INTRODUCTION
Petit résumé historique permettant de situer le récit « Les volcans de Mars».
Nous sommes le 18 617e jour de la guerre de l'énergie.
Depuis cent vingt-six ans, l'humanité a franchi le cap du troisième millénaire, décompté depuis la première des trente-trois années de vie d'un Messie dont le plus grand nombre affecte d'ignorer l'éventuelle existence.
L'Apocalypse prédite par des légions de Cassandre n'a pas ramené le monde à son état origine, juste après l'accrétion. Vous savez, la boule rougeoyante issue de la nébuleuse protosolaire.
A l'U.N.O. sous l'immense dôme de verre qui domine Asuncion, la 2 294 e réunion plénière vient de se terminer sur le demi-échec de la motion Peter Lawson. Ce qui correspond évidemment au demi-succès de la motion Smirnof, si l'on se place dans le camp des Coalisés.
En tant qu'Unionistes, nous enregistrerons le succès de la motion Peter Lawson sur la Smirnof, simplement parce que nous ne faisons jamais les choses à moitié.
Aucune illusion à se faire sur le résultat final des entretiens de couloirs qui vont suivre les votes. P.C.V. Smith, le magnat qui présidait aux destinées de la General Dynamic and Electronic Company avant de devenir président de l'Union des trois A (Amérique du Nord, Amérique du Sud, Australie), exercera son droit de veto si la motion Smirnof n'est pas rapportée.
Quant aux triumvirs de la Coalition, ils sont trop occupés par la succession de l'un d'entre eux pour s'intéresser à ce qui se déroule à l'U.N.O. Il leur faut remplacer de toute urgence Youri Mechnikof, le moins âgé, encore vert en dépit de ses 92 ans, qui vient de décider de ne plus porter de dentier. Impossible de le faire revenir sur sa décision. Il n'a pas été appelé affectueusement M. Niet pour rien par des générations enthousiastes.
Aux dernières nouvelles, en provenance de Tachkent, il semblerait que Grigori Pechkof, un jeune de 82 ans, ait les faveurs du Bureau Politique. Issu d'une famille ouvrière de Sibérie Orientale, il a connu une ascension foudroyante au long des cinquante dernières années.
Mais tout cela ne change pas grand-chose. Les Unionistes n'en démordent pas et les Coalisés non plus.
Il faut rechercher une voie d'entente (Mechnikof).
Il est indispensable de découvrir un terrain d'entente (P.C.V. Smith).
La paix passera par un processus irréversible d'entente (R. Hingerkiss).
L'évolution conduit irrévocablement vers l'entente (Dar Darabian).
En aucun cas il ne faut renouveler : la tragique erreur (Smith), le regrettable non-sens ( Mechnikof), la monumentale connerie (Hingerkiss en privé), l'immonde saloperie (Dar Darabian, après trois vodkas, en privé) que furent les trois jours de la Guerre Chaude, sanctionnés par 780 millions de morts.
En gros...
A peu près...
Selon les estimations faites entre le quatrième et le trentième jour. Parce qu'il ne fut pas tenu compte des blessés qui crevèrent après l'armistice d'un « excédent de radioactivité ».
Précisons au passage un point d'histoire qui fut débattu, à l'époque. Si les ogives multiples de l'Union n'avaient pas, par le plus grand des hasards, écrasé les stocks coalisés de bombes pesteuses, de gaz toxiques et autres joyeusetés de la guerre chimico-biologique, la bataille aurait duré entre deux et sept jours de plus. Ce qu'il fallait pour parvenir à l'hécatombe prévue par les grands stratèges des deux bords.
En dépit de cet avatar imprévu, les maîtres responsables de l'Apocalypse manquée purent totaliser :
La majeure partie de la vieille Europe transformée en glacis semi-vitrifié.
Les riches plaines de l'Ukraine et les complexes de Biélorussie rendus radioactifs pour quelques dizaines de siècles.
La côte Ouest des Etats-Unis ravagée par la série des raz-de-marée atomiques des 17 et 18 mai.
Le Canada et les Etats-Unis perdant subséquemment quarante à cinquante pour cent de leur superficie habitable.
Le Venezuela et le Brésil ramenés à l'âge de pierre. Le tiers de l'Australie, ce qui n'était pas un désert, écrasé sous les mégatonnes.
Le Japon devenu enfer radioactif en même temps que la Mandchourie, une partie de la Chine et tout le territoire compris entre Vladivostok et le nord du Kamtchatka.
De quoi donner à réfléchir aux plus enragés.
Le quatrième jour, aux premières heures pour les uns, à la nuit pour les autres, l'armistice fut demandé par les deux parties, chacune ignorant que l'autre le demandait. Il y eut quelques millions de victimes de plus avant que ne vienne réellement l'armistice.
Aussitôt après, la chasse aux responsables fut engagée avec énergie.
Côté de ce qui allait devenir l'Union, rien de plus simple. On sanctionna les politiciens incapables rescapés du massacre et tous leurs protégés. Les hauts fonctionnaires bouffis de technocratie, les militaires de haut grade, celui gui permet de faire une guerre dans son bureau, entouré d'une escouade de téléphones, protégé par une batterie de téléviseurs, sous quelques dizaines de mètres de béton surmontés d'une bonne épaisseur de croûte terrestre. Pour ces gens-là, il n'y eut pas de pitié. Mise à la retraite immédiate. Indemnités compensatoires accordées, mais après discussion. Interdiction d'exercer une fonction similaire avant cinq ans. Option réservée sur tous les écrits, mémoires, notes et notules susceptibles d'être publiés par les sanctionnés.
Côté Coalition, ce ne fut guère plus difficile. Le triumvirat en place fut viré. Ce qui fournit trois balayeurs supplémentaires à l'hôpital gériatrique le plus discret du Kazakhstan et une pléiade de travailleurs de force dans les mines de cuivre des monts Stanovoï.
Un nouveau triumvirat, jeune et dynamique, prit les rênes, ou fut porté au pouvoir par les autorités de l'ombre, militaires et paramilitaires. C'est ce même triumvirat qui dirige les coalisés au moment où débute le récit.
Face à lui, P.C.V. Smith. Mâchoire de requin crochant un cigare qui aurait été fabriqué à Cuba si cette île célèbre n'avait été rayée des mappemondes le deuxième jour de la Guerre Chaude; oeil froid de merlu décédé depuis une semaine; cerveau parfaitement entraîné à la lecture rapide des télégrammes se succédant sans interruption sur les divers récepteurs de ses innombrables bureaux; allergique à la chose militaire. (On appelait autrefois ce genre de « chose » un lobby.)
Ni le triumvirat ni P.C.V. Smith ne céderont.
N'en concluez cependant pas hâtivement que la situation est désespérée. La meilleure preuve, vous lisez ces lignes.
Simplement, depuis cinquante ans, plus rien ne bouge. L'Eurasie coalisée tient bon sur l'immense continent auquel est plus ou moins rattachées l'Afrique. Les cartes détaillées ont la vérole atomique. Tout plein de taches rouges. Avec une certaine surprise, en les lisant, on voit que la côte méditerranéenne a été épargnée. Les vents ont poussé les poussières mortelles plus au nord, plus au sud, en tout cas ailleurs.
L'Afrique a chaud, ce qui n'est pas nouveau. On y crève périodiquement de faim," ce qui ne l'est guère moins. Seule différence notable avec le passé, les Africains sont bien armés, bien entraînés, réellement maîtres de leur destinée.
Tout au moins ceux qui ont choisi le parti de la F.A.C., la Force Africaine Coalisée.
Les autres attendent la pluie qui ne vient plus, la mousson qui passe sur la mer, les alizés capricieux, les sauterelles qui bouffent l'écorce faute de feuilles sur les arbres, les ouragans qui amènent enfin l'eau pour noyer les affamés, puis la peste qui règle d'autres comptes.
Mais attention! Outre les cadres au crâne rasé et aux yeux bleus, la Coalition a envoyé de nombreuses léproseries de campagne et les aides privées bourdonnent comme des mouches vertes sur un étron.
Non. Depuis un demi-siècle, plus rien ne bouge. Rien ne change. Fors la SCIENCE!
Parce que alors, de ce côté, c'est l'euphorie!
Il faut croire que rien ne vaut une bonne guerre, bien dangereuse, follement dangereuse, même, pour stimuler l'intellect de l'humanité pensante. Au cours de ces cinquante années d'armistice sans paix, les savants ont pu laisser librement courir leur imagination. Les résultats sont extravagants.
A se demander si des fois...
Parce qu’enfin, ce n'est pas faire preuve de mauvais esprit que de suggérer qu'en période d'hostilités, personne ne regarde au budget de la nation. L'effort de guerre est un merveilleux prétexte permettant toutes les audaces sans qu'il y ait lieu de se soucier de consulter les populations.
Un certain nombre de sciences ont donc effectué un bond en avant gigantesque. Ne parlons pas de l'électronique, déjà sur orbite au début de la Guerre Chaude. Mais prenons par exemple les techniques de l'Espace. Maîtrise de la non-gravité par effet écran. Répulsion ionique et corpusculaire. Générateurs takamaks chez les Coalisés. E.S.P. chez les Unionistes (générateurs à effet synchrotron déphasé).
Avant l'an 2000, on construisait un astronef pour mille navires marins. La proportion est de cinquante pour cent au début de l'aventure martienne qui va vous être contée.
Une fois par semaine, de Martin Luther King Base, installée sur le site remarquablement choisi de Kourou, un puissant lanceur spatial projette sur orbite basse les conteneurs destinés au transport de l'uranium enrichi de Mars. Depuis cette orbite, une fois par mois, l'A.S.I.T. (Ares Space lonio Tug) convoie les conteneurs entre la Terre et Mars. En retour il ramène d'autres conteneurs chargés du dangereux élément raffiné sur Mars, dans la grande base Oppenheimer.
Les fusées de freinage des conteneurs égrènent ceux-ci dans le désert du Nevada, entre Hot Spring et Sweet Mary Home. C'est assez bruyant mais ne gêne personne, k freinage atmosphérique ayant lieu au-dessus de régions rendues inhabitables pour des milliers d'années.
De temps à autre, le conteneur éclate au contact avec le sol et il faut neutraliser un ou deux kilomètres carrés de fournaise radioactive supplémentaires. Rien de bien grave.
Les Coalisés, gens calmes et prudents, ont choisi une autre forme d'exploitation de la richesse essentielle de Mars. A Tsiolkowsky, leur base martienne, ils ne font qu'un tri soigné des stériles et chargent le minerai sur leurs énormes cargos modèle Sept. Ces derniers, équipés des plus puissants nakamaks en service peuvent atterrir sur les espaces désolés du Gobi. Pas trop d'incidents à déplorer, tout au moins officiellement.
Inutile d'espérer que le procédé utilisé par les uns puisse servir aux autres. Pas question non plus de mélanger les deux techniques pour diminuer le coût global de l'extraction, du transport et du raffinage du minerai. Il ne faut pas perdre de vue qu'en 2126, le rêve d'un bon Unioniste, élevé dans le respect de la religion et l'amour d'autrui, est une Terre enfin débarrassée du cancer représenté par les Coalisés.
L'espoir du placide Coalisé en règle avec sa conscience est une Terre enfin guérie de la chtouille unioniste.
Ne parlons pas de ceux et de celles auxquels on ne demande pas leur avis. Les oubliés de la civilisation bimillénaire. Les bouches, les vulves, les ventres! Bouches ouvertes pour manger, vulves béantes pour gésir, ventres gargouillants pour digérer. Ceux-là ne sont finalement pas tellement utiles dans le conflit de l'énergie. N'ayant rien, ils n'apportent rien. Si ce n'est des images révoltantes.
Les bouches qui s'ouvrent sur le dernier cri avant la mort pour cause de privation de nourriture qu'Unionistes ou Coalisés préfèrent détruire plutôt que distribuer.
L'ennui, c'est que les affamés, les prolifiques, la Terre en compte énormément. Les mégatonnes en ont éliminé mais ils se reproduisent plus vite que les vrais civilisés! Et l'Unioniste de choc n'aura pas de réponse à sa question essentielle : combien d'unars voulez-vous que je tire de ces peaux fripées sur des os sans moelle?
Le Coalisé de choc ne sera pas en reste d'un raisonnement pour demander combien de roublons coûterait l'envoi d'un an de vie à des gosses qui resteront rachitiques de toute manière ?
Allons, allons, laissons ces misères. L'Espace est vaste. Chaque jour, ici ou là, un spacionef est lancé. Petit à petit, la flotte se perfectionne. Les puissances motrices, les poussées, augmentent, tandis que les consommations massiques diminuent. Les appareillages deviennent fiables. On commence à chuchoter exploration stellaire dans les équipages qui tournent autour des planètes du système solaire. Un esprit naute s'est formé et se forge, de plus en plus indépendant du système politique désuet qui coupe la Terre en deux blocs antagonistes.
Telle est la situation au 18 613e jour depuis la signature de l'armistice, quand débute le récit « Les volcans de Mars ».
L. de la D. B. Valensole. 24.06.2354.
CHAPITRE PREMIER
Peu de bruit. Aucune vibration perceptible. Gravité pratiquement nulle. Le Tengri-Nor, minéralier modèle Sept de la Coalition est en route vers la quatrième planète du système solaire avec une accélération positive constante de 0,05 g.
L'équipage est formé d'un mélange de jeunes techniciens de l'espace et de vétérans de la dernière confrontation spatiale, cette guerre dont la Terre ne veut rien savoir et qui pourtant a eu lieu, créant ici et là de fugaces étincelles en avant des champs d'étoiles.
Combats opposant des femmes et des hommes à d'autres femmes et d'autres hommes persuadés comme eux détenir la vérité. Batailles totalement inutiles dans le bilan négatif de la Guerre Chaude, mais devenues plus intéressantes durant la guerre froide qui a suivi, en raison des comparaisons que purent effectuer les scientifiques des deux camps.
Ces confrontations ignorées du public furent suivies par les militaires, les ingénieurs, les techniciens des chantiers spatiaux qui en analysèrent les composantes, les déroulements, les conclusions plus ou moins tragiques, afin d'apporter améliorations et perfectionnements indispensables aux nouveaux navires de l'espace.
Mars n'apparaît encore que comme un point rougeâtre qui ne change pas de dimension, bien cadré au centre de l'écran de deux mètres sur deux faisant face aux pilotes. Il suffirait pourtant d'une pression du doigt du commandant de bord pour que la tache rouge devienne une sorte de ballon grêlé, tacheté, tavelé, quelquefois pourvu d'une ridicule calotte blanche.
Pour le moment, personne dans la passerelle du Tengri-Nor, ne s'intéresse au spectacle trop connu de ce petit monde abiotique qui depuis un demi-siècle alimente la Terre en énergie par minerai radioactif interposé.
Comme le répète de temps à autre Ygor Bourgueniev, le commandant en second, il faut que les Terriens soient vraiment des cons pour n'avoir pas su gérer intelligemment leur capital d'énergie fossile. Jusqu'à la Guerre Chaude, ils ont maintenu la fiction de peuples libres disposant de ressources à vendre au plus offrant, donc au plus riche, pour ménager les intérêts des plus puissantes organisations prédatrices du globe.
Et tout indique qu'ils vont sucer les mondes lointains comme ils ont pompé leur propre planète, jusqu'à l'exsanguinité. Ils auraient pu, à moindre frais, doter la grande zone tropico-équatoriale de capteurs solaires fournissant une électricité aisément transportable. Malheureusement, pour cela, il eût fallu un consensus global, qu'il n'était possible d'obtenir qu'en balayant de la planète les prédateurs multinationaux précités.
Personne n'ayant osé, le retard énergétique était déjà vertigineux quand la Guerre Chaude passa, réduisant de plus de la moitié le potentiel technique des nations industrielles et de plus des trois quarts leur potentiel humain. Il devint évident qu'on serait incapable de faire face aux besoins en énergie d'une humanité blessée recherchant désespérément un équilibre de société, sans recourir à des sources extérieures. Mars étant la plus accessible en l'état de la technologie mondiale.
Et tant que la paix ne sera pas signée, on continuera à construire des centrales à fission, à fusion, alimentées par les éléments lourds bien connus : thorium, uranium, plutonium. Lesquelles centrales, saturées au bout d'une trentaine d'années, deviennent des cadavres empoisonnés pour une éternité.
Chang Dao, le commandant du Tengri-Nor, se fout pas mal des conneries accumulées par les longs nez (1). Elle a vu le jour à Si-Ning, pas loin des rives du Koukou-Nor que ses parents persistent à appeler le Ts'ing-hai. Personne n'a jamais manqué d'énergie dans l'immense Empire du Milieu, en dépit des fluctuations historiques. Tout fut un jour ou l'autre utilisé. Depuis la bouse des buffles ou les crottes de chameaux, jusqu'aux excréments humains. Il n'est pas de ruisseau qui ne possède ses chutes minuscules capables de se substituer aux bras désormais plus rares. Et les cinq cents millions d'individus qui peuplent les zones épargnées de l'empire ancien se sont finalement ralliés à la bannière des Coalisés avec l'intention bien arrêtée de conserver intactes leurs traditions.
Chang Dao est jolie, brune, à la fois vive et musclée, et nue peut présenter un corps semblant moulé dans le bronze, depuis la pointe des orteils jusqu'à celle de ses seins. Une perfection féminine dont le mètre soixante est capable de figer sur place Ygor Bourgueniev avec ses deux cent trois centimètres de chair et d'os, ceci par la magie d'un regard brillant d'intelligence et d'humour.
Lui, Ygor, est né sur les rives du Iénisséi, à Abalakova. Il a eu cette chance. Les fusées des sous-marins de l'Union n'ont pas détraqué ce secteur. Mais par ses parents, il a appris comment ont disparu tous ceux qui vivaient de l'autre côté des monts Oural. D'abord sous les coups directs, ensuite par le rayonnement bref mais intense des bombes à neutrons venues d'Europe, enfin par le rayonnement à retard descendant avec les poussières et glissant à la vitesse du vent. Il a su tout cela comme d'autres ont appris le catéchisme. L'école puis l'université le lui ont confirmé. Il en a gardé une tristesse profonde en même temps qu'une rancune tenace à l'encontre de l'Union.
L'un des officiers de navigation du Tengri-Nor est docteur ès sciences, née à Oulan Bator d'un père biélorusse et d'une mère chinoise. Elle est l'unique membre de l'équipage à ne pas connaître Tsiolkowsky, la base de la Coalition sur Mars.
Formée à la dure école de la Patrouille Spatiale des Coalisés, Maï Eibowitz aime passionnément l'espace, les astres, les millions d'étoiles que l'on devine lorsqu'on laisse l'esprit errer vers l'impalpable voile galactique.
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Longs nez : péjoratif appliqué aux Occidentaux par certains peuples d'Asie.
Dès son entrée chez les cadets de l'Espace, elle a décidé qu'un jour elle occuperait un poste de commandement sur la passerelle d'un navire d'exploration. Pas à pas, elle gravit posément les degrés la séparant du but. Après les cadets, elle a passé une année dans l'escorte du rail Terre-Lune. Puis trois ans de patrouille avant de recevoir son affectation comme officier de navigation sur spationef modèle Sept. Encore cinq années avant le sommet.
Peu importe. Elle est jeune et gaie de nature. Elle adore chanter dans sa cabine ornée de multiples souvenirs d'amis, de parents, d'inconnus rencontrés lors de séjours sur les cosmoports. Jeune... Belle également. Avec des yeux en amande aussi bleus que ceux de Chang Dao sont noirs. Et les deux femmes s'entendent à merveille, ce qui a permis au commandant du navire de choisir comme officier de navigation la blonde Eurasienne et de laisser à Ygor Bourgueniev l'excellent Karim Ismoglu originaire de la rive asiatique du Bosphore.
Trente mille tonnes en charge, huit membres d'équipage, un équipement de propulsion et de navigation à toute épreuve, comme chacun des deux cent dix minéraliers de modèle Sept, le Tengri-Nor n'est pas rapide. Mais un cargo interplanétaire n'a pas à jongler avec les années-lumière; pas encore.
Il faut cependant avouer que souvent les responsables du bord aimeraient avoir quelques fractions de puissance supplémentaire, pour évoluer plus aisément quand les patrouilleurs de l'Union deviennent trop curieux ou trop arrogants. Ils ne se risquent pas à rompre l'armistice mais il est clair que leurs commandants n'hésitent pas à donner un peu de plaisir à leurs équipages en tournant comme des frelons autour des lourds minéraliers de la Coalition.
Dans ceux-ci, personne ne prend la chose à la légère et on en est quitte avec quelques sueurs froides supplémentaires en se demandant si le commandant adverse n'a pas abusé de son whisky préféré et si la guerre spatiale ne va pas brusquement éclater en même temps que la coque du navire.
Guerre spatiale ?
Non ! répond invariablement Chang Dao, les paupières plissées pour masquer un sourire. Il ne peut plus y avoir de guerre spatiale. L'humanité serait condamnée à disparaître. Même s'il existe encore sur Terre, ici et là, des hommes et des femmes qui croient possible de relancer l'horreur.
— Décélération dans vingt minutes, annonce Maï Eibowitz dans son micro.
— Reçu, répond laconiquement Chang Dao, assise devant son pupitre et qui ne quitte pas des yeux le répétiteur sur lequel passent les séries de chiffres et les images des oscilloscopes, suivant l'interrogation posée à l'ordinateur central.
— Reçu, annoncent dans un ordre immuable les deux pilotes.
André Jaouen, le plus ancien, est un type de l'extrême bout de l'Europe quand il existait, là-bas, de la terre et de l'eau salée sans radioactivité. En réalité, André Jaouen n'a jamais parcouru les landes ni les grèves de ce lieu légendaire. La Guerre Chaude était passée par-là depuis vingt ans quand il est né, bien loin de l'Europe, sur un îlot du Pacifique, de parents marins. Mais d'esprit et de cœur, il est attaché à cette portion de terre qu'il n'a connue que par les récits du père, les légendes de la mère et qu'il ne verra jamais, rayonnement oblige.
Quant au second pilote, Milas Serof, il serait né au bord de l'Adriatique, du côté de Split. C'est un joyeux compagnon très porté sur les rapports étroits avec la gent féminine. Ce qui n'interdit pas un solide bagage spatial.
Ygor Bourgueniev reste silencieux. Il n'est pas de quart et vient seulement de pénétrer sur la passerelle, avant l'heure, comme toujours. Une règle pour lui.
Après le pivotement du navire, accompagné de la rotation synchrone du bloc passerelle, l'accélération reprendra une valeur strictement identique à ce qu'elle est actuellement, mais deviendra négative sur la trajectoire. Et Ygor remplacera Chang.
Le navigateur breveté Karim Ismoglu prendra la place de Maï Eibowitz; les pilotes se passeront les commandes et le quart actuellement de service ira prendre son repos. Huit heures de présence sur la passerelle, huit heures pour se restaurer, se soigner, dormir.
Ceci durant toute la traversée dont la durée varie de trente à plus de soixante jours, suivant l'éloignement Terre-Mars, évidemment variable.
Trois à quatre jours dans Tsiolkowsky, qui permettent d'entrevoir la vie étrange des Martiens de la Coalition, puis le retour, chargés de minerai. Ensuite une période de vacances égale à exactement la moitié de la durée totale du voyage et qui ne semble jamais suffisamment longue, tant les organismes et les esprits fatiguent. Il faut avoir un cœur énorme, comme celui de Chang Dao et peut-être de Maï Eibowitz, pour résister longtemps à ce régime. Mais comme le dirait Jaouen : « Elles aiment. »
Il faut ajouter que chacun de ceux qui occupent un poste dans un spationef doit aimer son métier pour espérer s'en tirer sans casse. Seulement il existe les dilettantes, qui aiment un peu, parce que c'est moins chiant que de remuer des tonnes de béton pour la reconstruction des barrages ou que de conduire douze heures d'affilée un tracteur sibérien. Ensuite viennent les amoureux de l'espace; ceux et celles qui ne parviennent pas à trouver monotones ces heures qui s'écoulent dans le silence et la paix, devant le spectacle grandiose des champs d'étoiles. Chang, Maï, André, Ygor sans doute.
Enfin il y a ceux qui aiment que ça rapporte quelque chose.
Sur sa route vers Mars, le Tengri-Nor est pratiquement léger. A peine 8000 tonnes-masse dont 500 kilos de produits périssables pour la base. Il s'est élevé de Fort Chevtchenko, poussé par deux énormes lanceurs que Chang Dao a largués une fois leur propergol épuisé, passant le relai de la propulsion au nakamak.
Durant vingt minutes, le puissant générateur à fusion thermonucléaire a grondé comme une bête d'apocalypse, accélérant le cargo à près de vingt mètres seconde par seconde. A l'instant prévu par les calculs de l'ordinateur de la navigation, le nakamak s'est tu et les générateurs ioniques ont pris le deuxième relai. L'accélération s'est finalement stabilisée à sa valeur définitive de 0,05 m/s/s.
Et jusqu'à présent, la proue sphérique du Tengri-Nor a crevé l'espace, si l'on peut employer une telle formule pour un astronef se déplaçant dans un vide presque absolu.
Le pivotement amènera la poupe à prendre la place de la proue sur la trajectoire, ce qui permettra l'inversion de l'accélération pour le mobile.
— Deux minutes, annonce Maï Eibowitz.
— Deux minutes, répondent les pilotes d'une voix plus sèche.
— Contact pour énergie zéro sur ordinateur. Top !
L'ordinateur va désormais agir sur l'ensemble de la manœuvre que les pilotes se contenteront de contrôler en suivant la juxtaposition des courbes sur leurs écrans répétiteurs. Les chiffres rouges des chronographes éclatent devant les visages tendus. Puis, dans l'ordre prévu par les constructeurs du navire, la propulsion ionique est coupée. Les tuyères vernier laissent fuser leur trait de lumière qui devient brume légère et s'efface. Le Tengri-Nor pivote avec lenteur sur son axe de lacet.
Dans leurs sièges spéciaux qui les maintiennent à la perfection, les membres de l'équipage luttent comme chaque fois, avec plus ou moins de succès, contre le vertige et la nausée. La tête bien calée entre les joues flexibles de son dossier, Chang Dao ne quitte pas des yeux les courbes jusqu'à présent concourantes qui lui indiquent les positions successives du navire par rapport à la trajectoire idéale.
Comme elle, les pilotes se contentent de regarder, sans intervenir. Ils ne le feront que sur ordre ou si pour une raison quelconque le centre de gravité du spationef s'écarte de la ligne idéale.
— Correction finale, ordonne Chang Dao.
— Correction finale, répètent docilement les pilotes en appuyant, presque à la même microseconde sur les poussoirs mettant en service leurs claviers de manœuvre.
André Jaouen corrige la position du navire en lacet et Milas Serof en fait autant pour l'assiette. Ils ne mettent que cinquante secondes avant de faire coïncider l'axe exact du Tengri-Nor avec la trajectoire.
— Propulsion.
L'énergie concentrée dans les générateurs est de nouveau transférée aux plaques émettrices qui rougissent puis deviennent aussi lumineuses qu'un soleil miniature, ramenant rapidement l'accélération à 0,05 m/s/s.
Durant vingt minutes encore, les deux quarts demeurent ensemble à leur poste puis Chang Dao lève sa main gantée de noir.
— Ygor, à toi, si tu veux bien.
— Merci, Chang. Très heureux de te souhaiter bon repos après manœuvre aussi parfaite.
Dans le carré, André Jaouen sort du chauffe-plats automatique, les quatre repas programmés du jour et les installe rapidement sur la table qui fait corps avec le métal du sol. Les couverts et leurs minces chaînettes de sécurité sont dans leur logement et chacun prend place, après le passage rituel aux cabinets de toilette.
Ils mangent presque en silence, avec application. Habitués à cette vie en confinement intégral qui interdit de franchir les barrières de l'intimité de chacun, quand bien même toutes les apparences seraient contraires. Comme le fait quelquefois remarquer André Jaouen avec un regret manifeste, ils mènent une vie monacale.
Ce à quoi Maï Eibowitz répond, en général, qu'il n'y a pas lieu de s'en étonner, une vocation comme celle de l'Espace étant ni plus ni moins qu'un esclavage volontaire. Pour lui et elle, c'est une certitude. La déité adorée est l'Espace. En revanche, pour le copilote, il est possible qu'elle soit connue sous un amalgame de noms bizarres : prime, solde, retraite, pécule, qui seront censés satisfaire un jour les désirs trop longtemps refoulés.
En ce qui concerne Chang Dao, aucune ambiguïté. La déité parfaitement connue est ouvertement glorifiée à chaque occasion. De toute sa foi, la jeune femme aux yeux bridés est au service de la Coalition.
— Vous avez des doigts de fées, fait soudain Chang Dao de sa voix la plus feutrée, après avoir aspiré avec gourmandise quelques menues gorgées de thé au jasmin.
— C'est à nous que tu envoies ce paquet? Demande André Jaouen, tout étonné du compliment inaccoutumé.
— Qui pourrais-je remercier de la rapidité et de la précision avec laquelle notre brave Tengri-Nor s'est trouvé bloqué sur la trajectoire avec une consommation vernier trois fois moins importante que prévu?
— Merci. Peut-être permettras-tu au descendant des Celtes de te dire que s'il se trouve des fées sur ce navire, elles sont face à Milas et à moi en cette fin de repas.
— Tu ne pourras jamais dissimuler tes origines, André. Quelquefois je me demande si tu agis par réflexe conditionné ou si tu penses ce que tu dis.
— Tu me navres, Chang, murmure le pilote. Je pense très profondément ce que je viens de faire remarquer.
— Et puis, il peut exister des méchantes fées, si nous en croyons les légendes, observe Maï Eibowitz.
— Elles n'ont pas accès au carré du Tengri-Nor.
— Existe-t-il un masculin pour fée? demande soudain Milas Serof qui est demeuré pensif durant l'échange de compliments.
— Non, il n'existe pas de fée au masculin, tranche Maï Eibowitz. La fée est d'essence féminine, comme la plupart des choses importantes de cet univers. N'en déduisez tout de même pas que nous rejetions toute idée de virilité.
— Ma chère, nous voici mal partis pour des gens qui doivent obligatoirement dormir au moins six heures, déclare André Jaouen. Je ne discuterai donc pas avec toi jusqu'à notre arrivée à Tsiolko, mais devant témoins, je te demande de m'accorder le droit de réponse à l'escale.
— Accordé!
— Merci. Commandant, tu es cordialement invitée au pot qu'offrira le perdant de ce débat sur les fées, les enchanteurs et autres porteurs de sorts. Si toutefois tu n'en as pas assez de voir nos gueules après soixante jours de traversée.
— J'y serai, André. Vous ne me larguerez pas facilement, tu peux être sûr, répond Chang Dao avec un sourire éblouissant. Bonsoir à tous.
Elle se dégage du siège enveloppant et flotte avec grâce vers la porte qu'elle franchit d'une légère traction. André Jaouen a suivi le mouvement souple du corps. Chang!... Nue, dorée, écartelée sur un lit de fleurs, hurlante! Quelle pensée idiote! La continence ne vaut rien à personne.
Le pilote secoue la tête et son regard gris-vert croise celui de Maï Eibowitz, lumineux, serein, si étonnamment bleu qu'il effraie par sa pureté. Le regard de quelqu'un qui ne redoute rien, qui peut tout entendre, tout comprendre, tout accorder mais également tout refuser.
Elle ne défie pas le camarade, l'ami, l'amant d'hier ou de demain. La seule chose qu'elle reconnaisse défier avec mépris c'est la chienne qui guette les équipages de spationefs, là, derrière les triples parois de la coque, si épaisses et si ridiculement fragiles dans la fausse vacuité interplanétaire.
Il esquisse une moue de regret, se libère de son siège et se propulse vers la porte après un bref salut de la main. Une occasion manquée. Une de plus. Jamais il n'a franchi le barrage dont il n'est pas certain qu'il ne soit le fruit de son imagination. Ou pis, dressé par ses atermoiements.
Maï Eibowitz représente tout ce que la femme peut offrir à un homme tel que lui : beauté, intelligence, connaissances, amour de l'espace, charme, féminité, malice... et tant de détails auxquels il ne faut pas songer pour que vienne enfin le sommeil.
Ils ne se connaissent que depuis la préparation du voyage. Pour lui le huitième : de la routine. Pour elle, la première liaison vers Mars par le Rail. Elle remplace Ilena Charmakova. Une chic fille, mariée et enceinte jusqu'aux oreilles. Elle aussi aimait l'Espace, mais elle désirait trop avoir un enfant. Elle a finalement choisi d'être mère.
Curieux quand même, avec Mai, il n'a pas osé la moindre chose. Comme si elle faisait peur. Ou comme s'il avait peur d'elle... Nuance importante ! Et c'est bien cela. Entre deux êtres de leur âge et de leur condition physique, apparemment parfaite, l'amour est une explosion joyeuse et heureuse, quand il est accepté de part et d'autre avec le même enthousiasme. Sinon, il peut devenir le détonateur qui fera sauter la fragile cellule de l'équipage, ce qu'il faut éviter à tout prix.
Mais de plus, il ne supporterait pas de lire le mépris ou l'ironie, la moquerie ou l'indifférence, dans ces lacs bleus qu'elle laisse admirer quand il insiste un peu. Un signe qui ne devrait pas tromper... Elle sait tout ce qu'il pense d'elle, à coup sûr. On ne peut espérer tromper à ce sujet une femme dont on est en train de s'éprendre. Elle sait donc, mais ne fait pas le signe, le geste, qui permettraient la libération.
Reste le rêve, admet-il en se couchant, à demi habillé, comme l'exige le règlement qui n'accorde qu'une minute à tout membre de l'équipage pour se trouver à poste en cas d'alerte.
***
Mars occupe la majeure partie du champ de vision sur le grand écran qu'illuminent les images prises par les caméras de poupe, à l'extrémité de leurs bras télescopiques. L'accélération négative est toujours stable. Les sondes électromagnétiques donnent régulièrement la distance et la vitesse relative des deux mobiles que sont le navire et la planète.
L'approche est effectuée par la calotte australe, au niveau du soixantième méridien et le signal qui monte de Tsiolkowsky est clair, bien centré. On aperçoit parfaitement les détails d'Hellas qu'on laissera à l'ouest pour se poser près du centre de Chersonesus, où se sont installés les pionniers de l'extraction martienne, près d'un demi-siècle auparavant.
Un couinement aigu que les doigts gantés de Chang Dao modulent immédiatement. Sur l'un des écrans servant au positionnement du navire, un trait lumineux rouge vif hésite, oscille et peu à peu se stabilise exactement au milieu de la mire de guidage. Tout est normal à bord. Vitesse résiduelle, position du navire sur sa trajectoire, angle de celle-ci avec le sol au point prévu pour le contact, fonctionnement des appareils.
— Dans sept minutes freinage nakamak, annonce Chang Dao.
— Sept minutes, répètent les pilotes et l'officier de navigation.
L'équipage est désormais au complet dans le poste de commandes. C'est la règle pour les départs comme pour les arrivées. En une fraction de seconde le pouvoir de manœuvrer peut être transféré d'un poste à l'autre par une simple pression de l'index du commandant sur une touche pas plus grande que l'ongle de son doigt.
La planète grandit toujours et masque totalement l'écran. Plus de courbure ni de champ d'étoiles. La calotte polaire australe et ses spires de givre entortillées comme un serpentin, glissent insensiblement vers la gauche de l'écran. Hellas va sortir du cadre avant peu. Rostov, le cratère 47 des cartes martiennes, frôle le bord inférieur gauche. Tsiolkowsky, avec la référence 12 des mêmes cartes se trouve à 200 kilomètres au nord de Prométhée. C'est la partie la plus ancienne de la croûte martienne, celle qu'ont épargnée les laves des volcans géants.
— Cent vingt secondes pour freinage nakamak... Top.
La voix de Chang Dao, suivie des gestes automatiques des pilotes résonne seule dans la passerelle. Les mains des quatre membres actifs de l'équipage sont posées devant les claviers, prêtes à intervenir au moindre signe anormal détecté par les appareils de contrôle ou même par l'œil humain. C'est toujours l'ordinateur qui dirige l'énorme masse qui fonce encore à plus 1000 mètres par seconde vers la surface de Mars.
C'est encore lui qui au bout des cent vingt secondes va lancer le foudre à travers les gueules ouvertes des tuyères du nakamak, l'ensemble générateur à fusion nucléaire. Et durant les cinq dernières minutes du trajet, la pression de décélération pourra monter jusqu'à huit g, tandis que les vibrations vont amener la sueur sur la peau et des fourmis dans les membres, en dépit des combinaisons pressurisées, des sangles, des harnais et de l'entraînement. A l'instant du contact avec le béton martien de Tsiolkowsky, la vitesse du navire ne sera plus que de quelques décimètres par seconde et sera absorbée par la plate-forme élastique et les amortisseurs géants du pentapode.
A l'instant prévu, le faisceau des douze lasers d'excitation déclenche la formidable réaction, brutale comme toujours. L'équipage reçoit dans les reins la violente poussée du freinage et dans les trois secondes qui suivent, la voix claire de Chang Dao, à peine modifiée par l'augmentation considérable de la gravité annonce abruptement :
— Ejection nakamak anormale. Evitement.
Seul le mot évitement est repris par les pilotes qui savent exactement ce qu'il signifie. Il est impossible de contrôler la dernière phase de l'approche avec un réacteur à fission qui hoquette ou s'emballe. Une seule solution : tenter de courber la trajectoire à l'aide des tuyères orientables, de manière à éviter le sol en prenant une tangente quelconque.
La pulsation du signal rouge sur toutes les consoles indique que l'incident est sérieux. Les tentatives pour faire varier l'orientation des tuyères sont vaines. Les vibrations augmentent d'intensité. En revanche, la décélération faiblit par à-coups. Le Tengri-Nor se plaint de toute sa membrure. Tous les avertisseurs lumineux passent au rouge.
— Evacuation immédiate, ordonne Chang Dao sans bouger de place.
La tête bien calée, la jeune femme voit avec angoisse la brutale montée de température dans la préchambre d'inflammation. Il faut couper l'énergie. Elle appuie sur la barrette prioritaire qui commande la brusque interposition des barres de cadmium et du bouclier écran devant le flux émanant du réacteur. Rien ne change. L'orientation du navire s'est à peine modifiée. Le sol monte très vite. Sans hésiter, le commandant appuie sur la barrette immédiatement à côté de la précédente. Elle entraîne habituellement la rupture explosive des énormes boulons qui retiennent la structure propulsive à la coque principale. Une fois encore la commande est inefficace.
Les deux pilotes ont suivi les échecs successifs des ultimes tentatives du commandant. Ils ont compris l'étendue des dégâts occasionnés par l'accident et enclenchent les circuits de secours. Plus rien ne peut être fait pour sauver le spationef. Ils verrouillent les cloisons antiradiations entre l'arrière et l'avant. André Jaouen a dégagé les obturateurs des tunnels d'éjection des deux vedettes de secours et enclenché leur système d'éjection automatique.
Les membres de l'équipe d'Ygor Bourgueniev ont déjà disparu par le sas conduisant au petit engin de sauvetage quand les deux pilotes se libèrent enfin de leurs harnais, ayant effectué la totalité des gestes que leur devoir leur imposait avant évacuation. Milas Serof se précipite vers le sas ouvert, suivi d'André Jaouen qui sursaute en voyant au passage ce que montre l'écran principal, toujours en service.
Ce ne sont plus quatre jets de lumière propulsive chassés des tuyères orientables, mais une lueur terrible, celle de la réaction exponentielle.
Le chef pilote embouque le sas sur les talons de son copilote. Maï Eïbowitz est allongée, à poste, sur un des sièges avant, liée par les sangles à fermeture instantanée. Mais Chang Dao attend devant la coupée ouverte. Une erreur idiote qui rend furieux le pilote. D'une traction il attire la jeune femme et la propulse dans la vedette. Milas a plongé littéralement derrière elle et André appuie sur la commande manuelle libérant l'obturateur qui se rabat.
Cette fois l'automatisme fonctionne. Le verrouillage du lourd disque de métal déclenche la mise à feu des fusées à poudre qui chassent la vedette dans l'espace. Il semble à André Jaouen que la poussée survient en deux temps, le premier a été supportable, mais le second est nettement anormal. Les deux tuyères à propergol ont été mises à feu mais le petit navire entre en rotation accélérée sur son axe de lacet. Chang Dao pousse une plainte incompréhensible et Maï Eibowitz crie un nom :
— André !
II se cramponne à la main courante la plus proche et se hale vers le poste de commande. Il ne cherche pas à comprendre pourquoi Maï s'y trouve seule ni sur quel corps il est obligé de ramper. D'instinct il sait qu'il ne peut perdre une fraction de seconde. La vedette tourbillonne, les moteurs semblent échapper au contrôle de Maï.
Voile noir, voile rouge, hoquet, pire que le manège de la centrifugeuse à l'entraînement.
Le poste de commande. Maï est correctement allongée, à plat ventre, sous les brides de son siège et essaie désespérément de contrer la rotation de la vedette. André parvient à s'allonger à son tour sur le siège voisin, déclenche les bras de maintien et agrippe les deux leviers de commande.
— Laisse, Maï.
Elle ferme les yeux et obéit sans hésiter.
Premier acte, arrêter ce mouvement tourbillonnaire. Le système gyroscopique principal a dû en prendre un coup... Voir celui de secours... Il y a du mieux. Réponse aux commandes... Encore un peu... ça vient...
Il corrige l'attitude de la vedette en quelques petites pressions sur les courts leviers. Mars est si proche qu'il semble impossible d'espérer corriger la trajectoire presque verticale. II engage les déviateurs à fond et ouvre en grand le débit des turbopompes. Coup de tonnerre puis vibration terrible de la structure en même temps que l'accéléromètre indique 3, puis 4, puis 5 g... Le voile... Un mouvement de tête... L'écran minuscule devant les yeux injectés de sang.
Maï et André aperçoivent le relief qui monte vers eux à toute allure à travers un brouillard lumineux. Il y a torsion de la trajectoire car le paysage de plus en plus proche glisse, glisse mais monte également, de plus en plus vite, effroyablement vite.
La jeune femme a un cri de regret :
— Foutus!
— Garde les yeux fermés, recommande-t-il simplement en refusant l'échéance des secondes à venir.
— Notre rendez-vous, André !
— Nous y serons, où que ce soit, assure-t-il, tandis que la vedette passe comme un météore au-dessus d'une mer de dunes de sable, puis au ras d'un énorme cratère avant que le sol ne commence à s'enfoncer, à s'éloigner de nouveau.
André diminue le débit des turbopompes pour ménager les moteurs et la pression d'accélération diminue, elle aussi. Les vibrations s'effacent.
— Reprends les commandes, il faut que je fasse le point.
— D'accord.
— Bascule-nous sur le dos, ordonne-t-il en regardant le lecteur de carte et l'écran. Merde! grogne-t-il au bout d'un moment d'observation.
— Tu sais, fait-elle avec embarras, je trouve que la vedette est difficile à tenir.
— Ah bon? Laisse voir..
Il reprend les commandes, fronce les sourcils en découvrant les tendances anormales à engager, comme si l'un ou l'autre des moteurs se désynchronisait.
Il comprend soudain et corrige rapidement le débit de la turbopompe la moins alimentée puis tente de ramener l'autre moteur au même régime. En vain. Il lui faut au contraire remonter la puissance du premier pour parvenir à l'équilibre.
— Décidément, nous avons toutes les poisses, bougonne-t-il. Maï, ma très chère, tu vas essayer de nous dire où nous sommes, et vite, parce qu'il va falloir se poser droit devant.
— Non !
— Si. Grouille-toi. Impossible de couper le moteur droit. Nous perdons notre propergol. Comme des cons. Un choc... je ne sais quoi... Où sommes-nous ?
— Nous venons de passer Argyre. Sur notre droite, à deux heures, Copratès. Devant, à midi, Pavonis et presque sur l'axe, Nix Olympicus au ras de l'horizon (1).
— En plein dans le territoire de l'Union! S’exclame-t-il avec une sorte de rire.
— Ne pose pas la vedette, André !
— Tu préfères mourir ? demande-t-il, surpris.
— Non... Demander à Chang.
— Pas le temps. Elle ne nous a pas entendus, sinon elle serait ici à gueuler que nous allons perdre définitivement la partie en hésitant comme ça. Choisis vite, Mai, je ne suis pas d'accord pour laisser tomber aussi bêtement!
— Juste le temps de demander à Chang...
Elle est déjà dessanglée et recule, n'ayant aucune difficulté à se haler en raison de la pesanteur réduite entretenue par la trajectoire de la vedette. Il l'entend pousser un cri et quelques instants plus tard elle est de retour, blême.
— Pose-nous vite, André !
— Chang? demande-t-il, devinant déjà la réponse.
— Morte... Du moins, je le crains. Fais vite, je t'en supplie, que tout aille vite, vite, VITE! VIIIITE! hurle-t-elle.
— Ta gueule! intime-t-il pour arrêter la crise de nerfs naissante. Respire de l'oxygène et tais-toi. C'est notre peau à tous que tu es en train de condamner.
— Pardon, fait-elle avec un hoquet, avant de se mordre les poings, plaquée contre la couchette.
Il bascule la vedette sur 180 degrés, ouvre à fond le débit des turbopompes et l'accélération négative freine rapidement la petite machine qui se rapproche du sol en suivant une parabole contrôlée uniquement par la dextérité du pilote. On ne voit plus rien des horizons. Seulement un sol rougeâtre éclairé par un soleil paresseux et lointain, qui disparaîtra peu avant qu'ils ne touchent le sol.
— André?
(1) Note : Tous les noms d'origine grecque ou latine peuvent servir de repères aux lecteurs disposant d'un planisphère martien
— Oui.
— Une chance ?
— Evidemment. Je ne sais pas si je vais réussir mais cela se jouera à quelques kilos de propergol près. Pardonne ma brutalité; il le fallait. J'aurais préféré t'embrasser, pour de bon... Et puis... j'aurais aimé que tu comprennes ce que je voulais te raconter en arrivant à Tsiolko...
— Je crois que je sais, André...
Il ne reste que dix-sept secondes de carburant-comburant. La chute est rapide. Un hoquet de la vedette puis une longue impression de freinage. Les dernières centaines de kilos de propergol s'évanouissent dans un torrent de flammes. Un choc, une oscillation. Rapide mouvement des doigts. Silence. Immobilité. Sensation de pesanteur réduite qui attire les corps en arrière, vers le fond du puits de la vedette dressée sur son tripode.
Les doigts du pilote continuent à s'affairer sur les touches qu'il connaît par cœur afin de ne pas compromettre par une faute de dernière seconde, ce contact miraculeusement doux. Il ne reste plus de propergol mais par souci de sécurité il ouvre grandes les vannes de vidange et met en service les batteries de secours. A son côté, Maï Eibowitz pleure sans bruit.
Il se tourne vers elle, tend la main et suspend le geste. En dessous, quelqu'un râle doucement. Millas ou Chang? Non... Pas Chang, puisque Maï l'a vue morte. Chang Dao! Sacré bordel de merde! Chang!
Voir !
Tenter !
Contrôler, vite !
Il se libère des bras de maintien. La gravité martienne n'est pas importante, mais il se trouve au sommet d'un cylindre creux et il doit se retenir aux mains courantes. Tout équipé il « pèse » à peu près quarante kilos dans ces circonstances.
Milas dégueule à tout va. Il y en a partout. Il s'en fout, le frère. Faut savoir ce que c'est pour comprendre et admettre. Et lui, André Jaouen, il sait. Il a souvent payé son tribut au dieu Espace. Où est Chang ?
Là! Ce tas! Tout en bas... contre la cloison arrière. La petite... Ma petite! Chang !
Il la soulève et perçoit l'étrange souplesse du corps. Trop libre, trop flexible. Rien ne tient. Pas même la tête qui bascule en arrière en prenant un angle terrifiant. Pas les reins qui doivent être rompus. Morte! Un excès d'accélération supporté par un corps placé de biais, de travers, ou n'importe comment, sauf de la bonne manière, dans un siège spécial.
Pas attachée... Pas eu le temps. Manque de chance. C'était son heure. Ma petite Chang! Mon commandant! Ma copine que j'aimais... Ma petite femelle que j'aurais voulu culbuter n'importe où, n'importe quand, après ce retour, mais en vie! Oui... toi... au risque de recevoir une lame dans les tripes.
Chang, partie !
Il la sangle avec précaution comme si elle pouvait encore sentir la douceur des gestes. Elle est encore belle en dépit de la teinte cireuse du visage et des yeux clos. Sa bouche semble bouder.
Quand il parvient au sommet de la vedette, dans la pointe habitacle, Maï le regarde et tend une main vers son visage. Elle effleure sa joue, regarde le doigt humide et baisse la tête, accablée.
— Le Tengri-Nor a dû exploser au moment de notre éjection, ce qui a endommagé nos tuyères. Tout s'est joué à ce moment-là. Chang attendait à la coupée de la vedette au lieu de prendre sa place à ton côté. Elle a voulu rester la dernière à bord. La tradition. Mais ça ne marche pas à chaque coup. Moi, j'ai préféré qu'elle soit avec nous et que nous crevions ensemble. Je l'ai entrée de force dans la machine... et...
— Je t'en supplie! Jamais! Plus jamais ne te laisse aller aux remords. Tu as fait ce que tu as cru devoir faire. Elle aussi. Je l'aimais comme une sœur. Je sais que vous tous, les bonshommes, la couviez, prêts à vous jeter entre elle et le plus petit danger...
— Si tu as saisi cela, tu comprendras que je ne puisse oublier. Elle n'était ni ma sœur, ni ma maîtresse, mais tant de choses fantastiques!
— Non... Tais-toi. Pas maintenant, proteste-t-elle.
Nous devons encore nous battre pour nous en tirer. Ce n'est pas le moment de gémir sur nos sentiments, aussi nobles soient-ils.
— Que vienne le jour où je pourrai enfin te parler!
— André... Tu as toujours su me faire comprendre et j'ai tout accepté. Tout.
Il demeure sans voix, aspire longuement l'air à relents aigrelets et domine le tremblement de ses mains pour reprendre son calme et demander :
— Où sommes-nous exactement?
— A peu près à égale distance entre Tithonius et Pavonis.
— As-tu idée si Ygor et son quart ont éjecté normalement?
— Je le pense, bien que nous ne les ayons pas entendus dans la radio.
— Entendus? fait-il en sursautant. Nous ne risquions pas. J'ai oublié de relever l'interrupteur.
— Je n'y ai pas pensé non plus, fait-elle, désolée.
— On ne peut tout réaliser, tout savoir, tout réussir. Il n'empêche que nous allons appeler. Viendra qui voudra ou qui pourra. Cette vedette est incapable de reprendre l'espace.
Dans les haut-parleurs, les crachotements habituels d'une réception dont le volume est poussé à fond. André Jaouen lance les quatre appels réglementaires à une minute d'intervalle. Non qu'il puisse espérer être entendu de Tsiolkowsky, mais l'explosion du Tengri-Nor a dû déclencher le dispositif d'alerte et de sauvetage. L'une des svetlanas de la base a sans doute été affectée aux recherches. Il suffit qu'elle se trouve à bonne altitude pour que le signal soit reçu. Et puis il y a l'Union et ses machines de tout modèle. S'il existe, comme vraisemblable, une écoute permanente sur la longueur d'onde de la Coalition, la réaction ne tardera pas.
— Que crois-tu que les types de l'Union vont faire de nous, s'ils savent que nous sommes ici? demande Maï Eibowitz qui semble sortir d'un cauchemar et sue à grosses gouttes sous son casque.
— Très certainement nous ramasser et nous conduire à Tsiolko, à moins qu'ils n'en profitent pour demander à quelqu'un de la base de venir nous chercher.
— La guerre, André, tu y penses ?
— Quelle guerre? Oh!... c'est juste! Tu abordes Mars pour la première fois. Tu vas découvrir quelque chose de probablement différent de ce que tu as connu jusqu'ici. Normalement, c'est au vieux... au colonel Garshing de te mettre au courant. Mais évidemment, étant donné les circonstances, je dois avoir le droit de t'avertir.
— Toutes ces précautions oratoires pour me dire quoi ?
— Attends, on nous appelle! fait le pilote en levant la main.
C'est une voix avec un très fort accent qui appelle calmement en unional. André Jaouen laisse échapper un grognement de satisfaction et répond en coalin.
— Reçu, fait le même personnage qui semble exulter. Où êtes-vous? Que s'est-il passé?
— Un naufrage. Notre vedette de secours est endommagée. Un mort à bord. Nous pouvons tenir quatre jours pleins. Plus aucune énergie sauf les batteries.
— Combien êtes-vous ?
— Quatre.
— O.K.! Quatre. Branchez votre balise répondeur. J'arrive avec un rouleur. Donnez vos coordonnées si vous les connaissez.
— A peu près à égale distance entre Thitonius et Pavonis. Nous avons celui-ci au 340 de notre inertielle.
— Je vois. Soyez patients. Huit à dix heures.
— Compris. Merci. Prévenez Tsiolkowsky.
— Je n'ai pas les moyens nécessaires.
— Tant pis.
— Et voilà, fait Mai, un peu éberluée. Ce type semble trouver tout naturel de faire dix heures de trajet avec un engin à roues pour ramasser un équipage de la Coalition.
— Il ne faudra pourtant pas t'étonner si par hasard tu entends dire qu'une de nos troïkas a traversé quelques milliers de kilomètres de désert martien pour rechercher un équipage de l'Union en difficulté.
— Explique...
— Tu jugeras. Cela vaudra toutes les explications. Mais tu peux déjà admettre que Mars se trouve toujours au-delà de 230 millions de kilomètres de la Terre. Et à une telle distance, si tu savais comme la guéguerre de l'énergie parait ridicule et grotesque! Conne et monstrueuse! Ici c'est la vraie guerre, le vrai combat, contre le vide, le froid, la peur, la solitude...
— Mais la Coalition, André ?
— La Coalition demeure. L'Union demeure. Oublie-les un petit moment, Maï. Je crois préférable de nous occuper de Milas. Il m'a paru mal en point.
— Mais il vit, lui, chuchote la jeune femme, ramenée brutalement au présent.
Ils descendent dans le puits malodorant, parviennent à calmer les nausées du copilote en lui administrant une piqûre après lui avoir fait respirer un peu d'oxygène pur. Ensuite ils l'exhortent à se rendre aux minuscules toilettes du fond du puits afin de se changer entièrement et de se laver.
Ce n'est qu'à son retour vers l'avant, tout en haut des échelons des mains courantes, qu'ils estiment devoir lui annoncer la mort de Chang Dao.
Il les regarde, hébété, puis soudain réalise. Alors le lieutenant naute Milas Serof pleure comme un enfant.
CHAPITRE II
A l'intérieur du rouleur, le niveau de bruit oscillait à la limite du supportable. Impossible d'échanger un mot autrement que par le truchement de l'interphone.
Il sembla à André Jaouen que la machine était plutôt mal entretenue, quand il s'intéressa à ce détail. En revanche, la mécanique était solide et bien adaptée. En passant de la vedette au rouleur, ils avaient pu apercevoir les roues énormes, apparemment pleines et munies de pneus géants dont la seule bande de roulement devait faire plus de la moitié de l'épaisseur du boudin.
Six roues. Une coque en trois segments. Leur sauveteur, un métis dont ils n'ont à vrai dire aperçu que le sourire, blanc brillant dans une face presque noire, a certifié que cette machine était la meilleure jamais construite pour Mars.
Un sauveteur peu loquace mais qui sourit tout le temps. Ce sourire ne s'est interrompu qu'au moment où il a été précisé qu'on ne chargeait pas dans le rouleur le corps sans vie du commandant naufragé. La bouche épaisse s'est close quelques instants, les très beaux yeux noirs se sont fermés. Puis Maï Eibowitz a remarqué que l'homme murmurait quelque chose, hors micro. Peut-être une mélopée. Ou qui sait, une prière? Ne disait-on pas, lorsqu'on parlait de ces moitié-Blancs-moitié-Noirs de l'Union qu'ils étaient la proie de toutes sortes de superstition ?
En tout cas, il a mis neuf heures et dix minutes pour arriver d'un endroit dont on n'a rien su. Et il a fallu qu'André ait le regard attiré par l'angle étonnant indiqué par le gyrocompas de la machine, pour qu'il s'inquiète pour de bon. Le rouleur ne se dirigeait pas vers Oppenheimer et Copratès, mais s'en éloignait... à 180 degrés.
— Où allons-nous ? demanda le pilote, n'y tenant plus.
-
Rejoindre notre base provisoire.
— De ce côté?
— Oui, pourquoi ? Où vouliez-vous aller ?
— Je ne sais pas. Il me semblait que vous exploitiez la faille de Copratès.
— Très juste. Nous l'exploitions, voici quelques jours encore. Tout est momentanément suspendu. Un problème technique assez grave. Et nous devons attendre à l'écart, vous comprenez?
— Non... mais cela ne fait rien.
— O.K. !
Les sièges, confortables, étaient montés sur une suspension à cardan qui donnait une étrange impression de perte d'équilibre lorsque le rouleur tanguait ou penchait fortement d'un côté ou de l'autre.
Le métis ne semblait d'ailleurs pas s'inquiéter des obstacles rencontrés ni des positions assez ahurissantes prises par l'engin. Il suivait paisiblement les traces imprimées dans la poussière lors du trajet aller.
Il y eut un énorme chaos et la machine se coucha sur le flanc. Maï poussa une exclamation de frayeur que ponctua un nouveau choc quand l'engin retomba sur ses roues avec une étonnante souplesse.
— Pas vous en faire, recommanda le conducteur entre deux mouvements de mâchoires sur un bout de gomme. Même sur le dos, un rouleur s'en tire. Vous voulez voir ?
— Non, non, merci, répondit précipitamment le pilote. Nous vous croyons.
— Vous savez, peu d'hommes, sur Terre, peuvent espérer avoir un mausolée de la qualité de celui que vous avez su offrir à votre commandant.
Maï déglutit avec difficultés après un sursaut vite réprimé. André Jaouen regarda le métis, mais celui-ci, le front collé au périscope, n'attendait sans doute pas de commentaires. Quant à Milas Serof, enfoncé dans son siège, il ne réagit même pas. Maï Eibowitz chercha un moment à deviner son visage derrière la visière du casque, puis renonça. Plus tard on l'arracherait à ses cauchemars.
André dégrafa l'intercom de son scaphandre et brancha la fiche sur le casque de la jeune femme afin de pouvoir lui parler hors du circuit de bord.
— Tu as entendu, ils ont un pépin grave dans leur zone d'exploitation.
— C'est ce que j'ai compris. Il est quand même venu...
— Normal... Ce que je trouve bizarre, c'est que nous n'en ayons rien su.
— Tu as précisé toi-même la distance, toujours au-dessus de 230 millions de kilomètres.
— Oui, mais ici, nous ne sommes qu'à douze mille kilomètres les uns des autres.
— A pied ou en troïka cela représente quelque chose, non?
— A pied, certainement. En troïka, beaucoup moins. Mais il y a les svetlanas.
— Et alors ?
— S'il y a eu un réel coup dur, comment se fait-il que personne de Tsiolko ne soit par ici ?
— Que ferait-il ?
— Maï... il ferait son devoir d'homme martien... entre autres.
— Bon... Admettons... Le fait qu'il n'y ait personne veut peut-être dire que l'incident est mineur et n'intéresse que l'endroit où travaille notre ami.
— Que penses-tu de lui ?
— Sympathique mais peu causant. Il a l'air jeune. Tu as retenu son nom?
— Simon, mais je n'en suis pas certain.
— Pourquoi ne lui demandes-tu pas ce qui est arrivé à Oppenheimer ?
André hocha dubitativement la tête et rétablit le circuit radio. Devant le conducteur du rouleur, outre le périscope, deux écrans donnaient une vue en noir et blanc du paysage traversé. L'écran de gauche montrait le chemin en avant de la machine. Sur l'autre, l'horizon total défilait et une fois toutes les deux minutes passait le repère géant d'un énorme volcan.
Le métis ne regardait que de temps à autre par le périscope, pour franchir un obstacle, reconnaître un détail. Le reste du temps, il conduisait très décontracté, la main à peine posée sur la poignée luisante d'un levier très court.
Ils plongèrent dans la nuit sans que l'écran cesse de fournir une vue claire du paysage. Le panoramique, en revanche ne montra bientôt plus à chaque rotation, que le triangle blanc et brillant d'un sommet dépassant de l'horizon.
— Dites-moi, c'est bien Nix Olympica qui brille encore, à trois heures?
— Tout juste. Avez-vous l'habitude de Mars ?
— Un peu. J'en suis à mon huitième voyage.
— Vous n'avez pas de volcans dans votre coin.
— En tout cas, pas d'aussi élevés que par ici.
— Ils forment d'excellents points de repère.
— Que comptez-vous faire de nous ?
— Moi? Rien. Nous allons appeler régulièrement vos copains. Ils viendront probablement vous chercher. Tout au moins faut-il l'espérer.
— Vous auriez un doute ?
— Pas sur la volonté de recherche de vos amis, mais sur l'efficacité de nos appels. Nous ne sommes pas à la base, je vous l'ai déjà dit. Il faudra souhaiter que vos gens envoient des relais ou des vedettes de reconnaissance pour recevoir nos émissions. Nous ne disposons que de la V.H.F. des rouleurs et ici, sans ionosphère, pas question de réflexion lointaine.
On aurait presque plus de chance en touchant la Terre. L'emmerdement, c'est qu'elle est actuellement masquée... et que nos radios sont insuffisamment directionnelles. Notez que nous avons une assez bonne portée, étant donné que nous avons établi notre base de secours à 17 kilomètres d'altitude, dans le cratère d'Arsia Silva, qu'on appelle encore South Spot, comme vous le savez. Malheureusement, nous ne pourrons espérer toucher Tsiolkowsky. Faudra attendre vos vedettes.
— Vu, fit André, perplexe.
Il échangea un regard avec Maï Eibowitz qui le rassura d'un sourire. Il l'approuva mentalement. Elle avait raison. Il fallait aller jusqu'au bout de la confiance. Ce métis souriant était venu sans discuter, au premier appel en vrai Martien. Et il ne paraissait pas curieux. Sauver des copains dans la merde devait lui paraître normal... Copains? Oui, si l'on s'en tenait à l'esprit de Mars...
— Dites donc, votre nom, c'est comment? demanda Simon en se tournant vers le pilote.
— André Jaouen.
— O.K. Ja-ou-en... on dit comme ça ? Je préfère André, plus facile. Correct? Si vous voulez manger un peu, il va falloir que vous preniez ma place au manche. Devriez pas être gêné si vous avez piloté un avion. Se conduit d'une main. Freins aux pieds, mais différentiels. Je pousse le levier, nous accélérons. Si je ramène à zéro, il s'arrête. En arrière, à gauche ou à droite il obéit toujours. O.K.?
— Vu, je veux bien essayer.
— Miss n'a pas faim ?
— Je crois que si.
— J'ai horriblement faim, avoua Maï Eibowitz qui se reprit aussitôt, confuse. Mais je peux attendre quand même, vous savez.
La nuance n'échappa sans doute pas au métis qui regardait la jeune femme dans le rétroviseur placé au-dessus du tableau de bord.
— Il ne faut pas trop réfléchir, miss. Vous vivez. Vous n'aviez pas beaucoup de chance de vous en tirer. Vous êtes dans un bon rouleur, même s'il appartient à l'Union. En fait, il est aux gens de Mars. Et votre commandant veille sur vous.
— Vous dites de ces choses! Notre commandant est mort en service et je ne peux oublier, pour vous plaire, qu'il est demeuré dans notre vedette de sauvetage!
— Dieu! Penseriez-vous que je ne l'ai pas compris? Vous ne croyez plus à rien, vous autres, les Coalisés. C'est évidemment votre affaire. Mais moi, Simon White, je sais que votre commandant peut vous voir, nous suivre et si elle vous a aimés ou appréciés, elle vous protège. O.K.?
— Euh... Je ne voulais pas dire... Très émouvant... la vie après la mort, bredouilla la jeune femme.
— Ne vous étonnez pas, miss. Ici, sur Mars, beaucoup plus que sur Terre, la mort est partout présente. Si proche de la vie que c'en est effrayant. Chez moi, en Louisiane, si j'ouvre la porte, je peux sauter dans l'herbe, courir, piquer une tête dans le bayou. Je peux lever mes bras vers le ciel pour me détendre et chanter un tour d'horloge. Ici, je n'ai pas besoin de vous rappeler ce qui se passerait si nous ouvrions une de nos portes en oubliant de fermer nos scafs.
— Nous connaissons cela, observa André Jaouen. Nous voyageons et l'espace n'est pas moins hostile que Mars.
— Mars n'est pas hostile. C'est plus traître.
— Pourquoi ?
— Simplement pour ceci. Vous n'avez jamais envie d'ouvrir l'obturateur de coupée de votre astronef pour aller tâter la consistance du sol. Puisqu'il n'y a que le vide. Ici, la tentation est permanente. Certains sites rappellent à s'y méprendre des endroits arides de notre monde. Et que dire quand vous travaillez sur les machines, à l'extérieur ? Plus d'un a oublié que sans casque, sans scat, on mourait sur Mars.
— Manque de discipline ou de maturité, murmura Maï Eibowitz.
— Non. Nous sommes des gens comme vous. Et nous pensons que vous rencontrez les mêmes problèmes. Voyez-vous, Mars, c'est le désert du Nevada, du Gobi ou du Kalahari. Quand notre lointain soleil est bien haut, que le sol est rouge, on oublie que les étoiles brillent sur nos têtes et que l'air est absent.
— Je veux bien le croire, fit André Jaouen, conciliant.
— O.K.. Vous savez, cela m'est égal, c'est votre problème, pas le mien. Je peux vous passer le manche ?
Le grondement faiblit à peine, mais les oscillations, les chaos amortis cessèrent. Simon quitta le siège après avoir débouclé ses harnais et effectua quelques mouvements d'assouplissement, un large sourire découvrant sa dentition éblouissante. Il regarda André s'installer et durant quelques minutes, penché sur son épaule, il lui indiqua les fonctions essentielles des instruments utiles. Quand il fut certain d'avoir été compris, il appliqua une tape amicale sur le casque du pilote.
— O.K. ! En avant. Suivez simplement mes traces. Ne vous en écartez pas.
— Compris.
Effectivement, André Jaouen n'eut aucune difficulté à maîtriser la machine qui repartit allégrement. Sur le panoramique, Nix Olympica ne passait plus et tout était gris. Sur l'écran de route, la grisaille ne commençait qu'après un bon kilomètre.
Simon passa à côté de Maï Eibowitz qui remarqua la sûreté de ses gestes en dépit du scaphandre spatial. Il s'installa sur une sangle accrochée au plafond du rouleur et fit la lumière dans un réduit dont il développa des éléments extensibles. Il forma ainsi une table qu'il couvrit de quelques boîtes rapidement ouvertes. Il les posa dans les ouvertures pratiquées dans la table et tendit le bras pour relever un interrupteur. La table montée elle aussi sur cardans se mit à l'horizontale et quelques minutes plus tard l'odeur de nourriture vint effleurer les narines des naufragés.
Curieux comme on oublie la faim et la soif durant les heures de crise puis comme l'une et l'autre reviennent en force, au moindre stimulus.
Seul Milas Serof demeura sans réaction. Impossible de savoir s'il était choqué par la perte du Tengri-Nor, la mort de Chang Dao ou simplement si la tension nerveuse trop vive, insoutenable, avait conduit à une cassure. Seul l'avenir pourrait montrer si ce genre de blessure était guérissable.
Simon approcha, évoluant avec aisance en dépit des mouvements étonnants de l'engin. Il tendit à Maï un récipient fumant, avec ses couverts attachés par des chaînettes et la jeune femme ne résista pas à l'odeur, agréable, puis au goût, surprenant mais acceptable.
Milas Serof sembla ne rien voir mais accepta le récipient sur lequel il se pencha avant de se mettre à avaler, mécaniquement, sans relever la tête enfournant cuiller après cuiller.
Simon le regarda et ne dit rien, mais pour une fois son visage sembla préoccupé. Il perçut le regard de Maï qui le scrutait et la fixa, brièvement. Elle eut peur. Non pour elle, mais pour Milas Serof. Elle se remit à mastiquer pour tromper sa panique, la peine, tout autant que pour couper sa faim.
Simon s'installa devant la table et mangea à son tour, rapidement. Il apporta ensuite le thé chaud, très chaud, même. Peut-être un peu trop sucré pour le goût de Maï qui se retint à temps de le faire remarquer. Un réflexe idiot !
Oui. Le métis avait raison. Il était possible d'oublier, vite, trop vite, que derrière le métal de la paroi se trouvaient en même temps la terre, le vide et le froid. Trop sucré, le thé !
Simon but et se dirigea vers le poste de conduite.
— Allez manger un peu, conseilla-t-il à André. C'est tout prêt sur la table chauffante. Ne vous brûlez pas. Placez l'interrupteur sur « off » quand vous aurez terminé.
— D'accord, merci.
André échangea avec Maï un regard de complicité en passant près d'elle. Elle abaissa les paupières, presque certaine d'avoir reçu un baiser... enfin quelque chose qui y ressemblait. Elle rouvrit les yeux en entendant le pilote penché sur Milas Serof.
— Donne ta gamelle. Tu te sens mieux ?
— Mieux? Oui. Je me sens mieux. Pourquoi faut-il rouler aussi longtemps? Où nous as-tu posés, André ?
— Pas loin, ne t'inquiète pas, murmura André Jaouen en se redressant. Nous ne tarderons pas à arriver.
Ils se succédèrent dans le minuscule réduit d'hygiène. Peu de différences entre ce que l'Union avait mis au point et ce que la Coalition offrait à ses équipages. Maï retint certaines similitudes dans les conceptions dues probablement aux mêmes causes. Ceux et celles qui avaient conçu, réalisé, essayé ces installations, devaient avoir des mensurations standards, définies par ordinateur. Ce qui était exceptionnellement le cas des membres d'un équipage.
Chang Dao aurait eu la même idée. Elle aurait souri. A peine. Puis un peu plus, à mesure que se formait l'idée. Puis plus encore, en trois temps. Et cependant il n'y avait pas grand-chose de drôle. Mais les acrobaties pour tenir à l'emplacement prévu dans un réduit qui danse, saute, s'enfonce et se relève à tout moment, sont savoureuses.
Chang Dao !
Chang qui aimait les fleurs, les oiseaux, les papillons, le chant des flûtes ou celui du vent dans les bambous. Chang Dao qui masquait son amour de la vie derrière le masque de bronze aux yeux bridés d'une princesse lointaine. Se pourrait-il que dans le fuseau de métal dressé comme un phallus vers le ciel de Mars elle entende le vent de la planète rouge jouer un vieil air de Ts'inghai ?
Une question à poser un jour à Simon qui semblait croire que la vie ne s'arrêtait pas avec la mort apparente. Une question qu'une fille comme Maï Eibowitz, docteur ès sciences de l'université d'Irkoutsk ne pourrait accepter de poser à qui que ce soit.
Chang Dao aimait l'amour autant qu'elle aimait la vie. Mais cela, en dehors de Maï Eibowitz, la confidente, la complice, personne dans l'unité de Transport 235 ne le savait. A part ses amants. Elle avait de ces mots tordants pour raconter ses expériences... comment déjà ?
Ah oui... La flûte de jade du petit ingénieur atomiste, celui qui prétendait descendre d'un Mongol, n'était jamais parvenue à atteindre le fond de sa grotte de la félicité. En revanche, le tout nouveau pilote du Khara-Nour n'avait pas hésité à faire suivre la visite réussie de la grotte fleurie d'une attaque frémissante et brutale du tigre bondissant !
Pourquoi penser à ces choses? Chang avait aimé ce grand type le temps d'une escale. Elle avait avoué n'avoir jamais manifesté autant d'enthousiasme en un temps aussi court. Compliment extraordinaire de sa part.
Chang Dao! Un mausolée de métal dressé vers les étoiles d'un ciel toujours noir, comme il en existe partout au-dessus des mondes sans atmosphère. Si seulement ce métis aux yeux noirs et brillants pouvait connaître une parcelle de vérité en assurant que la mort n'était pas la fin de tout! Imaginer Chang Dao en train de rechercher une flûte de jade capable d'enchanter une grotte tapissée des plus belles fleurs de la Chine ancienne ! Pourquoi pas, après tout ?
«Tu es folle, Maï, folle! Ne pense pas à des choses pareilles. Simon a dit, également, « la mort, partout présente sur Mars ». André! Comme je voudrais me trouver en sécurité, contre toi ! »
— La balise, annonça le métis.
— Ah!... je vois, oui, bredouilla André Jaouen, réveillé en sursaut.
— Nous sommes à deux heures environ. Il est temps d'arriver. Vous devez en avoir assez.
— Fatigués, c'est juste.
— Il faudra vous rappeler, souvent, que vous pourriez être morts. Et prendre le plus grand soin de votre chance.
— Pourquoi cette remarque ? Y aurait-il un danger que nous ignorons ?
— Peut-être. Nous sommes tous des êtres en sursis. Il faut que je vous explique. Nous devrons mesurer chaque geste, étudier les conséquences de chaque acte avant de l'exécuter. La protection offerte par la technique est trompeuse. Terriblement. Elle vient de nous coûter affreusement cher.
Je ne voudrais pas qu'après avoir réussi à vous tirer d'affaire en posant votre vedette, vous ayez un accident chez nous. Que faites-vous habituellement en arrivant à Tsiolkowsky ?
— Euh... nous commençons par dormir. Puis il y a les spectacles. Sur le navire, ils sont impossibles. On danse quelquefois. On boit trop. On mange trop. On cherche à oublier que l'on se trouve à quelques dizaines de mètres sous la surface, dans une ville artificielle alimentée en air, en eau, en chaleur ou en froid, en tout ce qui est indispensable pour bien vivre et oublier le reste.
— O.K. Voilà bien le danger. Pas une seule fois vous ne mettez les pieds sur la surface de la planète, en scaf, pour regarder le ciel, le jour ou la nuit. Vous vous placez immédiatement sous la protection de vos installations. En réalité, vous ne quittez jamais la Terre. Vous l'amenez avec vous dans le spationef. Vous ne la quittez pas pour pénétrer dans la cité souterraine. Elle sera encore avec vous sur le trajet retour. Vous vivez sur une extension de la terre sur Mars. Tout à fait comme nous, voici quelques jours encore.
— Vous voulez dire que désormais c'est différent ?
— Très différent, oh oui! Mais plus tard, malheureusement, les mauvaises habitudes reviendront. A moins que les Martiens ne soient capables enfin de prendre les choses en main.
— Nous faisons confiance à la Coalition.
— Tout comme nous à l'Union, mais sur Terre.
— Laisseriez-vous entendre qu'ici cela pourrait-être différent? demanda Maï intriguée.
— Oui, miss. Mais il me semble que beaucoup de vos amis et camarades ont des idées proches des nôtres... ou des miennes. Voyez-vous, miss, vous êtes une femme, une très belle femme. Excusez ma franchise. Nous avons des jeunes femmes qui vous ressemblent et André Jaouen ressemble à beaucoup des nôtres. Oui. Je suppose que vous pourriez suggérer que moi, la peau noire, je suis différent.
Vous auriez tort. Vous êtes eurasienne et ne sauriez le nier. Vous en avez toutes les grâces et l'intelligence. Et il existe énormément d'hommes de couleur chez vous aussi. Des peaux ocre, jaunes, brunes, noires, presque bleues. Seulement, miss, votre sang, mon sang, le sang de Jaouen, le sang de votre commandant, ils sont rouges. Une seule teinte unique. Tout rouge ! Nos âmes appartiennent à l'espèce humaine. Le reste, tout le reste... je vais employer un très vilain mot, le reste c'est de la merde !
André Jaouen et Maï Eibowitz se regardèrent, troublés. Ils découvraient Simon, l'homme, qui savait exactement de quoi il parlait et la raison pour laquelle il en parlait en cet instant précis.
— Simon, qu'est-il arrivé à Oppenheimer ? demanda Maï avec inquiétude.
— Bonne question. Amusant que ce soit vous qui la posiez, miss. André n'a pas osé. Je crois savoir pourquoi. Et je vous remercie de votre courage. Non que lui en ait manqué, il a seulement estimé que j'avais à dire, moi, ce que je croyais pouvoir dire et rien de plus. La base Oppenheimer est out... finie... pour un long, très long moment. Avec deux cent sept femmes et hommes qui resteront là sous quelques millions de tonnes de roches de Mars. Pas écrasés, non. Ils sont comme votre commandant.
Purifiés par le froid et le vide. L'un d'entre eux a eu la force de commander l'ouverture des sas.
— Mais pourquoi, Simon ? s'écria la jeune femme, atterrée.
— Radiations. Un gros pépin dans l'installation de raffinage du dernier étage. Je ne peux vous expliquer exactement. Quelque chose qui devait assurer la sécurité a cédé quand on a eu besoin que ça marche. Ou bien il y a eu juste un tout petit peu trop de ce qui était dangereux, au même moment, au même endroit. L'ensemble n'a pas tenu. Il n'y a pas eu explosion. Tout juste des bouffées de chaleur. La température qui croît suivant une courbe exponentielle jusqu'à la fonte des principaux éléments. Alors tout retombe quand la concentration passe en dessous du seuil critique. Seulement, sur Mars, les choses ne pouvaient pas bien se passer. Oppenheimer est une ville souterraine, comme Tsiolkowsky. Par les systèmes d'aération, de filtrage, de conditionnement tout a été presque instantanément contaminé. Pas question de chercher à fuir. Dans le rift, c'était l'enfer froid... Tout le personnel est mort très vite. Il n'est resté que nous, les types des balises et les géologues. Ceux-là étaient en opération sur Nix Olympicus. Ils ont eu l'imprudence de revenir dès qu'ils ont entendu l'appel radio de détresse. Certains d'entre eux ont cru malin de vouloir sauver des gens déjà morts. Sur huit, ils sont restés à trois, les plus prudents, qui sont repartis comme des fous sur le grand volcan. Voilà. Vous savez tout sur ce que vous allez trouver ici d'ici une heure et demie à peu près.
— C'est épouvantable! Comment une catastrophe aussi horrible a-t-elle pu surprendre toute une base? s'exclama Maï Eibowitz.
— Nous avons toujours considéré qu'il arriverait, un jour ou l'autre, un accident grave. Il est inévitable. Trop d'énergie stockée sur un espace insuffisant. Pour des raisons de rendement et d'économie énergétique... Oui, cela semble une plaisanterie. Nos ingénieurs, nos ordinateurs, et finalement les responsables sont obligés de faire un certain nombre d'impasses. Nous avons tenu quarante-huit ans et sept mois. Je suppose qu'il y aura un homme ou une machine pour conclure que ce n'est pas trop cher payer. Ne croyez pas que je m'élève contre cet état de fait. J'ai été volontaire pour un séjour. Celui-ci est mon second et tire à sa fin. Je reviendrai une troisième fois si Dieu le permet. Voyez-vous, il faut que nous apprenions à connaître cet univers qui nous a fait l'honneur de nous confier une parcelle d'intelligence.
— Une seule vie humaine vaut plus que la base Oppenheimer ou celle de Tsiolkowsky, commenta André Jaouen, surpris de la résignation sereine du métis. Je suis persuadé qu'il se trouve là une faille correspondant à la nécessité de profit...
— Je vous arrête, André... Vous m'avez dit connaître un peu Mars. Les risques sont pratiquement identiques sur Tsiolkowsky et Oppenheimer. Pour des raisons techniques différentes, mais pour la même raison profonde : Mars est un monde hostile où l'homme doit abandonner ses habitudes de terrien.
— Depuis combien de temps l'accident est-il arrivé ? demanda Maï.
— Trois jours...
— Et comment va réagir l'Union ?
— Tout ce que nous savons, c'est que la radio d'Oppenheimer a juste eu le temps d'envoyer un message de détresse avant que l'électricité ne soit coupée. Je l'ai entendu... D'autres, les géologues qui travaillaient dans les parages de Nix Olympica l'ont entendu aussi. Ils ont commis l'imprudence de revenir, mais je vous l'ai déjà dit... Nous attendons des nouvelles. Et curieusement vos reconnaissances spatiales ne passent plus depuis un moment. Mais je suis persuadé que tout s'arrangera, finalement.
— Pour les rescapés..., murmura Maï.
— C'est un lieu commun de dire que les morts ne peuvent être ressuscités dans cet univers, miss. Les vivants doivent porter leur espoir dans l'avenir.
— Pour quelle raison avez-vous choisi ce volcan pour établir votre base de secours? demanda André.
— A cause du fantôme de Mars... Oh ! Ce n'est pas un Extra-terrestre ni un esprit malin. Seigneur le vent de Mars que personne ne sent lorsqu'il souffle à plus de deux cents kilomètres à l'heure mais qui se fait voir en transportant un à un les micrograins de sable et les micrométéorites qui recouvrent la planète. A dix-sept kilomètres (1) au-dessus du niveau moyen, nous avons une petite chance pour qu'en cas de tempête, possible en cette saison, nous demeurions hors du flux de poussière... évidemment radioactive.
— On dirait réellement que tout s'est allié contre... vous ! s'exclama Maï Eibowitz, angoissée.
(1) Pour mémoire : Arsia Silva : 17 kilomètres d'altitude. Nix Olympica : 23 kilomètres.
— Contre « nous », alliez-vous dire. Je réponds non. Nous en sortirons.
— Simon... Dès que nous parviendrons au sommet du volcan, nous allons appeler Tsiolkowsky. Ils nous enverront des secours et ce sera notre tour de vous aider.
— Si les gens de Tsiolko savaient ce qui est arrivé, il y aurait ici la totalité de votre flottille de sauvetage, André... N'oubliez pas, n'oubliez jamais la solidarité martienne.
— Il faut donc les avertir !
— Pensez-vous que je n'aie pas essayé ?
— Mais alors ?
— Alors, la V.H.F. ne réagit pas sur Mars comme sur Terre. Pas d'ionosphère. Donc pas de chance de toucher les antennes des gars à 12 000 kilomètres.
— Et... le direct vers la Terre ?
— Les rouleurs ne disposent pas de paraboliques suffisamment directionnels.
André Jaouen et Maï Eibowitz échangèrent un regard d'inquiétude et se turent jusqu'à l'arrivée au sommet. Ils perçurent le basculement du rouleur qui parcourut quelques kilomètres sur un terrain pratiquement plat avant de basculer de nouveau pour s'enfoncer avec un angle impressionnant sur une pente raide et s'arrêter sur un dernier plat. A la lueur des projecteurs, Simon effectua plusieurs manœuvres délicates pour amener les mires de connexion de leur engin dans l'alignement des mires de la remorque. Quand enfin les lampes témoins furent toutes au vert, Simon bloqua la machine et commença les opérations de mise en communication qui aboutirent à la réunion des deux petits groupes de survivants.
Trois dans chaque camp. Il y avait là Daniel, un blond à la chevelure d'ange, des yeux bleus cernés par la souffrance, les joues creuses, au-dessus de ses jambes écrasées, des arceaux soutenaient le drap. Sur ses bras et son buste, des appareils d'assistance circulatoire et respiratoire à fonctionnement entièrement automatique.
Assis au chevet de Daniel, l'homme hirsute, barbe et cheveux noirs, regard trop brillant et totalement vide, qui se tenait immobile comme une statue était Charmy. Prêt à répondre au moindre appel du blessé mais incapable d'échanger avec quiconque.
Dominant le tout, étrange, horrible, abominable, l'odeur de la faillite de l'humain, de la débâcle des corps qui ne seront bientôt plus que dépouilles : l'odeur de la mort toute proche.
Maï Eibowitz sentit monter la panique, la vraie, celle que jamais elle n'avait connue, pas même durant les derniers instants du Tengri-Nor.
Le regard sombre, net, grave et amical de Simon White posé sur le sien précéda les quelques mots prononcés d'une voix calme et chaude :
— Nous voici entre amis, tout va aller mieux désormais, miss, grâce à votre présence. Vous nous apportez la lumière et l'espoir. Soyez assurée que nous vous en saurons gré.
La peur fut balayée en même temps que le désespoir et André Jaouen admit qu'avec Simon White aucune situation ne serait jamais perdue. Il dégrafa la bride de retenue de son casque et Maï Eibowitz l'imita, presque avec enthousiasme.
CHAPITRE III
Dans la salle O.P.S. de la base, huit silhouettes faisaient face à l'écran luminescent occupant la presque totalité de la paroi opposée à la porte.
Le colonel Horst Garshing appuya sur l'un des contacts placés sur la tablette dominant l'accoudoir gauche de son fauteuil et l'obscurité se fit. Sur l'écran apparurent tout d'abord les données recueillies par les enregistreurs au cours de l'approche du Tengri-Nor.
Les assistants purent ainsi vérifier l'exacte coïncidence des paramètres affichés avec les éléments des tables de navigation et le colonel Garshing le souligna.
— Je pense que nous sommes d'accord pour admettre qu'aucune faute ne peut être reprochée à l'équipage du navire. Objections?
Le silence observé par les principaux responsables de Tsiolkowsky marqua leur accord avec la conclusion de leur chef qui poursuivit :
— Nous allons projeter à vitesse normale, puis image par image, la séquence de l'incident. Nos spécialistes ont déjà formulé un avis mais je tiens à ce que chacun de vous me donne sa vision des faits.
L'ensemble des conclusions sera joint au dossier que le prochain navire convoiera à Fort Chevtchenko.
Tous purent apercevoir l'intense fulguration jaillissant des cinq tuyères du cargo spatial à l'instant où les lasers déclenchaient la réaction et où le plasma s'irradiait. Puis les faisceaux se groupèrent en une boule éblouissante tandis que dans le haut-parleur retentissait la voix du responsable du contrôle, conscient de l'incident et le commentant aussitôt.
L'écran fut saturé de lumière et la silhouette floue du cargo disparut pendant quelques secondes pour revenir au moment où des gerbes pourpres explosaient depuis l'emplacement des tuyères. Il y eut ainsi quatre pulsions de plus en plus violentes et l'écran fut de nouveau saturé par une intense lumière blanche puis bleue. Le contrôleur de la coupole ayant fait jouer les filtres, cette lumière pâlit puis se dissocia en plusieurs traînées de teinte différente avant de disparaître complètement.
Une sorte d'ombre, vaguement conique, fut suivie par les caméras, tournoyant en perdant des bouffées de givre, descendant rapidement derrière l'horizon qui masqua sa chute. Une dizaine de secondes plus tard, une colonne sombre s'éleva dans le ciel de Mars et s'évanouit avec rapidité.
— Image par image, maintenant, annonça Horst Garshing. Il est regrettable que le sous-officier de service à la coupole n'ait pas songé à éclipser les filtres dès l'extinction de la réaction. Mais nous ne pouvons lui en vouloir. Il a remarquablement suivi la chute de la coque principale après le sectionnement de l'ensemble propulseur, lequel s'est dissocié jusqu'au sol qu'il a percuté en milliers de fragments à cent quinze kilomètres d'ici. Je tiens à ce que vous prêtiez une attention particulière aux images qui suivent la première anomalie.
Le passage image par image ne suscita d'intérêt que chez Vladimir Scriabine, le responsable des quatre engins de surveillance et de reconnaissance affectés à Tsiolkowsky. Les autres observateurs ne découvrirent rien de notable.
— Pour moi, indiqua le major Scriabine à la fin de la projection, une dizaine d'images prouvent que la vedette bâbord a été utilisée.
— En es-tu bien convaincu, Vladimir ? demanda Horst Garshing.
— Absolument. Sur ce modèle de navire, il n'existe aucune source énergétique en dehors des tuyères. Les verniers laissent des traînées étroites et peu lumineuses. Tandis qu'on peut distinguer, assez mal, j'en conviens, un départ perpendiculaire à la marche, départ automatique par propulseurs à poudre.
— C'est ce que nous ont déclaré nos spécialistes après étude du film. Que penses-tu du délai écoulé entre l'apparition de l'incident et le largage ?
— Quatre-vingt-quatre secondes. Excellent pour un équipage. Avait une chance de s'en tirer.
— N'est-ce pas un peu rapide ?
— Je dirais plutôt, pas assez rapide, Horst, puisque nos camarades n'ont pas pu redresser la vedette. Et pourtant ils ont respecté les règles. Ils ont découvert l'incident à l'instant précis où il est survenu. Devant le commandant et les pilotes, les détecteurs de surchauffe des tuyères ont donné l'alerte. Chang Dao a essayé de couper l'alimentation puis de disjoindre le groupe propulseur de la coque. Elle a compris que plus rien ne fonctionnait, comme la plupart du temps. La température monte à plusieurs milliers de degrés en quelques secondes. Plus rien ne tient. Les boulons explosifs ont peut-être sauté, mais ils peuvent s'être vaporisés avant. De toute manière, cela n'avait plus aucune importance. Le générateur tout entier réagissait et se dissociait... Contre cela, personne, pas même Chang Dao, mon amie, ne pouvait espérer gagner.
— Ceci règle le cas du navire. Mais les vedettes, Vladimir, pourquoi n'ont-elles servi à rien ?
— Pour la première, nous sommes certains qu'elle a été utilisée. Nous pensons qu'elle a percuté...
— Oui, nous avons l'enregistrement des sismographes... As-tu les renseignements, Dimitri ?
— Oui, colonel. J'ai programmé le logiciel en tenant compte des caractéristiques de nos vedettes de secours avec une équipe particulièrement entraînée aux commandes. En prenant pour temps zéro la première éjection supposée, c'est-à-dire le moment où l'on aperçoit le jet en arrière des tuyères, l'ordinateur évalue les chances de réussite à cinquante pour cent. La vedette arrivait à la verticale à la vitesse de 905 mètres par seconde, celle de la coque du Tengri-Nor.
L'accélération qui lui a été fournie par les pousseurs à poudre a été considérée comme perpendiculaire à ce mouvement. Il fallait que l'équipage ait le temps de prendre un angle très fermé en mettant pleine puissance pour éviter le sol. Apparemment, ça n'a pas marché. Ce qui rend plus douteuse une tentative identique de la seconde vedette.
— Merci, Dimitri. Sergueï, que nous apprennent nos sismographes ?
— Il y a deux impacts importants à quelques secondes d'intervalle. Sept secondes et trois centièmes, exactement. Le premier impact a été violent et plus ponctuel que le second. Plus éloigné également. Les enregistrements correspondent à un corps relativement pondéreux touchant le sol à plus de un kilomètre par seconde, pour le premier, et le second est manifestement la coque du navire. Il est donc possible que l'impact le plus lointain soit celui de la vedette.
— Les troïkas devraient nous renseigner avant peu. La coque a heurté le flanc nord du mont Lénine. Pour l'autre, ce sera plus long. J'ai envoyé une svetlana qui n'a rien découvert. Il faut dire que le secteur est criblé de petits cratères d'impact, alors un de plus ne signifie pas grand-chose. Bien. Vladimir, tu connais parfaitement le modèle Sept. Nos machines sont parmi les plus sûres du monde. Suivant nos répertoires, les modèles Sept totalisaient, voici peu, plus d'un million d'heures en traversée spatiale sans incident notable. La perte du Tengri-Nor sera donc la première catastrophe survenue à ce type de spationef. A quoi devons-nous l'attribuer ?
— Nous sommes entre nous, répondit le major Scriabine d'une voix plus sourde. Ce que prétendent les répertoires est une chose, en partie destinée aux yeux et aux oreilles de l'Union. La réalité est différente. On n'aime pas faire de peine aux gens de Tachkent, aussi l'ignorent-ils en partie. Il ne faut pas non plus effrayer inutilement les postulants au voyage. C'est le onzième modèle Sept perdu de manière identique.
— C'est impossible, Vladimir ! s'exclama une voix féminine horrifiée.
— Horst, peux-tu rappeler que ce qui va être révélé ne devra jamais être divulgué hors de cette enceinte? Tachkent et Chevtchenko ne seraient pas heureux du tout d'apprendre que nous sommes au courant, nous, les gens de Mars. Et nous devrons agir et rendre compte comme si nous ignorions tout.
— Vous avez entendu. Objections ?
— Une seule, formula le commissaire Semenof, représentant de la sécurité sur la base de Tsiolkowsky. Le major Scriabine est-il sûr de ses informations et estime-t-il qu'elles doivent être discutées durant cette réunion?
— Affirmatif, Youri, répliqua nettement le major Scriabine. Je prétends que sur Mars nous devons agir en Martiens. Ce qui sous-entend que revenus sur Terre, le problème redevient Terrien. Cela devrait te satisfaire, commissaire.
Je te l'accorde.
— Ainsi donc, tu connais la cause de cet accident, murmura le colonel Garshing, rompant un silence pesant.
— Oui. Et j'ajoute que dans l'état actuel de nos connaissances, il est impossible d'éviter qu'un jour un accident identique ne se reproduise. Nos ingénieurs sont excellents. Nos techniciens travaillent à la perfection. C'est le nakamak lui-même qui est en cause. Il suffit que pour une raison imprévisible le confinement magnétique du plasma faiblisse ou se mette à osciller pour que les éléments en fusion viennent lécher les parois des tuyères.
— Je croyais ce problème dépassé ! s'exclama Olga Siveskaïa, responsable de la section des études mathématiques de la base.
— Pour tout le monde... pour nous tous, il est dépassé, rappela Vladimir Scriabine. Nous devons faire bloc devant le sacrifice de nos camarades. Polir que vive la Coalition et que par elle, l'humanité survive. Les voyages spatiaux resteront aléatoires aussi longtemps que tous les spationefs ne seront pas munis d'antigravs fiables et peu volumineux.
Actuellement, pour charger 24 000 tonnes de minerai, un cargo antigrav devrait mesurer plus de trois cents mètres de long et jauger soixante à soixante-dix mille tonnes à vide... Le système antigrav à lui seul en prenant les trois quarts. Nous n'y pouvons rien.
— Le commandant Chang Dao savait-elle que son navire était à la merci d'une défaillance de cet ordre ? S’enquit Maria Ivanovna, le médecin-chef.
— On ne commande pas un spationef sans en connaître la moindre faiblesse. Tous nos responsables nautes savent... et se taisent. Pour la Coalition. Pour la science. Pour l'humanité. Ceci étant, je te demande, Horst, ce que je peux faire pour rechercher cette seconde vedette dont nous ne savons rien.
— As-tu un espoir, même infime, que son équipage ait pu s'en tirer?
— Je ne les croirai morts qu'en présence de leurs dépouilles ou avec la certitude que la vedette s'est dissociée devant témoins.
— Nous déciderons dès que nous aurons le compte rendu des troïkas.
***
Mikhaïl Llevitch pointa un doigt vers le miroir du périscope.
— On dirait que les voilà.
— Je les vois, grommela Francis Gorel en ajustant machinalement la visière de son casque.
— En plein dans le flanc du Lénine. Les sismos ne se sont pas trompés.
— Peuvent pas. Suffit de savoir lire leurs bouts de papier.
— Approchons prudemment. Ils ont beau dire qu'il ne devrait pas y avoir de risque, on ne peut jamais savoir. Si le nakamak fait le trou, c'est la coque entière qui prend.
— Ne te frappe pas, Michou, nos charmants détecteurs vont grelotter au moindre petit neutron abandonné. De plus le colonel a précisé que nous ne trouverions que la coque avant.
— Ouais, il a dit ça, le colonel, mais j'aime la prudence... Dis donc, pas facile de reconnaître un modèle Sept dans cette ferraille !
— Va pourtant falloir faire comme si nous y parvenions.
Les énormes roues de métal, étonnamment souples, commencèrent à mordre la roche sur le flanc du cratère, un nain pour la région, à peine une vingtaine de kilomètres de diamètre. Ce qui restait de l'impact d'une montagne errante ayant frappé la planète rouge quelques millions d'années avant la coque du Tengri-Nor.
La troïka tangua, ripa, glissa d'une dizaine de mètres sur le flanc, et les chandelles, commandées électriquement, la replacèrent sur ses roues. Dans la coque étanche, le battement caractéristique des palettes d'acier au titane frappant la roche friable redevint le fond sonore du voyage.
Ils parvinrent à moins de cent mètres de l'épave sans que les détecteurs à neutrons aient réagi. Mikhaïl, le conducteur, ingénieur d'entretien du groupe spatial, arrêta la troïka.
— Nous y sommes. Tu prends la caméra, Francis. Moi, je me tape le compteur et la caisse à clous. Et n'oublie pas que tu n'es plus sur les bords de la Seine, hein?
— Pas de risque. Et de toute façon, la Seine doit être plus dangereuse que cette épave. Toujours pas un neutron, pas un gamma... Dis donc, la seconde vedette a été éjectée, elle aussi! Faut prévenir immédiatement le colonel!
— Je m'en occupe... Tsiolko... Ici Troïka Un. Les deux vedettes du Tengri-Nor ont été utilisées. Tunnels dégagés. Pousseurs largués. Obturateurs éjectés par ceinture explosive. Avertissez immédiatement le commandement.
— Cela ne va pas être commode de pénétrer dans la coque !
— Par un des tunnels on devrait y arriver, estima Mikhaïl.
— Tu crois trouver du monde à bord ?
— Nous ne pouvons pas savoir... Faut y aller.
Ils n'eurent aucun mal à s'engager dans le tunnel tribord mais furent obligés d'en ressortir sans avoir pu franchir l'inextricable enchevêtrement de ferraille bouchant son extrémité. Ils furent plus heureux avec le tunnel bâbord et parcoururent ce qui restait du cargo jusqu'à la passerelle de commandement, le réduit sphérique calculé pour résister à l'impact de cailloux de l'espace ayant perforé des deux coques externes. C'est ce bloc habitat qui par sa rotation sur quelques degrés permet de diriger l'accélération normalement au plancher de la passerelle.
Mais cette sphère n'avait certainement pas été calculée pour percuter le sol à près de mille mètres par seconde et il n'en restait qu'une sorte de galette de métal épouvantablement ébréchée, à demi enfouie dans la rocaille rougeâtre.
— Rien à tirer de ça, grommela Francis Gorel.
— On essaie quand même. D'ailleurs, regarde, il n'y a plus de paroi intérieure. Elle a été pulvérisée par la contrepression à l'instant de l'impact. Une véritable bombe.
— Qui aurait pulvérisé également tout être vivant se trouvant sur la passerelle...
— Je te l'accorde... Il ne reste rien d'intact... Bon... Tu me donnes un coup de main, on va récupérer le coffre de sécurité. On en aura pour un moment. Va falloir les chalumeaux.
— Va rendre compte pendant que je prépare tout le bordel.
Ils mirent plus de trois heures pour récupérer la fameuse boite orangée contenant tous les secrets des derniers instants du spationef. Deux heures supplémentaires leur furent nécessaires pour regagner la base.
***
Ce ne fut que beaucoup plus tard que le second équipage de troïka rendit compte à son tour par radio et cette fois demanda la liaison directe avec le colonel Garshing.
— Il n'y a rien, colonel, absolument rien. Il a fallu que nous soyons certains du gisement fourni par les gars de la sismique pour y croire. Nous l'avons trouvé à pied... Le trou est net, les bords sont vitrifiés. On croirait un puits, tout noir, avec au fond, à quatre mètres à peu près, un cercle plus clair. Probablement une tuyère. La vedette se trouve encore en dessous, mêlée à la roche, liquéfiée avec elle... Cela doit former un magma qui rend tout espoir de découvrir quelque chose d'important très aléatoire.
Pour dégager cette machine, il faudra au moins une excavatrice série 12.
— Merci, Yvan, j'en conclus qu'ils ont percuté à la verticale à très haute vitesse... Ils n'ont pas eu la chance que nous espérions... Placez une balise inerte... Nous viendrons honorer leur mémoire.
— Colonel, cela fait quelque chose, vous savez, de voir cet anneau, tout net, qui semble vous regarder du fond du trou... Un canon de pistolet... Mais avec des vieux copains en dessous !
— Ils étaient nos camarades à tous, Yvan. Ne croyez pas que nous allons oublier. Prenez des vues précises et rentrez.
— A vos ordres, colonel.
— Voilà ce que nous pouvons en conclure, termina le colonel Garshing. Nous confierons la boîte orange au Lob-Nor, avec le dossier complet. Nous ne pouvons faire plus. C'est la dure loi de l'espace. Cet incident, qui nous touche profondément par la personnalité des disparus, n'est qu'un épisode de notre longue marche vers un futur meilleur. Quelqu'un a-t-il des observations à formuler ?
— Moi, colonel, fit Vladimir Scriabine en levant haut sa main velue. Je trouve que nous enterrons un peu vite les occupants de la seconde vedette. Je connais par avance les objections. Elle se trouve soit dans un trou un peu plus profond, un peu plus difficile à rechercher que la première, soit quelque part dans l'espace d'où elle nous reviendra peut-être un jour. Je mets en doute immédiatement cette dernière hypothèse, car nos radars n'ont rien signalé et ceux d'Oppenheimer non plus, que je sache.
— Rien de ce côté, en effet, confirma Sergueï Oulianof.
— Personne n'admet la disparition d'un équipage.
Seulement, avons-nous quelque chose d'intelligent à réaliser pour le rechercher?
— Oui. D'abord raisonner. L'équipage du Tengri-Nor n'a pas été surpris par ce genre d'incident. Nous les connaissions presque tous mais je crois pouvoir assurer que je les connaissais un peu mieux que vous. Chang Dao a été mon élève à Koulounda et je l'ai eue comme commandant adjoint sur le Gorki durant la troisième phase de notre expansion vers les astéroïdes. Ygor fut mon compagnon de stage à Fort Chevtchenko. Elle et lui sont capables d'analyse, de synthèse et d'exécution jusqu'à l'instant ultime d'une collision. Ils en ont fourni la preuve à plusieurs reprises. Des personnalités hors du commun, douées pour l'astronautique. Je ne peux admettre la disparition de cette vedette.
Nous en avons retrouvé une. Je reconnais que les conditions d'évacuation du Tengri-Nor furent aussi mauvaises que possible mais je ne peux accepter l'idée que les pilotes furent incapables d'encaisser les six ou huit g indispensables pour espérer redresser avant l'impact.
— Ton raisonnement est essentiellement subjectif, Vladimir, fit observer le colonel Garshing.
— Je l'admets. Horst... Oublie un moment que je suis un officier. C'est l'homme qui refuse d'abandonner des amis chers, qui refuse de penser qu'Ygor et Chang sont morts de la même ridicule manière, pour n'avoir pas su dominer un petit monstre de titane chargé de les sauver. Comprends-tu?
— Va jusqu'au bout.
— J'ai interrogé l'ordinateur, mais à ma manière. Une vedette dégageant à l'extrême limite, soit à 72 secondes de l'impact, ne pouvait s'en sortir qu'en prenant la tangente à plus de douze cents mètres par seconde ce qui l'obligeait à lancer les turbopompes dans la seconde suivant l'extinction des pousseurs à poudre. Mais en admettant que son pilote ait réussi, il lui a été impossible de freiner sa vitesse et de se poser sur le territoire de la Coalition, à moins d'orbiter. Il n'y a pas eu d'orbite effectuée. Mais nous pouvons imaginer un ricochet, un impact ou même simplement un posé en catastrophe, quelque part... sur Mars.
— Et pas de message radio, pas de balise de secours, pas de relevé sur les sismographes?
— Commençons par la fin. A plus de dix mille kilomètres d'ici, que donnerait l'impact de la vedette, Sergueï ?
— Un crochet sur les bandes, major, répondit le physicien. Et nous n'avons rien.
— Allons donc! Vous avez chaque jour plusieurs dizaines de crochets, ne serait-ce que ceux provoqués par les explosions des mines de l'Union.
— Désolé, major, depuis maintenant cinq jours, l'Union ne fait plus exploser de mines.
— Ah! c'est nouveau, ça !
— C'est pourtant exact, Vladimir, confirma le colonel Garshing. Mais ceci nous éloigne de notre sujet. Il faut apparemment éliminer l'impact.
— Nous ne serions pas à même de noter un ricochet, ajouta Sergueï Oulianof. Ceci en raison des bruits naturels de Mars sans compter les impacts de météorites... Environ deux cents par jour.
— Il peut donc y avoir doute de ce côté. Si personne n'a lancé d'appel radio, c'est qu'il y avait autre chose à faire et qu'avec six à huit g, passer le message devient problématique. Suivant le point d'application de l'accélération, tu peux être incapable de prononcer un mot. De plus et ceci vaut pour la balise répondeur, s'ils ont touché après une trajectoire frôlant le sol, leur V.H.F. ne leur permet pas la liaison.
— Bien. Dis-le franchement. Tu veux une mission du côté de l'Union.
— Oui, Horst. Je désire retrouver cette vedette et surtout mes amis disparus. Je veux avoir tout essayé. Mars n'est pas la campagne autour de Tachaouz!
— Qu'en penses-tu, commissaire ?
— Nous n'aimons pas ce genre de risque, mais il y a l'urgence et le major Scriabine va sans doute diriger personnellement les recherches à bord de la svetlana. Nous pouvons lui faire confiance. Il ne passera certainement pas de l'autre côté.
— Merci, Youri. Non, je ne passerai certainement pas chez les Unionistes mais je ferai l'impossible pour qu'ils me renseignent.
— Je n'ai rien entendu, répondit vivement Youri Semenof.
— Bien... Vladimir, tu te démerdes pour ne pas avoir de pépin avec Cunningham ni Simpson. C'est pour le coup que nous serions frais. Tachkent n'a pas à savoir ce que font les Martiens.
— Je me permets d'intervenir, fit soudain Sergueï Oulianof. Colonel, je suis étonné du silence de l'Union. Oppenheimer est plutôt bavard, en temps ordinaire.
— Nous sommes aussi étonnés que vous, Sergueï. Nous profiterons de la mission humanitaire du major Scriabine pour chercher à comprendre les raisons de ce soudain silence.
— Ne peuvent-ils avoir évacué? demanda le docteur Ivanovna.
— Je serais surpris que Simpson, particulièrement respectueux des usages et de la parole donnée, soit parti sans avertir, estima le colonel Garshing. Non. C'est autre chose.
— La guerre, colonel? demanda une autre voix féminine, celle d'Olga Siveskaia.
— Nous le saurions. Vladimir, tu prends les dispositions utiles pour cette reconnaissance. Tu seras exceptionnellement prudent. Surtout en raison du silence d'Oppenheimer.
— Tu as raison. Tu as cité Cunningham... Je suis inquiet, Horst, car jamais Dick n'aurait enregistré le passage de la vedette et ou sa chute sans réagir dans les minutes suivantes.
— Nous en sommes tous convaincus, malheureusement. Bon... Quand seras-tu prêt ?
— Une heure environ.
— Ne décolle pas sans notre accord définitif.
— Entendu.
— Un instant, Vladimir, fit soudain le colonel Garshing en fronçant les sourcils pour se pencher sur l'interphone. Oui, ici le colonel.
— Colonel, ici le capitaine Stephanopoulos, à vos ordres. Un message de Tachkent. Code A3A.
— Entendu, capitaine, j'arrive. Mesdames, messieurs, il semble que notre gouvernement est préoccupé par un fait nouveau. Nous recevons un message direct de Tachkent.
— Peut-être votre mise à la retraite d'office, colonel, suggéra Youri Semenof avec un rire silencieux.
— En ce cas, comme c'est à vous que je le devrais, commissaire, il vous faudra prendre un soin particulier de vos oreilles... Vladimir, tu attends ici, s'il te plaît.
— Bien, colonel.
Cinq minutes plus tard, le colonel Garshing prenait connaissance du message décrypté et demeurait muet de stupeur et d'inquiétude.
CQG. MMT. THKT. M4S. TSIOL. Très secret. Commandant de la base et adjoints exclusivement. Grave incident technique survenu à la base Oppenheimer. Extraction suspendue. Liaisons radio interrompues après alerte rouge. Flotte importante de l'Union en cours d'armement accéléré. Croiseur rapide Lightning pourrait quitter orbite terrestre sous quelques heures. Dispositions immédiates M4S A4C 8GO. Reconnaître site d'Oppenheimer avant l'arrivée du croiseur. Rendre compte immédiatement même canal. Vérifier corrélation possible Tengri-Nor — Oppenheimer. Code A3A.
Suivaient des initiales qui ne pouvaient laisser planer le moindre doute sur l'origine du message. Il le relut à trois reprises pour s'en imprégner puis l'enferma dans le coffre de son bureau avant de regagner la salle OPS.
— Camarades, ce qui va être dit et décidé dans cette enceinte ne devra être divulgué sous aucun prétexte. Nous serons donc huit à détenir ce secret. Les ordres reçus de Tachkent sont les suivants : Savoir ce qui s'est passé à Oppenheimer pour que les liaisons radio soient interrompues après une alerte rouge. Ensuite se préparer à toute éventualité, autrement dit à une attaque de l'Union. Il nous est précisé qu'un croiseur rapide de l'Union va faire route incessamment pour Mars et qu'une flotte qualifiée d'importante le suivra dès que possible. On semble redouter de graves événements ici même. On ajoute enfin de vérifier si l'incident Oppenheimer ne peut être corrélé avec l'accident du Tengri-Nor. Autrement dit si l'Union n'a pas abattu le cargo.
— Ou inversement si la vedette disparue n'aurait pas pulvérisé Oppenheimer ! s'exclama Vladimir Scriabine. Ils sont complètement dépassés, à Tachkent !
— Soyons prudents, recommanda Youri Semenof dont les petits yeux gris étaient devenus glacés derrière les lunettes rondes. Il n'y a jamais de fumée sans feu. Quelque chose est arrivé à Oppenheimer. C'est désormais certain. Une alerte rouge ne se déclenche qu'en cas d'attaque ennemie ou d'accident majeur capable de menacer la vie du personnel. Nous n'avons rien à nous reprocher, donc il y a eu accident... très grave... Je crois la mission de Vladimir essentielle... Il faut dès maintenant préparer la flottille...
— Je suis tout à fait du même avis. Je vais reconnaître tout ce que vous voudrez mais je n'oublierai pas la vedette disparue.
— C'est un excellent prétexte pour vous promener au-dessus d'endroits que Cunningham n'aime pas tellement montrer.
— Cunningham se fout complètement que nous survolions ses installations et Simpson encore plus. Ils sont plus Martiens que les petits hommes verts.
— Mais ce sont des officiers. S'ils ont reçu des ordres, ils les exécuteront.
— J'en suis moins sûr que vous. Ce sera selon la nature des ordres. En outre je doute qu'ils aient reçu quoi que ce soit puisque Tachkent parle de coupure radio.
— Très juste, pardonnez-moi cette étourderie. Mais retenons cependant que nous sommes officiellement toujours en guerre. Même si à 343 millions de kilomètres de la Terre, nous ne ressentons pas les mêmes pressions que les hommes politiques ou les dirigeants.
— Youri... Quand vous aurez été fusillé, il faudra qu'on vous ressuscite, déclara Vladimir Scriabine en se levant.
— Vladimir, tu décolles immédiatement et tu fais préparer la flottille. Utilise le relais de Deimos... je le fais activer.
— D'accord.
Le major Scriabine salua et sortit, le visage marquant une réelle inquiétude.
CHAPITRE IV
Denver, 7 juin 2126.
Dans la capitale administrative de l'Union, mille trois cent treize journalistes et vingt-deux chaînes de télévidéo emmêlaient leurs kilomètres de câbles, leurs centaines de véhicules bizarres, hérissés d'antennes, leurs studios mobiles et leurs groupes énergétiques autour du palais des Congrès.
A l'intérieur de celui-ci, tout ce petit monde jacassait, pérorait, braillait, se disputait angles et places, sites et positions dominantes disponibles après la razzia habituelle opérée par l'intox gouvernementale. En dépit de systèmes compliqués autant que perfectionnés de climatisation, cela sentait la sueur, l'odeur des cigares en ignition, celle de la fumée des mêmes cigares après recyclage dans les filtres encrassés, puis celle, difficile à déterminer avec précision mélangeant les eaux de toilette, les fesses moites, les pieds fatigués, les haleines encombrées et les dents avariées, entre autres.
A l'extérieur, cela sentait différemment, hors de l'espace réservé au petit monde dont il a été question plus haut. Saucisses chaudes, tamales, crêpes, tortillas, frites, huile rance, un soupçon de nuoc mam, un brin de curry... Bref, le mélange classique des échoppes où il est possible de boucher un trou pour un unar.
La presse de l'Union allait interroger le Président.
Un cérémonial haut en couleur et qui n'avait guère changé depuis des décennies. En fait, seule la tête du Président changeait et le nombre des militaires assurant la sécurité. Certains Présidents avaient duré cinq, voire six conférences de presse. Mais le plus grand nombre ne dépassait guère les trois. Cela faisait partie des risques de la fonction.
Depuis 2075, l'année terrible, pas un seul des Présidents de l'Union n'avait terminé son existence dans son lit. On se souvient sans doute que Nelson Bunker Shunt, le locataire de la Maison-Blanche de l'époque, avait été effacé de la surface du monde en même temps que la ville qui l'entourait et quelques autres plus importantes, le premier jour de la Guerre Chaude.
Et à travers l'immense territoire de l'Union rapidement constituée, de capitale administrative en capitale provisoire et inversement, quatre-vingt-un Présidents s'étaient succédé à la tête de cette hydre ingouvernable qui semblait ne pouvoir se priver de la fonction, si elle éliminait son titulaire pour des raisons aussi diverses que variées.
Pour espérer tenir longtemps, il eût fallu plaire à la fois au peuple de l'ancienne puissance des États-Unis, celle qui se vantait de couvrir la Terre dans les cinquante étoiles de son drapeau, puis aux peuples divers allant des Mexicains aux Fuégiens en passant par toutes les nuances de la latinitude sans oublier les redoutables Canadiens et les Australiens originaux.
Il eut fallu être agréé dans tous ses actes par les véritables maîtres de l'Union, les dirigeants des grosses sociétés capitalistes défendant pied à pied le droit à la vie de leur choix politique fondamental autant que périmé.
Il eut fallu également être catholique, orthodoxe, juif, mormon, athée, animiste, homosexuel, sodomiste, phallocrate, féministe, ou simplement Dieu en personne pour tenir le coup.
Et pas un des quatre-vingt-un prédécesseurs de P.C.V. Smith n'avait pu prouver qu'il était tout et rien en même temps, responsable et innocent, maître et esclave, autoritaire et soumis, vénal et blanc comme neige.
Rien, pourtant, ne semblait de nature à entamer la résolution des postulants au titre suprême et jusqu'à présent, chacun avait eu sa chance. Mais laissons là ces rappels pour en revenir à ce 7 juin 2126.
La salle dans laquelle aurait lieu la conférence était gardée depuis huit jours par la Garde Nationale en tenue de combat, masques et combinaisons para-toxiques portés en permanence (souvenir de l'attentat qui avait retiré le sympathique Curnos Dabalatum à l'affection de ses concitoyens).
Des chars de combat, aux canons aussi menaçants que les lance-fusées entouraient le palais du Congrès tandis que toutes les voies d'accès étaient rigoureusement interdites par un service d'ordre impitoyable. Ne pouvaient franchir le quadruple barrage de la sécurité que les invités munis d'un coupe-file personnalisé par les empreintes bioniques.
Moyennant quoi, le chef de la sécurité rapprochée du Président en était à sa troisième boîte de mouchoirs jetables et son crâne chauve n'en demeurait pas moins luisant de sueur. Il faut dire que P.C.V. Smith n'était pas un Président comme les autres, les quatre-vingt-un morts.
Il disposait du pouvoir réel et n'avait rien de commun avec les pantins dont les multinas tiraient les ficelles et dont chaque discours, pour ne pas dire chaque mot étaient longuement polis et repolis par l'état-major invisible.
Mais ceci, quelques intimes seulement le savaient.
Il ne soignait pas particulièrement sa popularité, comme avaient cru devoir le faire les pauvres bougres tombés au champ d'honneur de la fonction. Bien peu de gens, responsables de très haut rang, pouvaient se vanter de l'avoir vu autrement qu'en images. On reconnaissait qu'il avait une « présence » sur les écrans.
Pour les journalistes accrédités, il faisait tout naturellement une exception et se montrait durant quelques instants terriblement dangereux, qui expliquaient le soin mis par les responsables de la sécurité à contrôler chacun des accessoires de la salle de conférence et de toutes les salles voisines.
Les caméras pouvaient alors le cadrer, souriant et détendu, passant entre la haie des plus renommés de ses invités, avant de gravir les degrés de la petite estrade supportant la table et le fauteuil présidentiels, surmontés du drapeau de l'Union.
A l'instant précis où il s'installait dans le fauteuil, une sorte de cage de verre descendait des combles et l'entourait d'une triple épaisseur transparente réputée incassable, à l'abri de laquelle il allait répondre aux questions. Simple jeu des caméras et de la prise de son, car durant que l'hymne de l'Union retentissait et que sur les écrans flottait le drapeau sang et or, le Président en exercice se trouvait déjà hors de la salle de conférence, se hâtant vers son hélico blindé.
Les journalistes, bien rodés au cérémonial, savaient que le Président, peu soucieux de subir le sort de ses prédécesseurs, exigeait ce rempart. Son image tridi avait toutes les apparences de la vie. Durant une vingtaine de minutes il subissait en souriant le classique numéro de cirque imposé par une tradition surannée, applaudissait les musiciens, les majorettes, les danseuses plus ou moins déshabillées, les vedettes et celles qui auraient bien voulu en être.
Ceci donnait le temps à l'hélico de rejoindre le lieu de rendez-vous secret où dans sa remorque blindée, reliée par ondes ultra-courtes à la salle de conférence, P.C.V. Smith pouvait entrer dans la peau du personnage souriant qui saluait de la main les derniers clowns du cirque.
A l'heure précise, P.C.V. Smith eut son fameux mouvement de menton vers l'avant, glissa négligemment sa main droite vers la boîte rouge qu'il ne quittait jamais et dont dépendait la survie de l'Union et de la main gauche attira le clavier d'appel. Une pression des doigts, dans un certain ordre, pourrait entraîner la Guerre Chaude.
Ce fut parfait.
Les gens du Morning Star furent féroces.
Le Boulder Post attaqua sur les scandales financiers.
La Tribune d'El Paso mordit à belles dents la vie intime de la présidente et le Soir de Brasilia posa des questions sur l'état des forces armées, mettant en doute leur pouvoir de dissuasion. Le Matin de Campo Grande renchérit en soulignant le prix qu'il fallait payer pour maintenir une armée sur le pied de guerre et celui, bien moindre selon ses rédacteurs et reporters que coûterait la signature de la paix.
Les plus cruels furent les journalistes d'Ayacucho. Le Merle d'Ayacucho ayant envoyé à Denver son éditorialiste le plus agressif, celui-ci n'hésita pas à traiter le Président de caïman et son entourage de piranhas. Il les rendit en bloc responsables de la poursuite de cette guerre interminable durant laquelle personne ne voyait jamais l'ennemi mais tout le monde payait, payait encore, payait toujours, de son argent, de sa liberté, voire de sa vie.
Depuis son réduit roulant parvenu sous Grave Peak, P.C.V. Smith fut sublime. Il fit front. Répondit du tac au tac, démontra, prouva, asséna vérités et contre-vérités avec le même aplomb inébranlable de meneur d'hommes et d'affaires. Ce qu'il était.
A une petite demi-heure de la fin, un appareil posé devant lui se mit à luire et cracha une feuille mince que le Président lut une première fois, sourcils levés, puis une seconde, sourcils froncés avant de poser brutalement le feuillet sur la table et de relever le front.
— Mesdames, messieurs, cette conférence de presse est terminée et je vous prie de m'en excuser. Un problème majeur exige ma présence à la Maison de l'Union.
La charge d'une tonne de Shramite datant d'un lustre et placée à une dizaine de mètres sous la salle de conférence explosa à ce moment-là, creusant un magnifique entonnoir et privant les journaux et les chaînes télé-vidéo de leurs meilleurs éléments. L'image de P.C.V. Smith sauta avec le reste et disparut corrélativement des écrans de l'Union.
Sept minutes après l'attentat, P.C.V. Smith prit la parole pour le stigmatiser et assurer que le nécessaire serait fait afin que les coupables soient châtiés. Lesquels auteurs apprirent ainsi qu'ils avaient raté leur coup et s'enfoncèrent un peu plus avant dans la clandestinité pour préparer l'attentat suivant.
Puis le Président fit appeler son état-major particulier, ses fidèles, les responsables des grandes multinas et quelques-uns de plus hauts gradés de la hiérarchie militaire. Tout ce monde fut amené par des engins divers pilotés par des hommes du service spécial de sécurité, le S.S.S., et ne surent donc pas sur quelle base leur appareil sans hublots venait de se poser avec une raideur toute militaire.
Vingt-trois femmes et hommes, inconnus pour la plupart du public, rejoignirent ainsi P.C.V. Smith, tandis que sous l'impulsion du chef d'Etat-Major des armées, l'alerte rouge atteignait tous les équipages de spationefs de l'Union. Les commandants des navires sur berceau reçurent l'ordre de se tenir prêts à appareiller, soutes et cales parées pour un conflit majeur.
Parallèlement, une cinquantaine de satellites artificiels de surveillance furent lancés en quelques heures, saturant les appareils des services de repérage de la Coalition, lesquels alertèrent immédiatement leurs autorités supérieures.
Le maréchal Kossolski donna l'ordre d'alerte renforcée. Chaque machine aérienne, spatiale, terrestre ou marine reçut son complément de produits de propulsion et d'extermination. Les équipages renouèrent avec la tactique et la stratégie en conférence fiévreuse.
Puis le triumvirat convoqua les principaux chefs militaires et civils en un lieu tenu jalousement secret, quelque part où le froid mordait encore à travers les parkas, mais où la radioactivité était demeurée ignorée.
A l'instar des chefs unionistes, ceux de la Coalition s'enfoncèrent sous la protection d'une épaisse couche de glace et de permafrost, afin de mettre en sûreté leurs précieuses personnes sans lesquelles aucune guerre ne pouvait espérer se déclarer.
***
— Voici les faits, commenta sèchement P. C. V. Smith après une courte phrase de bienvenue. Ceci est le message que vient de me retransmettre l'U.S.F. (United Space Force). Notre centre d'Ed-monton a capté un appel très bref de notre base martienne d'Oppenheimer. Par mesure de prudence, Edmonton a fait vérifier l'origine du message par Punta Arenas et Kalgoorlie. Il est indiscutable que cet appel provient bien d'Oppenheimer et que la liaison radio a été interrompue en cours d'émission.
— S'agit-il bien du télégramme que nous avons capté? demanda le major général Dampierre, chef de l'United Space Force.
— A ma connaissance, il n'y eut qu'un seul et fort court appel à l'aide que voici textuellement :
« OPPENHEIMER BASE IRRADIÉE
DEMANDONS SECOURS URGENCE
TSIOLKOWSKY A ».
Le texte s'interrompt avec cette lettre A.
— A pour attaque, monsieur le Président, assura le major général d'un ton rogue.
— Parce que selon vous il y a eu intervention de la Coalition?
— Cela m'a paru si clair que j'ai donné l'ordre à tout le personnel militaire de l'U.S.F. de regagner les navires et de se tenir prêt à quitter les berceaux en une heure.
— Si chacun d'entre vous est du même avis, voilà qui va simplifier cette réunion, commenta brièvement le Président en interrogeant son entourage d'un regard glacial.
— Je ne suis pas d'accord du tout! s'exclama Rosa Hingerkiss, la secrétaire d'Etat aux Affaires. Ou alors, que messieurs les militaires s'engagent plus à fond et commencent par nous démontrer qu'ils ont les moyens absolus, irrésistibles, de gagner un éventuel conflit avant que la planète ne soit convertie en chaudière radioactive. Nous enregistrerons leurs déclarations et démonstrations afin, en cas d'échec toujours envisageable, de pouvoir prendre à leur encontre les mesures qui s'imposeront.
— Nous avons l'habitude de vos interventions, madame la secrétaire d'Etat et nous savons à quoi nous en tenir sur la position des diplomates dès qu'on fait appel à l'union sacrée autour du drapeau. Mais cette fois...
— Cette fois nous allons étudier le problème sous tous ses aspects, coupa brutalement P. C. V. Smith, laissant le major général la bouche ouverte.
— Si vous permettez, monsieur le Président, je vais terminer mon intervention, susurra Rosa Hingerkiss en lançant un regard vipérin au chef d'Etat-Major de l'U.S.F.
— Faites donc.
— Je voudrais seulement rappeler que l'incapacité fondamentale des militaires à parvenir à imposer leur notion de force depuis 51 ans que l'armistice est signé, ne leur donne pas le poids indispensable pour engager des actions irréfléchies. Depuis cinquante et un ans, les diplomates discutent du sexe des anges et de la ménopause de notre mère Eve, mais la Guerre Chaude a été tenue en respect, après que des généraux prestigieux, des maréchaux aussi larges que hauts aient démontré au prix d'un peu plus d'un milliard de morts qu'ils étaient incapables de mener à bien l'opération pour laquelle on les avait formés à grands frais et rétribués.
— Rétribués! Exhala le major général Dampierre, devenu violet d'indignation.
— Cela suffit, Rosa, trancha P. C. V. Smith. Je vois que les positions ne se sont pas améliorées depuis notre dernière réunion. Je vais donc prendre la direction de ces débats pour tenter de découvrir, à travers vos divergences, une voie un peu moins idiote et inefficace que les autres pour parvenir au but. Nous avons un message tronqué. Tronqué par qui, monsieur le secrétaire aux Communications spatiales?
— Heuh!... Selon toute probabilité, tronqué par la disparition de l'émetteur.
— De l'émetteur ou du personnage qui se trouvait devant le clavier du téléimprimeur ?
— De l'émetteur, monsieur. L'onde porteuse a été tranchée net. Il n'y a pas eu les signaux automatiques de contrôle ni de fin d'émission. Pas un seul trait. De plus, le message est en clair, ce qui est inepte. Sauf si l'on imagine un danger instantané, ou presque, qui a surpris le personnel des télécommunications au point que personne n'était à son poste au moment d'émettre et celui qui a envoyé le message n'a pas eu le temps de le terminer.
— Je partage cet avis, gronda le général des transmissions. D'autant qu'un message adressé à une autorité porte toujours des signes conventionnels en tête et en queue. Celui-ci ne porte rien, pas même le signal horaire. Dans notre jargon, nous appelons cela un message dans l'espace. C'est un appel au secours... désespéré.
— Excellente définition, appuya le secrétaire d'Etat aux Communications spatiales.
— L'ennui, fit observer Rosa Hingerkiss d'une voix douce, c'est cette lettre A, suivant Tsiolkowsky... Que pouvons-nous imaginer?
— Attaque! Tout simplement, aboya le chef d'Etat-Major de l'U.S.F. avec un vigoureux mouvement d'un menton ayant dépassé le statut de volontaire pour atteindre le célèbre profil de la galoche.
— Il y a plus de cinq mille mots courants commençant par A dans le dernier lexique unial. Disposez-vous d'une baguette magique pour extraire votre « attaque » de ce vocabulaire après brassage? Dans ce cas, moi j'extrais « appelé »... Pour « appelé à l'aide ».
— Quant au moment de la mort un soldat appelle à l'aide, ce n'est certainement pas l'ennemi qu'il espère, observa le général Osola Di Diola, chef du Renseignement militaire, petit homme sec et falot, abstraction faite de son regard brillant et inquisiteur.
— Mon cher Osola, fit Rosa Hingerkiss avec un sourire suave découvrant sa formidable dentition, j'ignore pour ma part si le personnage qui a frappé ce message est mort ou s'il a simplement constaté que son appareil ne fonctionnait plus. Un téléimprimeur, cela marche avec de l'électricité. Que quelqu'un coupe le courant ou ôte la pile et il n'y a plus qu'une machine à écrire inutilisable. En quel cas on obtient le genre de télégramme que nous avons ici, tout au moins pour sa fin. J'accorde en revanche que le début indique qu'il y a eu panique et que quelqu'un, ignorant les règles, s'est servi de l'appareil comme il a pu.
— Panique! Et pourquoi, panique? Rugit le chef d'Etat-Major de l'U.S.F.
— Doucement, doucement, fit P. C. V. Smith avec un geste d'apaisement de sa main velue. En dehors des mots « attaque » et « appelé », il existe suffisamment d'autres substantifs, verbes ou adjectifs pour que nous demeurions prudents dans nos interprétations. Même si, viscéralement, nous sommes tentés de voir dans la rupture dramatique de cette liaison et la mauvaise nouvelle qui la précède, un renouveau de la guerre spatiale, il faut raisonner, réfléchir. Prenons donc tout d'abord l'hypothèse maximale. La guerre. Bon sang, Rosa! Laissez-moi aller jusqu'au bout sinon nous ne parviendrons à rien. Je dis donc, nous prenons l'hypothèse des militaires ici présents. La Coalition vient de décider de ruiner notre base Oppenheimer sur Mars. Prétexte quelconque. Raison profonde, son rendement lui porte ombrage. Bien. Que pouvons-nous faire de concret ?
— Envoyer immédiatement une flotte spatiale, la septième, par exemple, pour remettre les choses au point. Tsiolkowsky est plus vulnérable que ne pouvait l'être Oppenheimer. Une des raisons pour lesquelles l'Etat-Major avait accepté le choix du site, à l'intérieur du rift martien, monsieur le Président.
— Il faut croire que l'Armée s'était trompée, ricana Rosa Hingerkiss dont les dents sortirent une fois de plus.
— Rosa, je vous en prie! Bien. Nous envoyons une flotte spatiale. De quoi disposez-vous en ce moment, Dampierre?
— Septième flotte. Six croiseurs à générateurs hyperioniques, lasers lourds et fusées à grande capacité. Vingt-deux avisos de patrouille à générateurs hyperioniques et fusées à grande capacité. Trente-sept destroyers à générateurs...
— Merci, merci... je vois, interrompit le Président. Vous avez donc pas mal de navires que je suppose tous en état de prendre le large. Votre personnel est parfaitement entraîné, se trouve à bord et veut se battre. L'encadrement est à votre image. Bref, tout est prêt. Parfait. Et la Coalition, où en est-elle?
— Eh bien, fit le général Osola après un toussotement destiné à décrisper une gorge soudain étranglée, c'est simple. En face il y a dix-huit croiseurs lourds, cinquante-quatre avisos et plus d'une centaine de petits navires de patrouille, le tout rapide et bien armé. Je ne parle pas, bien entendu, de la flotte énorme des cargos du Rail Terre-Mars dont nous savons qu'il suffit de changer quelques sections hautement standardisées pour que les lasers à grande puissance remplacent le minerai dans les soutes.
— En clair, ils sont à trois contre un, tout comme ils l'étaient au moment de la Guerre Chaude! Avec cette différence qu'ils peuvent déployer toute leur flotte spatiale sans risquer de détruire leur bout de terre encore sain. Qu'en pensez-vous, Dampierre ?— C'est désolant, monsieur. Mais si la Spatiale recevait les crédits qui lui sont refusés avec régularité par le Congrès, nous n'en serions pas là !
— Voici une évidence. L'ennui c'est que si nous vous donnons ces crédits, ils ne seront plus disponibles ailleurs où ils sont au moins aussi précieux. Non, messieurs les militaires, le temps n'est plus au jeu du « fais-moi peur ». Il faut réfléchir avant d'agir. Certains ont vu, une fois encore, la main de Tachkent dans l'attentat de Denver. Mes services de protection, pas tellement mal renseignés, eux non plus, considèrent que les auteurs de l'attentat l'ont préparé depuis un lustre, au moins et qu'il n'était pas destiné à ma personne mais à faire date.
Mille cinq cents morts appartenant à l'intelligentzia de l'Union, cela peut exciter les esprits. Nous chercherons dans les mécontents locaux. Mais de Tachkent, pas la moindre trace. Je prétends, en outre, que nos intérêts sur Mars sont complémentaires et non pas rivaux. Ceci étant, l'arrêt de nos exploitations porterait un coup sévère à notre économie en pleine résurrection. Nous devons donc réagir sur trois plans. D'abord savoir ce qu'il s'est passé. Ensuite remédier à l'incident ou relancer la machine, voire la remplacer. Enfin voir comment se servir de tout ça pour se rapprocher de Pechkof et trouver une voie d'entente... au moins sur Mars.
— Monsieur le Président, en tant que défenseur des valeurs morales de l'Union et que chef de la plus puissante force militaire de la planète, je demande la parole! s'exclama le chef d'Etat-Major des Armées en se levant d'un bloc.
— Asseyez-vous, von Hussman. Vous êtes encore le chef de la force militaire de l'Union, qui n'a pas démontré, loin de là, qu'elle était la plus puissante du globe. Ceci demeurant entre nous. Ne vous en déplaise, j'ai l'intention de faire preuve d'une prudence accrue dans nos rapports avec l'ancien adversaire. Je vous rappelle la dure loi des chiffres : trois contre un. Ils sont identiques en ce qui concerne la population, l'armée conventionnelle, la marine, l'aéronautique ou la spatiale. Ceci ne nous interdit pas de pouvoir réduire la Terre en cendres, mettant ainsi fin au conflit. Car si la Coalition nous domine à trois contre un, avec un dixième à peine de notre force, nous pouvons anéantir la Coalition. Paradoxe, n'est-ce pas, von Hussman ? Bien... Mesdames, messieurs, aussi longtemps que je serai Président de l'Union, et je vous précise que je tiens à cette fonction et suis décidé à l'exercer sans crainte ni faiblesse, il n'y aura pas de course à l'aventure. Ce qui ne signifie pas que nous allons nous laisser berner par les uns ou les autres. Madame la secrétaire d'Etat, je vous ai entendue bien souvent me faire part des qualités de certains de vos jeunes diplomates. En voyez-vous un ou une, capable de revêtir la tenue de voyageur de l'espace et de faire sans délai la traversée Terre-Mars à bord de notre croiseur le plus rapide comme représentant de l'Union, au titre de votre Département ?
Rosa Hingerkiss demeura silencieuse un bon moment, frottant lentement l'arête de son très long nez, indifférente aux regards pesant sur sa chevelure outrageusement bouclée ou sur la très confortable largeur de ses hanches.
— Monsieur le Président, voici une initiative à la fois audacieuse et excellente. Je suis volontaire pour effectuer cette traversée, mais comme ceci obligerait le major général Dampierre à quitter pour un temps son Q.G. de Martin Luther King afin de m'accompagner, je pense préférable de céder la place à un jeune et sûr talent.
Sous une réserve que vous voudrez bien m'excuser de formuler, que ce diplomate ne dépende en rien du commandement militaire.
— Je vais demander au chef d'Etat-Major des Armées de mettre le navire qu'il va désigner à la disposition de notre envoyé spécial qui sera mon représentant personnel. Suis-je clair?
— Merci, monsieur le Président, murmura Rosa Hingerkiss en attendant l'explosion que n'allaient pas manquer de susciter l'un ou l'autre des militaires présents.
Devant l'absence de réaction, la secrétaire d'Etat aux Affaires leva ses yeux de myope, en partie cachés par ses énormes lunettes teintées, et comprit la raison de cette discrétion. Impassible, les mâchoires serrées, P. C. V. Smith attendait, lui aussi, la bienheureuse occasion de limoger sur-le-champ un ou plusieurs contestataires.
En dépit de leur indignation, visible par les curieux effets sur le système vasculaire des intéressés, aucun des personnages présents ne manifesta le moindre désaccord. P. C. V. Smith le regretta et conclut qu'il serait nécessaire de neutraliser rapidement les quelques ennemis supplémentaires qu'il venait de s'offrir gratuitement.
— Monsieur Cordero, disposez-vous actuellement d'un potentiel cargo permettant de convoyer une unité de traitement d'uranium sur Mars, complète, y compris le matériel d'excavation, de transport, de manutention... Plus simplement, pouvez-vous transporter là-bas l'équivalent d'Oppenheimer et si oui en combien de temps ?
— Je vais m'enquérir, répondit prudemment le jeune secrétaire d'Etat aux Matières premières et à l'Industrie. Les informations en ma possession m'assurent que je peux disposer, sans avoir recours à réquisition, de cent trente mille tonnes-masse sur le trajet Terre-Mars.
— Vous avez l'intention de renforcer Oppenheimer ? S’inquiéta Don Houston, secrétaire d'Etat à l'Energie.
— Exactement. Je ne suis pas voyante extralucide mais il me semble qu'un incident suffisamment grave pour nous avoir coupé de notre base martienne doit avoir rendu inutilisable le matériel, les équipements et même les installations souterraines. Ne parlons même pas du personnel... pour lequel j'ai les plus grandes craintes. En conséquence les services et départements intéressés vont immédiatement réunir les moyens de lancer une exploitation sur un site à définir et qui sera au moins aussi puissante qu'Oppenheimer. M. Cordero utilisera à plein la flotte civile et fera appel aux transports militaires pour les matériels lourds. Cela fera un excellent exercice et l'énergie ne sera pas consommée en pure perte.
Je pense, à vue de nez, qu'il faudra quatre voyages pour amener le tonnage indispensable. Le chef d'Etat-Major de notre Force Spatiale va prendre des dispositions pour assurer la sécurité de la flotte de transport sans pour autant défier notre ancien adversaire. Vous, madame Hingerkiss, voudrez bien me communiquer le nom de votre perle rare afin que je puisse m'entretenir personnellement avec cette personne. Général von Hussman, où en sont les essais du Lightning.
— Mais... je ne sais pas exactement, monsieur le Président. Il vient tout juste d'être lancé... Nous en saurons plus d'ici une dizaine de mois, au mieux.
— Fort bien. J'affecte le Lighting à cette mission. Il effectuera ses essais sur le trajet. Vous ne semblez pas apprécier le caractère exceptionnel de la situation, messieurs. Général von Hussman, vous veillerez à ce que le départ du croiseur ne soit retardé sous aucun prétexte. Au besoin, vous réquisitionnerez les ingénieurs civils indispensables. Je veux connaître les noms, les horaires, les plans d'exécution, le programme détaillé de celle-ci avant ce soir 22 heures. Tous les responsables civils et militaires se réuniront au centre d'étude de Big Spring, demain à 12 heures. Mon personnel de sécurité les prendra en charge.
Ce sont mes ordres. Une dernière mise au point. Je tiens pour aberrante la version des faits qui voudrait faire porter à la Coalition la responsabilité de l'incident Oppenheimer. Les gérontes ne veulent pas plus la Guerre, Chaude ou Froide, que nous. J'aimerais que le général Dampierre se renseigne avec précision sur les mouvements de navires de la Coalition. A ma connaissance, la plupart d'entre eux se trouvent, comme les nôtres, en carénage longue durée, en refonte, en modification ou amélioration. Le rail Terre-Mars fonctionne comme un outil bien rodé. Rien là-dedans ne laisse prévoir une intervention sur Mars. Nos stations d'observation nous auraient renseignés depuis longtemps. Bien entendu, mesdames et vous messieurs, cet entretien est strictement confidentiel. Il n'est sans doute pas possible de cacher les opérations de chargement, les fabrications, les mouvements de navires. Il doit être simple de dissimuler l'objectif réel. C'est votre travail. Je vous remercie. Madame la secrétaire d'Etat, nous avons à étudier ce dossier du point de vue diplomatique. Si vous le voulez bien, nous allons passer dans mon bureau.