***
— Bien. Maintenant que les militaires sont partis avec la ferme intention de remplacer un Président civil par un des leurs, à nous deux, Rosa. Ce type auquel vous pensez, qui c'est ?
— Avant de vous donner son identité, permettez-moi un tout petit rappel. Quand la décision d'exploiter les gisements de Mars fut prise, voici 50 ans, la Terre frôla la Guerre Chaude une fois de plus. Il y eut des batailles dans l'espace. Des combats terribles dont les médias ne furent pas informés. Aussi bien la Coalition que nous perdîmes de nombreux spationefs avec leurs équipages. Puis, d'un coup, tout redevint calme. Les deux adversaires se contentèrent de s'épier. Ils continuent de le faire avec plus ou moins d'attention, suivant les jours, les mois et le caractère des guetteurs. Vous souvenez-vous de cette phase de notre histoire spatiale ?
— Pas tellement, Rosa, je l'avoue. L'histoire m'emmerde. Je veux du précis au présent. Rien ne se répète jamais exactement de la même manière. Les hommes et les femmes de l'an 2000 n'avaient plus rien à voir avec ceux de l'an 1900 et feraient hurler ceux d'aujourd'hui.
— L'histoire m'ennuie autant que vous, Peter, mais j'ai besoin d'elle pour comprendre les réactions des uns et des autres. Deux femmes arrêtèrent tout bonnement l'affrontement meurtrier entre les deux camps en se rencontrant, en conversant, en décidant, sans s'occuper de ce qui se passait à Phoenix, notre capitale de l'époque, ou à Tachkent. Leurs décisions furent acceptées, personne n'ayant découvert une meilleure solution. Jane Hylton Bayne et Anna Dimitrievna Gogol sont mortes toutes les deux. Dans leurs lits. Et pourtant si jamais monument fut mérité, c'est bien celui que la Coalition a érigé sur l'emplacement de leur rencontre, au pied du piton central d'Elysium.
— Au fait, Rosa, au fait! Par moments, je comprends cette brute de von Hussman qui n'a qu'une envie, vous flanquer une fessée ! Vous tournez, vous serpentez, vous sinuez et insinuez, vous...
— Je fais de la diplomatie, Président et c'est important. Il vaut mieux mille jours de bavardages qu'une seule mégatonne mal placée.
— Au fait!
— La personne à laquelle je pense est une femme.
— Je commençais à le deviner, figurez-vous.
— Pas n'importe quelle femme. Yelle de Parago. Une nièce à moi. Attachée à mon cabinet et spécialisée dans le domaine planétaire et extraterrestre. C'est elle qui sélectionne les sites de prospection dans la ceinture des astéroïdes et qui met les choses au point avec son homologue de la Coalition.
— Je vois... Je vois même très bien. Ainsi, paisiblement, sans même que j'en sois informé, on va de l'avant.
— Il n'est pas important que vous connaissiez chaque détail d'une action que vous avez vous-même tracée un jour... Ce qui compte, c'est le résultat global. Même P. C. V. Smith, en dépit de ses états-majors trop brillants, trop sûrs d'eux, ne peut espérer embrasser d'un regard la totalité des problèmes de cette malheureuse planète. Quant à ébruiter le travail de Yelle de Parago, songez à la gueule de certains de vos foudres de guerre.
— Je vous accorde que vous allez dans la bonne direction. Votre Yelle..., comment espérez-vous en faire le patron d'une flotte spatiale commandée par des gens plus ou moins semblables à Dampierre ?
— Tout d'abord, je ne suis pas certaine que Dampierre, avec ses bananes, ses croix et ses rubans ferait le poids devant elle. Ensuite je n'ai pas l'intention de provoquer ces vaillants nautes bouffis de suffisance et hypertrophiés du phallus. Yelle, étant par définition plus intelligente que le plus brillant d'entre eux, acceptera jusqu'au départ de n'être que la secrétaire d'un diplomate de carrière, jeune et séduisant, de préférence.
— Je ne vois pas très bien ce que vient faire cet intrus dans nos affaires, grogna P. C. V. Smith, renfrogné.
— Il ne dérangera personne et sera apprécié de miss Parago.
— Si vous le dites! Quel âge a votre nièce ?
— Vingt-sept ans et quelques mois.
— Rosa! Vous vous foutez de moi!
— Pete! Je ne vous autorise pas à me parler sur ce ton! Je suis infiniment sérieuse. Les vingt-sept ans et la beauté de Yelle de Parago valent tous vos traîneurs de sabres et diplomates de carrière blanchis sous le harnois qui ne sont que de vieux croûtons rancis. Parce qu'elle, au moins, discutera jusqu'à son dernier souffle avec la volonté absolue, indéracinable, d'aboutir sans entraîner l'irréparable. Voilà ce qu'il faut que vous reteniez.
— Du calme, Rosa, sinon nous allons nous engueuler comme des malpropres avant cinq minutes. Je suis Président et je dois savoir qui j'envoie en un lieu de haut risque. Pourquoi tenez-vous à cette petite bonne femme pour une telle mission?
— Petite bonne femme! Si elle vous entendait! Une déesse qui va faire rêver tous les mâles du Lightning, à part les homos, bien sûr. Mais je ne compte évidemment pas seulement sur sa perfection physique, dont je suis d'ailleurs un juge exécrable. Je me réfère à la réussite des héroïnes de Mars, voici un lustre. Les Coalisés sont comme nous. Ils possèdent de jeunes cadres dynamiques et intéressants, dans l'ombre de leur gérontocratie.
Ce n'est pas une aventure entre Yelle de Parago et un sémillant chargé d'affaires issu d'une université asiatique que je recherche, mais simplement l'entente entre gens de même âge, avec du futur devant eux, une furieuse envie de vivre, peut-être de faire l'amour. En tout cas, allergiques à la guerre, au combat, à la mort. Si j'envoie l'un de nos grands commis, sexagénaire pour le moins, que voulez-vous qu'il ressente devant la désolation de Mars, devant ces toutes petites choses qui témoignent de la gigantesque entreprise que fut la découverte planétaire? Que sera l'exploration stellaire avant peu? Non. Il faut des jeunes aux postes clés.
— Ce qui revient à dire que la Présidence n'en est pas un.
— Foutre non! Sauf le respect que j'ai pour vous, Pete. Vous êtes le meilleur Président que nous ayons eu depuis un demi-siècle, mais uniquement parce que vous avez eu le culot d'abandonner les pantins dont vos homologues tiraient les ficelles. Pour moi, vous êtes l'administrateur des affaires courantes de l'Union. Le gestionnaire de notre système fédéral. Le régulateur de l'immense machine qui permet à quelques centaines de millions de personnes de vivre à peu près en paix. Vous n'êtes pas du tout capable de vous rendre sur Mars pour voir ce qui va mal dans une faille rocheuse de quatre mille kilomètres de longueur et pour discuter avec ceux de l'autre côté, des moyens d'atténuer les effets de la catastrophe. Pour faire ça, s'il y a eu drame, il faut la jeunesse. Il faut qu'ils aient envie que ça marche. Que Mars soit un futur possible. Il faut qu'ils s'estiment, qu'ils s'aiment, qu'ils découvrent la voie permettant de se rapprocher et non de se combattre... L'amour... pas la mort idiote, Pete!
— Dites-moi, Rosa, je vous savais originale, mais je découvre une sacrée secrétaire d'Etat aux Affaires! Je ne vous aurais jamais supposée aussi engagée.
— Pete, je vous ai dit avoir horreur de l'histoire au moins autant que vous. Et cependant je ne peux pas oublier que le peuple très ancien dont je suis issue a été effacé de la planète par les bombes à neutrons en même temps que les territoires qui "virent Cyrus le Grand, Sémiramis, les Chaldéens, les pharaons et tant d'autres princes de l'histoire. Ma race n'est pourtant pas morte, puisque je suis devant vous.
Mais elle n'a plus de patrie, plus de sol ancestral pour au moins cinq mille ans, si nous en croyons les physiciens. Au poste que vous m'avez confié, vous ne pouvez vous attendre à me voir défendre la force contre le droit, contre la logique, contre l'amitié, la fraternité entre tous les peuples.
Et vous le savez aussi bien que moi, si d'ici un siècle nous ne sommes pas parvenus à nous réunir, Coalition et Union, pour faire quelque chose de valable vers les étoiles, pour recréer un idéal, l'humanité est foutue.
— Je n'ai pas besoin de remonter au déluge pour savoir ça. Mais sauf erreur, Rosa, nous travaillons dans le même sens. J'espère que vous l'admettrez, bien que je n'ignore pas votre réticence envers le capitalisme tel que nous le pratiquons.
— Je considère que nous vivons une période transitoire. Les Coalisés vont continuer à s'éloigner de leur connerie unitaire et nivelant par le bas. C'est l'excès en tout qui est négatif. Mais je ne veux pas vous assener un discours de doctorat politique. Nous en étions à Yelle de Parago. Je n'ai qu'une crainte, que vous la trouviez trop jolie pour courir les risques attachés à sa mission.
— Vingt-sept ans. Jolie. Intelligente et quoi encore ?
— Célibataire, raison pour laquelle je lui donne un solide chaperon.
— Qu'elle connaît ?
— Pas encore.
— De mieux en mieux.
— Il faut quelques jours de voyage pour atteindre Mars. Ils auront le temps de faire connaissance, de se chamailler, de s'éprouver et rien ne permet de dire qu'ils iront au-delà. Ils peuvent devenir frère et sœur, amis ou franchement ennemis. S'ils sont amants, personne n'aura le droit d'y mettre son nez.
— Sous réserve que la mission n'en souffre pas, Rosa!
— Pete, je peux vous assurer que Yelle ne se laissera détourner par rien ni personne.
— Il est bien entendu que je vois cette personne extraordinaire demain soir ?
— Vous la verrez à l'heure qu'il vous plaira de fixer à partir de quatorze heures demain. Je souhaite que vous la receviez en premier et que vous acceptiez de les mettre en présence l'un de l'autre. Ils croient en ce qu'ils entreprennent. Ils veulent un avenir idéalisé. Donnez-leur la certitude qu'ils ont une occasion unique d'agir sur le futur.
— Avez-vous envisagé les réactions des différentes hiérarchies ?
— Pete, je vous répondrais bien que je fais très peu de cas des hiérarchies, mais vous le savez depuis longtemps. En revanche j'admets la nécessité de les ménager dans le cas actuel pour avoir les mains libres. Le jeune diplomate aura rang de ministre plénipotentiaire de première classe, attaché directement à la Présidence. Il voyagera avec son chef de cabinet, ma nièce. Jusqu'au moment où, le Lightning se trouvant dans l'espace, les rôles seront inversés. J'espère seulement que la Spatiale ne va pas nous infliger une de ses respectables badernes, comme elle a le talent de le faire à chaque occasion!
— Pas de baderne, Rosa. Le Lightning, qui vient d'être lancé, n'a pas commencé ses essais de réception. Son commandant est un homme en qui j'ai toute confiance. Pour la bonne forme et afin qu'il ne soit pas responsable d'autre chose que du navire, il sera couvert par le vice-amiral Allenby. Lui aussi a su se battre courageusement et n'a jamais cru indispensable d'en faire état.
— Je connais Herbert Allenby. Vous avez fait un choix excellent. Qui est le patron du navire?
— Le naute major Stephen Campbell.
— Campbell... Campbell... Cela me dit quelque chose...
— Le récent record de vitesse sur le trajet Terre-Saturne-Terre.
— Ah! C’est bien ça! Belle gueule! Bon sang! Pourvu que Yelle... Enfin, nous verrons bien...
— Auriez-vous subitement peur pour la vertu de votre nièce?
— Vous n'y êtes pas, Peter; seulement pour celle du major.
CHAPITRE V
La nuit de Mars régnait sur Arsia Silva.
Maï Eibowitz s'était endormie, refusant de toute sa volonté de se laisser gagner par le pessimisme. Le silence, dans leur réduit d'acier au titane, avait quelque chose de monstrueux. Pour produire une sorte de fond sonore, Simon mettait en service tous les haut-parleurs, le volume à pleine puissance. Les crachotements et crépitement passant en rafales avaient au moins le mérite de dissimuler les bruits divers des organismes des six occupants. De plus, chacun espérait, sans trop le faire voir, être le premier à entendre l'appel signalant l'arrivée des secours.
Quant à la pestilence contre laquelle les filtres ne parvenaient plus à lutter, les organes olfactifs s'y étaient accoutumés. Daniel, le blessé, les deux jambes broyées, souffrait avec stoïcisme, maintenu dans une semi-torpeur par les calmants.
Charmy demeurait immobile à son chevet, mais, comme l'avait expliqué Simon à voix basse, seul son corps se trouvait dans l'unité de secours. L'esprit était demeuré auprès de sa jeune femme, dans la fournaise du laboratoire de recherche, tout près de l'endroit où la catastrophe avait pris naissance.
Milas Serof ne réagissait plus beaucoup, lui non plus. Même l'insistance de Maï Eibowitz s'était usée sur la chape d'indifférence morne dont il était enveloppé. La jeune femme continuait à penser qu'il avait eu une liaison discrète avec Chang Dao. André Jaouen, moins romantique, penchait pour un excès de tension nerveuse lors de l'accident.
Pour l'heure, le pilote se trouvait dans le poste de conduite du rouleur nord, conversant à voix retenue avec Simon. D'instinct, il s'était rapproché du métis, percevant chez celui-ci des connaissances et une puissance de réaction peu commune.
— A ton avis, combien de temps faut-il à des avisos rapides de l'Union pour venir?
— Sais pas trop. Les cargos couvrent la distance en soixante jours, avec l'éloignement actuel. Un aviso ou un croiseur doivent mettre moitié moins de temps. Mais encore faut-il qu'on ait décidé de les envoyer de suite.
— Ce qui nous fait plus d'une vingtaine de jours si Tsiolkowsky ne réagit pas. Pourtant le colonel Garsohing n'est pas le genre de type à laisser les équipages dans la merde.
— Il peut avoir des raisons de croire que ta vedette est perdue, non?
— Lui ? Il cherchera. D'abord parce que c'est la règle, ensuite parce que nous avons quelques bons amis sur Tsiolko et je serais surpris qu'ils ne se pointent pas d'un moment à l'autre.
— Espérons. Dis-moi, je n'ai pas compris très bien. De quoi est mort ton commandant?
— D'avoir voulu rester la dernière à bord de son navire, je l'ai poussée dans la vedette. L'obturateur refermé a déclenché la mise à feu automatique. Il était juste temps. Le Tengri-Nor s'est désintégré en partie à ce moment-là et nous avons été salement secoués. Plusieurs g.
Chang est morte. Vertèbres brisées. Pas eu le temps ni la force de chercher une position meilleure. A la limite, je l'ai tuée.
— Que serait-il arrivé si tu ne l'avais pas poussée ?
— Nous n'en parlerions pas en ce moment. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour expliquer ou excuser le geste. Je n'ai pas su me contrôler à cet instant précis. Les écrans montraient l'élévation de la température. J'ai su que nous allions mourir dans la seconde qui suivait et j'ai foncé.
— L'espace est magnifique et cruel pour tous, mais surtout pour ceux qui l'aiment. Il faut que tu oublies, André, non pas ton commandant, mais la manière dont elle est morte. Etait-elle belle ?
— Très belle.
— Vous étiez amants ?
— Tu poses de ces questions ! Non.
— Pourquoi?
— Mais bordel ! Que veux-tu donc savoir? s'exclama André Jaouen perdant son calme.
— Le plus possible sur toi et tes amis. Nous sommes seuls au sommet du second volcan de Mars dans l'ordre d'importance. Nous ne savons même pas si nous nous en tirerons. Regarde les compteurs. Il y a de la radioactivité partout. La poussière monte... Alors je cherche à comprendre d'autres hommes que la propagande caricaturise. Pour moi, les femmes et les hommes qui choisissent l'espace ne doivent pas emporter avec eux la poussière de la Terre. Il faut qu'ils vivent et meurent libres...
— Je comprends... Eh bien, libéré ou non, je n'ai jamais été l'amant de Chang Dao autrement qu'en rêve. Tu vois, Simon, la femme, je veux l'aimer. Pour l'aimer, j'ai besoin de savoir qu'elle peut me le rendre... Ce n'est donc pas si simple. Chang donnait, recevait, au plaisir du jour ou de la nuit. Elle pouvait aimer chaque fois. J'ai eu envie d'elle... Plus souvent que de nature... Elle le savait. Mais elle n'aguichait jamais. Il est aussi bien... Non, je dois dire... il est merveilleux que nous soyons demeurés des amis, des vrais...
— Tu l'as comprise, malgré tout.
— Oui. Et je continue à rêver d'elle comme à une maîtresse qu'elle n'a jamais été pour moi.
— Qui est Maï ?
— L'officier de navigation en premier. Docteur ès sciences.
— Mais encore ?
— Si tu veux en savoir plus, questionne-la.
— Il est curieux que tu refuses de parler d'elle qui est si vivante. Elle a pourtant un esprit aussi lumineux que son regard. Quand Charmy la voit, il cesse d'être un monstre amorphe. Quand elle se penche sur Dan, on dirait qu'il oublie qu'il n'a plus de jambes.
— N'importe quelle femme, avec un peu de cœur et beaucoup de courage obtiendrait le même résultat.
— Le crois-tu réellement ?
— Oui.
— Désolé. Pas moi. Il y a beaucoup plus que le charme féminin en Maï Eibowitz. A elle seule, elle pourrait dominer les cinq hommes que nous sommes. En fait, elle les domine involontairement... Oui, toi aussi.
Mais elle ne fait rien pour en tirer satisfaction ou profit.
— Je me demande où tu vas chercher ce que tu racontes?
— Dans le vent de Mars, peut-être, notre bon fantôme. Tu vois l'anémomètre électronique? Cent soixante-quinze kilomètres à l'heure. La tempête. Les calottes glaciaires fondent. Il y a déplacement de thermies, de molécules de cette atmosphère si ténue qu'elle est incapable de gonfler un mouchoir, ou presque... Mars... Un monde étrange où tous les hommes, toutes les femmes doivent devenir frères, sœurs, amis, amants... en tout cas de vrais Martiens.
— Il y a beaucoup de gars comme toi, dans l'Union ?
— Ils étaient tous comme moi, André. Et j'espère bien que ceux qui vont venir comprendront aussi vite que leurs anciens, les morts. Oppenheimer était base martienne...
— L'Union n'est tout de même pas la Coalition.
— Avec des êtres comme Maï Eibowitz et André Jaouen, il pourrait n'y avoir ni Union, ni Coalition, mais une humanité nouvelle, balayant la merde terrestre.
— Tu parles de Maï sans savoir ce qu'elle en penserait.
— C'est juste. Je ne fais que la percevoir, l'imaginer.
— Parce qu'elle est belle.
— Non. Parce qu'elle est la femme telle que la veulent les hommes de l'Espace. Tu vois, peut-être un jour te choisira-t-elle, mais tu ne lui feras jamais oublier que les étoiles l'attirent.
— Ce n'est ni l'heure ni le lieu de faire un pari, Simon... je le regrette.
***
S.T.S. 203 sur le ballast antigrav de gauche. Une étoile pourpre cernée de blanc sur celui de droite. La vedette spatiale à grand rayon d'action qui s'enleva dans le crachement silencieux de ses réacteurs ioniques était d'une autre famille de monstres que la troïka mais sa conception procédait des mêmes impératifs. Robustesse, fiabilité, simplicité, ce qui ne nuisait en rien aux performances. Celles-ci n'étaient pas exceptionnelles mais amplement satisfaisantes, la Coalition n'ayant jamais aimé les records gratuits.
La S.T.V. était aussi grosse qu'un cargo modèle Sept privé de sa section motrice. Pour la simple raison que, contrairement au minéralier, elle était équipée d'un système paragravifique occupant les quatre cinquièmes de son volume. Une masse de trois mille tonnes pour un habitacle de dix passagers. Mais cette masse flottait aussi bien dans le champ de gravitation de Mars que dans celui de la Terre ou de tout autre monde du système solaire.
Quelqu'un, un jour, avait trouvé amusant de baptiser l'engin bizarre du nom de sa jeune femme : Svetlana. Pour une raison quelconque, le nom était resté accolé à la silhouette étrange, rappelant beaucoup plus un corps d'insecte que celui d'une femme. Il fallait beaucoup d'imagination pour prendre les ballasts latéraux pour les bras, les coupoles inférieures pour des seins trop bien galbés et la sphère habitacle pour la tête inexpressive. Quant au ventre, au bassin et aux jambes, difficile de les dissocier, même en effectuant le tour de la section arrière contenant le générateur et les neutralisateurs de champ.
Pas tellement belle à regarder, finalement, la svetlana, mais particulièrement facile à piloter. A l'école de l'Espace, on disait d'ailleurs qu'elle était agréable à peloter. Calembour aussi approximatif que beaucoup de ses semblables.
Et de tout cela, Vladimir Scriabine se foutait comme d'une nèfle depuis le décollage vertical de Tsiolkowsky. Laissé libre du choix de l'itinéraire, il avait décidé de remonter très haut vers la calotte polaire boréale de Mars afin de passer entre les Colonnes d'Hercule après avoir survolé Elysium puis Castorius Lacus, avant de piquer droit sur la chaîne des grands volcans qu'il comptait atteindre entre Ascraeus Lacus et Pavonis Lacus. De là, il foncerait sur Copratès.
Avec Sergueï 011ianof comme répondant, ils auraient pu réciter par coeur la litanie des cratères, des lacs, des volcans et des mers, aux noms empruntés aux mythologies et à la mémoire des grands hommes.
En revanche, Sergueï 0llianof ignorait à peu près tout du pilotage de la svetlana et Vladimir Scriabine eut été incapable de distinguer du strintium de l'oxyde de titane dans les oculaires du spectroscope rapide.
Pour une fois il ne s'agissait pas de prospection systématique et le physicien concentra son attention sur le réglage minutieux des analyseurs travaillant sur les longueurs d'onde de l'infrarouge et de l'ultraviolet. Les premières permettraient de découvrir la masse de métal de la vedette disparue, dans la nuit noire de Mars. L'U.V. renseignerait sur la radioactivité de la surface en même temps que le magnétomètre et le scintillomètre traînant à quelques mètres sous la coque.
— Elysium au droit. Le pic Lomonossof à midi. A onze heures, mais nettement plus éloigné, Stalingrad... Nous n'apercevrons sans doute pas Propontis I et II. Surveille bien les écrans I.R.
— Ne t'inquiète pas.
Le disque flamboyant du soleil disparut de l'écran arrière au moment où la svetlana survolait Castorius Lacus, déjà plongé dans l'obscurité. Une heure plus tard, une tache violette apparut sur l'écran infrarouge et Sergueï procéda à quelques vérifications avant d'annoncer :
— Les mascons d'Arcadie (1). La différence de température est aussi nette que celle de la gravité.
— J'ai un signal sur le récepteur, fit soudain Vladimir Scriabine.
— Où cela ?
— En direction de Pavonis... Masse métallique de dimension importante.
— Nous y allons ?
— Pas encore... Nous sommes trop près d'Oppenheimer et ça peut être une de leurs perforatrices. As-tu remarqué que nous n'avons rien reçu des amis de l'Union? Pourtant, à cette altitude, nous devrions être sur les écrans de tous leurs radars... Toujours rien de ton côté ?
— Rien. Aucun écho radar ni laser.
(1) Mascons : Anomalies gravitationnelles découvertes dans la plupart des planètes et interprétées comme des inclusions de densité très différentes de la croûte environnante.
— Tant pis. Nous continuons. Sur notre gauche, Ascraeus Lacus à six minutes. Nous virerons à gauche autour de lui pour passer à la verticale du centre de Tithonius...
Sergueï ne répondit pas, l'information étant destinée à l'enregistreur de la svetlana, la boîte orange.
Une vingtaine de minutes plus tard, Vladimir Scriabine annonça:
— Oppenheimer dans l'axe. Altitude cent douze kilomètres. Pas d'appel radio, pas d'écho radar. Sergueï ne quitta plus des yeux l'écran du répétiteur, se servant des doigts de sa main droite pour passer systématiquement d'une longueur d'onde à l'autre. Une lueur brutale lui arracha une exclamation.
— En détection électronique, intense rayonnement à midi. Mélange de gamma et bêta.
— J'ai l'image, annonça le pilote. Merde ! Tu as saisi ce que cela signifie, Sergueï ?
— Je suis physicien, rappela le petit homme.
— Je me doute bien que tu as déjà compris. Qu'est-il donc arrivé ?
— C'est le canyon entier qui est radioactif... On dirait qu'il y a déplacement de quelque chose...
— Le vent souffle dans le rift... Il pousse les poussières qui sont devenues radioactives...
— Nous allons devoir être prudents.
— Oppenheimer... Foutu! Plus de radio, plus de radars, rien. Et cette tache de lumière signifie que tous sont morts... Pour moi, les centres de stockage se trouvaient trop près des installations techniques et c'est une connerie d'avoir construit les blocs habitats dans le même rift... Je veux bien admettre que cela raccourcissait les distances à parcourir en surface et sous protection intégrale, mais en cas de pépin, tout le monde devait y passer. II ne semble pas qu'il y ait eu explosion... Non... Tout rayonne sur au moins trois cents kilomètres !
— Ils ne peuvent pourtant être tous morts !
— Et pourquoi pas ? Ils se sont trouvés pris au piège dans ce canyon. D'autant que l'incident a pu se produire soudainement.
— Pour cela, il faut une réaction de fission... Un début de divergence... C'est assez incroyable.
— Oppenheimer est devenu inapprochable pour quelques milliers d'années. Nous allons suivre Copratès jusqu'à Chryse où nous ferons demi-tour. Je comprends mieux l'inquiétude de nos gens de Tachkent... Ils ont été avertis par un quelconque appel à l'aide suivi d'une activité fiévreuse des spécialistes de l'Union. Celle-ci va être privée d'uranium pour un bout de temps.
— Ils ont des stocks de sécurité... Ils ne vont tout de même pas nous piquer notre minerai.
— Ils peuvent être tentés de le faire si Mars ne fournit plus pour eux.
— Ne parle pas de malheur... Comme s'il n'y avait pas assez de copains morts là-dedans...
— Chryse... Nous effectuons le 180 degrés... Nous survolerons le rift à mille mètres... Nous prendrons des vues. Toujours aucun signe d'activité. Nous passons sur la fréquence d'alerte de l'Union et tentons la liaison.
Sur les quatre mille kilomètres de la faille géante de Copratès, Vladimir Scriabine ne cessa d'appeler par radio, survolant les installations titanesques noyées dans la poussière radioactive diaphane. Oppenheimer n'existait plus que comme une image solide, un diorama grandeur nature. Toutes sortes de machines, à roues et à chenilles étaient éparpillées à la sortie des tunnels qui bâillaient sur un enfer que l'écran présentait vert et brillant.
— Aucun être vivant ne peut avoir survécu, commenta le pilote. Nous confirmons l'absence de traces d'explosion, même si le niveau thermique est anormalement élevé par endroit. La réaction paraît s'être interrompue d'elle-même.
Parvenu à l'extrémité ouest du canyon martien, le pilote orienta la vedette droit sur l'autre tâche de lumière, qui apparaissait sur l'écran à chaque pulsion de son radar de contact.
— Sergueï... C'est un des nôtres.
La fine silhouette se dessina bientôt avec netteté et Sergueï toussota pour chasser l'émotion.
— La vedette du Tengri-Nor !
— Nous nous posons au plus près.
Vladimir Scriabine alluma les projecteurs orientables pour toucher le sol à quelques dizaines de mètres de la vedette, normalement posée sur son tripode. Engoncés dans leurs scaphandres, les deux hommes se hâtèrent vers le petit navire de sauvetage, non sans avoir évalué rapidement le taux de radioactivité ambiante. Ils auraient peu de temps pour visiter la vedette.
— Attends-moi ici, ordonna Vladimir d'un ton sans réplique, avant d'entreprendre l'escalade de l'échelle menant jusqu'à l'obturateur grand ouvert, une dizaine de mètres au-dessus d'eux.
Il disparut dans la machine et bientôt Sergueï l'entendit jurer sur son micro puis marmonner des bouts de phrases incompréhensibles. Cela prit suffisamment de temps pour que le physicien commence à s'inquiéter, voyant l'aiguille du totalisateur de rems approcher du rouge. Puis la silhouette lourdaude du pilote reparut et descendit lentement l'échelle de métal.
— Juste le temps, avertit Sergueï.
— On fonce !...
Ils se hâtèrent vers la svetlana, passèrent par la chambre de décontamination où leurs scafs furent amplement lavés et de là gagnèrent les réduits d'équipement où ils abandonnèrent les lourds vêtements de protection.
— Il y a quelqu'un, sur l'un des sièges passagers, annonça Vladimir Scriabine avant de reprendre place sur le siège du pilote. Le casque est presque opaque.
Il me semble pourtant, compte tenu de la taille, que c'est Chang Dao. L'équipage a abandonné la vedette en laissant le corps. Il y a des traces de vomissures partout. Où sont-ils partis ? Pourquoi n'ont-ils pas appelé? Pourquoi surtout s'être posés ici ? Ce sont les questions auxquelles il faudra répondre.
— Ne pourrions-nous pas découvrir des traces sur ces cailloux?
— Evidemment si, avec de la chance et en plein jour. L'ennui c'est que nous ne pouvons rester au sol avec cette merde de poussière radioactive. Sergueï, je n'aime pas ce qui s'est passé ici. Cela ressemble trop à un suicide. La panique est un danger plus grand que la bombe atomique elle-même.
-
Ne restons pas ici. Regarde le détecteur au vent...
— D'accord... Nous ne pouvons rien faire avant la fin de la tempête. Il faut rendre compte à Horst et aviser ensemble. Il est possible que le vent ne dure pas et que la poussière retombe. Point essentiel, Sergueï, Oppenheimer n'est plus mais il n'y a aucune raison visible pour nous attribuer la responsabilité de cette catastrophe.
— La vedette... non ?
— Non. Même les enquêteurs éventuels de l'Union ne pourront pas croire qu'un engin de sauvetage ridiculement petit puisse avoir amené une équipe de destruction. Un engin au demeurant difficile à manœuvrer, avec une autonomie propulsive réduite. Ce serait une svetlana, il y aurait possibilité de douter.
— Il suffit d'un con imaginatif pour inventer une guerre martienne.
— Tais-toi. Rien que la pensée que tant d'amis, de femmes et d'hommes que nous connaissions presque tous, ont été tués par cette pourriture rayonnante dont la Terre ne peut se passer, par paresse intellectuelle, me donne envie de dégueuler ! Tu te souviens de Sheen, bien sûr?
— Je sais, Vladimir, ne dis rien. Personne, jamais, ne peut revenir en arrière.
— Je crois que nous étions bien partis, elle et moi...
— Tais-toi, te dis-je. Regarde plutôt notre détecteur qui passe au rouge. Ils vont fulminer, à Tsiolko... Une décontamination complète.
Et de fait quand la svetlana 203 se posa devant le tunnel-abri, un monstre à roues géantes en sortit et durant de longues minutes, les pseudopodes braqués sur la vedette la balayèrent de jets de vapeur ocre si puissants que sa coque en vibra.
Puis un produit de teinte différente succéda au premier, coulant comme une huile, avant que de nouveau la vapeur chasse les moindres molécules, étrangères à l'acier au titane. Après une dernière passe, un jeu de très minces bras articulés coururent autour du navire.
— Décontamination satisfaisante, commandant.
— Merci.
***
— Alors ?
— La poussière passe toujours par-dessus les cratères. Nos coques nous protègent correctement. Si le taux de radioactivité du nuage n'augmente pas, cela devrait aller.
— Un vent fantôme qui trouve le moyen de déplacer un sable plus fin que de la poudre de riz ! Et juste en ce moment ! Tu crois à la poisse, Simon ?
— Non. Je crois à la Providence.
— Ne pourrait-elle t'indiquer une méthode pour envoyer un message radio ayant des chances d'aboutir ?
— Il faut et il suffit qu'un engin quelconque, vedette, cargo, croiseur ou satellite passe au-dessus. Je suis étonné du silence de Tsiolko.
— Daniel ne va pas, chuchota Maï Eibowitz, survenant dans le poste.
— Tu crois que cela s'aggrave ? S’inquiéta André Jaouen, soucieux.
— Je le crains. Je ne suis pas médecin, mais l'enflure des deux jambes me fait peur. On dirait qu'elles commencent à se tacher de noir et l'odeur est abominable.
— Gangrène...
— Oui, André.
— Il ne reste que quatre jours d'antibiotiques et j'ignore s'ils peuvent être efficaces dans un tel cas, murmura Simon.
— Nous ne pouvons spéculer très loin dans l'avenir, fit observer Maï.
— Tu as raison... Fais-lui une piqûre rouge puis une verte.
— D'accord. J'espère qu'il va s'endormir... Et surtout qu'il sera réveillé à temps par un bon chirurgien.
— Confiance, Maï. Nous en sortirons. Trop de chances nous ont été offertes aux uns et aux autres pour que tout se termine aussi bêtement. Occupe-toi de Daniel... Tes yeux renforcent l'action de ce que tu vas lui donner. Ne prends pas cet air résigné...
— Je veux que Dan vive, Simon et je... je...
— Va vite, Maï, il t'attend. Reviens, nous allons faire le point.
Elle s'éloigna à regret, les yeux humides et Simon demeura pensif.
— Elle va craquer et nous serons foutus, estima André Jaouen.
— Erreur. Elle ne craquera jamais. Sinon lorsque nous serons tous morts, avant elle.
— Je ne demande qu'à te croire. Mais... revenons à cette histoire de radio. Je ne parviens pas à admettre que depuis dix-sept kilomètres d'altitude nous soyons incapables de recevoir le moindre signal.
— Il fallait choisir entre parler à la radio avec l'espoir d'être entendu par je ne sais qui, tout en accumulant du bêta et du gamma jusqu'à en crever, ou se mettre à l'abri au fond du second cratère, intérieur au sommital, pour attendre les secours en réduisant nos possibilités d'écoute. L'accident du Tengri-Nor bien que non prévu dans mes hypothèses de travail n'aurait rien changé, André.
— C'est quand même con! Si ça se trouve, Tsiolko a envoyé des svetlanas et nous n'avons rien reçu.
— Si les engins sont demeurés à basse altitude, c'est possible. Mais encore une fois, je ne regrette rien. Dans le vent de Mars, nous serions déjà en train de mourir à petit feu... Les copains d'Oppenheimer ont été pratiquement foudroyés... J'ai entendu mourir Pat Gordon... un pote géologue... Un de ceux de Nix Olympica... Il a compris trop tard. Il a crié un avertissement qui n'a touché pratiquement que moi, qui étais à plusieurs dizaines de kilomètres, hors du rift. Puis il est mort.
— Que veux-tu que je dise ? Je te crois. Tu ne mens jamais.
— Je mens lorsque ma conscience m'ordonne de le faire, riposta le métis avec gravité.
— Tiens ? Je ne l'aurais pas cru.
— Il est des circonstances où il faut mentir sans hésiter. Mais pourquoi les évoquer ? Voici Maï qui nous revient avec un visage trop triste. Alors, miss ?
— Alors, Simon ?
— Dan?
— Il a bien supporté les piqûres. Mais sa fièvre monte. J'espère que les médicaments seront aussi actifs que les précédents. Charm l'a changé. Il en avait terriblement besoin.
— Tu es restée ?
— Non... je ne pourrais pas, avoua-t-elle en se mordant les lèvres.
— Il ne le supporterait pas. Comprends-le... Tu n'es pas l'infirmière dont c'est la vocation, mais la femme... La femme qui apporte l'espoir.
— Simon, je vais devenir folle si je ne tente pas quelque chose. Tu sais, je te l'ai dit, que j'ai quelques connaissances en certains domaines de la physique et par voie de conséquence, en d'autres matières assez variées.
— Oui...
— Ecoute-moi. Les V.H.F. sont trop faibles. Mais nous sommes dans un puits, ce qui n'arrange rien. Il faut amener un poste tout à fait au bord du dernier cratère et ensuite émettre à plus soif. En imaginant que la tempête de Mars boucle le tour de la planète, comme c'est souvent le cas, je me demande si les particules radioactives ne peuvent pas allonger la portée de nos émissions.
— Je n'ai jamais entendu dire qu'il puisse y avoir réflexion radio dans une poussière quelconque, mais pourquoi pas ? Tu espères retrouver l'inversion sans ionosphère. Admettons. Je me garderais de négliger la plus petite possibilité de nous tirer d'affaire. Comment espères-tu opérer ?
— En escaladant la pente et en émettant. On doit pouvoir tenir un jour ou deux, non ?
— Oui, miss. Avec le taux actuel, ton scaf tiendra un quart d'heure et le rouleur, environ quatre jours.
— Eh bien, parfait. Tu me confies un rouleur.
— Tu y laisseras tes os.
— Je m'en fous. Pour le moment, je vois Dan qui meurt à petit feu dans des souffrances horribles. Et j'entends philosopher deux hommes qui semblent insensibles à ce qui les entoure. Je vais devenir folle, comprends-tu ?
— Miss, je ne te laisserai pas monter là-haut sans savoir piloter un rouleur. Tu serais incapable d'utiliser le dixième de ses formidables possibilités. Tu penses à toi. Tu crains de devenir dingue, dis-tu. Pense à ce que nous serions, toi partie pour ne plus revenir !
— Mais je ne suis rien pour... enfin... Non... Laisse-moi tenter le coup, Simon, je t'en prie.
— Je ne peux pas accepter mais je n'aime pas ton insistance qui met en cause une chose essentielle sur ce monde nouveau ou trop ancien : la solidarité. O.K.! André, nous allons donner ce plaisir à notre miss. Nous allons désaccoupler le rouleur nord. Je vais monter là-haut et fais-moi confiance, miss Maï, j'appellerai.
— Pas toi ! Tu ne vas pas y aller ! Je n'ai jamais demandé cela. Moi... Moi seule ! J'ai lancé l'idée...
— Cesse de paniquer, coupa Simon avec une sécheresse inhabituelle. Nous sommes frères et sœurs. Selon ma vision de notre situation... ou ma foi, comme tu voudras. Tu es indispensable à ceux qui se trouvent ici. A chacun d'entre eux, pour une raison chaque fois différente...
Ne me demande pas de clarifier... Tu es la personnification de la survie, même si tu refuses de l'admettre. Je suis en revanche le seul à pouvoir utiliser un rouleur comme il doit l'être. Il ne servirait à rien que tu déboules dix à douze kilomètres de pente.
— Mais s'il t'arrive quelque chose, Simon ! Pleurnicha-t-elle, les mains à ses lèvres.
— Oublie donc un peu ces idées trop empreintes de fatalisme. Je vais essayer de hâter les secours en employant une méthode que tu as suggérée. Ceci pour que notre ami commun Daniel soit rapidement soigné. O.K. ?
Alors maintenant, va le veiller, s'il n'est pas endormi. Montre-toi. Tous, même les deux que tu crois muets ou absents nous savons quand tu es près de nous. Tu nous apportes une formidable envie de vivre, Maï, c'est ce que tu dois retenir, rien d'autre.
— André ! Souffla-t-elle, le visage blafard.
— Maï... ensemble... et Simon a raison... Tu as raison... Et tu ne seras pas seule, perdue.
Elle tendit les mains qu'il prit et embrassa, l'une et l'autre. Elle esquissa un sourire, renifla et s'éloigna.
Simon le regarda sans mot dire puis lui fit signe de le suivre. Presque en silence, ils préparèrent la séparation du rouleur nord et quand il ne resta plus qu'à refermer la porte intérieure de la remorque, André interrogea le métis du regard. Simon sourit et chuchota :
— Le vent de Mars, il faut que tu y croies, André. Peut-être Maï a-t-elle raison. Aide la... N'attends plus... A demain ou plus tard si Dieu le veut.
— A bientôt, Simon et merci pour tout, murmura André, la gorge serrée.
Les vérins mécaniques refermèrent hermétiquement les deux obturateurs et dans l'antenne de secours privée d'un élément, rien ne parut modifié.
En passant devant la couchette sur laquelle reposait Daniel, le pilote s'arrêta. Maï leva vers lui un visage méconnaissable et il se pencha vers le blessé qui haletait.
— Alors, Dan... Les secours vont arriver...
— Va pas fort..., souffla la voix cassée.
— T'en fais pas... Ils seront ici avant peu.
— On dit ça depuis le premier jour. Plus envie d'attendre.
— Nous, on a envie que tu aies envie. La tempête se calme et tu seras hors d'affaire avant longtemps. Essaie de dormir un peu... Toi aussi, Maï, tu as mauvaise mine. Elle ne dort pas suffisamment, fit-il en prenant le blessé à témoin.
— Mais elle est là..., souffla Daniel.
— Ce que c'est que d'avoir un faible pour quelqu'un...
Dan essaya un sourire et Maï posa sa main sur son front, le regard rivé à celui d'André Jaouen. Il hocha lentement la tête et rejoignit le rouleur restant pour prendre l'écoute.
Elle revint une demi-heure plus tard et s'assit sans un mot derrière le pilote, penché sur la radio, le casque aux oreilles, parlant à mi-voix à l'absent... Simon, qui se battait avec son monstre mécanique pour escalader la pente.
***
— Tu as vu la météo? fit Horst Garshing en pénétrant en trombe dans la salle des pilotes.
— La tempête s'atténue. Je me prépare à filer immédiatement avec deux svetlanas. Nous sommes certains que les gars de la vedette ne peuvent être allés loin. Nous allons profiter du jour pour repérer des traces éventuelles. Je pense de plus en plus aux engins à roues d'Oppenheimer. L'emmerdement, c'est qu'ils laissent moins de traces avec leurs pneus que nos troïkas. Peut-être ont-ils un refuge dans les parages. C'est un espoir à ne pas négliger.
— Vas-y et sois prudent. Tu as lu comme moi ce qu'a envoyé Tachkent. Cette histoire de croiseur ultra-rapide me chiffonne. Jamais entendu parler d'un navire capable de telles performances.
— Tu as raison. Nous verrons cela plus tard... Peut-être recevras-tu des explications... Je crois qu'il faut clarifier au plus vite nos deux histoires Oppenheimer et le Tengri-Nor.