phénoménale rapidité permise par l'électronique.

— Accélération g 20 Plus, fit une voix.

— A maintenir durant 2157 minutes, exigea une autre voix, féminine, celle-là.

— Pour exercice : Postes de tir parés. Ouverture des diaphragmes cent trente, Objectif très mobile survenant quartier, tiers haut sur...

Yelle abaissa le volume et appuya sur le contact la reliant à son garde du corps et conseiller.

— Alors, qu'en pensez-vous? demanda-t-elle.

— C'est aussi désagréable que prévu mais vous avez ce que vous désiriez.

— Je tiendrai.

— Il le faudra. Nous avons 36 heures à passer pour atteindre le point de pivotement et 36 autres pour se placer en orbite autour de Mars. Soit en tout trois jours à ce régime.

— Il faudra tout de même bien que je me lève, et les autres aussi!

— Evidemment. Cela s'apprend comme le reste. Les installations sanitaires tiennent compte des petits problèmes posés mais si vous y tenez, je vous accompagnerai.

— Je vous déteste! Vous n'avez rien compris, Philippe. Ceux qui attendent, là-bas, souffrent cent fois plus que nous.

— Je vous crois puisque vous l'assurez.

— Non, vous faites semblant, pour que je ne vous emmerde pas!

Une lueur se mit à clignoter sur la console, devant elle et il lui fallut un certain temps pour qu'elle réalise ce que cela signifiait. Elle pressa le contact immédiatement en dessous et la voix de l'amiral lui parvint :

— Mademoiselle Parago, le Lightning navigue à g 20. Nous atteindrons l'orbite de transfert d'ici 71 heures et 47 minutes, sauf incident.

— Compris, amiral. Où en est le contact radio ?

— Toujours très brouillé. Nous essayons de corriger un effet Doppler particulièrement gênant.

— Toujours pas de possibilité d'échange ?

— Aucune, mademoiselle.

— Merci, amiral.

Elle rétablit la liaison avec Philippe Pontbriand et demanda :

— Pensez-vous qu'ils parviendront à recevoir Oppenheimer ?

— Je l'ignore. De toute façon, cela ne changera pas grand-chose à la situation.

— C'est vous qui le dites ! On dirait vraiment que vous ne vous intéressez pas à notre mission !

 

— Pardon, Yelle. Je suis ici seulement pour vous prêter assistance en cas de besoin et vous protéger autant que faire se peut.

— Vous prenez le parti de l'état-major de ce navire qui n'aurait pas fait un geste de plus que ne le commande la prudence ou je ne sais quel règlement.

— Dans l'espace, tout est danger. Rares sont les nautes qui aiment jouer à « fais-moi peur ».

— Un croiseur est conçu pour la guerre, le combat, donc le risque maximal. Son équipage ne peut refuser de s'engager dans une œuvre de sauvetage.

— Et surtout de sauvegarde des intérêts de l'Union sur Mars.

— Mettriez-vous en doute l'importance de l'enjeu ?

— Mais non. Je ne juge pas, je fais ce que l'on me dit. Mais je conserve le droit d'émettre une opinion, ainsi que celui de vous mettre en garde.

— Contre qui ou quoi ?

— Contre vous d'abord. Vous êtes en train de vous mettre à dos la totalité de l'équipage, non parce que vous augmentez les risques, qu'ils acceptent, mais parce que vous intervenez dans un domaine qui ne vous concerne pas.

— Tant pis. Il faudra qu'ils passent par où je le voudrai.

— Soyez prudente, Yelle, rien n'est plus facile à simuler qu'un incident technique.

— Celui ou celle qui se risquerait à ce petit jeu le paierait très cher, vous pouvez me croire.

— Non. Vous ignorez totalement à qui vous avez affaire. L'espace appartient à ceux qui ont fait vocation de le traverser, qui ont appris à le faire, qui ont payé très cher, par leurs amitiés ou leurs amours brisées le droit de le vouloir pour eux... Vous vous briseriez contre un mur... En attendant, on vous appelle, appuyez sous le voyant jaune.

— Je ne sais pas si on vous a dit que j'avais de la mémoire, grinça-t-elle avant d'enfoncer nerveusement la touche indiquée.

— Mademoiselle Parago, la liaison est établie avec un des ingénieurs d'Oppenheimer. Il déclare que la base est intégralement détruite et interdite par la radioactivité. Un accident très grave survenu dans l'unité de raffinage. Cet ingénieur attend notre arrivée au sommet d'Arsia Silva. Deux autres survivants, gravement blessés, ont été emmenés par un navire de secours de la Coalition. La liaison est mauvaise.

Une tempête de poussière radioactive a considérablement gêné la réception des signaux. Avez-vous des questions à poser?

— Dans combien de temps pourrons-nous intervenir efficacement ?

— Nous serons en orbite dans soixante-sept heures.

— Pourquoi les Coalisés ont-ils emmené des survivants ?

— L'ingénieur a précisé qu'ils sont dans un état critique ne leur permettant pas d'attendre le sauvetage problématique qu'il était en droit d'envisager entre quinze et vingt jours d'ici, ignorant nos performances.

— Serait-il possible d'établir une liaison directe entre moi et cet ingénieur.

— Je vais m'enquérir.

Philippe Pontbriand releva péniblement la tête, déglutit, fit une grimace et commenta, hors micro :

— Ils étaient plus de deux cents sur Oppenheimer. La base s'étale sur cent miles dans le rift, sous la roche. L'accident est incompréhensible.

— C'est la raison pour laquelle je veux parler à cet ingénieur.

— Je me demande s'il faut penser réellement à un accident.

— Ne nous formons pas d'opinion préconçue. Remarquons cependant qu'il est curieux que la Coalition ait envoyé si vite des navires de secours quand on sait qu'il n'y a jamais de contact entre les deux bases.

— Vous me permettrez d'avoir sur le sujet une opinion différente. Je ne suis pas du tout certain qu'il n'y ait pas contact.

— Comment cela ?

— Le service auquel j'appartiens a analysé très soigneusement les comptes rendus mais également les conversations tenues ici et là par les colons de Mars à leur retour.

— Mademoiselle Parago ?

— Je vous écoute.

— L'ingénieur Simon White va tenter de répondre à vos questions. Je vous recommande de parler avec lenteur car la transmission est délicate.

— Entendu. J'écoute.

 

 

 

Il y eut un crachotement bref, puis un bruit de fond intense qui obligea la jeune femme à diminuer le volume de la réception. Elle attendit quelques instants, s'étonnant de ne rien entendre et allait visiblement pousser un de ses cris de colère lorsque Philippe Pontbriand lui conseilla, hors micro :

— Si vous appeliez, Yelle, peut-être ce garçon pourrait-il vous répondre?

— Vous... Oui... merci, Philippe. Allô! Ici Yelle de Parago, représentant le Président de l'Union pour enquête et intervention immédiate de secours à Oppenheimer. Je désire parler à Simon White, ingénieur.

— Ici Simon White, je vous reçois trois sur cinq, à peine. Parlez lentement, fit une voix ferme, intelligible en dépit des brouillages cycliques.

— Pouvez-vous me donner une explication technique exacte de l'accident survenu à la base ?

— Je regrette, non. La commission d'enquête la découvrira sans doute, quand elle pourra approcher, d'ici quelques milliers d'années. Je ne peux que fournir mon opinion. Cela convient-il ?

— Faute de mieux, oui.

— En ce cas, attendez le mieux. Je précise qu'en priorité il faudra rechercher sur Nix Olympica le professeur Yarn O'Neal, le professeur Nestor Capablanca, l'ingénieur en chef Juarez Sanchez. Ils n'ont qu'un rouleur pour abri depuis le début de la catastrophe. Leur survie est problématique; à vous.

— Mais, s'exclama Yelle, hors micro, il m'a envoyée promener! C'est un comble!

— N'oubliez pas qu'il se trouve seul au sommet d'un des plus hauts volcans de notre système solaire, après des épreuves terribles, rappela Philippe Pontbriand.

— Quand même ! Allô !... J'ai pris note de ce qui concerne les disparus. Mais j'exige votre explication de l'incident.

— Je n'ai aucune explication à vous fournir. Enquêtez sur place.

— Aucune explication, dites-vous ?

— Exactement.

— Mais enfin, où étiez-vous quand l'accident est survenu ?

— En mission de prospection. Mon équipier a été gravement blessé par une charge sismique qui a explosé prématurément. Sans cette péripétie, nous serions morts comme les autres. Nous avons été retardés de six heures. L'accident est survenu durant ce laps de temps.

— Vous n'avez rien vu, rien entendu, rien constaté ?

— Nous avons entendu l'alerte radio et découvert que Copratès était devenu un enfer radioactif que vous devriez apercevoir à mi-distance Terre-Mars.

— Ceci revient à dire que si une bombe atomique ou un sabotage ont engendré la catastrophe, vous ne pourriez témoigner.

— Je témoignerais contre. La sismique est ma spécialité. Vous disposerez en outre, si vous savez vous y prendre, des enregistrements de Tsiolkowsky.

— Je... n'ai pas besoin de l'intervention de l'adversaire en l'état actuel de l'enquête. Quelle est la situation des blessés ?

— Jambes brisées, début de gangrène pour Daniel Flaherty, ingénieur des mines et géologue. Choc nerveux d'origine affective pour le second, Charm Clementi, astrophysicien.

— Les blessures ont-elles été accidentelles ?

— Je ne comprends pas votre question. Qu'un pétard de sismique pète avant l'instant prévu, cela arrive encore, malheureusement, mademoiselle. Quant à Charm Clementi, sa femme de vingt-deux ans se trouve dans l'enfer de Copratès et s'y trouvera probablement le jour de la résurrection des morts.

Yelle de Parago réprima un haut-le-cœur. Les jambes commençaient à la faire souffrir et elle pesta contre le poids insensé qu'elles étaient obligées de porter en permanence. Ce Simon White venait à deux reprises de l'envoyer promener sans hésiter. Pire, il la prenait pour une idiote, un de ces monstres têtes d'œuf grattant du papier et organisant le monde technocratique du futur. Elle l'imagina, du mépris plein la bouche, heureux dans sa solitude de pouvoir dire merde à un représentant du pouvoir. Il fallait remonter la pente, prendre de la hauteur, faire comprendre que le pouvoir se trouvait réellement sur le Lightning voguant à une vitesse insensée en direction de Mars.

— Comment se fait-il que la Coalition ait envoyé un navire pour secourir vos blessés? Avez-vous appelé ?

— Non. La Coalition vient de perdre un de ses cargos. Une partie de l'équipage a trouvé abri dans notre unité de secours. J'ai décidé de confier les blessés aux sauveteurs de la Coalition. Ils ont les moyens de sauver aussi bien le corps que l'esprit.

— Un cargo s'est écrasé dans votre zone, dites-vous ?

— Je n'ai absolument pas dit cela. Ecoutez mieux. Je répète afin qu'il n'y ait aucune ambiguïté. Une partie de l'équipage d'un cargo coalisé modèle Sept du rail Terre-Mars a trouvé refuge dans notre unité mobile modèle 102.

— Où est tombé le cargo ?

— Je n'en sais rien. Du côté de la base coalisée.

— Comment l'équipage peut-il alors s'être trouvé chez nous ?

— Evitez de mal interpréter, mademoiselle. L'équipage a utilisé une vedette de secours qui s'est posée en catastrophe tout près d'Arsia Silva. Elle s'y trouve toujours, avec le commandant du navire mort en service.

— Et vous avez pris contact avec ce commandant par radio?

— Dieu! Je suppose que vous entendez mal. C'est votre excuse. Le commandant du cargo est mort. Il se trouve dans la vedette. C'est une très belle femme. Son nom doit être retenu comme celui de tous les morts martiens. Chang Dao. Voulez-vous que j'épèle?

— Philippe, je vais exploser! Cet homme cherche visiblement à m'exaspérer. Un misogyne que l'accident n'a pas guéri. Un déviant. Un gauchiste ou pis, un type de la Coalition qui nous mène en bateau. Il faut contrôler immédiatement l'existence d'un Simon White, ingénieur de je ne sais quoi. Vous vous en occupez.

— Je vais faire le nécessaire. Il y a un peu de provocation dans les propos de cet homme mais je doute qu'il soit autre chose qu'un survivant attendant des secours.

— Renseignez-vous. Nous jugerons ensuite. Monsieur White, communication terminée. Restez sur écoute.

— Mademoiselle Parago, ici l'amiral Allenby. Un message de Denver vous est adressé.

— Avez-vous le texte ?

— L'officier de transmission va vous le faire porter. Il est codé.

— Eh bien ! Qu’on le fasse décoder !

— Désolé, mademoiselle, il s'agit probablement de votre code spécial.

— Mais... que voulez-vous que je fasse, dans ce cas ? Je ne peux pas remuer. Tout se trouve dans l'appartement. Je pèse au moins une tonne !

— A peine deux fois votre poids, mademoiselle, mais pour gagner trente heures. Désirez-vous qu'un officier du bord vous assiste pour regagner votre cabine ?

— Je n'ai besoin de personne, merci. Je vais regagner ma cabine... Faites porter le message là-bas.

— A vos ordres, mademoiselle.

— Vous avez entendu, Philippe ?

— Il est probable que P.C.V. va nous apprendre pourquoi les gens de Tsiolkowsky ont emmené nos blessés et comment leur cargo a percuté. Bien. Alors, comme ça, nous regagnons vos appartements! Il va falloir vous tenir bien droite, Yelle, vous ne pouvez espérer que tout le monde sur la passerelle va baisser les yeux à votre passage.

— Philippe, grinça-t-elle entre ses dents, si vous n'étiez pas sur une passerelle de croiseur, je vous flanquerais une paire de gifles avant de vous mettre dehors.

— N'oubliez pas quand même que la situation permet peu de fantaisies de ce genre, ma chère Yelle.

Elle le regarda se lever, avec intérêt puis inquiétude. Il se dessangla et redressa lentement le siège, avant d'inhaler un peu d'oxygène pour se lever sans lâcher les appuis bras du siège. Tête droite, jambes raidies, il n'essaya pas de remuer beaucoup avant d'avoir retrouvé son équilibre.

— Venez. Mais suivez bien ce que je vais vous dire, recommanda-t-il.

— Merde ! Chuchota-t-elle, furieuse, s'appliquant pour faire exactement comme lui, sans se tromper ni rien oublier.

Quand elle fut toute droite, persuadée peser non pas cent kilos mais plusieurs tonnes, au moins, elle fit un pas, un autre, se tenant aux mains courantes. Puis elle eut l'impression que le Lightning sautait une haie et s'agrippa des deux mains, ayant bien du mal à ne pas s'écrouler. L'épaule de Philippe Pontbriand contre la sienne lui parut la chose la plus rassurante du monde. Pour un peu elle lui eut demandé de lui tenir la taille.

Elle parvint à dominer sa panique et ils sortirent, raides mais dignes.

Dans la suite relativement vaste, formée de quatre cabines communicantes qu'elle occupait sur le croiseur, ce fut Philippe Pontbriand qui décrypta le message de Denver. Aussitôt terminé, il le lui présenta sans commentaires.

Parago. SS Lightning. Apprenons de source spéciale Coalition que deux ingénieurs Oppenheimer sont soignés Tsiolkowsky. De même source confirmant observations satellites astrogateurs ainsi que messages interceptés apprenons perte d'un navire présumé cargo survenue peu de temps après destruction Oppenheimer. Analyse par ordinateur central Space Force conclut coïncidences anormales.

Vérifier en prenant précautions pour éviter provoquer adversaire. Envisager récupération blessés aussitôt que possible. Donner urgence raisons exactes destruction Oppenheimer. Escadre adverse en route vers Mars. Tachkent durcit le ton. Mama Dome ne tient plus en place. Il faut la calmer. P.C. V.S.

— Et voilà ! Ils en savent autant que nous. L'ennui c'est évidemment que les militaires ne tiennent plus en place. Vous pensez! Une occasion de relancer la guerre, la vraie ! Les calmer, il en a de bonnes, P.C.V. !

— Je suggère, Yelle, que vous écoutiez de nouveau la conversation que vous avez eue avec Simon White. Ensuite vous pourriez la reprendre en utilisant non plus votre position dominante qui ne donne pas de bons résultats, mais votre charme. Si, je vous assure, même par radio, une voix de femme compréhensive autant que compréhensible, cela peut donner des résultats. Tandis que l'agressivité interdit tout progrès.

— Vous me jugez agressive, maintenant? s'exclama-t-elle, stupéfaite.

— Oui. Et n'ayant pas la science infuse, je ne comprends pas pourquoi. Puis-je me retirer ?

— Ah mais non! Vous allez m'expliquer ce que vous venez de soutenir impudemment.

CHAPITRE VII

Sur l'écran central, Mars avait pris la dimension confortable de la Lune vue de la Terre. Sur la passerelle, le major Campbell venait de relever son officier en second, Linda Cobum, et vérifiait méthodiquement le fonctionnement correct des différents éléments du croiseur spatial.

Une heure plus tard, le vice-amiral. Allenby rejoignit à son tour le siège composite sur lequel il installa avec précaution sa grande carcasse malmenée par l'excès de gravité.

— Où en sommes-nous, Stephen ? demanda-t-il quand il eut enfin retrouvé la position la moins désagréable pour supporter son poids artificiel.

— Le navire répond à nos espoirs, en contrepartie l'équipage supporte moins bien que prévu l'excès de pesanteur. Les docs ont du mal à lutter contre les troubles qui se multiplient. En cas de manœuvres de combat, je ne pourrais disposer que des trois quarts de mon équipage.

— Pas très bon, ça, grommela l'amiral. Rien d'autre ?

 

— Selon Cobum, nous avons doublé un modèle Sept, le Lob-Nor. Une excellente machine, exceptionnellement sûre.

— Pas tellement, si j'en crois ce qui vient de se passer en approche de Mars.

— Précisément. Je ne parviens pas à imaginer un modèle Sept ratant son approche, lège. Ils ne possèdent pas de champ antigrav mais disposent de nakamaks de très bonne qualité.

— Je vous ferai remarquer qu'il est tout aussi difficile de penser que depuis un demi-siècle rien de grave ne s'est produit sur Oppenheimer et qu'aujourd'hui la sécurité est remise en cause.

— Nous y voilà, amiral! Tout arrive au même moment !

— Avez-vous d'autres informations de White ?

— Non. Il refuse de répondre depuis que Carson, qui occupe le poste de psychologue à bord, a commis la connerie de lui demander de fournir les renseignements confidentiels d'identité intégrés à son dossier mais non portés sur la fiche.

— Votre Carson mérite d'être débarqué à la première escale!

— Je ne ferais pas un tel cadeau à Mars !

— Et comment a réagi White ?

— Il a demandé si nous étions bien des représentants de l'Union et que dans l'affirmative nous voulions bien le prouver en nous conduisant suivant la tradition. En attendant, il a décidé de garder le silence et ne répond à aucun appel.

— Parfait ! Enfin, façon de parler ! Gronda l'amiral. Mais qui a eu cette idée idiote de chercher à vérifier l'ascendance de Simon White ?

— Je pense que vous n'avez aucun doute sur l'identité de la personne en question.

— Alors qu'elle aille au diable ! Après tout, nous avons le temps. Nous savons qu'il n'y a personne à sauver sauf White, puisque les savants de Nix Olympica ont été retrouvés par les Coalisés.

— Vous savez, j'ai beaucoup réfléchi à cet accident du modèle Sept. Et si son équipage, prétendument naufragé, n'appartenait pas à un cargo paisible mais à une unité spéciale d'intervention?

— Vous allez loin, Stephen !

 

— Je n'aime pas les coïncidences. Les ordinateurs les ont trouvées suspectes. J'ai relevé que Simon White affirme que la vedette de la Coalition se trouve à égale distance, à peu près, entre Copratès et Arsia Silva. Une opération de sabotage ou de destruction menée discrètement et dont quelques participants auraient eu des problèmes techniques avec leur vedette, ce n'est pas aussi stupide qu'il y paraît. Quand on regarde le planisphère, on s'aperçoit qu'Arsia Silva se trouve presque exactement dans l'axe du rift martien.

— Entre vous et moi, je crois Pavonis mieux placé.

— Je l'admets, amiral, grommela le major, agacé de voir sa démonstration battue en brèche dès le premier argument. Cependant Arsia Silva jouit d'une altitude intéressante et se trouve à portée de tir d'Oppenheimer.

— Ouais. Vous savez, Stephen, n'importe quel cratère proche pourrait aussi bien faire. Mais poursuivez... Vous faisiez allusion à de prétendus naufragés.

— Si une vedette se trouve à l'endroit où la situe White, il n'y a aucune raison apparente pour qu'elle n'ait pas prolongé son parcours jusqu'à sa base.

— Avez-vous retenu qu'elle s'est posée à cet endroit trois jours après l'accident d'Oppenheimer ?

— C'est ce que prétend White qui le tient de la bouche des Coalisés. Il m'étonnerait qu'il ait eu les moyens de contrôler si la fusée ne se trouvait pas là depuis quelques jours. Je vous répète, je n'aime pas les coïncidences répétées. Il est très facile de monter un accident de cargo en trompe-l'œil puis de broder autour de lui.

— Ne serait-il pas plus simple de supprimer tous les témoins, dans ce cas?

— Non. La valeur de témoins à décharge appartenant au camp adverse est inestimable. D'où la démonstration théâtrale de solidarité offerte par les Coalisés. Mon hypothèse a le mérite de tenir compte des détails d'une situation qui semble échapper à la jeune personne que nous connaissons. Nous sommes toujours en guerre et la destruction du potentiel énergétique du canyon de Copratès vaut bien toute cette mascarade.

— Nous avons signé un armistice quand même, Stephen.

— Qui n'a pas empêché quelques terribles batailles de l'espace.

 

— Je vous l'accorde. Mais jusqu'ici, aucune de ces batailles n'a entraîné de réaction des populations qui n'en ont jamais rien su.

— Si vous voulez, amiral. Sans être pessimiste à outrance, je me demande malgré tout si le Lightning ne va pas être conduit à donner une bonne leçon aux Coalisés.

— Personnellement, je souhaite que non et en attendant la décision, apprêtons-nous à recevoir la visite de notre représentant du Président, murmura le vice-amiral en adoptant un sourire de circonstance.

La très jolie Yelle de Parago salua d'une brève inclination de tête et reprit sa place, adoptant l'angle le moins désagréable pour supporter l'excès d'accélération.

— Quand arrivons-nous, amiral ?

— Les paramètres n'ont pas changé. Il reste neuf heures avant le passage en orbite martienne.

— Des nouvelles d'Arsia Silva ?

— Pas depuis votre départ. La rotation de la planète nous masquait le volcan.

— Tiens ? Je croyais qu'en possession des informations reçues de Denver concernant ce Simon White, vous deviez vérifier l'identité réelle de l'individu qui se trouve là-bas, avant l'occultation.

— Nous avons essayé et échoué.

— Expliquez-moi pourquoi, je vous prie.

Quand elle eut entendu le récit de la tentative avortée, elle serra les poings à s'en blanchir les phalanges et ne laissa tomber qu'un mot, net et lapidaire :

— Con !

Le major Campbell sursauta mais se garda de manifester autrement sa surprise offusquée.

— Amiral, veuillez demander que je puisse communiquer avec M. White.

— Je vais demander que vous puissiez parler, mademoiselle. Je ne peux assurer que vous aurez une réponse.

— Je suis persuadée qu'il n'y aura aucune difficulté de ce côté.

— Vous m'en voyez très heureux.

 

 

Yelle de Parago sortit une feuille de la pochette gauche de son plastron et lut avec application ce qu'elle savait déjà par cœur, la fiche complète d'identité de Simon Ronald White, âge de 37 ans et sept mois, originaire de Lafayette, Louisiane.

— Mademoiselle Parago, l'émetteur fonctionne.

La station au sol se trouve à la limite de l'horizon mais sera bientôt face à nous.

— Merci. Allô... Simon! Ici Yelle de Parago. Répondez!

Elle dut lancer l'appel à quatre reprises, laissant de longs intervalles d'attente, avant que la voix de l'ingénieur ne lui parvienne, égale et sans chaleur.

— Ici White, j'écoute.

— Me recevez-vous clairement ?

— Cinq sur cinq.

— Vous savez qui je suis, bien entendu.

— Je n'ai pas encore perdu la mémoire et je suppose que vous avez eu le temps de vous enquérir de ma personnalité.

— Simon, oubliez cela. Le gouvernement de l'Union a besoin de savoir au plus vite comment les choses se sont passées à Oppenheimer. Comprenez-moi bien. Le navire sur lequel je me trouve est une formidable machine de guerre. Derrière nous, encore très loin, la Coalition a lancé ses croiseurs, moins rapides mais aussi formidablement armés. Je ne veux pas m'avancer mais tout se déroule comme si les deux adversaires se soupçonnaient mutuellement d'avoir déclenché les hostilités sur Mars. Vous seul, actuellement, pouvez donner à l'Union une image exacte des faits.

— Je vous ai répondu lorsque vous m'avez interrogé.

— Ce fut transmis sans changer un seul mot. Il me faut plus.

— Dans combien de temps serez-vous à même de contrôler sur place?

— Je serai personnellement près de vous d'ici une douzaine d'heures.

— Un instant, mademoiselle qui parlez si bien.

Douze heures, avez-vous dit? J'ai quelques notions d'astronautique. Où se trouvait donc ce croiseur rapide quand l'accident s'est produit ?

— Sur son berceau, à Martin Luther King.

— Quelque chose m'échappe, puisque je n'ai pas le droit de penser que vous cherchez à me tromper.

— Je conçois votre étonnement. Le Lightning a atteint 2 650 kilomètres par seconde au moment du renversement de poussée.

— Dieu !

— Me croyez-vous ?

— Oui, mademoiselle. Même si je ne peux imaginer par quel procédé on parvient à lancer de telles masses à de telles vitesses. A mon tour de vous demander de croire ce que je vais essayer de simplifier. Copratès et le rift entier sont radioactifs. Le premier parce qu'il a subi de plein fouet l'expansion thermique du début de la fission, déclenchée par une erreur de stockage.

Le second après avoir été balayé par le vent de Mars qui a transporté la poussière sur toute sa longueur. Mon opinion sur les causes de la catastrophe demeure inchangée. Densité trop importante de produits raffinés. On peut ensuite imaginer n'importe quelle cause secondaire. La réaction a commencé, n'a pas été jugulée immédiatement et les équipements de sécurité ont fondu. Ensuite tout a été très vite. Nous avions soulevé ce problème à maintes reprises. En vain. Vous devriez pouvoir le contrôler dans les archives de la base conservées quelque part dans l'Union.

— Comment expliquer qu'il n'y ait jamais eu d'incident depuis un demi-siècle?

— Qui a dit cela? C'est probablement ce que supposent les gens de Denver. Dans l'ordinateur de la base il devait y avoir en mémoire 234 alertes en 47 ans dont cinq rouges. Cherchez bien et vous en découvrirez les causes. Ceci dit, il faudra que vous ayez le bras très long car je suis persuadé que c'est volontairement tu, pour que la population soit persuadée que rien de moche ou d'ignoble ne peut exister dans l'Union.

— J'ai du mal à vous croire. Personne, jamais, n'aurait parlé ?

— Mademoiselle, ce qui se passe sur Mars est martien. Ce qui intéresse la Terre c'est de recevoir de l'uranium enrichi à 85 pour cent. Ingénieurs et spécialistes travaillant ici sont tous des volontaires. Tous savaient, tous ont su et ont gardé le silence sur les pépins, par tradition, par respect pour une œuvre immense qui mérite quelques impasses. Ceux qui ont parlé n'ont pas été entendus.

— Monsieur White, ne voyez-vous pas que cela signifie qu'une seconde base Oppenheimer sera aussi menacée que la première par la faute de tous les gens qui se sont tus quand il fallait parler? On ne peut laisser se renouveler une semblable tragédie !

 

— Ecoutez-moi, mademoiselle dont j'aimerais voir le visage. Je suppose que vous êtes un peu calée sur la matière, sinon vous ne seriez pas sur un croiseur ultra-rapide en route vers Mars pour vous enquérir de cette catastrophe. Il n'existe pas de moyen acceptable pour modifier ce qui a été réalisé à Oppenheimer. On peut toujours étendre la zone de stockage, mais la dépense énergétique devient trop lourde. Une seconde solution consisterait à ne raffiner qu'à 30 ou 40 pour cent.

Ce serait transposer le problème sur Terre, ou adopter la méthode de la Coalition. Jusqu'à présent, l'Union a refusé, trop d'énergie dépensée inutilement. Et après tout, durant 47 ans, cela n'a pas si mal marché. Simplement, il y a eu des pertes en vies humaines. Vous en retrouverez la trace aux archives de la base. Vérifiez, puisque vous appartenez à une commission d'enquête, combien de membres de la mission Oppenheimer sont morts sur Mars et combien sont revenus mourir sur Terre après avoir été accidentés sur Mars.

— Ce que vous révélez sera vérifié rapidement, n'ayez crainte.

— Je l'espère pour vous. Je le souhaite pour l'avenir de ce monde. Il ne faut pas que mes sœurs et mes frères soient morts pour rien, même s'il est probable que leur sacrifice ne sera pas divulgué.

— Je ne parviens pas à admettre que personne ne se soit plaint en un demi-siècle!

— Se plaindre ? Oh ! Mademoiselle ! Si vous saviez comme le ciel de Mars est merveilleux quand le soleil brille sur l'horizon de l'est, lorsque la galaxie s'étend depuis ce soleil timide jusqu'à l'étoile bleue du matin ou du soir qu'est la Terre sur l'autre horizon et que le sol prend sa teinte d'or et de pourpre. Ici, pas de politique, pas de discussions oiseuses, pas de médias. Le calme, le travail utile pour l'Union mais surtout pour l'Humanité. Voilà, mademoiselle, en regrettant de ne pouvoir vous fournir des preuves suffisamment convaincantes.

— Votre discours est déconcertant, Simon !

— Vous devez être jeune... Très intelligente... Difficile de parler sans voir le correspondant.

— J'ai un avantage sur vous : votre tridi. Voici deux ans.

— Ah bon. De quelle origine êtes-vous ?

— Je... je suis originaire de Conception, une ville toute simple au milieu de l'ancienne province du Paraguay... Vous êtes né à Lafayette...

— Merci... Je ne voulais pas être indiscret. Seulement vous imaginer. N'oubliez pas de prendre, dès que possible, des nouvelles de nos blessés, Dan, Daniel Flaherty, est un ingénieur de grand avenir.

Charm Clementi aurait dû renouveler son contrat avec Oppenheimer. Il venait d'épouser Maria Van Vliet, laborantine du centre de traitement. Je sais que les gars de Tsiolko ont de très bons médecins et qu'ils vont mettre un point d'honneur à nous rendre nos blessés dans le meilleur état possible.

— Parce que vous estimez que les Coalisés attendent que nous les contactions ?

— Evidemment. Ils espèrent même que vous viendrez personnellement chercher nos gens. Et si votre apparence correspond à votre voix, ils seront heureux. Ils aiment la Femme. La vraie. Souvenez-vous seulement du fait qu'ils sont un peu susceptibles et qu'eux aussi paient un lourd tribut à l'espace et à ce monde. Ne leur parlez pas comme vous l'avez fait avec moi, au début, mais comme maintenant.

— Mais... vous ne croyez pas que vous allez un peu loin ?

— Oh! non... Tenez, je vais faire comme si vous étiez près de moi, ici, au sommet d'Arsia Silva. Nous dominons ce qu'on appelle, ici aussi, la plaine, bien que le relief soit plutôt tourmenté. En l'absence d'atmosphère, nous voyons jusqu'à l'extrême bord de l'horizon. Dans la binoculaire de mon rouleur vous apercevez une sorte d'aiguille dressée vers l'espace et qui brille comme de l'or. Et vous savez qui se trouve là-bas.

— Pourquoi voulez-vous m'entraîner dans cette reconstitution?

— Parce qu'il me semble que vous retiendrez mieux que dans la vedette de secours de la Coalition que nous voyons, repose Chang Dao, le commandant du Tengri-Nor, spationaute de 28 ans. C'est moi qui suis allé chercher ceux qui vivaient encore et pleuraient cette femme que je n'ai jamais vue. Ils sont mes amis. Je veux que vous le sachiez. Je n'ai rien d'autre à ajouter.

— Si ! Comment avez-vous su qu'ils se trouvaient là-bas ?

— Nous nous trouvions au sommet depuis près de trois jours quand j'ai reçu leur appel au secours. Demandez donc aux nautes de votre croiseur, les guerriers bardés de décorations, de grades, d'autorité, tout prêts à pourfendre l'ennemi quand on peut leur en présenter un exemplaire. Ils vous expliqueront que dans l'espace, quand un homme appelle à l'aide, on ne s'occupe pas de savoir quel est son camp.

On pense d'abord à lui comme à un frère en danger de mort pour lequel on est prêt à donner sa vie.

« Et toi qui erre de monde en monde à la recherche de ton identité, tu n'as aucun ennemi, pas même un adversaire, uniquement des sœurs et des frères qui souffrent et qui meurent, que tu rejoindras quand pour toi sonnera l'heure. » C'est la troisième cantate au Dieu de l'Espace, de Jefferson Aster Hill. La connaissiez-vous?

— Je suis adventiste, monsieur White.

— Quelle importance cela peut-il avoir si vous êtes fière de l'être?

— Euh... je crois que ces considérations personnelles ne font pas partie de l'enquête que je dois mener. Savez-vous pourquoi ces gens sont tombés à l'endroit où vous les avez secourus?

— Oui. J'ai eu tout le temps de l'apprendre. Et afin de calmer une appréhension que l'on devine aisément à la forme de vos questions, je vous rappelle que l'accident du Tengri-Nor est survenu trois jours et sept heures après la catastrophe d'Oppenheimer.

— Pardon, c'est l'arrivée de la vedette qui a eu lieu avec ce décalage, car vous ne pouvez certifier que le cargo s'est bel et bien écrasé.

— Je n'ai comme preuves que les déclarations de son équipage.

— Et vous semblez trouver naturel de le croire sans discussion.

— Mademoiselle, les Martiens refusent de se voir autrement qu'en êtres humains doués de raison. Nous sommes alliés devant l'espace, le vide, les dangers permanents de ce monde désolé.

— Pouvez-vous négliger le fait que la paix ne soit pas signée.

— Elle pourrait l'être demain si des gens tels que vous dépensaient autant d'énergie pour y parvenir que vous en dépensez pour vous convaincre qu'il faut trouver un adversaire. De l'autre côté de Mars, il existe aussi des femmes, jeunes et intelligentes, qui préfèrent l'amour à la mort, comme ce devrait être le cas pour vous.

Dans le rift comme dans la mer de Chersonesus, qu'ils appellent aussi Steppe de Tchekov, on se fout pas mal de ce qui se trame à quelques centaines de millions de kilomètres, entre gens qui se moquent éperdument de ce que nous en pensons. La vie de chacun des Martiens a pourtant la même importance que celle des Terriens. Et pour eux, elle représente plus que l'idée même de bloc, d'Union, de Coalition.

— Vous allez très loin, Simon.

 

 

— C'est juste. Je suis d'ailleurs étonné qu'une femme ait été désignée pour enquêter sur le drame d'Oppenheimer. Je remarque à ce sujet que vous paraissez beaucoup plus sensible à ce qui se passerait du côté de la Coalition.

— Je vous interdis de prétendre une chose aussi fausse ! S’exclama-t-elle, furieuse.

— Il est difficile de m'interdire de parler, mademoiselle, mais vous pouvez interrompre la communication.

— Simon! Je ne veux pas! Je ne veux pas que vous m'agressiez! Je cherche de toutes mes forces une vérité qui n'apparaît pas avec autant de clarté que vous semblez le croire. Il y a quatre jours je me trouvais encore à Denver !

— C'est votre excuse, en effet. Malheureusement, je ne peux vous apporter plus que je ne possède.

— Je suis persuadée du contraire. Pourquoi êtes-vous resté au sommet d'Arsia Silva lorsque vos amis ont rejoint Tsiolkowsky ?

— Je ne m'attendais pas à cette question. Je crois bien que je vais vous donner le temps indispensable pour découvrir quantité de raisons à mon actuel séjour dans ce cratère. Je peux cependant vous assurer qu'une seule est la bonne. Peut-être l'aurez-vous découverte quand nous nous rencontrerons. Au revoir, mademoiselle.

— Simon! Simon White! Je vous ordonne!... Mais pourquoi a-t-il fait ça ? Ragea-t-elle en regardant fixement la console radio sur laquelle la lampe témoin s'était éteinte.

— Il est des questions auxquelles on ne répond pas de bonne grâce, observa paisiblement Philippe Pontbriand. En fait, je me demande pourquoi vous avez voulu l'entendre vous dire que c'était simplement son devoir ?

— Je n'accepte pas sa susceptibilité mal placée. Il est trop conscient de sa foi, de sa force, de l'exemplarité de sa conduite ! A la limite, il serait heureux qu'en arrivant nous découvrions son cadavre, pour nous donner mauvaise conscience.

— Vous traduisez fort bien, Yelle. Félicitations.

— Gardez-les pour vous! S’exclama-t-elle avec hargne. Et puis... que voulez-vous dire par cette constatation?

— Vous interprétez correctement ce que cherche à vous imposer Simon White, un métis de la Louisiane, habitué aux phrases qui chantent...

— Philippe, si cet homme ment, il faut détruire immédiatement l'humanité, cracha-t-elle.

— Il milite en faveur d'un rapprochement que nous savons impensable, Yelle.

— Sur Terre, peut-être, mais ici ? Je suis prête à croire que l'on peut découvrir l'homme tel qu'on aimerait qu'il soit, enfin fraternel.

— Je veux bien. Je suis pragmatique. Je regarde, j'écoute, j'enregistre, je déduis et rends compte. D'autres jugeront.

— Bien. Merci, Philippe. Ayant de si bonnes dispositions, rédigez donc le résumé intelligent de cet entretien et présentez-moi le message que nous adresserons sans tarder au Président.

— Avec ou sans commentaires ?

— S'il y en a de faits, ce seront les miens, précisa-t-elle avec humeur.

CHAPITRE VIII

Aux commandes, une femme et un homme. La navigatrice et le pilote. Derrière eux, sur les sièges identiques, Yelle de Parago et Philippe Pontbriand.

Sur deux des huit autres sièges, le vice-amiral Allenby et son officier de renseignements. Par la baie transparente formant une partie du nez camus du maraudeur, les regards se perdaient sur la surface de la planète ocre-rouge.

Presque dans l'axe de l'engin de reconnaissance spatiale, les pustules des grands volcans martiens formaient une escouade de géants commandés par le plus grand et le plus fort d'entre eux, Nix Olympica. A trente kilomètres sous le ventre noir du navire défilaient encore les golfes et les baies de la mer de Memnon tandis que commençaient à apparaître les traces plus fines des diverses érosions mises en œuvre par le grand sculpteur des mondes solides, le temps.

— A onze heures, Arsia Silva, amiral. Sur vos écrans à grossissement 50, voyez le cratérion nord-est. Au fond, sortant de l'ombre, on aperçoit la silhouette d'un rouleur, annonça la navigatrice avec un peu d'emphase.

— Vu... Merci.

— Comment ont-ils pu grimper ces pentes terrifiantes ? murmura Yelle de Parago, le front plissé, détaillant les images transmises par le télescope électronique.

— Les rouleurs sont des engins extraordinaires, parfaitement adaptés aux mondes à faible gravité. Je suis persuadé que si nous lançons un jour des explorateurs vers les étoiles, ils emmèneront des rouleurs, estima Philippe.

— Je veux bien. Il n'empêche que j'ai du mal à imaginer des hommes dans leurs cercueils de métal, spiralant autour de ces immenses volcans. Je sais bien qu'ils n'avaient pas le choix, mais quand même.

— Je prends contact avec l'ingénieur White, annonça le pilote.

Yelle écouta attentivement, cherchant à deviner ce que devait ressentir le rescapé, seul dans sa prison depuis plusieurs jours, ne pouvant qu'espérer en recevant les rares émissions dirigées vers lui. Elle retint que le pilote et son interlocuteur n'échangeaient que des mots techniques, brefs, sans passion, sans curiosité, avec le même détachement qu'à l'exercice. Exactement comme si plus de deux cents femmes et hommes n'étaient pas morts dans l'épouvantable catastrophe.

Elle ressentit un pincement de dépit quand elle réalisa que pas une fois Simon White n'avait fait allusion à sa présence dans le maraudeur, présence qu'il aurait dû pourtant pressentir.

Il y eut un peu de tangage et de roulis quand le pilote orienta la machine de manière à l'amener exactement en face du connecteur du plus proche rouleur, puis les bras télescopiques sortirent de leur logement, prirent appui sur le sol, équilibrèrent le navire et assurèrent son ancrage au sol.

Yelle de Parago, comme les autres occupants du maraudeur retrouvèrent avec satisfaction la gravité martienne à l'issue d'un court moment de vertige combattu efficacement par un mélange oxygène et stimulant.

— Nous allons vous demander de bien vouloir attendre, amiral, que nous ayons assuré la connexion étanche car le niveau de radioactivité à l'extérieur, bien que faible, est incompatible avec une sortie en scaphandre.

L'équipage s'affaira autour d'un ensemble de vannes et de leviers occupant un panneau sur le flanc de la machine. A plusieurs reprises la voix de Simon White répondit aux demandes du pilote puis la dernière lampe rouge passa au vert et la navigatrice poussa un soupir de soulagement.

— Amiral, il est indispensable que les passagers s'isolent intégralement dans les scaphandres autonomes, avertit le pilote en ajustant sa visière avec soin.

— Ajustez votre visière, conseilla Philippe. White vient de passer plusieurs jours en atmosphère recyclée et par conséquent terriblement polluée. Pour lui comme pour nous, il est indispensable d'être protégés.

— Je m'en doute, fit-elle en abaissant le capot hermétique.

Le déverrouillage du sas de connexion figea la jeune femme. Une silhouette sombre, lourde, massive, franchit le passage, traînant des caissettes que le pilote et la navigatrice rangèrent avec soin à l'arrière du compartiment.

Simon White s'installa sur l'un des sièges les plus éloignés et tâtonna un instant avant de brancher son interphone sur le circuit.

— Simon White, qui vous remercie, fit la voix reconnaissable, à peine émue. Impossible d'imaginer que l'Union possédait un navire capable de venir en trois jours. La demoiselle est-elle ici ?

— Bonjour, White, ici l'amiral Allenby. Oui, Mile de Parago est ici pour vous accueillir et désire, je crois, avoir encore des entretiens avec vous.

— C'est juste, amiral, déclara la jeune fille. M. White et moi avons déjà fait progresser cette enquête. Je souhaite qu'il puisse être entendu aussi rapidement que possible. Je le remercie particulièrement de la patience dont il a fait preuve. Monsieur White, je n'ai jamais quitté l'Union. J'apprends. Et vous m'avez aidée. Merci.

— Puis-je vous poser une question ?

— Faites.

— Votre première impression en débarquant... Non, pas en débarquant, mais en survolant Mars... comme si vous en fouliez le sol?

— Je comprends... Je devrais vous dire la peur. Ce serait faux. Je suis seulement émerveillée...

— Vous découvrez un monde différent. J'ai une faveur à vous demander. Je la crois susceptible de vous fournir une réponse à quantité de points délicats de votre enquête. Pouvez-vous prier l'équipage de ce maraudeur de prendre le cap cent quatre-vingt-douze et de rechercher au sol la vedette de sauvetage du Tengri-Nor ? En la voyant, je suis persuadé que vous comprendrez, l'amiral également, qu'il y a bien eu coïncidence apparente, pour les observateurs terriens. Et non pas sur Mars. Nous avions perdu Oppenheimer depuis soixante-douze heures quand le Tengri-Nor s'est désintégré, son nakamak ayant eu une défaillance. Ce qui revient à dire que ce cargo se trouvait à plusieurs millions de kilomètres de Mars lorsque la catastrophe est arrivée à Oppenheimer.

— Cette déclaration, que vous renouvelez, monsieur White, est la base même de notre enquête. J'espère que nous découvrirons ensemble les éléments matériels permettant de la rendre indiscutable.

 

— Nous n'aurons aucune difficulté pour recueillir ces éléments, amiral, trancha Yelle sans laisser le temps à Simon de donner son impression.

— Voici qui me comble, fit l'amiral, déconcerté.

— Vedette en position de lancement, droit sur l'axe, annonça la navigatrice.

— Crossleigh, effectuez plusieurs cercles autour de ce navire. Prises de vues rapprochées sous tous les angles.

— A vos ordres, amiral.

La vedette luisait faiblement au rayonnement du lointain soleil et paraissait façonnée dans du cuivre brut plutôt que dans l'or en raison de l'incidence des rayons et de leur réflexion sur le sol rouge. Le sas béait sur une fine échelle de métal descendant jusqu'au sol.

Yelle pensa d'abord à un jouet, intact, abandonné par un enfant turbulent sur un terrain de jeux maintenant désert. Puis elle relia la présence de l'engin perdu à la mort de la jeune femme dont le corps disloqué se trouvait toujours à l'intérieur de son mausolée de métal. Elle avait cru à l'espace et celui-ci l'avait tuée. Comme le rayonnement avait tué les malheureux colons d'Oppenheimer. Comme d'autres encore mourraient dans la lente avancée de l'homme vers les étoiles.

— Dans cette vedette repose le commandant Chang Dao. Je ne l'ai jamais vue. Je ne sais d'elle que ce qu'ont dit ses amis, son équipage, ce qu'il en restait. Pas un instant elle ne les a quittés et lorsqu'ils ont rejoint leur base, elle m'a aidé en se joignant aux frères et sœurs d'Oppenheimer qui comme elle connaissent désormais l'autre face de l'existence.

Lorsque la voix calme de Simon White se tut, l'amiral toussota, Philippe Pontbriand soupira, l'officier de renseignements remua les pieds mais personne n'osa rompre le silence installé durant la totalité du cercle effectué au ralenti par le maraudeur autour de l'épave.

— Je crois nécessaire de bien observer cette machine, reprit Simon. Elle doit avoir subi une grosse avarie du côté des tuyères au moment de la partition du cargo...

— Exact, confirma la voix du pilote... Enfoncement des tubulures d'injection et déformation des déflecteurs...

— Comment pensez-vous prouver que cette vedette, endommagée ou non, s'est posée ici trois jours après l'accident d'Oppenheimer, monsieur White ? demanda brusquement l'officier de renseignements.

 

— Monsieur White, intervint vivement l'amiral Allenby sans attendre la réponse, le commandant Dening a qualité pour s'enquérir des circonstances de l'accident.

— Amiral, je ne veux rien prouver du tout. La seule chose dont je sois certain, c'est de ne pas être responsable des deux catastrophes, riposta Simon White avec brutalité.

Yelle se mordit les lèvres pour ne pas renchérir. La question était idiote.

— Amiral, je souhaite survoler Oppenheimer, déclara-t-elle pour éviter une autre intervention. M. White nous indiquera les divers emplacements des installations. Pour ce qui est de l'enquête sur les événements qui se sont déroulés dans notre station, je voudrais également rappeler que je suis seule et entière responsable de la manière dont elle doit être menée. Amiral, est-il interdit par un règlement quelconque que je puisse m'installer à côté de M. White ?

— Pas que je sache, mademoiselle. Nous signalerons le fait au service de décontamination, rien de plus.

— Merci. En ce cas, si vous permettez, je tiens à bavarder un peu avec lui.

Elle se dégagea de ses harnais et se hala vers l'arrière pour s'installer dans le siège voisin de celui du métis. Elle brancha rapidement l'alimentation de l'interphone mais tâtonna pour l'interconnexion avec le scaf de Simon White. Il devina ce qu'elle cherchait et engagea la fiche de jonction dans une des barrettes de la console.

— Voilà, mademoiselle Parago. Nous sommes isolés aussi longtemps que nous ne pressons pas le bouton rouge, ici. Mais l'amiral ne sera pas content et la personne qui l'accompagne encore moins.

— Simon, si quelqu'un, dans ce maraudeur, a le droit d'être ou de ne pas être content, c'est moi et moi seule. Je dois non seulement enquêter, découvrir l'exacte vérité mais encore assumer la responsabilité de tout développement diplomatique rendu inévitable par la situation. Ainsi, vous pouvez mieux me situer.

— Vous allez m'intimider. C'est énormément de pouvoir pour une très jeune femme.

— J'ai presque l'âge du commandant Chang Dao, Simon. Lui reprochez-vous sa jeunesse ?

— Je l'admire, c'est bien différent.

— Je n'en demande pas tant. J'ai besoin de votre confiance. Il faut que vous soyez persuadé que je peux faire face.

— Je n'en doute pas. Mais ceux qui vous entourent ou vous assistent doivent avoir du mal à admettre qu'on ait choisi une femme jeune, dont c'est le premier voyage spatial, pour un cas aussi critique. Critique, de leur point de vue, pas du mien.

— Soyons nets. Pensez-vous que je sois trop jeune pour accomplir une telle mission ?

— Vous avez vingt-sept ans et je suppose que quelqu'un de clairvoyant a estimé que ce ne sont ni les vieilles croûtes ou les vieilles badernes qui peuvent juger les Martiens. Ici, tout est à apprendre, à comprendre, pour le Terrien qui n'a pas fréquenté Oppenheimer ou Tsiolkowsky. Et une fille jeune avec du cœur et un idéal de netteté aura plus de dispositions qu'un être mûr, sceptique par la force des choses, marqué par son passé. Mais... vous me faites beaucoup parler.

— Je le veux. Simon, je ne sais pas comment se passera l'interrogatoire auquel vous serez soumis de la part du Renseignement. Je ne m'opposerai pas à ce qu'il vous soit imposé; je trahirais ma fonction. Je sais que vous répondrez selon votre conscience. Moi, ce que je veux, c'est connaître Simon White, l'homme, celui qui vit sur Mars, qui pense et qui envisage un avenir... différent du nôtre...

— Mademoiselle de Parago, gronda le haut-parleur de la console.

— Oui, fit-elle en pressant le bouton rouge.

— Nous arrivons en vue de la faille de Copratès. Désirez-vous rester sur le circuit interphone particulier ou général ?

— Général.

— Balise fixe nord-ouest d'Oppenheimer sur l'axe, indiqua la navigatrice.

— Nous abordons le canyon, ajouta le pilote... Profondeur moyenne quatre mille mètres... largeur variable de dix à cent vingt kilomètres...

— C'est le type le plus net de rift que je connaisse, murmura Simon White.

— Etes-vous revenu depuis l'accident? demanda Yelle sans réfléchir.

— Comment aurais-je pu ?

— C'est juste! Pardonnez-moi. Alors, vous allez découvrir, comme nous.

— Oui, mademoiselle.

— Yelle...

— La prochaine fois.

— Altitude au-dessus du fond du rift, cinq cents mètres. Amiral, la poussière en suspension, invisible, est fortement radioactive. Devons-nous demeurer à cette altitude ?

— Nature des rayonnements ?

— Gamma et bêta... Toute la coque sera contaminée si nous restons une minute de plus !

— Prenez de l'altitude. Nous utiliserons les télescopes...

— Voici le premier site d'extraction, indiqua soudain Simon White tandis que l'image grandissait puis se stabilisait sur l'écran récepteur. A gauche, les chenilles de Lucy, la grande excavatrice électrique... Quelques tracteurs. On dirait qu'ils ont tous pris le chemin de la base...

Avec un sentiment de crainte sourde, Yelle de Parago scruta l'écran suivant les indications de l'ingénieur, effrayée par l'invisibilité de cette mort qui s'étalait sous le ventre noir du maraudeur, emplissant le rift à ras bord. Elle serra les dents et retint son souffle quand les télescopes, impitoyables, s'attardèrent sur les petites silhouettes en scaphandre, aux casques blancs, grenat, bleus ou orange, allongées à l'endroit où le monstre rayonnant les avait terrassées. Plusieurs gros engins avaient percuté la falaise géante, d'autres s'étaient renversés. L'ensemble donnait l'impression d'une panique terrible, ou d'une surprise interdisant tout espoir de survie.

— Voici la dernière unité de raffinage, annonça Simon White. Je crois que la catastrophe a débuté ici. Comment ? Je n'en sais rien. On voit un changement de couleur à l'entrée des deux tunnels d'accès... Ce qui pourrait trahir une élévation brutale de la température...

— Le sol se trouve porté à 450 Kelvin en moyenne, annonça la navigatrice, tandis qu'il n'est qu'à 235 dans l'axe du rift...

— C'est donc bien cela ! Elévation de la température à la suite d'une réaction exponentielle de fission. Dans les installations souterraines, tout a dû fondre et la fission s'est interrompue, la densité de matières fissiles ayant diminué. Peut-être y a-t-il eu plusieurs pulsions. Puis le vent de Mars est passé... Une leçon terrible, commenta Simon.

— Amiral, j'aimerais connaître votre opinion sur ce que nous voyons, réclama Yelle de Parago par le circuit passagers.

— L'explication de l'ingénieur White a le mérite de la simplicité. Les spécialistes pourront sans doute approfondir les recherches. Ma seule objection c'est qu'il s'est écoulé quarante-sept ans sans incident majeur.

 

— J'ai été amené à préciser, voici peu, que les archives d'Oppenheimer retenaient un grand nombre d'incidents et surtout plusieurs alertes rouges. On ne compte plus les demandes d'amélioration des conditions de stockage.

— Je veux bien l'admettre, d'autant que je suis informé de cette situation. Il n'empêche que lors des alertes rouges précédentes, les pertes en personnel furent minimes. Tandis que cette fois, tout le monde paraît avoir été surpris.

— Je crains que l'explication ne soit tragiquement simple, amiral. Lorsque l'alerte a été donnée ou s'est déclenchée automatiquement, il devait être trop tard mais personne n'a pu le deviner. D'autant que pour nous, les Martiens, l'alerte signifie que les « autres » sont en danger. Pas vous-même puisque vous vous sentez en forme et que tout semble bien aller. Vous foncez donc comme un damné sans vous soucier du reste. Parce que les deux cent treize Martiens d'Oppenheimer se connaissaient tous. Et s'il y avait des inimitiés, comme dans toute famille humaine, les plus farouches adversaires se seront fait irradier l'un pour l'autre... Je pense profondément ce que je dis, mademoiselle et vous, amiral...

Je vous ai montré ces gros engins qui semblaient se diriger vers le raffinage quand quelque chose, la mort, les a arrêtés. Ils n'avaient rien à faire là-bas... mais leurs servants sont partis au secours de leurs frères et sœurs... C'est cela, le monde de Mars.

— Je veux bien admettre cette explication, mon ami, d'autant qu'elle est très certainement exacte. Mais je doute que le Congrès, les représentants des régions de l'Union, les journalistes, les savants la prennent pour argent comptant, grommela l'amiral Allenby.

— Sérions les problèmes, amiral, voulez-vous? D'abord voir clair ici, sur Mars. Ensuite établir un compte rendu minutieux. Enfin le faire accepter par des gens devenus tellement sceptiques qu'ils ne croient plus en leur propre probité, énonça Yelle de Parago. Dans les trois domaines, je suis seule responsable, ainsi que je l'ai déjà rappelé.

Elle appuya sur la touche blanche et s'isola du circuit interphone général.

— Simon, il faut que je sois tellement convaincue qu'il me soit impossible de douter ultérieurement. Je veux pouvoir me battre pour la vérité. Actuellement, aussi bien chez les Coalisés que chez nous, la double catastrophe est inacceptable. Les militaires ne pensent qu'à la vengeance après avoir décidé sans le moindre argument valable, qu'il y avait acte criminel.

 

— Je me doute bien que si le Lightning a été envoyé aussi vite, c'est que l'enjeu dépasse les morts d'Oppenheimer.

— Je corrige votre jugement beaucoup trop sévère. C'est moi qui ai exigé que notre croiseur fonce à g 20. Afin de sauver ce qui pouvait l'être encore. Vous allez m'aider. Il le faut.

— Je fais de mon mieux.

— L'amiral a raison de prétendre qu'il faudra plus que de la bonne foi pour convaincre les sceptiques et ceux qui veulent à toute force en découdre avec la Coalition. Donnez-moi une idée que je puisse appliquer.

— Il existe au moins un moyen mais je ne sais si vous l'appliquerez.

— Dites toujours.

— Rendez-vous personnellement chez nos amis de Tsiolkowsky. Récupérez nos gens et dans le même temps faites-vous confirmer de la bouche même de Garshing, le colonel Garshing, un Silésien d'origine, ce qui s'est passé de son côté pendant qu'Oppenheimer mourait. Obtenez ensuite de lui qu'il vous confie le double de l'enregistrement de la boîte orange du Tengri-Nor. Enfui prenez l'original de l'enregistrement de la boîte orange de la vedette où repose Chang Dao et avec tout cela vous aurez établi d'une manière formelle la chronologie des événements.

— J'ai décidé que nous irions chez les Coalisés. Vous et moi, Simon.

— Voici une décision d'une portée que vous ne mesurez pas encore, Yelle.

— Dites-moi... connaissez-vous les gens de Tsiolkowsky ?

— Oui, presque tous. Je suis un spécialiste de la sismique et de leur côté ils ont des gens comme moi. Nous nous baladons tous à longueur d'année sur la surface de Mars. Eux possèdent les troïkas. Nous avons nos rouleurs. Sans aller jusqu'à travailler sur le même secteur, nous nous aidons beaucoup.

— Et... la guerre... les blocs ?

— Pas ici, pas sur Mars... Comme je voudrais que vous en soyez convaincue !

— Ce sont tout de même bien les gouvernements qui dirigent les unités implantées sur Mars !

 

 

 

— Théoriquement, vous avez raison. Mais allez donc à Tsiolko et jugez par vous-même. Tenez, demandez à parler avec une jeune femme du nom de Maï Eibowitz. Officier de navigation sur le Tengri-Nor. Comme vous, c'est son premier séjour sur Mars. La différence étant qu'elle appartient à l'Espace. Vous, pas encore. C'est elle qui a sauvé les trois seuls rescapés de la catastrophe du cargo. Elle vous parlera de Chang..., de leur traversée..., de la fin. Elle vous présentera son... fiancé probable... du moins si je n'ai pas commis d'erreur de jugement. André Jaouen... un pilote... lui aussi rescapé. Elle a votre foi, votre violence, votre vitalité, votre pureté. Elle saura mieux que moi vous faire admettre qu'ici, entre spatiaux, les rapports sont différents de ce qu'ils sont sur Terre.

— J'ai besoin de vous croire, Simon. Et cependant j'ai peine à imaginer que ce qui nous sépare, à trois jours d'ici, disparaisse comme par enchantement sur ce monde mort.

— Pas mort. Différent. Un monde que nous pourrions aménager pour en faire la véritable base énergétique de la nouvelle civilisation terrienne. Il suffirait de peu de chose. Créer une atmosphère artificielle. Faire pousser la végétation. L'eau existe, vous le savez, en quantité. Très rapidement les colons pourraient vivre en autarcie presque complète et vous auriez un formidable atout pour l'exploitation des petites planètes.

— Vous parlez comme si vous n'étiez pas des nôtres, Simon.

— Je vais vous faire un aveu en espérant qu'il ne modifiera pas votre comportement à mon égard. Je me sens de moins en moins un homme de la Terre. Je ferai l'impossible pour rester sur Mars, pour continuer. Je peux être utile. Surtout s'il existe un Oppenheimer Deux.

— Il existe, Simon. Laissez-moi assimiler tout ça. Nous allons repasser sur le circuit général. Mais auparavant je veux que vous sachiez que je vous crois.

— Je vous en remercie infiniment.

Mars s'était enfoncée dans l'espace lorsque Yelle de Parago revint prendre place à côté de Philippe Pontbriand.

— Etes-vous satisfaite ? demanda celui-ci d'une voix un peu ironique.

— Extrêmement. Je découvre une situation étonnante à nombre de points de vue.

— Peut-on savoir ou est-ce confidentiel ?

— Strictement confidentiel, je suis désolée, Philippe.

 

— Mademoiselle Parago, notre Lightning à onze heures. Je crois que l'approche d'un grand navire de l'espace est toujours émouvante. Qu'en pensez-vous? demanda le vice-amiral Allenby en tendant un bras vers la baie transparente.

— Donnez-moi le temps de reprendre mon souffle, murmura-t-elle.

Impossible en effet d'échapper à la formidable impression de puissance dégagée par le croiseur de l'Union. Inutile de vouloir le prendre pour un spationef civil. En raison de ses immenses caractères de reconnaissance et d'identification, noir mat sur le titane brillant de la coque; puis à cause de l'armement, visible sur cette sorte de navire. Les longs cônes des lasers de puissance, les renflements menaçants de lance-fusées, les boucliers de protection, les paraboles de guidage et de protection et enfin, groupées en double couronne autour de la coque centrale, les tourelles émettrices des champs de répulsion et de dissociation.

Aucune surface transparente, pas le moindre hublot. Le monstre était aveugle pour l'humain. En revanche, l'électronique, les sciences de l'infiniment petit et des rayonnements de l'Univers lui fournissaient des organes de perception nettement plus sensibles que d'œil de l'homme.

A l'extrémité arrière, la poupe, un formidable empilement pyramidal à base octogonale de plaques luisantes donnait une idée des forces de propulsion mises en jeu quand le spationef se déplaçait.

A mi-voix, Philippe Pontbriand fournit les explications indispensables sur le fonctionnement de la machine et de son armement, jusqu'à ce que le maraudeur pointe son museau devant l'ouverture béante de la rampe arrière. C'est en voyant défiler la paroi intérieure du Lightning que Yelle de Parago prit conscience des dimensions du croiseur rapide.

CHAPITRE IX

Après un long passage dans une chambre spéciale de décontamination où son scaphandre fut couvert de produits désinfectants puis rincé et séché avant qu'elle ne puisse le quitter, Yelle de Parago se retrouva d'assez méchante humeur dans la coursive centrale. Philippe Pontbriand semblait l'attendre et ce fut d'une voix plus sèche que d'habitude qu'elle lui indiqua brièvement :

— Nous allons chez l'amiral.

— A votre disposition.

 

— Je vous demanderai ensuite de prier le docteur Delattre de libérer M. White au plus vite. J'ai besoin de l'interroger.

— Je croyais que vous en aviez terminé avec lui, fit-il assez maladroitement.

Elle leva à peine les sourcils et ne répondit pas, reprenant sa marche accélérée jusqu'au salon précédant la cabine de l'amiral.

— Veuillez annoncer à l'amiral Allenby que je désire lui parler, dit-elle d'une voix dangereusement froide à l'officier de renseignements qui compulsait une série de microfilms devant un projecteur.

— L'amiral vient justement de me faire savoir qu'il désirait ne pas être dérangé, mademoiselle, répondit l'officier sans s'émouvoir.

— Je suis la seule personne qui ne puisse jamais le déranger, capitaine. Veuillez le prévenir en lui transmettant que c'est urgent, à moins que vous ne préfériez que j'entre sans plus attendre.

L'officier s'inclina brièvement et disparut. Il revint quelques minutes plus tard, suivi d'Herbert Allenby, un peu plus rouge que de coutume et dont le regard bleu pâle hésita quand il vit l'expression de celui de la jeune femme.

— Amiral, j'ai à vous parler, où puis-je le faire ?

— Mais... ici, mademoiselle Parago.

— Non. Je désire vous parler sans témoins. Pouvez-vous m'accompagner quelques minutes dans la coursive centrale, par exemple?

— Vos désirs sont des ordres, mademoiselle.

— Philippe, voyez donc avec le docteur où en est l'examen médical de M. White et priez-la de se hâter.

Le jeune homme réprima un mouvement de surprise et s'éloigna, masquant sa colère.

— Amiral, fit Yelle à mi-voix, après avoir effectué une dizaine de tractions dans la coursive centrale pour s'immobiliser en un endroit d'où il était possible de se trouver rigoureusement seuls, ce que j'ai à vous dire restera entre vous et moi.

— Je suis en train de m'en rendre compte.

— Je vais aller à Tsiolkowsky.

— Comment cela?

— Vous allez me confier à l'un de vos équipages les plus sûrs en exigeant le secret absolu sur la mission qu'il va recevoir.

— Vous me demander de prendre une décision grave...

— Nous savons, vous et moi, que j'ai tous pouvoirs, insista-t-elle à mi-voix.

— Oui. Mais j'ai promis à Rosa Hingerkiss d'empêcher sa nièce de commettre l'irréparable.

— Cette promesse-là, vous allez l'oublier, très vite, amiral. J'ai décidé d'aller à Tsiolkowsky et j'irai. En compagnie de Simon White.

— Ah!... je comprends déjà mieux. J'avais envisagé cette solution mais ne considérais pas le secret comme indispensable.

— Je ne vais pas partir à titre officiel pour ramener les blessés et les rescapés. Vous vous en occuperez plus tard, après mon retour. Je veux prendre un contact qui n'engage personne que moi.

— Il y a malgré tout un risque énorme car vous ignorez les réactions de l'adversaire. Personne n'aime rester devant une porte close. Surtout dans les milieux diplomatiques.

— Il n'arrivera rien de ce que vous redoutez. Et puis, ne vous en déplaise, la diplomatie comporte toujours une certaine part de risque. Faites-moi un peu confiance, amiral. D'autant que je suis persuadée avoir un compagnon sûr.

— Vous emmenez Philippe Pontbriand ?

— Je pensais que vous aviez compris que je serais assistée de Simon White.

— Je vous approuve tout en vous faisant remarquer que vous ne le connaissez pas du tout.

— J'ignore tout de l'aspect physique de l'homme. Pour le reste, sa fiche complète d'identité et les notes afférentes sont élogieuses. La conversation que j'ai eue avec lui a été instructive. Je veux aller jusqu'au bout de l'idée qu'il a fait surgir de ces drames, amiral.

— Les Martiens sur Mars...

— Vous comprenez vite et bien, Herbert.

— Je vous conjure de prendre garde. J'ai donné ma parole à Rosa.

— Tante Rosa ne saura que ce qu'elle doit savoir. Entre vous et moi, c'est une simple question de confiance, je le répète. Ou vous admettez que la demoiselle Yelle de Parago est capable de mener à bien la mission qu'elle a reçue des plus hautes autorités de l'Union, ou vous ne l'en croyez pas capable.

— Il y a une troisième possibilité, mademoiselle de Parago, que l'amiral Allenby vous en sache capable mais puisse avoir peur devant la difficulté que vous allez affronter.

— Un amiral de la Force Spatiale n'a jamais peur. Même pour quelqu'un qui lui a été confié sous un monceau de menaces toutes plus effroyables les unes que les autres... Quand puis-je partir ?

— Soyez assurée que je vais faire de mon mieux. Voyez-vous, Rosa est une très ancienne et fidèle amie pour laquelle j'ai accepté de couvrir une jeune personne très sûre d'elle qui pourrait aussi bien enflammer un monde que glacer un continent.

— Ce compliment me plaît, Herbert, merci par avance pour ce que vous allez faire.

— Je vais intervenir auprès du docteur Delattre. Elle risque d'avoir eu besoin d'examens complémentaires.

— Comment cela ?

— Ma chère Yelle, la jalousie est mauvaise conseillère, même lorsqu'il s'agit de petites choses et de simple humiliation d'un mâle devant un autre mâle. Vous serez avertie personnellement dans votre suite. Votre équipement vous attendra non pas au vestiaire central mais dans celui de l'équipage du maraudeur dont je vous donnerai le numéro.

— Compris.

— L'Etat-Major de l'Armée vient d'envoyer un message codé avertissant du départ d'une flotte de six croiseurs de la Coalition avec armement complet. Je suppose que vous aurez à tenir compte de cette information dans vos conversations éventuelles, d'autant que notre septième Flotte Spatiale est également en route.

— Tout sera terminé avant que l'une ou l'autre soit arrivée.

— Pensez malgré tout à l'acharnement militaire qui veut qu'on ne déplace pas quelques dizaines d'unités pour une promenade entre les mondes.

— Sérions les difficultés. Je rejoins ma suite. Je vais remettre un message à votre service des transmissions. Pour le Président. S'il croit en ce que nous faisons, il fera en sorte que la Septième Flotte soit envoyée vers Saturne ou je ne sais où.

— Je vois... Eh bien, bonne chance, mademoiselle de Parago.

 

— Merci, Herbert, je serais heureuse que vous continuiez à m'appeler Yelle. Il me semble que Tante Rosa m'a parlé de votre fille... Même âge, n'est-ce pas?

— Rosa parle beaucoup, à ce que je vois. Bien. Patientez le temps nécessaire à mettre en place ce qui vous est utile. Il n'est pas aisé de lancer un engin de reconnaissance au nez et à la barbe de tout le monde.

— Pas de tout le monde, Herbert, à la barbe de ceux qui peuvent nous gêner.

Elle regagna sa suite sans se préoccuper de Philippe Pontbriand qui s'annonça quelques minutes plus tard, de méchante humeur.

— Entrez, Philippe, qu'y a-t-il de nouveau ?

— Rien. Ou plutôt, si, il y a que le docteur Delattre estime indispensable que votre M. White passe une série d'examens très sérieux qui vont interdire sa sortie de l'hôpital avant quelques dizaines d'heures.

— Est-ce tout ?

— Pour le moment, oui. Je voulais vous demander quand le contact serait pris avec la Coalition pour la récupération des blessés et des géologues.

— Incessamment. L'amiral s'occupe de la question. Procédure normale, avec prise de contact radio puis demandes d'autorisations nécessaires pour pénétrer dans l'espace adverse. Je ne crois pas que cela soulèvera de difficultés.

— Je suppose que vous en profiterez pour chercher à savoir ce qu'il s'est passé avec leur cargo présumé perdu en approche.

— Vous êtes soudain devenu particulièrement suspicieux à l'égard de la Coalition, Philippe. Nous étions convenus de ne pas nous laisser engager dans la subjectivité... Auriez-vous des informations nouvelles dignes d'intérêt ?

— Peut-être. J'ai repris la totalité du dossier Oppenheimer transmis par télétype. M. White fait partie, ou plutôt faisait partie d'un groupe d'individus ayant établi des relations suivies avec certains Coalisés. Une dizaine de réunions peuvent être assimilées à de la trahison pure et simple. Intelligence avec l'ennemi. Nous sommes en temps de guerre et l'armistice n'autorise pas tous les laxismes. En l'absence de preuves formelles d'une action de la Coalition contre Oppenheimer, nous aurons là matière à réfléchir sur l'activité de ce groupe.

— Intéressant.

— J'ai établi une première liste des suspects ainsi qu'un inventaire des fautes les plus graves.

— Et vous avez bon espoir de découvrir quelque chose pouvant faire penser à un sabotage... Par idéalisme, sans doute ?

— Je n'en suis pas encore là. Et ces gens sont beaucoup trop rusés pour être pris sur le fait. Mais, comme le faisait remarquer le capitaine Brousse, l'adjoint au commandant Dening, qui dirige le renseignement à bord, nous disposons de méthodes capables de confondre le plus malin.

— Voici donc la situation rétablie... Ceci étant, Philippe, je ne me souviens pas vous avoir demandé une enquête dans cette voie ni dans aucune autre.

— C'est exact. Mais d'une part j'appartiens, comme vous le savez, à un service dont la raison d'être est la sécurité de l'Union et d'autre part je suis chargé de vous éviter les contacts dangereux.

— Je vois... Je vois même très bien. Mon cher, occupez-vous donc de préparer notre voyage vers Tsiolkowsky, en compagnie de l'amiral et des médecins. Choisissez soigneusement le personnel d'accompagnement. Qualité essentielle, la discrétion. Ne perdez pas de vue que je suis responsable de la mission.

— Je ne le perds jamais de vue.

— Vous êtes effectivement précieux. En attendant que nous puissions discuter avec nos adversaires, confiez-moi le dossier Oppenheimer et joignez-y celui de White. J'aimerais assez juger sur pièces.

— Entendu.

En possession des microfilms et des notes, la jeune fille inséra les premiers dans son lecteur et domina son impatience en étudiant à fond ce que Philippe Pontbriand avait découvert sans difficulté.

Le vibreur de son interphone l'arracha à cette étude pleine d'enseignements et elle se pencha sur la grille du micro.

— Yelle de Parago.

— Allenby. Etes-vous prête ?

— Maintenant?

— De suite.

— Je viens.

— Non. Attendez-moi. Je passe vous prendre.

Herbert Allenby se présenta peu de temps après, en combinaison de service, tête nue, affable et empressé. Tous deux empruntèrent la coursive sur une vingtaine de mètres, se halant comme des promeneurs, avant que l'amiral n'entraîne la jeune fille dans une salle vide dont la porte blindée se referma aussitôt sur eux.

Il leur fallut plus d'un quart d'heure pour parvenir dans la salle où les attendaient trois personnages en scaphandre, après avoir traversé un nombre impressionnant de pièces parfaitement identiques.

— Votre équipage, mademoiselle. Je ne vous présente pas Simon White. Mais voici Edmée, navigatrice et Fred, pilote. Ils ont prêté serment sur la Bible de ne jamais révéler sous quelque prétexte que ce soit ce qu'ils verront ou entendront, à moins d'être déliés de leur serment par vous-même. Equipez-vous. Ne perdez pas de temps. Le maraudeur 17 a pour mission de mesurer le taux de radioactivité de Copratès.

— Merci, Herbert.

Pour une fois, le vice-amiral Allenby se sentit curieusement heureux sous le regard intrigué d'Edmée Bose, la navigatrice, d'avoir été appelé par son seul prénom.

L'engin de reconnaissance quitta la rampe, prit de la vitesse et piqua droit vers les grands volcans de Mars, tandis que le croiseur poursuivait son orbite balistique et disparaissait derrière l'horizon de la planète. Ce fut le moment que choisit le pilote du maraudeur pour accélérer brutalement la machine en avertissant ses passagers.

— Il va falloir garantir l'approche de Tsiolkowsky sans alerter le croiseur. Nous suivons donc celui-ci qui se trouve juste au-delà de la limite d'horizon. A environ un millier de kilomètres du but il faudra pouvoir ralentir pour se poser le plus vite possible. Nous ne disposerons que de quarante minutes hors de vue et d'écoute du Lightning. Ceci vous convient-il ?

— Simon, cette question s'adresse à vous.

— D'accord, Fred. Amenez-nous droit sur Elysium où se trouve la balise interplanétaire de la Coalition. Pour mémoire, Yelle, sous cette balise sont les effigies de Jane et Anna, les héroïnes qui protègent les Martiens. Nous appellerons de là sur la fréquence d'alerte de la Coalition.

— Entendu. J'espère seulement qu'ils n'ont pas une défense à déclenchement automatique!

— Il n'existe rien de cela sur Mars.

— Même si l'on tient compte de l'arrivée du croiseur ? insista Yelle.

— Je présume que nos voisins sont aussi empoisonnés que nous mais je leur fais confiance.

Le maraudeur survolait le relief à très basse altitude sans que Yelle ni Simon relancent la conversation.

— Balise d'Elysium sur l'axe, annonça Edmée.

— Nous prenons l'écoute sur la fréquence d'alerte, confirma le pilote.

Ils écoutèrent plusieurs minutes sans rien entendre et Simon conseilla :

— Il faut appeler. Conservez ce cap et cette allure, Fred. Nous sommes droit sur Tsiolkowsky. Mademoiselle... il faut appeler...

— Mais faites donc, Simon, ils sont vos amis.

— C'est juste... Ici vedette Oppenheimer appelle Tsiolko base pour approche et autorisation d'atterrissage. Si vous m'entendez répondez.

— Ici Svetlana 206. Identifiez-vous.

— Simon White, ingénieur de la sismique. Communication urgente d'importance capitale pour le colonel commandant la base.

— Dans quel appareil vous trouvez-vous? demanda encore la voix avec un fort accent coalin.

— Maraudeur. Sur chenal d'approche 235/125. Survolons Mare Cimmerium. Altitude sol 530 mètres. Vitesse trois cents nœuds.

— Conservez cap et vitesse. Altitude mille mètres. Le maraudeur n'est pas répertorié. Quel armement ?

— Aucun, souffla Fred.

— Pas d'armement, annonça Simon.

— Placez-vous en circuit au-dessus d'Hellas et attendez la décision.

— Bien compris. Nous sommes pressés... Il faut que nous soyons posés avant vingt-deux minutes...

— Nous transmettons.

— Où sont-ils? demanda Yelle, cherchant des yeux sur les écrans et par la baie transparente.

— Très proches, assura Edmée. Probablement juste au-dessus et derrière nous.

— Tant mieux. Ils nous masqueront aux éventuels inquisiteurs du Lightning.

— A condition de maintenir le silence radio, commenta le pilote.

— Ne vous inquiétez pas, conseilla Simon White.

— Prenez le cap 253, ordonna la même voix un peu rauque qui les avait contactés.

— Transmettez à la base : notre mobile doit être immédiatement abrité, dès le contact avec le sol... filets ou abri solide...

— Simon White, appela une voix de femme.

— Simon, j'écoute !

— Maï Eibowitz!

— Quelle joie de t'entendre! Demande que nous puissions être au sol et sous abri avant quinze minutes...

— Prouve-moi ton identité, Simon.

— Je suppose qu'André est tout près de toi et j'espère que Milas va mieux. J'ai rendu visite au mausolée de Chang...

— Simon! Pourquoi viens-tu ?

— La radio n'est pas discrète, sois patiente.

— C'est important ?

— Vital dans le plein sens du terme.

— Le croiseur ?

— Non, il est venu porter secours.

— Impossible, me dit-on. Trop rapide.

— J'expliquerai.

— Combien êtes-vous dans ta navette ?

— Quatre... Comment vont Dan et Charm ?

— Vivants, mais ce n'est pas très bon.

— On les tirera de là.

— On me dit de te prévenir que la base est en alerte et qu'il faudra respecter strictement les consignes.

— Nous sommes d'accord pour respecter toutes les consignes. Mais nous voulons voir aussi vite que possible le colonel Garshing.

— Je transmets. On s'étonne beaucoup, ici.

— Nous le comprenons.

— Vous approchez...

— C'est juste. Les balises sont sur les écrans.

— A tout à l'heure, Simon !

— Oui, Maï !

— C'est la jeune femme qui se trouvait sur le Tengri-Nor, murmura Yelle. Une belle voix chaude et gaie. Comment est-elle?

— Très belle.

— Mais encore ?

— Je ne sais pas. Je ne la regardais pas tellement comme une femme. Beaucoup plus comme un ange envoyé pour nous permettre de passer de l'autre côté sans trop de difficulté. Elle a des yeux bleus.

— Comme les miens ?

— Non.

— Vous êtes un curieux bonhomme, Simon.

— Parce que je ne vous ai pas dit que vous êtes plus belle qu'elle ? Chuchota-t-il tout près de l'oreille de la jeune fille.

Elle sursauta, lui lança un regard de colère puis sourit.

— Je ne peux pas vous en vouloir, admit-elle.

— Il est un temps pour chaque chose. Ce qui se présente devant vous est probablement la partie la plus délicate de votre mission et ce n'est pas en conversant comme devant un verre de vin des Andes que vous la préparerez. Je peux seulement vous assurer ceci, parce que je vous sens perplexe et doutant même de vous, vous êtes unique, comme le joyau naturel est unique. Maï est unique, elle aussi. André a su s'en faire aimer. C'est ce qui compte désormais pour eux.

— Ne penser qu'à la mission... Comment est le colonel Garshing ?

— Solide. Les deux pieds bien ancrés sur le sol. Ne s'en laisse compter par personne. Mais ce n'est pas lui qu'il faudra séduire. Youri Semenof, le commissaire.

— Ah bon! Et lui... comment est-il ? Dangereux ?

— A priori, je répondrais oui. Retenez cependant que depuis cinq ans passés que je fréquente Tsiolko, j'ai trouvé Youri au même poste et que jamais il n'y a eu la moindre histoire entre nous... Par nous j'entends la base Oppenheimer au complet, la base Tsiolkowsky au complet.

— C'est ce que j'avais compris. Vous vous receviez les uns les autres sans vous occuper du problème terrien.

— Exactement. Vous savez, on devient très vite Martien.

— Et vous n'avez pas peur de me voir ici ?

— Non. Si quelqu'un d'extérieur à ce monde peut juger, ce doit être une très jeune femme... ou un très jeune homme ou mieux encore, un couple. Vous semblez avoir les qualités requises.

— Est-il réellement possible d'être martien, Simon ?

— Oh ! La merveilleuse, la seule question ! Posez-la à Garshing, à Mai, à André et finalement à tous ceux que vous voudrez! Je vous promets de vous dire comment je comprends cela, par la suite.

— Mademoiselle Parago, nous allons nous poser, annonça le pilote.

Le maraudeur s'immobilisa sur un rectangle tracé en blanc et rouge à même le sol. A peine les générateurs eurent-ils cessé d'émettre que la plate-forme s'enfonça.

— Nous avons droit à un élévateur de svetlana, fit remarquer Simon.

— Un souci de moins, souligna Edmée.

— A condition qu'ils nous laissent repartir, remarqua le pilote.

— Ne vous inquiétez surtout pas à ce sujet! s'exclama Simon avec un rire. Un seul conseil : acceptez l'amitié si elle vous est offerte.

Il y avait du monde dans le bureau un peu austère du colonel Garshing quand l'équipage et les passagers du maraudeur y entrèrent. Des officiers s'empressèrent pour aider à quitter les scaphandres et les yeux bleu clair du colonel laissèrent paraître leur perplexité devant la jeunesse de trois sur quatre des visiteurs. Puis il regarda Simon et son regard se fit grave.

— Bonjour et bienvenue, Simon. Nous avons appris la tragédie d'Oppenheimer par Maï et André, puis par d'autres sources. Elle nous a bouleversés. Tu es plus à même que quiconque de savoir ce qui nous unissait à ceux qui sont partis. Mais nous avons appris également comment tu avais choisi de courir un autre risque pour venir en aide à notre équipage. Je n'espérais pas avoir si vite la joie de te remercier, frère !

Saisie, Yelle vit les deux hommes aller l'un vers l'autre et s'étreindre un long moment, silencieux.

— Présente-nous tes amis, Simon, demanda le colonel Garshing avec la même gravité.

 

— Edmée et Fred. Navigatrice et pilote du maraudeur de l'Union. Yelle de Parago, représentante personnelle du Président Smith.

— Très honoré! fit lentement Horst Garshing en marquant sa surprise. Et c'est bien le colonel commandant la base de Tsiolkowsky que vous venez voir, mademoiselle ?

— C'est bien vous que je viens voir, colonel.

— Nos gouvernants auraient-ils conclu un pacte dont nous n'aurions pas connaissance ?

— Colonel, ce que j'ai à vous faire savoir est capital... Puis-je vous demander d'accepter que nous nous rencontrions pour le commenter ?

— J'ai le devoir de vous recevoir, mademoiselle. Nous allons demander à nos amis de nous laisser. Youri, tu restes.

— Simon, vous restez.

Simon sembla surpris et inclina brièvement la tête pour marquer son accord.

Yelle attendit que la porte ait été refermée pour prendre place sur le siège avancé par Youri Semenof. Simon refusa de s'asseoir et demeura à côté du commissaire qui avait du mal à dissimuler sa perplexité.

— Colonel, nos gouvernants, les vôtres comme les nôtres sont persuadés que la destruction d'Oppenheimer et la perte de votre cargo sont des affaires liées. Autrement dit, pour une raison quelconque, il y a eu affrontement entre les deux bases. Il se trouve que le Président en exercice est un des rares parmi les responsables de l'Union à refuser cette hypothèse trop simpliste. Il veut connaître la réalité des faits, leur vérité. Il n'y avait qu'un moyen, envoyer quelqu'un qui ne puisse être soupçonné de partialité enquêter sur place. D'où ma présence ici. L'ingénieur Simon White a déjà beaucoup œuvré pour que nous comprenions ce qui, à 345 millions de kilomètres de Mars apparaît comme une coïncidence inacceptable. Je viens vous demander de conclure sa démonstration en nous fournissant la preuve matérielle qui nous manque. La copie de l'enregistrement de l'accident du Tengri-Nor, si c'est possible.

— Bien. Voici le problème clairement posé. Je suppose que Simon vous a éclairé sur les rapports existants entre nos deux communautés...?

— Je suis entièrement au courant.

— Certaines choses ne pourront être rapportées sur Terre sans entraîner ici des réactions... catastrophiques...

 

— Ma mission n'est connue que de très rares initiés. Ma présence ici en ce moment n'est connue que de cinq personnes. Ne sauront la totalité de la vérité que le Président qui m'a chargé de la mission et son ministre des Affaires étrangères... Les médias, en particulier, ignoreront que le Lightning a été envoyé pour convoyer un messager spécial du Président.

— Youri... que pouvons-nous faire ?

— Une copie de la séquence magnétoscope de l'accident sous la réserve expresse que personne d'autre que les gens qui vous ont envoyée puissent la consulter.

— Je peux engager ma parole... Mais je me défie des spécialistes de l'information et du renseignement.

— Vous avez tout à fait raison, assura Youri Semenof sans sourciller.

— Puis-je me permettre de suggérer que dans la vedette du Tengri-Nor, actuellement posée à côté de Copratès, se trouve une boite orange? rappela Simon.

— Elle n'aura enregistré que le vol de la vedette depuis l'éjection, objecta Yelle de Parago.

— Oui, mais elle contient des éléments très importants. Date, heure, échanges entre les pilotes... qui confirmeront au moins une partie de nos déclarations.

— Nous l'utiliserons. Mais si le commissaire pouvait nous fournir une copie de la séquence accident, nous aurions tout pour clore cette affaire au mieux de nos intérêts respectifs.

— Vous aurez votre copie, mademoiselle. Mais puis-je savoir ce qui empêchera la flotte de la Coalition de se heurter à ce croiseur fantôme qui n'aurait mis que trois jours pour parcourir ce que nos cargos mettent plus de deux mois à traverser ?

— Tout simplement le fait qu'ils ne se rencontreront pas. Le croiseur sera reparti depuis longtemps et sans doute arrivé à Martin Luther King lorsque vos premiers navires se présenteront.

— Vous confirmez qu'il n'a mis que trois jours ?

— Nous avons quitté Martin Luther King 36 heures après avoir reçu la nouvelle de la destruction d'Oppenheimer.

C'est alors une véritable révolution dans l'astronautique ! s'exclama le colonel Garshing.

 

— Oui, colonel, un pas vers l'exploration galactique. Et si nos ingénieurs travaillaient avec les vôtres sur les mêmes objectifs, peut-être hâterions-nous cette marche vers les mondes extérieurs au système solaire. Mais je sais bien que le problème ne se situe pas sur Mars en ce moment. Ma mission est d'éviter toute possibilité de friction entre vos navires et les nôtres. Oppenheimer n'existe plus mais Oppenheimer Deux est en cours d'embarquement et prendra la suite.

— Oui. Il arrivera d'autres colons de l'Union, mais nos amis disparus resteront dans le canyon. Et... vous ne pouvez imaginer nos liens, mademoiselle.

— Je crois pourtant y être parvenue grâce à Simon. Rejetteriez-vous dès l'abord l'idée qu'Oppenheimer Deux reprenne la tradition instaurée par leurs anciens ?

— Votre proposition est surprenante, et tout dépendra du sort qui nous sera réservé lorsque la flotte va se trouver autour de Mars. Il peut y avoir d'autres commandants de base, d'autres commissaires, d'autres volontaires. La catastrophe du Tengri-Nor n'est rien, en dépit de l'amitié qui nous liait à son équipage. La catastrophe d'Oppenheimer et la réaction de suspicion qu'elle entraîne sont très graves pour nous.

— Merci de la confiance que vous me faites. Cependant, si j'ai bien compris Simon, l'accident de ce cargo n'est pas le premier. Vos militaires ne vont pas se battre contre leur ombre. Ils ne trouveront rien devant eux. Et sauf erreur, Tsiolkowsky respecte son programme d'extraction d'une manière exemplaire. On ne change pas une équipe qui fonctionne aussi bien. Nos peuples ont absolument besoin des éléments énergétiques de Mars pour franchir l'intervalle entre les énergies fossiles et la solaire.

— Votre raisonnement est sain. Pour ma part je souhaite seulement que rien ne puisse modifier la progression de l'idée martienne. J'en suis comme Simon à mon second séjour. J'espère en accomplir d'autres. Quel que soit le poste. Et vous avez raison quand vous prétendez qu'on ne peut facilement changer nos équipes. Nous avons des raisons d'espérer. Je voudrais vous demander, mademoiselle, s'il est exact qu'il y ait à l'étude un projet de génération d'atmosphère pouvant s'adapter à Mars ?

— Adapté exclusivement à Mars, corrigea Yelle. Oui, colonel. Un premier appareillage sera expérimenté sous dôme atmosphérique avec Oppenheimer Deux.

 

 

— Mademoiselle, mes pouvoirs ne s'étendent pas au-delà du commandement de cette base dont je dois assurer également la sécurité. Celle-ci n'a jamais été menacée par Oppenheimer. Nous ne sommes jamais intervenus là-bas qu'en amis, en frères martiens. Nous savons que nous œuvrons pour le futur. Et tous nous espérons qu'il sera fraternel. Je ne peux pas, moi, colonel Garshing, vous en dire plus sur le sujet.— Je ne me permettrais pas de vous demander autre chose, colonel. Combien de temps faudra-t-il pour que nous obtenions la copie de l'enregistrement ?

— Deux heures, à peu près.

— Bien. D'ici quelque temps, peut-être avant mon départ, vous recevrez la demande officielle de l'amiral Allenby, qui commande le croiseur, de récupérer blessés et géologues. Pour parer à toute éventualité nous avons, l'amiral et moi, maintenu un secret absolument strict sur la démarche que je fais près de vous. Je souhaite donc que le retour de nos amis n'ait lieu que quelque temps après notre départ de Tsiolkowsky.

— Vous représentez le Président Smith, mademoiselle de Parago, fit Youri Semenof en la regardant d'un œil critique.

— Oui, évidemment.

— Vous nous avez demandé une preuve à rapporter à votre Président. Seriez-vous choquée si je vous demandais de nous fournir la preuve que vous êtes bien envoyée par le Président en personne?

— Pas choquée du tout. Confuse de ne pas avoir présenté ma lettre de créance dès l'arrivée. Voici.

Youri Semenof lut avec attention la feuille de plastique portant les empreintes palmaires du secrétaire d'Etat et la signature du Président de l'Union et la passa au colonel avec un hochement de tête affirmatif. Horst Garshing y jeta à peine un regard avant de la rendre à Yelle.

— Le commissaire m'a rappelé à l'ordre et a eu raison. Nous sommes rassurés. Je ne pense pas que nous puissions en dire plus, les uns ou les autres. Que pouvons-nous vous offrir pour que cette attente ne vous semble pas interminable ?

— Oh !... très simple, colonel. J'attendais votre proposition avec impatience. Confiez-nous à Maï Eibowitz et André Jaouen, que nous puissions parler, nous voir, afin que je comprenne ce que Simon me soutient et que vous confirmez, cette merveilleuse fraternité.

— Pourquoi eux, spécialement ?

— Simon les a connus en des circonstances difficiles... N'est-ce pas une raison valable ?

— Je ne m'oppose pas à ce que vous vous rencontriez. Le commissaire n'ayant pas non plus manifesté d'opposition, vous aurez tout le loisir d'échanger vos idées... Prenez garde, mademoiselle, Maï Eibowitz est bien capable de vous convertir à Mars.

— Dommage, colonel, que quelqu'un d'autre l'ait fait avant elle.

— Désirez-vous être seuls avec ce couple ou en compagnie d'autres amis? demanda Youri Semenof avec un sourire de plus en plus large.

— Tous les amis que vous voudrez, commissaire, pourvu que je puisse parler à ces deux personnes dont Simon m'a fait un portrait... unique.

— Je suis heureux que Simon vous ait éclairée sur Mars. Pour ce qui est de Maï Eibowitz et d'André Jaouen, qui semblent vouloir ne plus se quitter, ils sont des nautes, des voyageurs. Ce sont eux qui sèmeront sur leur route la vérité de Mars. Mais... il est temps qu'avec Youri Semenof nous nous attelions à un rapport très délicat, celui concernant votre visite.

— Pardonnez-moi de vous avoir imposé ce désagrément !

— Il n'est rien en comparaison de ce que nous pressentons de valable dans la démarche entreprise. Je ne sais si nous nous reverrons un jour, mademoiselle de Parago, mais votre visite est un réconfort pour les Martiens que nous sommes. Ce n'est pas Simon White qui me démentira.

CHAPITRE X

Rosa Hingerkiss grogna sans cesser de tourner comme un fauve dans le petit salon baptisé boudoir qu'elle s'était octroyé à côté de son gigantesque bureau de fonction. Elle approcha du mur, ajusta ses lunettes et lut les indications de l'appareil compliqué censé lui fournir l'heure dans le monde, le temps qu'il faisait, celui qu'il allait faire, le degré de sécheresse et d'humidité de l'atmosphère et quelques dizaines de renseignements totalement dépourvus d'intérêt. BEAU FIXE.

Elle repartit comme une fusée vers la fenêtre et contempla tristement les trombes d'eau s'abattant sur la ville grise et morne. Le tintement insistant du téléphone l'attira vers un appareil ordinaire muni d'un écran vidéo déjà ancien. Elle pressa nerveusement les contacts et regarda se former la silhouette. Elle prit son air le plus revêche pour aboyer :

— Combien de temps te faut-il pour arriver ?

— Je débarque de Martin Luther King !

— M'en fiche! T'attends ici immédiatement !

— Du calme, tante Rosa, du calme. Tout va bien. Je vous apporte les éléments que vous connaissez par nos rapports. Le voyage a été... merveilleusement émouvant. Et je suis persuadée que la situation va s'améliorer. Vous pourrez bientôt réaliser votre rêve.

— Si tu te mêlais de ce qui te regarde ? Je t'attends ! Rugit Rosa Hingerkiss en raccrochant avec brutalité pour se remettre à tourner en rond à toute allure, ses courtes jambes accrochant à chaque pas les pans d'une robe trop longue.

Nouvelle sonnerie, mais cette fois elle n'eut pas d'image. Seulement un signal clignotant.

— Rosa.

— Oui.

— Seule ?

— Evidemment.

— Bien. Je sens que vous êtes d'excellente humeur. Le Lightning est sur son berceau. La mission est accomplie. Non sans quelques petites anicroches dont nous pourrons nous entretenir. Mon envoyé est fou furieux, à ce que j'ai cru deviner au ton de sa voix et au contenu de son discours.

— Votre envoyée ?... Elle rayonne !

— Il ne s'agit pas d'elle, mais de sa couverture...

— Ah ! L’autre... Oui... Je vois... M'en fiche totalement. Etes-vous au courant que Gombartchouk demande d'urgence que nous lui envoyions un plénipotentiaire avec pouvoirs de conversation... C'est traduit comme ça sur le texte que je viens de recevoir.

— Et... Qui est Gombartchouk ?

— Vous ne le savez pas ? Leur nouveau ministre de la Guerre.

— Ah! Inquiétant, non ?

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Mais en faisant appel à vos facultés de raisonnement, ma chère Rosa. Rappelez-moi dès que vous aurez les éléments capables de calmer Dam-pierre et sa bande.

— Mais Gombartchouk, Peter, qui allons-nous envoyer ?

— Sais pas... N'auriez pas une nièce, une autre ?

Rosa Hingerkiss reposa le combiné avec l'impression d'avoir vécu cent fois cette scène et cessa de tourner en rond. Elle fonça vers son bureau, s'installa devant le monceau de dossiers qui l'encombraient et attira vers elle le premier d'entre eux. Durant quelques instants, elle en parcourut la première page à toute allure avant de s'arrêter net, sourcils froncés.

Elle regarda la couverture et lut :

Urgent. Secret. Secrétaire d'Etat. Pour étude et compte rendu P.C.V. Indépendance d'Héréhéretué.

Elle serra les dents, arrangea bien proprement le dossier, le glissa sous la pile et croisa ses doigts boudinés sur un ventre qui gonflait la robe surprenante. Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre Mars et Héréhéretué ? Elle y songeait encore, l'esprit réalisant des plongées vertigineuses dans le passé, le présent et le futur de la minuscule principauté polynésienne et du monde rouge quand un huissier compassé lui annonça la visiteuse.

— Faites entrer ! cria-t-elle en poursuivant son raisonnement, en équilibre sur deux hypothèses et une analyse pas tellement correctes.

Ce ne fut qu'au quatrième toussotement de la visiteuse qu'elle releva le front, ajusta ses lunettes et se dressa comme poussée par un ressort.

— Qui est Simon White ?

— Asseyez-vous, tante Rosa. J'ai tant de choses à vous dire. Et tout d'abord je dois vous remettre ceci, pour le Président. La preuve absolue qu'il n'y a que des apparences de coïncidence. Ensuite, je vous détaillerai d'autres preuves. Enfin je vous apprendrai une nouvelle qui vous étonnera.

— Inutile. Je suis au courant. Ta liaison avec ce Simon White, un semi-anarchiste, déviationniste de gauche qui prétend repartir avec le personnel de la nouvelle base et t'a envoûtée...

— Tante Rosa, si vous voulez réellement des informations sur la mission que je viens d'accomplir, il va falloir que vous vous calmiez et que vous cessiez de me réciter les horreurs qu'un imbécile à gros muscles et petite jugeote a cru bon de répandre. Je tiens à ce que vous deveniez toute gentille pour moi et Simon. Je n'ai besoin de l'accord de personne pour choisir l'homme de ma vie. En revanche vous avez besoin d'apprendre que sur Mars il n'y a ni Unionistes ni Coalisés, mais des Martiens !

— Des Martiens ?

— Parfaitement.

— Explique !

— Pas aussi longtemps que vous ne m'aurez pas dit que je peux vous présenter Simon avant notre départ.

— Explique, te dis-je !

— Je suis au moins aussi têtue que vous, tante Rosa !

Le téléphone sonna et clignota.

— Oui, ici Rosa...

— On me dit que vous avez de la visite.

— On... Ah! Oui...

— Je désire voir cette jeune personne aussi vite que possible... Venez avec elle...

— Bon... Bien... D'accord.

Elle raccrocha et regarda Yelle de Parago par-dessus ses lunettes.

— Tu disais ?

— Quand pourrons-nous venir à Flagstone ?

— Quand tu voudras, mon petit, tu le sais bien. Mais... comme ça, il y a des Martiens sur Mars ?

— Oui, tante Rosa. Mais auparavant, prenez cet enregistrement. Il y a de tout dedans... la mort... la vie... l'amour... et pour nous peut-être, je l'espère, la paix...

— Tu vas le remettre à Peter... au Président. Il nous attend.

— Ah? D'accord.

— Un instant quand même. Ce Philippe Pontbriand dont tu m'as cassé les oreilles avant le départ, que lui est-il arrivé ?

— Rien du tout. Il rédige en ce moment son rapport au service qui l'employait.

— L'imbécile à gros bras et petite cervelle, c'est qui ?

— Lui, bien sûr... Mais je vous expliquerai, tante Rosa. L'important n'est pas là... Le Président attend.

— Il attendra encore que tu me dises ce que signifie cette phrase sibylline : présenter Simon avant notre départ ?

— Ce que vous demandez là se trouve tout à la fin de mon compte rendu. Il faut d'abord lire celui-ci pour comprendre.