Derrière le trône

Aussitôt qu’il entendit la porte s’ouvrir, Jezal devina l’identité de son visiteur. Il poussa un juron silencieux, mais empreint d’une grande amertume. Inutile de tourner la tête. Qui d’autre aurait la témérité de s’introduire dans la chambre du roi sans même se donner la peine de frapper ?

Bayaz. Son geôlier. Son bourreau en chef. Attaché à ses pas comme une ombre maléfique. L’homme qui avait détruit la moitié de l’Agriont, transformé la magnifique Adua en un champ de décombres, et semblait à présent se délecter des félicitations qu’on lui adressait, comme s’il était le véritable sauveur de la nation. C’était largement suffisant pour donner la nausée à n’importe qui. Jezal ne bougea pas d’un pouce, fixant les ruines par la fenêtre, les dents serrées. Pas question de se retourner !

Encore des requêtes, encore des compromis, des discussions interminables sur les décisions à prendre. Finalement, se retrouver à la tête de l’État se révélait une expérience frustrante et débilitante, du moins avec le Premier des Mages à ses côtés. Jezal n’avait pratiquement aucun pouvoir. Même sur le sujet le plus anodin, il rencontrait les pires difficultés à imposer son point de vue. Ses moindres suggestions se heurtaient à la moue réprobatrice du Mage. Une figure de proue, voilà ce qu’il était. Une figure de proue superbement ornée et décorée, certes, mais rien d’autre qu’un bout de bois. Et encore, au moins une figure de proue avait sa place à l’avant du navire.

« Majesté », lança le vieil homme. Dans sa voix, le mince vernis de respect dissimulait à peine la dure carcasse de mépris.

De mauvaise grâce, Jezal se tourna enfin pour lui faire face. « Qu’y a-t-il, encore ? » Il constata avec étonnement que le Mage avait délaissé sa robe d’apparat au profit de son vieux manteau de voyage taché et des lourdes bottes qu’il avait portées tout au long de leur périple dans l’Ouest dévasté. « Vous partez ? » Il osait à peine s’abandonner à cet espoir.

« Je quitte Adua. Aujourd’hui.

— Aujourd’hui ? » C’est à peine si Jezal put se retenir de bondir en battant des mains et en hurlant de joie. Il éprouvait l’exaltation d’un prisonnier que l’on arrachait de sa geôle puante pour le rendre enfin à la clarté éblouissante de la liberté. Il allait pouvoir reconstruire l’Agriont selon ses propres idées, réorganiser le Conseil Restreint, choisir ses propres conseillers, voire se débarrasser enfin de cette mégère maléfique que Bayaz lui avait imposée comme épouse… Il serait enfin libre de faire ce qui était juste. Même s’il ne savait pas encore de quoi il s’agissait exactement. Au moins, il serait libre d’essayer de trouver ce qui était juste. Après tout, n’était-il pas le Roi Suprême de l’Union ? Qui pourrait lui refuser quoi que ce soit ? « Sachez que nous sommes bien entendu navrés de devoir vous perdre, Bayaz.

— Je m’en doute, Majesté. Toutefois, nous devons prendre diverses dispositions avant mon départ.

— Évidemment. » N’importe quoi, si ça signifiait qu’il était enfin débarrassé de cette vieille crapule.

« Je me suis entretenu avec votre nouvel Insigne Lecteur, Glotka. »

Ce seul nom suffit à faire courir un frisson de répulsion dans le dos de Jezal. « Tiens donc…

— C’est un homme à l’esprit très vif. Il m’a fait forte impression. Aussi lui ai-je demandé de bien vouloir me remplacer à vos côtés pendant mon absence du Conseil Restreint.

— Ah, vraiment ? » Jezal se demandait s’il allait virer l’estropié de son poste dès que le Mage aurait franchi les portes de la cité ou remettre ça au lendemain.

« Je vous recommande donc de prêter une oreille attentive à ses opinions. »

Jezal ne porta pas la moindre attention au ton pourtant péremptoire de Bayaz. « Mais je n’y manquerai pas ! Je vous souhaite une très bonne route et…

— De fait, j’apprécierais que vous suiviez ses recommandations à la lettre. »

Une colère froide vint nouer la gorge de Jezal. « Vous voudriez que… j’obéisse à ses ordres ? »

Bayaz le fixa sans ciller. « En gros… Oui. »

Jezal en resta un instant sans voix. Ainsi, le Mage pensait pouvoir aller et venir à sa guise en installant son sbire estropié à sa place ? Comme s’il était au-dessus du roi, dans son propre royaume ? L’arrogance de cet homme était sans bornes ! « Ces derniers temps vous avez eu la haute main sur mes affaires. Ça a assez duré et je n’ai nulle intention de remplacer un conseiller despotique par un autre, répondit-il avec emportement.

— Cet homme vous serait pourtant très utile, Majesté. Nous serait très utile. De nombreuses décisions s’annoncent que vous trouverez difficiles à prendre. Il faudra entreprendre des tâches que vous ne serez pas désireux d’exécuter vous-même. Vous savez, ceux qui vivent dans des palais doivent avoir des domestiques pour les débarrasser de leurs ordures, de peur qu’elles finissent par s’amonceler dans les couloirs bien cirés. Ensuite ils se chargent de tout enfouir. Si vous aviez écouté mes leçons avec attention, tout cela vous paraîtrait tout à fait évident.

— C’est vous qui ne m’avez pas bien écouté ! Sand dan Glotka ? Vous voulez que ce sale tordu… » Il réalisa à quel point le choix de ses mots était malheureux, mais ne put que poursuivre, emporté par sa colère grandissante. «… qu’il siège auprès de moi au Conseil Restreint ? Qu’il lorgne par-dessus mon épaule chaque jour ? Et maintenant, vous voudriez que j’accepte ses ordres ? C’est intolérable ! Inadmissible ! Hors de question ! Nous ne sommes plus à l’époque d’Harod le Grand ! Je me demande bien ce qui vous a permis de penser que vous pouviez vous adresser à moi en ces termes ! Je suis le roi et je refuse de me laisser dicter mes décisions ! »

Bayaz ferma les yeux et prit une profonde inspiration, comme s’il puisait en lui la patience nécessaire pour se faire comprendre d’un demeuré. « Vous n’imaginez pas ce que cela signifie d’avoir eu une existence aussi longue que la mienne. De savoir tout ce que je sais. Votre race ne vit que l’espace d’un instant et, chaque fois, c’est à nous qu’il revient de vous enseigner les mêmes vieilles leçons depuis le début. Exactement ce que Juvens a appris à Stolicus, il y a un millier d’années. Cela devient extrêmement lassant ! »

La fureur de Jezal enflait. « Désolé de vous ennuyer !

— J’accepte vos excuses.

— Je plaisantais !

— Oh, vraiment ? Eh bien, vous avez l’esprit si tranchant que je ne me suis même pas rendu compte que j’avais été coupé…

— Vous vous moquez de moi !

— Comment faire autrement ? À mes yeux, tous les humains semblent des enfants. Attendez d’atteindre mon âge et vous verrez à quel point l’histoire se répète. J’ai si souvent sauvé cette nation alors qu’elle se trouvait au bord de la destruction, pour lui offrir ensuite une gloire encore plus grande. Et qu’ai-je demandé en échange ? À peine quelques petit sacrifices ! Si seulement vous aviez idée des sacrifices que j’ai faits pour vous, espèces d’animaux stupides ! »

Hors de lui, Jezal désigna la fenêtre d’un index frémissant de rage « Que faites-vous de tous ces morts, alors ? Et de ceux qui ont tout perdu ? Croyez-vous que ces animaux stupides, comme vous dites, on apprécié les sacrifices auxquels ils ont dû consentir ? Et ceux qui ont été frappés par ce mal mystérieux ? Ceux qui vont en être atteints ? Mon meilleur ami figure parmi les malades ! D’ailleurs, je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point cette maladie ressemble à celle dont vous nous avez parlé à Aulcus. Et fatalement, je finis par me demander si votre magie n’en serait pas responsable. »

Le Mage ne se donna même pas la peine de nier. « Je travaille à grande échelle. Je ne peux pas m’inquiéter du sort de chaque gueux ! D’ailleurs, ce n’est pas non plus votre rôle. On dirait bien que j’ai échoué à vous inculquer cette leçon.

— Détrompez-vous. C’est moi qui refuse de l’apprendre ! » Il devait saisir sa chance maintenant, pendant que la colère l’animait encore assez. C’était le moment idéal pour secouer définitivement le joug du Premier Mage et de se dresser en homme libre. Bayaz était un poison dont il devait se débarrasser au plus vite. « Vous m’avez aidé à monter sur le trône et je vous en suis reconnaissant. Mais je n’apprécie pas vos méthodes de gouvernement. Elles ont un parfum de tyrannie ! »

Bayaz le considéra avec dédain, paupières mi-closes. « Tout gouvernement est une tyrannie. Au mieux, elle est joliment habillée.

— Je ne supporterai plus le mépris dans lequel vous tenez la vie de mes sujets, vous entendez ! Pour moi, vous êtes de l’histoire ancienne. Votre présence n’est plus souhaitée dans mon royaume. Nous n’avons plus besoin de vous. Dorénavant, je trouverai ma propre voie. » Avec un geste qu’il espérait royal, il lui signifia son congé. « Je ne vous retiens pas.

— Vous ne me… Ah, vraiment ? » Le Premier des Mages resta immobile un long moment, en proie à un mécontentement grandissant. Un instant qui s’éternisa au point que la colère de Jezal s’évapora peu à peu, que ses genoux se mirent à flageoler, que sa bouche s’assécha. Quand Bayaz prit enfin la parole, sa voix avait le tranchant d’une lame de rasoir. « Je prends conscience que je me suis montré bien trop indulgent à votre égard. Je vous ai dorloté comme mon propre petit-fils et ça vous a rendu entêté. C’est une erreur que je ne commettrai plus. Un éducateur responsable ne devrait jamais se comporter trop timidement avec le fouet.

— Je suis fils de roi ! s’écria Jezal. Je ne vous permettrai pas de… »

Il se plia en deux sous l’effet d’une douleur fulgurante qui lui transperça le ventre. Il fit quelques pas titubants, des jets de vomi brûlant jaillissaient de sa bouche. Puis il s’écroula, face contre terre, luttant pour retrouver son souffle, pendant que sa couronne roulait à l’autre bout de la pièce. Il n’avait jamais connu une telle souffrance. Ni même une fraction.

« Je me demande bien… ce qui vous a permis de penser que vous pouviez… vous adresser à moi en ces termes ! Je suis le Premier des Mages ! »

Tandis qu’il se tortillait dans sa propre bile, Jezal entendit Bayaz s’approcher de lui à pas lents, puis il perçut sa voix grinçante. « Fils de roi ? Vous me décevez, Majesté. Après tout ce que nous avons vécu ensemble, je ne pensais pas que vous seriez si prompt à croire ces mensonges que j’ai répandus à votre sujet. Ces absurdités étaient destinées aux imbéciles de la populace. Mais on dirait bien que les imbéciles de l’aristocratie sont tout aussi sensibles aux fariboles sentimentales… Je vous ai acheté à une prostituée. Vous m’avez coûté six marks. Elle en voulait vingt, mais j’ai âprement négocié. »

Les mots étaient douloureux, certes. Mais ce n’était rien en comparaison de l’intolérable souffrance qui coupait en deux la colonne vertébrale de Jezal, fouaillait ses orbites, lui embrasait la peau, enflammait l’intérieur de son crâne jusqu’à la racine des cheveux et le secouait de convulsions, comme une grenouille jetée dans de l’eau bouillante.

« J’avais d’autres options, bien entendu. Je ne mets jamais tous mes œufs dans le même panier. D’autres fils aux origines mystérieuses, prêts à endosser le rôle. Je me souviens d’une famille Brint, par exemple. Ce n’était pas la seule, et de loin. Mais c’est toi qui es remonté jusqu’à la surface, Jezal, comme un étron dans une mare. Lorsque j’ai traversé le pont de l’Agriont et que j’ai vu l’adulte que tu étais devenu, j’ai su que tu serais le bon. Tu avais de l’allure, la seule chose qui ne s’apprend pas. Tu es même parvenu à t’exprimer comme un souverain, ce que je n’aurais jamais osé espérer. »

Jezal ne pouvait que gémir et sangloter, incapable même de crier. Il sentit Bayaz le retourner sur le dos du bout de sa botte. À travers un écran de larmes, il vit le visage menaçant du Mage approcher au-dessus de lui.

« Mais si tu persistes à créer des problèmes… si tu veux vraiment continuer à n’en faire qu’à ta tête… Tu dois savoir que j’ai des solutions de repli. Même les rois peuvent connaître des morts accidentelles. Un accident de cheval, une olive avalée de travers. Une longue chute sur des rochers… Sans compter ceux qu’on retrouve tout simplement morts, un matin. Votre vie de sales petits insectes est déjà très courte. Mais elle peut être encore plus brève pour ceux qui se mettent en travers de mon chemin. Je t’ai créé, à partir de rien. Je t’ai sorti du néant. Et je n’ai qu’un mot à dire pour t’y faire retourner ! » Bayaz claqua des doigts. Ce simple son enfonça une lame douloureuse dans le ventre de Jezal. « Ensuite, il me suffira de te faire remplacer. »

Le Premier des Mages s’inclina un peu plus sur la silhouette prostrée. « Et maintenant, stupide petit bâtard, fils de catin, réfléchis bien à la réponse que tu vas apporter à mes questions. Feras-tu, oui ou non, ce que te conseillera l’Insigne Lecteur ? »

Les crampes se firent un rien moins douloureuses. Juste assez pour permettre à Jezal de haleter un assentiment.

« Tu le laisseras te guider en toutes choses ?

— Oui.

— Tu lui obéiras, en privé comme en public ?

— Oui, gémit Jezal. Oui, je le ferai.

— Bien. » Le Mage se redressa, dominant Jezal comme sa statue dominait jadis l’Allée du Roi. « Je savais que tu finirais par entendre raison. Je te connais bien, tu es arrogant, ignorant et ingrat. Mais avant tout tu es un lâche. Souviens-toi de mes paroles. Cette fois, je sais que tu n’oublieras pas cette leçon. »

Soudain la douleur reflua. Jezal souleva la tête, malgré le vertige qui l’affectait encore. « Je vous hais ! » parvint-il à dire d’une voix rauque.

Bayaz s’esclaffa. « Tu me hais ? Mais quelle prétention ! Penses-tu vraiment, pauvre fou, que Bayaz, premier apprenti du grand Juvens, se préoccupe de tes sentiments ? Moi qui ai précipité le Maître Créateur dans le vide et forgé l’Union. Moi qui ai détruit les Cent Verbes ! » Levant le pied avec lenteur, le Mage le posa sur la joue de Jezal et appuya fermement, lui aplatissant le visage dans la flaque de vomi. « Je me moque de ta haine, jeune insolent. La seule chose qui m’importe, c’est ton obéissance. M’obéiras-tu ?

— Oui, grinça Jezal du coin de la bouche.

— Dans ce cas, je vais prendre congé, Majesté. Priez pour ne plus me donner l’occasion de revenir. »

Enfin libéré du poids qui l’écrasait, Jezal entendit les pas du Mage s’éloigner et décroître, puis la porte s’ouvrir et se refermer d’un coup sec.

Il resta étendu sur le dos, la respiration haletante, les yeux rivés sur le plafond. Il lui fallut un long moment pour trouver le courage de rouler sur lui-même et de se mettre à quatre pattes. Une odeur nauséabonde régnait dans la pièce, et ce n’était pas seulement à cause de ce qu’il avait vomi. Avec un vague pincement de honte, Jezal réalisa qu’il s’était souillé. Il se traîna jusqu’à la fenêtre avec difficulté, aussi mou qu’une serpillière essorée. Puis il se redressa en ahanant sur ses genoux flageolants et regarda les jardins gelés.

Au bout de quelques instants, Bayaz apparut. Il parcourait à grandes enjambées les allées de graviers qui traversaient les pelouses bien taillées, l’arrière de son crâne chauve luisait. Derrière lui venait Yoru Sulfur, son bourdon dans une main, une caisse de métal sombre sous le bras. C’était la boîte que transportait le chariot qui avait suivi Jezal, Logen et Ferro à travers la moitié du Cercle du Monde. Comme ce temps lui paraissait heureux, à présent.

Soudain, Bayaz s’arrêta, se retourna et leva la tête, fixant directement la fenêtre.

Avec un gémissement de terreur, Jezal se dissimula derrière les rideaux, tremblant de tous ses membres. Ses entrailles portaient encore l’empreinte glaciale de l’intolérable souffrance qu’il venait d’endurer. Le Premier des Mages resta immobile un long moment, esquissant un sourire. Enfin, il se retourna vivement et franchit le portail, entre deux chevaliers de la Garde qui inclinèrent la tête à son passage.

Jezal continua à s’agripper aux rideaux comme un enfant aux jupes de sa mère. Il songeait à son bonheur passé, regrettant de ne pas en avoir eu conscience à l’époque, quand il jouait aux cartes avec ses amis, un avenir radieux en perspective. Les larmes aux yeux, il prit une profonde inspiration. Jamais, de toute sa vie, il ne s’était senti aussi seul. Fils de roi, vraiment ? Il n’avait rien ni personne. Il toussa et renifla. Sa vision s’embua, sa lèvre balafrée se mit à trembler. Puis, il fut secoué de longs sanglots désespérés, les larmes ruisselaient sur ses joues et s’écrasaient sur les dalles de pierre.

Il pleurait de peur et de douleur, de honte et de colère, de dépit et de désespoir. Mais Bayaz avait vu juste. Jezal était un lâche et il pleurait surtout de soulagement.