Sacrifices
Renifleur passa la porte, pressé par la masse humaine qui se ruait dans la ville. Après le semblant de bataille qui s’était déroulée à l’extérieur, quelques hommes du Nord et un nombre incroyable de soldats de l’Union franchissaient l’enceinte. Sur les remparts, quelques personnes réunies au-dessus de l’arche poussaient des acclamations et des cris de joie comme s’ils assistaient à un mariage. Un gros homme en tablier de cuir, posté à la sortie du tunnel, assenait de grandes claques dans le dos de tous ceux qui passaient à sa portée en souriant comme un cinglé. « Merci, mon ami ! Merci ! » Il fourra quelque chose dans la main de Renifleur. Une miche de pain.
« Du pain. » Renifleur le flaira, mais l’odeur était appétissante. « C’est quoi, cette histoire ? » L’homme avait un gros tas de pains stockés sur une charrette. Il en tendait un à chaque soldat, qu’il appartienne à l’armée ou à la troupe des hommes du Nord. « D’abord, qui c’est ce type ? »
Le Sinistre haussa les épaules. « Un boulanger, peut-être ? »
Mais ils n’eurent guère le temps d’approfondir le sujet. Le flot humain les emporta jusqu’à un vaste espace peuplé de gens qui se bousculaient en grommelant dans une sacrée pagaille. Il y avait là toutes sortes de soldats. Quelques vieillards et quelques femmes qui se tenaient sur le pourtour de la place commençaient à se lasser des manifestations de joie. Au milieu de cette folie, un type en uniforme noir, aux cheveux bien courts, s’était perché sur une charrette et hurlait comme une chèvre perdue.
« Huitième régiment, faites mouvement vers les Quatre Coins ! Le Neuvième vers l’Agriont ! Si vous appartenez au Dixième, vous êtes entrés par la putain de mauvaise porte.
— On croyait qu’on était au port, commandant !
— La division de Poulder s’occupe du port ! Nous, on est affectés au nord de la ville ! Huitième régiment, en avant vers les Quatre Coins !
— Je suis avec le Quatrième !
— Le Quatrième ? Où est ton cheval ?
— Mort !
— Et nous ? rugit Logen. Les hommes du Nord ! »
Le gars les fixa d’un œil rond, puis il leva les mains en un geste d’ignorance. « Avancez droit devant vous ! Si vous voyez des Gurkhiens, tuez-les ! » Il se tourna de nouveau vers la porte en agitant son pouce vers l’intérieur de la ville. « Neuvième régiment, vers l’Agriont ! »
Logen fronça les sourcils. « On ne pourra pas se repérer ici. » Il indiqua la vaste artère empruntée par de nombreux soldats. Une espèce de grande tour dépassait au-dessus des bâtiments. Un énorme édifice, sans doute construit sur une colline. « Si jamais nous sommes séparés, l’idée c’est d’arriver là-bas. » Puis il quitta la vaste avenue, Renifleur lui emboîta le pas, suivi du Sinistre, de Frisson et de ses hommes. Bonnet Rouge et son équipe étaient un peu plus loin. La foule s’éclaircit rapidement, maintenant, ils arpentaient des rues vides dont le silence n’était troublé que par le chant des oiseaux, heureux comme toujours, indifférents à la bataille qui venait de se dérouler et encore plus à celle qui se préparait.
À vrai dire, même s’il gardait son arc à la main, Renifleur non plus n’y pensait guère, trop occupé qu’il était à observer les maisons. Il n’en avait jamais vu de pareilles. Elles étaient faites de petits carrés constitués de pierre rouge et de bois noir, assemblés par de l’enduit blanc. Chacune d’entre elles était assez grande pour satisfaire un chef, la plupart des fenêtres étaient garnies de vitres.
« Sacrés palais, hein ? »
Logen eut un petit reniflement de dédain. « Tu crois que c’est quelque chose ? Attends qu’on soit arrivés à ce truc qu’ils appellent l’Agriont. Tu vas voir les bâtiments qu’ils ont là-bas. Même dans tes rêves, tu n’en as pas vu de pareils. À côté de cet endroit, Carleon est une porcherie. »
Renifleur avait toujours estimé que Carleon était un peu trop construite. Ici, c’était carrément ridicule. Il ralentit un peu le pas et découvrit qu’il marchait à côté de Frisson. Il rompit le pain et lui en tendit une moitié.
« Merci. » Frisson prit une bouchée, puis une autre. « Pas mauvais.
— Y a rien de meilleur, pas vrai ? Le goût du pain frais, c’est vraiment quelque chose. Ça a le goût de… de la paix, j’imagine.
— Si tu le dis. » Ils mastiquèrent quelques instants en silence.
Renifleur jeta un coup d’œil oblique à Frisson. « Je crois que tu devrais laisser cette querelle derrière toi.
— De quelle querelle parles-tu ?
— Combien en as-tu ? De celle qui t’oppose à notre nouveau roi. Neuf-Doigts.
— Je peux pas dire que j’aie pas essayé. » Frisson leva la tête et fixa le dos de Logen, la mine sombre. « Mais dès que je me retourne, c’est toujours là.
— Frisson, tu es un type bien. Je t’aime bien. Tout le monde t’apprécie. Tu as des tripes, mon gars, tu sais réfléchir et les hommes te suivent volontiers. Tu peux aller loin si tu ne te fais pas tuer avant et c’est justement là le problème. Je ne veux pas que tu commences quelque chose que tu ne pourras pas finir comme il faut.
— Alors, inutile de t’inquiéter. Je m’arrange toujours pour terminer tout ce que je commence. »
Renifleur secoua la tête. « Non, non, je ne parle pas de ça, mon gars, pas du tout. Tu t’en sortiras peut-être ou peut-être pas. Mais dans aucun des cas ce ne sera une victoire. Le sang engendre le sang et rien d’autre. Ce que je cherche à dire, c’est qu’il n’est pas trop tard pour toi. Il n’est pas trop tard pour que tu sois meilleur que ça. »
Frisson le regarda avec irritation. Puis il jeta le croûton de pain qu’il lui restait, carra ses larges épaules et s’éloigna sans ajouter un mot. Renifleur soupira. Certaines choses ne pouvaient pas s’arranger avec de simples paroles. Certaines choses ne pouvaient pas s’arranger du tout.
Ils émergèrent du dédale des bâtiments pour se retrouver face à un fleuve, à peu près aussi large que la Tumultueuse, mais ses deux rives étaient faites de pierre. Le plus grand pont que Renifleur ait jamais vu le traversait, des volutes de métal complexes formaient les rambardes, la chaussée aurait pu accueillir deux charrettes roulant de front. À l’autre bout, une nouvelle muraille se dressait, encore plus formidable que celle qu’ils avaient franchie pour entrer dans la ville. Renifleur avança de quelques pas, bouche bée, il observa l’eau scintillante en amont et en aval. D’autres ponts enjambaient le courant, certains encore plus imposants, ils se détachaient sur une forêt de murs, de tours et de bâtiments d’une hauteur incroyable.
Autour de lui, ils étaient nombreux à examiner l’environnement, les yeux écarquillés comme s’ils venaient de poser le pied sur la lune. Même le visage du Sinistre portait un pli qui pouvait évoquer la surprise.
« Par l’enfer, vous avez déjà vu un truc pareil ? » dit Frisson.
À force de tourner la tête de tous côtés, la nuque de Renifleur était endolorie. « Qu’est-ce qu’ils vont foutre au pays des Angles, alors qu’ils ont tout ça ici ? C’est la merde, là-haut. »
Logen haussa les épaules. « Je pourrais pas te dire. Faut croire que certains hommes en veulent toujours plus. »
« Certains hommes en veulent toujours plus, hein Frère Long-Pied ? » Glotka secoua la tête d’un air désapprobateur. « J’ai épargné votre autre pied. J’ai épargné votre vie. Et maintenant, vous voulez aussi la liberté ?
— Supérieur, si je peux me permettre, vous vous êtes engagé à me libérer, dit le Navigateur d’une voix enjôleuse. J’ai tenu ma partie du marché. Cette porte devrait déboucher sur une place non loin de la Maison des Questions…
— Nous verrons. »
Un dernier coup de hache fit sauter de nouvelles esquilles et la porte tourna sur ses gonds avec une secousse. La lumière du jour se déversa dans la cave exiguë. Le mercenaire au cou tatoué s’écarta et Glotka boitilla jusqu’en haut et jeta un regard à l’extérieur. Ah, de l’air frais… ce bienfait que nous considérons si souvent comme un dû. Une courte volée de marches conduisait à une cour pavée, confinée entre les faces arrière crasseuses de bâtiments gris. Glotka connaissait l’endroit. Juste au coin de la Maison des Questions, comme promis.
« Supérieur ? » murmura Long-Pied.
Glotka ourla la lèvre. Mais où est le mal ? De toute façon, nous n’avons aucune chance de survivre à la journée et les morts peuvent se permettre d’être miséricordieux. En fait, ce sont les seuls qui en ont les moyens. « Très bien. Laissez-le aller. » Le mercenaire borgne exhiba un long couteau et scia la corde qui liait les poignets de Long-Pied. « Il vaudrait mieux que nous ne nous croisions plus à l’avenir. »
L’ombre d’un sourire flotta sur le visage du Navigateur. « Ne vous en faites pas, Supérieur. Je pensais exactement la même chose en ce moment précis. » Il repartit en boitillant dans la direction d’où ils étaient venus, redescendit l’escalier froid et humide vers les égouts, puis disparut à une intersection.
« Dites-moi que vous avez apporté ce qu’il faut.
— Je suis peu fiable, Supérieur. Pas incompétent. » Cosca adressa un signe de la main à ses mercenaires. « C’est le moment, mes amis. On passe au noir. »
Comme un seul homme, ils sortirent et enfilèrent des masques noirs, ôtèrent leurs manteaux en loques, leurs vêtements en haillons. Dessous, chacun portait une tenue noire qui les gainait de la tête aux pieds, avec des armes parfaitement disposées. En quelques instants, une bande de canailles s’était transformée en une équipe disciplinée de tourmenteurs de l’inquisition de Sa Majesté. Il faut admettre que le fossé entre les deux fonctions n’est pas si grand.
Cosca enleva son manteau d’un geste vif, le mit à l’envers et l’enfila de nouveau. La doublure était aussi noire que la nuit. « Il est toujours sage de porter plusieurs couleurs, au cas où il faudrait se changer rapidement. » L’illustration vivante de l’expression tourner casaque. Puis le mercenaire enleva son couvre-chef et donna une chiquenaude à la plume crasseuse. « Je peux le garder ?
— Non.
— Vous êtes dur, Supérieur. » Avec un grand sourire, il lança le chapeau dans l’ombre. « Et c’est pour ça que je vous aime. » Il s’apprêtait à mettre son masque, lorsque son regard tomba sur Ardee. Elle se tenait debout dans un coin de la resserre, épuisée, visiblement désorientée. Il la considéra en fronçant les sourcils. « Et elle ?
— Elle ? Une prisonnière, Tourmenteur Cosca ! Une espionne en cheville avec les Gurkhiens. Son Éminence a exprimé le désir de l’interroger personnellement. » Ardee le fixa en cillant d’un air hébété. « C’est facile. Il suffît d’avoir l’air effrayée. »
Elle déglutit avec peine. « Ça ne devrait pas être un problème. »
Se balader dans la Maison des Questions avec pour objectif d’arrêter l’Insigne Lecteur ? Non, aucun problème. Glotka claqua les doigts. « Il faut y aller. »
« Il faut y aller, dit West. Avons-nous nettoyé les docks ? Où diable est Poulder ?
— Personne ne semble le savoir, monsieur. » Brint tenta de faire avancer son cheval, mais ils étaient coincés par une foule de méchante humeur. Des lances s’agitaient, leurs pointes se balançaient, dangereusement proches. Les soldats juraient. Les sergents braillaient. Les officiers gloussaient comme des poulets frustrés. Il était difficile d’imaginer terrain plus malaisé que des ruelles étroites pour faire manœuvrer une armée de plusieurs milliers hommes. Pour aggraver les choses, les blessés avançaient en boitant ou étaient transportés dans l’autre sens, formant un flot de mauvais augure.
Pike poussa un rugissement : « Faites place au maréchal ! Place ! » Il leva son arme comme s’il brûlait d’envie de dégager la voie du plat de son sabre et les hommes libérèrent rapidement le passage, une vallée se creusa dans le claquement des lances qui s’entrechoquaient. Un cavalier émergea de la foule. Jalenhorm. Une entaille sanglante lui traversait le front.
« Vous allez bien ? »
L’officier massif eut un grand sourire. « Ce n’est rien, Monsieur. Je me suis cogné la tête sur une fichue poutre.
— Comment avancent les choses ?
— Nous les avons repoussés vers la partie orientale de la ville. Pour ce que j’en sais, la cavalerie de Kroy a atteint les Quatre Coins, mais l’ennemi encercle toujours l’Agriont. Maintenant, ils se regroupent et contre-attaquent par l’ouest. Une grande partie de l’infanterie de Kroy est encore prise dans les rues de l’autre côté du fleuve. Si nous ne recevons pas rapidement des renforts…
— Je dois parler au général Poulder, aboya West. Où diable est passé ce damné Poulder ? Brint ?
— Oui, monsieur.
— Prenez deux de ces hommes et ramenez-moi Poulder. Tout de suite ! » Brint s’efforça de faire tourner sa monture.
« Que se passe-t-il sur mer ? Comment se débrouille Reutzer ?
— D’après ce que j’en sais, il a affronté la flotte gurkhienne, mais je n’ai pas la moindre idée de la manière… » L’odeur de saumure et de bois brûlé s’intensifia au moment où ils quittaient l’abri des bâtiments pour déboucher sur les docks. « Enfer et damnation. »
West ne pouvait que lui donner raison.
La courbe gracieuse du port d’Adua était devenue un croissant de carnage. Près d’eux, le quai était noirci, dévasté, jonché de débris de matériel et de cadavres disloqués. Plus loin, des foules d’hommes luttaient en groupes mal formés, des armes d’hast saillaient dans toutes les directions comme des piquants de hérisson. L’air retentissait de leurs cris. Les bannières de guerre de l’Union et les étendards gurkhiens s’agitaient comme des épouvantails dans la brise. Le conflit épique couvrait presque la totalité de la longue courbe du rivage. Des nappes de chaleur faisaient vibrer l’air au-dessus de plusieurs entrepôts en flammes, conférant une allure fantomatique aux centaines d’hommes qui combattaient au-delà. De longues volutes de fumée suffocante, noire, grise et blanche s’élevaient des bâtiments embrasés et s’enroulaient dans le ciel de la baie. Plus bas, sur l’eau tumultueuse, une multitude de navires livraient leur propre bataille désespérée.
Des vaisseaux sillonnaient la rade dans toutes les directions, leur voilure entièrement déployée, ils viraient, tiraient des bordées, luttaient pour occuper les meilleures positions, projetant de hautes gerbes d’écume dans leurs manœuvres. Les catapultes propulsaient des missiles ardents, des archers alignés sur les ponts lâchaient des volées de traits enflammés, des marins se déplaçaient agilement à travers la toile d’araignée des gréements. D’autres navires, reliés par des cordes et des grappins, formaient des couples maladroits, tels des chiens qui se mordaient l’un l’autre. Les rayons du couchant luisaient sur les mêlées sauvages qui se déroulaient sur les ponts. Des vaisseaux désemparés, désormais inutiles, traînaient leurs voiles déchirées et leurs mâts brisés qui pendaient lamentablement. Plusieurs étaient en flammes, lâchant des colonnes de fumée marron qui masquaient le soleil bas d’un halo crasseux. Des épaves flottaient partout sur l’eau écumeuse – barils, caisses, poutres et marins morts.
West reconnaissait la forme familière des vaisseaux de l’Union et les soleils brodés sur leurs voiles. Les autres devaient donc être ceux des Gurkhiens. Mais il y en avait aussi d’autres – de longs prédateurs élancés à la coque d’ébène, dont la voilure blanche était frappée d’une croix noire. Un des bâtiments en particulier dominait tous les autres bateaux présents dans le port, il venait justement de s’amarrer à un des rares quais encore intacts.
« Il ne vient jamais rien de bon de Talins, marmonna Pike.
— Que diable viennent faire les Styriens ici ? »
L’ancien prisonnier montra un des navires qui éperonnait le flanc d’un vaisseau ennemi. « Visiblement, ils viennent combattre les Gurkhiens.
— Qu’allons-nous faire, monsieur ? » demanda une voix.
L’éternelle question. West ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Comment un seul homme pouvait-il espérer contrôler en quelque façon le chaos colossal qui s’étendait devant lui. Il revit l’image de Varuz, arpentant le désert, son extraordinaire état-major massé sur les talons. Il se souvint de Varuz, tapotant ses cartes de son index épais. La plus grande responsabilité d’un chef n’était pas tant de commander, que d’avoir l’air de savoir comment s’y prendre. Il balança sa jambe endolorie par-dessus l’arçon de sa selle et se laissa glisser sur les pavés poisseux.
« Pour l’instant, nous installerons notre quartier général ici. Commandant Jalenhorm ?
— Oui, monsieur ?
— Trouvez le général Kroy et dites-lui de maintenir la pression au nord et à l’ouest en direction de l’Agriont.
— Bien, monsieur.
— Que quelqu’un rassemble quelques hommes et s’occupe de déblayer ce merdier. Il faut que nos troupes puissent se déplacer plus rapidement.
— Bien, monsieur.
— Et que quelqu’un me trouve le général Poulder, bon sang ! Chaque homme doit faire sa part !
— Qu’est-ce que c’est que ça encore ? » grogna Pike.
Une étrange procession se dirigeait vers eux, progressant avec solennité sur le quai dévasté, si déplacée au milieu des décombres qu’elle semblait sortir d’un rêve. Une douzaine de gardes vigilants en armure noire escortaient un homme seul. Ses cheveux noirs étaient striés de gris, il arborait une barbe pointue impeccablement taillée. Il portait des bottes noires, une cuirasse de métal noir cannelé, un manteau de velours noir flottait majestueusement sur une de ses épaules. Bref, il était vêtu comme le croque-mort le plus fortuné du monde, mais sa démarche trahissait la suffisance d’acier qui accompagnait la plus haute souveraineté. Sa trajectoire l’amenait droit sur West, il ne regarda ni à gauche ni à droite, les gardes médusés et les officiers d’état-major qui ne l’étaient pas moins s’écartaient sans effort devant son air d’autorité, comme des particules métalliques séparées par la répulsion magnétique.
Il tendit une main gantée de noir. « Je suis le grand-duc Orso de Talins. »
L’idée était peut-être que West devait s’agenouiller et l’embrasser. Au lieu de cela, il saisit sa main et la secoua fermement. « Votre Excellence, c’est un honneur. » Il ne savait pas si c’était la bonne manière de s’adresser au grand-duc. Pour dire la vérité, il ne s’attendait guère à rencontrer un des hommes les plus puissants du monde au beau milieu d’une bataille sanglante sur les docks d’Adua. « Je suis le commandant en chef de l’armée de Sa Majesté. Je ne voudrais pas paraître ingrat, mais vous êtes bien loin de chez vous…
— Ma fille est votre reine. Le peuple de Talins est prêt à n’importe quel sacrifice en son nom. Dès la nouvelle du… » Il arqua un sourcil noir vers le port en flammes. «… des troubles qui se passaient ici, j’ai mis sur pied cette expédition. Les navires de ma flotte, ainsi que dix mille de mes meilleurs hommes sont à votre disposition. »
West savait à peine quoi répondre. « Vraiment ?
— J’ai pris la liberté de les faire débarquer. Pour l’instant, ils s’occupent de dégager les Gurkhiens du quart sud-ouest de la ville. Je crois que l’endroit s’appelle les Trois Fermes, c’est cela ?
— Euh… Oui. »
Le duc Orso arbora le plus mince des sourires. « Un nom bien pittoresque pour un quartier urbain. Vous n’avez plus à vous soucier de votre flanc ouest. Je vous souhaite le succès dans vos entreprises, maréchal. Si le sort l’entend ainsi, nous nous reverrons plus tard. Une fois que nous aurons obtenu la victoire. » Il inclina sa superbe tête et poursuivit son chemin.
West le regarda partir. Il savait qu’il aurait dû se montrer reconnaissant pour le renfort inattendu de dix mille Styriens tout prêts à rendre service, mais il ne pouvait échapper au sentiment agaçant qu’il aurait été plus heureux si le grand-duc Orso n’était jamais arrivé. Cependant, pour l’instant, il avait des préoccupations plus pressantes.
« Maréchal ! » C’était Brint qui parcourait le quai en toute hâte, à la tête d’un groupe d’officiers. Un côté de son visage était marqué d’une longue trace de cendre. « Maréchal, le général Poulder…
— Enfin, bordel ! aboya West. Maintenant, nous obtiendrons peut-être quelques réponses. Où diable est cet imbécile ? » Il écarta Brint d’un coup d’épaule et se figea. Poulder gisait sur une civière portée par quatre membres de son état-major à l’air triste dans leurs uniformes maculés de boue. Le général avait l’expression d’un homme plongé dans un sommeil paisible, à tel point que West s’attendait à l’entendre ronfler. Mais la grande plaie irrégulière qui lui traversait le torse avait une nette tendance à gâcher l’effet.
« Le général Poulder a conduit la charge à la tête de ses hommes, dit un des officiers en ravalant ses larmes. Il a accompli un noble sacrifice… »
West baissa les yeux. Combien de fois avait-il souhaité sa mort ? Il passa une main sur son visage, pris d’un soudain accès de nausée. « Merde », murmura-t-il.
« Merde ! » siffla Glotka. Sa cheville tremblante s’était dérobée en se posant sur la dernière marche et il avait failli tomber sur le nez. Un Inquisiteur osseux qui le croisait lui jeta un long regard. « Il y a un problème ? » Refroidi par le ton hargneux de Glotka, l’homme baissa la tête et hâta le pas sans mot dire.
Clic, pas, douleur : Le couloir plongé dans la pénombre défilait avec une lenteur torturante. Chaque enjambée était un calvaire, mais il se forçait à avancer. Malgré ses jambes brûlantes, la pulsation lancinante qui parcourait son pied, sa nuque ankylosée, un rictus édenté plaqué sur son visage continuait à afficher une fausse nonchalance. À chaque halètement, à chaque grognement qui résonnait dans le couloir, il s’attendait à ce que quelqu’un l’interroge sur les raisons de sa présence. À chaque tiraillement, à chaque spasme, il s’attendait à voir surgir une horde de tourmenteurs prêts à les abattre comme des porcs, lui et ses mercenaires pauvrement déguisés.
Mais, tout à leur inquiétude, les rares personnes qui les avaient croisés les avaient à peine remarqués. La crainte les a rendus négligents. Le monde vacille au bord du précipice. Ils ont tous peur de faire le pas de trop et de poser le pied dans le vide. L’instinct de conservation. Rien de mieux pour réduire à néant l’efficacité d’un homme.
De sa démarche inégale, il franchit les portes ouvertes de l’antichambre du bureau de l’Insigne Lecteur. Le secrétaire leva la tête d’un air irrité. « Supérieur Glotka ! Vous ne pouvez pas tout simplement… » Il trébucha sur les mots à l’entrée des mercenaires qui s’attroupèrent dans la petite pièce. « Je veux dire… que vous ne pouvez pas…
— Silence ! J’agis sur les ordres exprès du roi. » Et alors, tout le monde ment. La différence entre un héros et un salaud tient à peu de chose, il suffit que quelqu’un le croie. « Écartez-vous ! » ordonna-t-il d’une voix sèche aux deux tourmenteurs qui flanquaient la porte du bureau. « Ou préparez-vous à en répondre. » Les deux gardes échangèrent un regard, puis en voyant d’autres hommes de Cosca apparaître, ils levèrent les mains et se laissèrent désarmer sans résistance. L’instinct de conservation. Un véritable désavantage.
Glotka marqua une pause devant la porte. J’ai si souvent tremblé de crainte à cet endroit pour le plus grand plaisir de Son Eminence. Ses doigts frémissaient contre le bois. Est-ce que ça va vraiment se passer aussi facilement ? Suffit-il de pénétrer tout simplement là-dedans et d’arrêter l’homme le plus puissant de l’Union ? Si seulement j’y avais pensé plus tôt. Il effaça son petit sourire en coin, fit tourner la poignée et entra en claudiquant.
Le bureau de Sult était tel qu’il avait toujours été. Les hautes fenêtres donnant sur l’université, la vaste table ronde avec sa carte de l’Union sertie de pierres précieuses, les sièges sculptés et les portraits maussades. Cependant, ce n’était pas Sult qui était installé dans le grand fauteuil, mais son toutou favori, le Supérieur Goyle. Eh bien, on essaie le grand fauteuil pour voir s’il convient, c’est ça ? J’ai bien peur qu’il ne soit bien trop large pour toi.
La première réaction de Goyle fut l’indignation. Comment quelqu’un a-t-il osé faire irruption ici, de cette manière ? Puis, vint l’incertitude. Qui aurait l’idée de faire irruption ici, comme ça ? Ensuite, ce fut l’effarement. L’estropié ? Mais comment ? Enfin, en découvrant Cosca et quatre de ses mercenaires derrière Glotka, Goyle fut saisi d’horreur. Ah ! Là, nous allons quelque part.
« Vous ! siffla-t-il. Mais vous avez été…
— Abattu ? Je crains qu’il n’y ait eu un changement de plan. Où est Sult ? »
Le regard de Goyle sautilla autour de la pièce, passa en revue le mercenaire nain, l’homme qui avait un crochet en guise de main, s’attarda sur le visage défiguré par les bubons du troisième, puis s’arrêta sur Cosca qui arpentait le bureau, un poing refermé sur la poignée de son épée.
« Je vous paierai ! Peu importe ce qu’il vous donne, je double la somme ! »
Cosca tendit la main, paume ouverte. « Je préfère avoir l’argent tout de suite.
— Maintenant ? Je n’ai pas… Je ne l’ai pas sur moi !
— Quel dommage ! Je fonctionne sur le même principe que les putains. On n’achète pas le plaisir avec des promesses, mon ami. C’est le plus sûr moyen de ne rien avoir.
— Attendez ! » Goyle se redressa et recula d’un pas, les mains levées dans un geste de défense. Mais il n y a aucune issue, hormis la fenêtre. C’est ça l’ennui avec l’ambition. À force de regarder vers le haut, on oublie aisément que la seule manière de quitter ces hauteurs vertigineuses est une longue chute.
« Assis, Goyle », grogna Glotka.
Cosca le saisit par un poignet, lui tordit sauvagement le bras, lui arrachant un glapissement et le renvoya dans son fauteuil. Puis, il referma la main sur la nuque de Goyle et lui écrasa le visage sur la magnifique carte de l’Union. Le nez céda avec un craquement sec, maculant de sang la partie orientale du Midderland.
Assez peu subtil, certes, mais le temps de la subtilité est passé. La confession de l’Insigne Lecteur ou celle d’un de ses proches… J’aurais préféré avoir Sult, mais à défaut du cerveau, le trou du cul fera l’affaire. « Où diable est passée cette fille avec mes instruments ? » Ardee entra à son tour, d’un pas circonspect, avança lentement jusqu’à la table et y posa le coffret.
Glotka claqua des doigts, puis désigna Goyle de l’index. Le gros mercenaire approcha, attrapa fermement le bras libre de l’inquisiteur et le tira d’un coup sec sur la table. « J’imagine que vous pensez vous y connaître en matière de torture, pas vrai Goyle ? Mais croyez-moi, on ne comprend jamais complètement quelque chose avant d’avoir passé du temps des deux côtés de la table.
— Espèce de cinglé ! Vermine ! » Le Supérieur se tortillait, aspergeant l’Union du sang qui lui couvrait le menton. « Vous avez dépassé les limites ! »
Glotka éclata de rire. « Les limites ? J’ai passé une partie de la nuit à trancher les doigts d’un de mes amis et ensuite, j’en ai tué un autre et vous venez me parler de limites ? » Il souleva le couvercle du coffret, exposant ses instruments. « La seule limite qui importe est celle qui sépare les forts des faibles. Celui qui pose les questions de celui qui y répond. Il n’existe pas d’autre limite. » Il se pencha en avant et planta le bout de l’index sur la tempe de Goyle. « Tout est dans la tête ! Les menottes, s’il vous plaît.
— Hein ? » Cosca jeta un coup d’œil vers le gros mercenaire. L’homme haussa les épaules, les tatouages grossiers de son cou suivirent le mouvement.
« Pfff… » Tel fut l’unique commentaire du nain. Quant au manchot, il avait baissé son masque et se grattait le nez du bout de son crochet.
Glotka se voûta et poussa un gros soupir. Décidément, rien ne remplace des assistants expérimentés. « Dans ce cas, j’imagine qu’il ne nous reste qu’à improviser. » Il ramassa une douzaine de longs clous et les laissa tomber sur la table où ils s’éparpillèrent dans une cascade de tintements métalliques. Puis, il sortit le marteau dont la tête polie étincelait. « Je suis convaincu que vous imaginez parfaitement la manière dont ces éléments vont se combiner.
— Non… Non ! On peut régler ça autrement, on peut… » Glotka appliqua la pointe d’un des clous sur le poignet de Goyle. « Ah ! Attendez ! Attendez…
— Auriez-vous la bonté de me tenir ceci ? Je n’ai qu’une main libre. »
D’un geste délicat, Cosca saisit le clou entre le pouce et l’index. « Bon, faites quand même attention à l’endroit où votre marteau atterrit, d’accord ?
— Pas d’inquiétude. Je suis plutôt précis. » Grâce à un nombre effrayant d’occasions de m’entraîner.
« Attendez », glapit Goyle. Le marteau produisit trois petits cliquetis métalliques, presque décevants tant ils furent discrets. Le clou pénétra proprement entre les os de Goyle avant de s’enfoncer dans le bois. Il poussa un rugissement de douleur, aspergeant la table de gouttelettes de salive rougie.
« Allons, allons, Supérieur. En comparaison de ce que vous avez infligé en personne à vos prisonniers du pays des Angles, ceci n’est qu’un jeu d’enfant. Tâchez de vous contrôler. Si vous hurlez à ce point dès maintenant, vous n’aurez plus de marge de manœuvre plus tard. »
Le gros mercenaire referma ses mains grassouillettes autour de l’autre poignet de Goyle et lui plaqua le bras sur la carte de l’Union.
Cosca leva un sourcil. « Clou ?
— Vous avez pigé le truc.
— Attendez ! Ah ! Attendez !
— Pourquoi ? C’est la première fois en six ans que je ne suis pas loin de m’amuser. Ne me tenez pas rancune de ce petit moment de joie. J’en ai si peu. » Glotka leva le marteau.
« Attendez ! »
Clic. Goyle poussa un nouveau rugissement de souffrance. Clic. Un autre cri. Clic. Le clou était en place et le ci-devant fléau des colonies pénitentiaires du pays des Angles était fixé à la table par les deux avant-bras. J’imagine que tel est le fruit de l’ambition sans talent. L’humilité est plus facile à enseigner qu’on ne le croit. Il suffit d’un ou deux clous bien placés pour dégonfler l’arrogance. La respiration précipitée de Goyle sifflait à travers ses dents ensanglantées, ses doigts se recroquevillaient sur le bois. Glotka secoua la tête d’un air désapprobateur. « Si j’étais vous, je cesserais de me débattre. Vous ne réussirez qu’à déchirer la chair.
— Tu me le paieras, salaud d’estropié ! Tu ne t’en tireras pas comme ça !
— Oh ! Mais j’ai déjà payé. » Glotka imprima un lent mouvement circulaire à son cou, tentant de dénouer les muscles ankylosés de ses épaules, ne serait-ce que pour un instant. « J’ai été enfermé, je ne sais pendant combien de temps, mais sans doute plusieurs mois, dans une cellule pas plus grande qu’une commode. Beaucoup trop petite pour se tenir debout ou même pour s’asseoir en gardant le dos droit. Dans chaque position possible, mon corps était penché, tordu, à l’agonie. Des centaines d’heures interminables dans les ténèbres, la chaleur étouffante. Agenouillé dans la fange puante de ma propre merde, à me tortiller, à me contorsionner, haletant pour absorber un peu d’air. Je suppliais pour avoir de l’eau que mes geôliers laissaient tomber par une grille qui s’ouvrait en haut. Parfois, ils pissaient à travers et je leur en étais reconnaissant. Depuis, je ne me suis jamais redressé. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenu fou. » Glotka réfléchit un instant à ses propres paroles, puis haussa les épaules. « J’ai peut-être perdu l’esprit, après tout. En tout cas, voilà le genre de sacrifice que j’ai fait. Quels sacrifices êtes-vous prêt à faire pour garder les secrets de Sult ? »
Seul le sang qui s’écoulait des avant-bras de Goyle pour s’accumuler autour de la pierre scintillante figurant la Maison des Questions de la ville de Keln lui répondit.
« Soit. » Glotka assura sa prise sur la poignée de sa canne, puis se pencha pour murmurer à l’oreille de Goyle. « Il y a un petit morceau de chair entre vos couilles et votre trou du cul. Vous ne l’avez jamais vraiment vu, à moins que vous ne soyez un contorsionniste ou un amateur de miroirs pervers. Vous savez à quoi je fais allusion. Les hommes passent des heures à penser à la zone qui se trouve devant et presque aussi longtemps à celle qui se trouve derrière. Mais ce petit morceau de chair est injustement ignoré. » Il rassembla quelques clous au creux de sa main et les fît tinter doucement sous le nez de Goyle. « Aujourd’hui, j’aimerais réparer cette iniquité. C’est par là que je commencerai, puis je travaillerai vers l’extérieur et croyez-moi, une fois que j’en aurai fini, vous penserez à ce morceau de chair pendant le restant de votre existence. Ou plus précisément, vous penserez à l’endroit où il se trouvait. Tourmenteur Cosca, seriez-vous assez aimable pour aider le Supérieur à quitter son pantalon ?
— L’université », beugla Goyle. Une pellicule de sueur recouvrait son crâne chauve. « Sult est à l’université ! »
Déjà ? C’est presque décevant. Mais rares sont les brutes qui supportent la souffrance. « Que fait-il là-bas à un moment comme celui-ci ?
— Je… Je ne…
— Réponse insatisfaisante. Le pantalon, je vous prie.
— Silber ! Il est avec Silber ! »
Glotka fronça les sourcils. « L’administrateur ? »
Le regard anxieux de Goyle fit plusieurs allers et retours entre Glotka et Cosca. Puis il ferma étroitement les paupières. « L’Expert en démonologie ! »
Il y eut un long silence. « Le quoi ?
— Silber ne se contente pas de diriger l’université ! Il conduit… des expériences.
— De quelle nature ? » D’un coup sec, Glotka enfonça la tête du marteau dans le visage sanglant de Goyle. « Parle, avant que je ne cloue ta langue à la table.
— Des expériences occultes ! Sult le paie depuis longtemps ! Depuis que le Premier des Mages est arrivé ! Peut-être avant ! »
Des expériences occultes ? Et financées par l’Insigne Lecteur ? Ça ne ressemble pas à Sult, mais ça explique enfin pourquoi ces satanés experts attendaient que je leur verse de l’argent à ma première visite là-bas. Et aussi pourquoi Vitari et sa clique s’y sont installés. « Je veux des détails sur ces expériences.
— Silber… Il est capable d’entrer en contact… avec l’Au-delà.
— Quoi ?
— C’est la vérité ! Je l’ai vu ! Il peut apprendre des choses, des secrets qu’il n’y a pas d’autre moyen d’obtenir et maintenant…
— Je vous écoute.
— Il prétend avoir trouvé un moyen de les faire traverser !
— Qui veut-il faire traverser ?
— Il les appelle les Diseurs de secrets ! »
Glotka humecta ses lèvres sèches. « Des démons ? » J’étais persuadé que Son Eminence n‘avait aucune indulgence pour la superstition, alors que pendant tout ce temps… Ce type a un culot monstre !
« Silber prétend qu’il peut les envoyer affronter ses ennemis. Enfin… les ennemis de l’Insigne Lecteur. Ils sont prêts à le faire ! »
Glotka sentit son œil tressaillir et y posa le dos de sa main. Il y a un an, j’aurais ri à m’en tenir les côtes et j’aurais cloué Goyle au plafond. Mais les choses ont changé, maintenant. Nous sommes entrés dans la Demeure du Créateur. Nous avons vu Shickel sourire au milieu des flammes. S’il y a des Dévoreurs, s’il y a des mages, pourquoi n’y aurait-il pas de démons ? Comment ne pourraient-ils pas exister ? « De quels ennemis est-il question ?
— Le Juge Suprême ! Le Premier des Mages ! » Goyle referma les yeux. « Le roi », gémit-il.
Aaaaah. Le. Roi. Ces deux petits mots, voilà mon genre de magie. Glotka se tourna vers Ardee et exhiba les espaces béants qui remplaçaient ses dents de devant. « Seriez-vous assez aimable pour préparer un document de confession ?
— Serais-je assez… » Le visage pâle, les yeux écarquillés, Ardee le fixa, un bref instant. Puis elle s’empressa de s’installer devant le bureau de l’Insigne Lecteur, attrapa une feuille de papier et une plume qui cliqueta contre l’encrier lorsqu’elle l’y plongea. Puis, elle marqua un temps d’arrêt, la main tremblante. « Que dois-je écrire ?
— Oh, quelque chose du genre, “Moi, Supérieur Goyle, reconnais avoir pris part à un complot déloyal de Son Éminence l’Insigne Lecteur Sult…” » Comment formuler ça ? Il réfléchit quelques secondes. Eh bien, appelons un chat un chat. « “… destiné à user d’arts diaboliques contre Sa Majesté le roi et des membres de son Conseil Restreint.” »
Le bec de la plume grattait gauchement le papier, éparpillant des gouttelettes d’encre. Puis Ardee lui tendit le document. « Ça vous convient ? »
Glotka évoqua le souvenir des belles confessions dont Frost avait le secret. L’écriture fluide et élégante, la formulation soignée. Chaque document de confession était une œuvre d’art. Puis, il considéra tristement le torchon constellé d’encre qu’il avait en main.
« Ce n’est pas loin d’être illisible, mais ça fera l’affaire. » Il glissa le papier sous la main tremblante de Goyle, puis prit la plume que tenait encore Ardee et la logea entre les doigts de l’inquisiteur. « Signez. »
Goyle sanglota, renifla. Mais malgré ses bras cloués à la table, il gribouilla tant bien que mal son nom au bas de la page. J’ai gagné et, pour une fois, la victoire a une saveur presque douce.
« Parfait. » Glotka se tourna vers ses acolytes. « Arrachez les clous et trouvez de quoi le panser. Ce serait dommage qu’il saigne à mort avant d’avoir eu l’occasion de témoigner. Mais bâillonnez-le, j’en ai assez entendu pour l’instant. Nous l’emmenons avec nous voir le Juge Suprême.
— Attendez ! Attendez ! Urgh… » Les protestations de Goyle cessèrent net lorsque le mercenaire aux furoncles lui fourra un chiffon sale roulé en boule dans la bouche. Le nain prit les pinces dans le coffret. Pour l’instant, nous sommes encore en vie. Qui aurait parié là-dessus ? Glotka boitilla jusqu’à la fenêtre, puis étira ses jambes douloureuses. Un cri étouffé se fit entendre lorsque le premier clou libéra le bras de Goyle, mais Glotka avait la tête ailleurs. Il observait l’université, dont les flèches perçaient le couvercle de fumée comme des doigts tendus. Des expériences occultes ? Des invocations et des attaques magiques à distance ? Il lécha ses gencives lisses ramenant un goût aigre sur sa langue. Que se passe-t-il là-bas ?
« Que se passe-t-il là-bas ? » Jezal arpentait le toit de la Tour des Chaînes, espérant que son allure évoquait celle d’un tigre en cage, mais convaincu que cela se rapprochait plus de la déambulation anxieuse du condamné au matin de sa pendaison.
Les multiples incendies avaient drapé la ville d’un voile charbonneux. Au-delà d’un kilomètre de distance, il devenait difficile de distinguer ce qui se passait. Les officiers de Varuz, répartis autour du parapet, lançaient de temps à autre des nouvelles contradictoires. Il y avait des affrontements aux Quatre Coins, sur la Voie du Milieu, dans toute la partie centrale de la cité. Tour à tour, tout espoir était perdu ou ils étaient sur le point d’être délivrés. Mais une chose ne faisait aucun doute. Au niveau du sol, au-delà de la douve de l’Agriont, les efforts des Gurkhiens se poursuivaient avec la même violence. Leur ténacité avait quelque chose de sinistre.
Une pluie de traits d’arbalète continuait à arroser l’esplanade devant le portail, mais pour chaque cadavre de Gurkhien laissé sur place, pour chaque ennemi blessé évacué, cinq hommes se jetaient dans le combat. Les soldats de l’Empereur se ruaient hors des bâtiments en flammes comme un essaim furieux de sa ruche brisée. Ils grouillaient par centaines, enserrant tout le périmètre de l’Agriont dans un cercle de chair et d’acier de plus en plus étroit. Ils s’accroupissaient derrière leurs palissades de bois pour lancer des volées de flèches vers les remparts. Le grondement des tambours s’était approché et résonnait maintenant dans toute la ville. Tous muscles tendus, Jezal regardait dans sa longue-vue, s’efforçant de la stabiliser. Il avait fini par remarquer, çà et là, de singuliers personnages.
Des silhouettes élancées, gracieuses, revêtues d’armures blanches niellées d’or étincelant se détachaient de la masse. Elles évoluaient au milieu des troupes gurkhiennes, donnant visiblement des ordres et dirigeant les manœuvres. De plus en plus souvent, elles désignaient le pont qui menait à la porte orientale de l’Agriont. De sinistres pensées assiégeaient l’esprit de Jezal. Se trouvait-il en présence des Cent Verbes de Khalul, revenus des recoins sombres de l’histoire pour traduire en justice le Premier des Mages ?
« J’aurais tendance à dire qu’ils se préparent à donner l’assaut.
— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, chevrota Varuz d’un ton rauque. Nos défenses sont imprenables. » Sa voix s’éteignit sur le dernier mot, si bien que personne ne se sentit vraiment rassuré. Quelques semaines plus tôt, personne n’aurait osé suggérer que l’Agriont puisse tomber un jour. Mais il ne serait jamais venu à l’esprit de quiconque d’imaginer que la citadelle puisse être encerclée par des légions de soldats gurkhiens. De toute évidence les règles avaient changé. Une sonnerie de trompes retentit.
« Regardez ça », murmura quelqu’un.
Jezal tourna sa longue-vue d’emprunt dans la direction indiquée. Une espèce de grande charrette avait été traînée à travers les rues. Le véhicule ressemblait à une maison en bois recouverte de plaques de métal martelé, le tout installé sur des roues. Des soldats de l’empereur y chargeaient des tonneaux sous la direction de deux des hommes en armure blanche.
« De la poudre explosive », dit inutilement quelqu’un.
Jezal sentit la main de Marovia se poser sur son bras. « Majesté, il vaudrait peut-être mieux que vous vous retiriez.
— Si je ne suis pas en sécurité ici, dites-moi précisément où je serais hors de danger.
— Le maréchal West ne tardera pas à nous délivrer, j’en suis convaincu. Mais entre-temps, le palais est de loin l’endroit le plus sûr. Je vous accompagnerai. » Le Juge Suprême adressa à Jezal un sourire d’excuse. « À mon âge, je crains de ne pas être très utile sur les remparts. »
Gorst indiqua l’escalier de son gant d’acier. « Par ici. »
« Par ici », grommela Glotka. Il claudiquait le long du couloir aussi vite que le lui permettaient ses pieds mutilés. Cosca le suivait tranquillement. Clic, pas, douleur.
Il ne restait qu’un secrétaire dans l’antichambre du bureau de Marovia. L’homme les fixa d’un air désapprobateur par-dessus ses lunettes scintillantes. Les autres ont sans doute été affublés de cuirasses mal ajustées et envoyés servir sur les remparts. Ou plus probablement, ils se sont enfermés dans un placard. Si seulement j’étais avec eux.
« J’ai peur que Monsieur le Juge ne soit occupé.
— Oh, il me recevra, ne vous inquiétez pas. » Glotka passa sans s’arrêter, posa la main sur la poignée de cuivre de la porte du bureau et faillit l’enlever par réflexe. Le métal était gelé. Glacé comme l’enfer. Il fit tourner la poignée du bout des doigts et entrouvrit la porte. Une volute de vapeur blanche s’enroula dans le couloir, semblable à cette brume givrante qui planait sur les vallées enneigées du pays des Angles au cœur de l’hiver.
Un froid mortel régnait dans la pièce. Le bois du mobilier massif, les boiseries de vieux chêne, les vitres crasseuses, tout cela scintillait de givre. Les piles de documents étaient recouvertes du même duvet blanc. Sur une table près de la porte, une carafe de vin avait explosé laissant un bloc de glace rose en forme de bouteille, entourée d’un semis d’éclats étincelants.
« Que diable… » Le souffle de Glotka formait un nuage de vapeur devant ses lèvres agressées par le froid. De mystérieux éléments étaient éparpillés dans la pièce hivernale. Une longue mesure de ce qui ressemblait à un tube noir et souple serpentait sur les boiseries, collée par le gel, comme un chapelet de saucisses abandonné dans la neige. Des paillettes de glace noire constellaient les livres, le bureau, le tapis qui craquait sous leurs pas. Des fragments roses gelés s’accrochaient au plafond, de longues esquilles blanchâtres au sol…
Des restes humains ?
Un gros morceau de chair congelée, en partie ourlé de givre, gisait au milieu du bureau. Glotka pencha la tête sur le côté pour mieux l’observer. Il découvrit une bouche encore munie de quelques dents, une oreille, un œil. Quelques mèches d’une longue barbe. Des indices suffisants permirent à Glotka de comprendre à qui appartenaient les débris de corps éparpillés dans la pièce gelée. Voilà donc tout ce qui reste de mon dernier espoir, mon troisième prétendant, le Juge Suprême Marovia ?
Cosca s’éclaircit la gorge. « Manifestement, il semble y avoir quelque vérité dans ce que prétendait votre ami à propos de Silber. »
Voilà un euphémisme aux proportions démoniaques. Glotka sentit les muscles qui entouraient son œil droit tressaillir avec une intensité douloureuse. Le secrétaire, qui s’était empressé de les suivre, passa la tête par la porte, laissa échapper un hoquet horrifié et battit tout aussi vite en retraite. Glotka l’entendit vomir bruyamment dans l’antichambre. « Je doute que le Juge Suprême puisse nous être d’une grande utilité.
— C’est tout à fait vrai. Mais de toute façon, la journée est peut-être un peu trop avancée pour vos papiers et tout le reste, non ? » D’un geste, Cosca indiqua les fenêtres aux vitres mouchetées de sang et de débris de chairs congelés. « Les Gurkhiens ne vont pas tarder, vous vous souvenez ? Si vous avez des comptes à régler, faites-le au plus vite, avant que nos amis kantiques ne déchirent les factures de tout le monde. Quand les plans échouent, il faut passer à l’action au plus vite, d’accord, Supérieur ? » Il mit la main derrière sa tête, détacha le masque et le laissa tomber sur le sol. « Il est temps de rire au visage de votre ennemi ! De tout miser sur le dernier coup ! Vous pourrez ramasser les morceaux plus tard. S’ils ne vont pas ensemble, la belle affaire ! Demain, il se pourrait bien que nous vivions tous dans un monde différent. »
Ou que nous mourions dans un monde différent. Les choses ne se déroulent peut-être pas à notre convenance, mais il a raison. C’est peut-être l’occasion d’emprunter au colonel Glotka un dernier lambeau de témérité avant la fin de la partie. « J’espère que je peux encore compter sur votre aide ? »
Cosca lui donna une claque sur l’épaule, déclenchant un frisson douloureux dans son dos tordu. « Un noble et dernier effort, avec toutes les chances contre nous ? Bien entendu ! Je devrais sans doute signaler qu’en règle générale, lorsque les arts diaboliques interviennent dans l’affaire, je double mes tarifs.
— Que diriez-vous de les tripler ? » Après tout, Valint et Balk ont des poches profondes.
Le grand sourire de Cosca s’élargit encore. « Voilà qui fait plaisir à entendre.
— Et vos hommes, sont-ils fiables ?
— Ils attendent encore de toucher les quatre cinquièmes de leur solde. Jusqu’à ce qu’ils soient payés, je confierai ma vie à n’importe lequel d’entre eux.
— Bien. Alors nous sommes parés. » Glotka agita son pied mutilé dans sa botte. Encore quelques pas, ma beauté sans orteils. Encore quelques pas tremblants et, d’une manière ou d’une autre, nous pourrons nous reposer. Il ouvrit les doigts, laissant la confession de Goyle voleter jusqu’au sol givré. « Alors, cap sur l’université ! Son Éminence n’a jamais aimé attendre. »