Prêts au pire
Assis dans sa salle à manger, Glotka massait sa cuisse douloureuse d’une main. De l’autre, il manipulait distraitement une fortune en pierres précieuses étalée sur la table, près d’une sacoche noire en cuir.
Qu’est-ce qui me pousse à faire ça ? Pourquoi rester ici et continuer à mener des interrogatoires ? Je pourrais partir avec la prochaine marée et ne plus nuire à personne. Faire une tournée des belles cités de Styrie ? Une croisière dans les Mille îles ? Échouer dans le lointain Thond ou le Suljuk, pour finir en paix ma misérable existence parmi des gens qui ne comprennent pas un mot de ce que je raconte ? Sans plus faire souffrir personne ? Sans avoir à garder de secrets ? Sans plus avoir à me soucier d’innocence ou de culpabilité, de vérités ou de mensonges, que ces petits morceaux de pierre.
Il faisait aller et venir les gemmes qui scintillaient dans la lumière des chandelles, cliquetaient en se heurtant et lui picotaient le bout des doigts. Mais ma brusque disparition attristerait terriblement Son Éminence et je serais sans doute amèrement regretté à la banque de Valint et Balk. Dans quel endroit du vaste Cercle du Monde serais-je à l’abri du chagrin de maîtres aussi puissants ? Et dans quel but ? Pour rester sur mon cul estropié toute la journée à attendre l’arrivée des tueurs ? Pour que je reste allongé à souffrir dans mon lit en pensant à ce que j’ai perdu ?
Il contempla les pierres en fronçant les sourcils, apprécia leur beauté dure et nette. J’ai fait mes choix depuis longtemps. Au moment où j’ai accepté l’argent de Valint et Balk. Le jour où j’ai embrassé l’anneau de l’office. Et avant même mon séjour dans les prisons de l’empereur, lorsque je fonçais à travers le pont, certain que seul Sand dan Glotka le Magnifique pouvait sauver le monde…
Un coup sonore retentit à la porte et résonna à travers la pièce. Glotka releva la tête d’un geste brusque, sa bouche édentée béa de stupeur. Pourvu que ce ne soit pas l’Insigne Lecteur…
« Ouvrez, au nom de Son Éminence ! »
Il se leva avec effort en grimaçant sous la douleur du spasme qui lui traversa le dos et rassembla les pierres, des poignées de gemmes étincelantes qui fuyaient ses doigts gourds. La sueur perlait sur son front.
Et si l’Insigne Lecteur découvrait mon petit trésor ? Il gloussa tout seul en attrapant la sacoche de cuir. Je voulais vous parler de tout ça, évidemment, mais le moment ne semblait jamais bien choisi. Ce n’est pas très important, après tout… Juste une rançon de roi. Dans sa hâte, une des pierres scintillantes glissa de ses doigts fébriles et roula sur le parquet avec un cliquetis sec.
On frappa une nouvelle fois à la porte, assez fort pour faire vibrer la lourde serrure. « Ouvrez !
— J’arrive ! » Péniblement, il se mit à quatre pattes, laissant échapper un gémissement, puis balaya le sol du regard, malgré la douleur brûlante qui lui tordait la nuque. Puis il repéra la pierre-une gemme plate, luisant sur les lattes du plancher à la clarté du feu.
Te voilà, petite catin ! Il la ramassa d’un geste vif et se releva en prenant appui sur la table, puis enroula deux fois le rabat de la sacoche noire. Pas le temps de trouver une cachette. Il fourra le petit sac à l’intérieur de sa chemise, puis le coinça sous sa ceinture. Ensuite, il reprit sa canne et boita vers la porte d’entrée, épongeant son visage couvert de sueur, rajustant ses vêtements et tâchant de son mieux de se forger une expression imperturbable avant d’ouvrir.
« J’arrive ! Inutile de… »
Quatre tourmenteurs bien bâtis firent irruption dans ses appartements, manquant de le renverser. Dans le couloir, Son Éminence l’Insigne Lecteur, escorté de deux autres immenses tourmenteurs, le considérait d’un regard torve. Votre visite me fait trop d’honneur, malgré l’heure quelque peu tardive. Glotka entendait les quatre premiers hommes piétiner lourdement dans son appartement, ouvrant portes et placards à la volée. Ne faites pas attention à moi, Messieurs, faites comme chez vous. Au bout d’un moment, ils revinrent dans la pièce.
« C’est vide, grogna l’un d’eux derrière son masque.
— Hum », grommela Sult avec dédain. Il franchit le seuil d’un pas souple et examina les lieux d’un air méprisant. Manifestement, mes nouveaux quartiers sont à peine plus impressionnants que les anciens. Les six tourmenteurs prirent position le long des murs de la salle à manger de Glotka, bras croisés sur la poitrine, l’œil vigilant. Ça fait beaucoup de muscles pour surveiller un seul petit estropié.
Sult arpentait la pièce, le visage crispé de fureur, ses talons martelaient le sol, ses yeux bleus semblaient sur le point de jaillir hors de leurs orbites. Inutile d’être grand juge des caractères pour comprendre qu’il n’est pas content. Un de mes vilains secrets serait-il arrivé à sa connaissance ? Une de mes petites désobéissances ? Un frisson moite remonta le long de l’ échine courbée de Glotka. Serait-ce l’exécution avortée de Magister Eider ? Ou cet accord avec le tourmenteur Vitari, afin quelle ne rapporte pas toute la vérité ? Il déplaça les hanches et un coin de la sacoche s’incrusta doucement dans ses côtes. Ou simplement le petit problème posé par l’immense fortune qui a payé mon achat par un établissement bancaire hautement suspect ?
Une image incontrôlée jaillit dans l’esprit de Glotka. La sacoche s’ouvrait brusquement sous sa ceinture, les gemmes s’échappaient de ses jambes de pantalon, averse hors de prix qui cascadait sous le regard ébahi de l’Insigne Lecteur et de ses tourmenteurs. Je me demande comment je m’y prendrais pour expliquer ça. Il dut réprimer un gloussement.
« Cette canaille de Bayaz ! » grinça Sult, dont les mains gantées de blanc se crispaient convulsivement.
Glotka sentit son corps tout entier se détendre jusqu’à la dernière parcelle. Je ne suis donc pas concerné. En tout cas, pas cette fois. « Bayaz ?
— Oui, ce falsificateur au crâne dégarni, cet imposteur bouffi de suffisance, ce vieux charlatan ! Il a volé le Conseil Restreint ! » Au voleur ! « Il a poussé cette vermine de Luthar à nous donner des ordres ! Vous m’aviez dit que c’était une lavette sans caractère ! » Je t’ai dit qu’il avait été une lavette sans caractère, mais tu ne m’as pas écouté. « Ce maudit chiot a prouvé qu’il avait des crocs et qu’il n’hésitait pas à s’en servir. Cette ordure de Premier des Mages le tient en laisse ! Il se moque de nous ! Il se moque de moi ! De moi ! hurla Sult en se frappant la poitrine d’un doigt crispé.
— Je…
— Au diable vos excuses, Glotka ! Je nage dans une mer d’excuses quand ce que je veux, ce sont des réponses, par Dieu ! Des solutions ! Il faut que j’en apprenne plus sur ce félon ! »
Dans ce cas, apprêtez-vous à être impressionné. « En fait, j’ai déjà pris la liberté d’entreprendre quelques actions dans cette direction.
— Quelles actions ?
— J’ai pu arrêter son Navigateur, dit Glotka en s’accordant le plus mince des sourires.
— Son Navigateur ? » Sult ne semblait nullement impressionné. « Et que vous a révélé cet imbécile, à part qu’il vit le nez dans les étoiles ? »
Glotka marqua un silence avant de répondre. « J’ai appris qu’il avait voyagé à travers le Vieil Empire jusqu’au bord du Monde avec Bayaz et notre nouveau roi, avant son couronnement. » Il s’efforçait de trouver les termes qui s’accorderaient à l’univers de logique, de raisonnements et d’explications claires de Sult. « Nous savons également qu’ils cherchaient… une relique de l’Ancien Temps…
— Une relique de l’Ancien Temps ? » répéta Sult dont l’expression s’assombrit.
La pomme d’Adam de Glotka s’agita nerveusement. « Exactement, mais ils ne l’ont pas trouvée…
— Si, je comprends bien, nous savons donc une des milliers de choses que Bayaz n’a pas faites. C’est bien ça ? Peuh ! » D’un geste irrité, Sult sabra l’air de la main. « Ce Navigateur n’est personne et il vous a dit moins que rien, à part vos stupides vieilles histoires de mythes et de légendes !
— Certes, Éminence », murmura Glotka. Il est vraiment impossible de faire plaisir à certaines personnes.
Toujours aussi maussade, Sult examinait un échiquier installé sous une fenêtre, une de ses mains gantées de blanc planait au-dessus des pièces, comme s’il s’apprêtait à jouer un coup. « J’ai perdu le compte du nombre de fois où vous avez déçu mes attentes, mais je vous donne une ultime chance de vous rattraper. Recommencez votre enquête sur ce Premier des Mages. Trouvez une faille, une arme que nous puissions utiliser contre lui. C’est une maladie et nous devons l’éradiquer. » Il projeta une des pièces blanches avec colère. « Je veux qu’il soit détruit ! Anéanti ! Je veux le voir enchaîné dans la Maison des Questions. »
Glotka déglutit, la gorge serrée. « Votre Éminence, Bayaz est installé dans le palais, bien à l’abri et totalement hors de ma portée… Son protégé est notre nouveau roi… » Grâce en partie à nos efforts désespérés. Glotka faillit renoncer, mais ne put s’empêcher de poser la question. « Comment vais-je m’y prendre ?
— Comment ? hurla Sult. Quoi, espèce de vermine estropiée ? » Il balaya l’échiquier d’un geste furieux, envoyant les pièces rouler sur le plancher. Et qui devra se baisser pour les ramasser, hein ? Comme s’ils étaient actionnés par le registre aigu de la voix de l’Insigne Lecteur, les tourmenteurs se détachèrent du mur et s’avancèrent d’un air menaçant. « Si je souhaitais m’occuper de chaque détail en personne, je n’aurais pas besoin de vos services inutiles ! Sortez d’ici et faites ce qu’il faut, espèce de limace tordue !
— Son Éminence est trop bonne », murmura Glotka, avec une nouvelle courbette empreinte d’humilité. Mais même le plus méprisable des chiens a besoin d’une petite gratouille entre les oreilles de temps à autre ou il pourrait bien être tenté de sauter un beau jour à la gorge de son maître…
« Et pendant que vous y êtes, vérifiez aussi cette histoire.
— Quelle histoire ?
— Cette fable à propos de Carmee dan Roth ! » Le regard de Sult se fit plus perçant, des rides profondes creusaient son front entre ses sourcils. « Si nous ne pouvons pas tenir la laisse, nous devons abattre ce chien, vous comprenez ? »
Glotka sentit tressaillir ses paupières, malgré ses efforts pour contrôler son expression. Nous cherchons donc une manière de mettre une fin abrupte au règne de Jezal. Plutôt périlleux… Si l’Union était un navire, il viendrait juste de subir une tempête et gîterait gravement. Nous avons déjà perdu un capitaine. En remplaçant le nouveau dès à présent, on risque de faire sombrer le bâtiment. Et dans ce cas, nous nous retrouverions tous à barboter dans des eaux froides, profondes et inconnues. La guerre civile, ça inspire quelqu’un ? Il regarda les pièces éparpillées sur le sol. Mais Son Éminence a parlé. Que disait Shickel, déjà ? Quand votre maître vous assigne une tâche, faites de votre mieux pour l’accomplir, même s’il s’agit d’une mission sinistre. Et certains d’entre nous sont voués aux missions sinistres…
« Carmee dan Roth et son bâtard. Je découvrirai le fin mot de l’histoire, vous pouvez compter sur moi, Éminence. »
Le dédain de Sult atteignit de nouveaux sommets de mépris. « Si seulement ! »
La Maison des Questions bourdonnait d’une activité peu commune à cette heure de la soirée. Glotka parcourait le couloir vide en boitant, ses dernières dents enfoncées dans la lèvre, sa main trempée de sueur agrippée au pommeau de sa canne. Il ne voyait personne, mais il les entendait.
Des voix filtraient par les portes bardées d’acier. Basses et insistantes. Ceux qui posent les questions. Aiguës et désespérées. Ceux qui crachent les réponses. De temps à autre, un cri, un rugissement ou un ululement de douleur déchirait le lourd silence. Là, pas besoin d’explications. Plus loin, Severard sifflotait faux sous son masque, appuyé contre le mur crasseux, un pied relevé contre le plâtre sale.
« Que se passe-t-il, ici ? demanda Glotka.
— Certains des gens de lord Brock se sont enivrés. Par la suite, ils sont devenus bruyants. Ils étaient une cinquantaine à faire du grabuge du côté des Quatre Coins. Ils se plaignaient que des droits n’ont pas été respectés, couinaient que le peuple a été trompé et répétaient que Brock aurait dû être roi. D’après eux, c’était une manifestation. D’après nous, de la trahison.
— De la trahison, hein ? » La définition est notoirement flexible. « Choisissez quelques meneurs et obtenez des signatures. Le pays des Angles est revenu dans le giron de l’Union. Il est temps que nous commencions à remplir cet endroit de traîtres.
— On s’en occupe déjà. Y a-t-il autre chose ?
— Oh, bien sûr. »
Jongler avec des couteaux. L’un descend, deux autres s’élèvent. Toujours plus de lames qui tournoient dans l’air et toutes munies d’un tranchant meurtrier. « J’ai reçu la visite de Son Éminence, un peu plus tôt dans la soirée. L’entrevue a été brève, mais encore trop longue à mon goût.
— Du travail pour nous, en perspective ?
— Rien qui fera de vous un homme riche, si c’est ce que vous avez en tête.
— Je garde toujours espoir. Je suis ce qu’on appelle un optimiste.
— Tant mieux pour vous. » Quant à moi, j’inclinerai plutôt vers la tendance inverse. Glotka prit une profonde inspiration, puis laissa échapper l’air en un long soupir. « Il s’agit du Premier des Mages et de ses vaillants compagnons.
— Encore ?
— Son Éminence veut des informations.
— Bayaz. Mais n’est-il pas proche de notre nouveau souverain ? »
Glotka leva un sourcil en entendant un rugissement étouffé résonner dans le couloir. Proche ? Il aurait tout aussi bien pu l’avoir modelé dans la glaise. « C’est précisément pour cela que nous devons garder un œil sur lui, tourmenteur Severard. Pour sa propre protection. Les hommes puissants ont des ennemis puissants, tout autant que de puissants amis.
— Pensez-vous que le Navigateur sache autre chose ?
— Rien qui fasse l’affaire.
— Dommage, je commençais à m’habituer à avoir cette petite fripouille dans le coin. Il raconte une fameuse histoire sur un énorme poisson. »
Glotka suçota ses gencives lisses. « Laissez-le où il est pour le moment. Le tourmenteur Frost appréciera peut-être ses histoires à dormir debout. » Il a un sens de l’humour impayable.
« Si le Navigateur n’est d’aucune utilité, qui allons-nous interroger ? »
Qui en effet ? Neuf-Doigts a disparu. Bayaz lui-même est bien à l’abri au palais et son apprenti quitte rarement son sillage. Celui qui était autrefois Jezal dan Luthar se trouve bien au-delà de notre portée, nous devons en convenir… « Et cette femme ? »
Severard leva la tête. « Quoi ? La catin noire ?
— Elle est encore en ville ?
— Aux dernières nouvelles, elle serait encore dans nos murs.
— Alors, suivez-la et voyez ce qu’elle fabrique. »
Le tourmenteur ne répondit pas immédiatement. « C’est indispensable ?
— Quoi ? Vous avez peur ? »
Severard souleva son masque et se gratta le visage. « Je peux vous citer un tas de gens que j’aimerais mieux filer à sa place.
— La vie est une succession de choses qu’on préférerait ne pas avoir à faire. » Glotka inspecta le couloir du regard, pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls. « On nous a aussi demandé d’obtenir des renseignements sur Carmee dan Roth, la prétendue mère de notre roi actuel.
— Quel genre de renseignements ? »
Il se pencha vers Severard et lui parla doucement à l’oreille. « Des renseignements… A-t-elle vraiment porté un enfant avant de mourir ? Cet enfant est-il vraiment issu des reins hyperactifs du roi Guslav ? Cet enfant est-il vraiment l’homme qui se trouve sur le trône ? Ce genre de renseignements, vous voyez ? » Ces questions pourraient nous précipiter dans les ennuis, tête la première. Des questions que certaines personnes assimileraient à de la trahison, dont la définition est flexible, comme chacun le sait.
Le masque de Severard était aussi neutre que d’habitude, mais la partie visible de son visage exprimait incontestablement la contrariété. « Vous êtes certain que nous voulons fouiller dans cette direction ?
— Je vous suggère d’interroger l’Insigne Lecteur à cet égard. Quant à moi, sa certitude m’a semblé indiscutable. Demandez de l’aide à Frost si vous avez des difficultés.
— Mais que cherchons-nous ? Comment…
— Comment ? grinça Glotka. Si je souhaitais m’occuper de chaque détail en personne, je n’aurais pas besoin de vos services inutiles ! Sortez d’ici et faites ce qu’il faut ! »
Lorsque Glotka était jeune, beau, leste et prometteur, admiré et envié, il avait passé de longs moments dans les tavernes d’Adua. Je ne me souviens tout de même pas d’être tombé aussi bas, y compris dans mes humeurs les plus sombres.
Aujourd’hui, en claudiquant parmi les clients, il n’avait pas réellement l’impression de détonner. Être estropié semblait être la norme ici, il avait même plus de dents que la moyenne. Presque tout le monde exhibait des cicatrices disgracieuses, des mutilations invalidantes, des plaies ou des blessures à faire rougir un crapaud. Certains avaient le visage aussi grêlé que la surface d’un bol de porridge caillé. D’autres tremblaient plus que des feuilles dans la tempête et puaient la pisse vieille d’une semaine. D’autres encore avaient des mines à trancher la gorge d’un enfant, juste pour garder le fil de leurs couteaux affûtés. Une putain ivre était affalée contre un poteau dans une posture qui aurait difficilement excité le plus frustré des marins. En revanche, je retrouve les mêmes relents de bière aigre et de désespoir, sueur rance et mort prochaine, que sur les sites de mes pires excès. Mais encore plus âcres.
Quelques compartiments privés délimités par des arches voûtées occupaient le fond de la salle puante, abritaient des ombres misérables et des ivrognes encore plus minables. Et qui d’autre pourrait-on s’attendre à trouver dans un tel environnement ? Glotka s’arrêta devant la dernière stalle. « Eh bien, eh bien, eh bien, je n’aurais pas cru vous revoir en vie. »
Nicomo Cosca avait encore plus piètre allure que lorsque Glotka avait fait sa connaissance, si toutefois c’était possible. Vautré contre le mur crasseux, les mains pendantes, la tête penchée sur le côté, il regardait, à travers ses paupières mi-closes, l’installation laborieuse de Glotka sur le siège d’en face. Dans la lueur mouvante d’une maigre chandelle, sa peau à la pâleur cireuse prenait une nuance sombre sous les yeux gonflés. Sur son cou, l’irritation semblait plus enflammée et avait gagné du terrain, grimpant le long de la mâchoire comme du lierre sur une ruine. Encore un petit effort, et il pourrait avoir l’air aussi ravagé que moi.
« Supérieur Glotka, grasseya Cosca d’une voix aussi rude que de l’écorce. Je suis ravi que vous ayez eu mon message. C’est un honneur de reprendre notre relation, contre toute attente. Alors, finalement, vos maîtres ne vous ont pas récompensé de vos efforts en vous tranchant la gorge ?
— J’ai été aussi surpris que vous, mais finalement, ils s’en sont abstenus. » Mais, il leur reste encore amplement le temps de changer d’avis. « À quoi ressemblait Dagoska, après mon départ ? »
Le Styrien gonfla ses joues creuses. « À un vrai foutoir, si vous voulez savoir. Beaucoup de morts. Beaucoup d’hommes faits prisonniers. C’est ce qui arrive quand les Gurkhiens s’invitent à dîner, non ? Des hommes de bien ont connu de tristes fins et le sort des méchants n’a pas été meilleur. De tristes fins pour tous. Comme pour votre ami, le général Vissbruck, par exemple.
— J’ai cru comprendre qu’il s’est tranché la gorge. » Sous les applaudissements du public. « Comment vous en êtes-vous sorti ? »
Le coin de la bouche de Cosca se retroussa, comme s’il avait voulu sourire sans en avoir l’énergie. « Je me suis déguisé en servante et je m’en suis tiré au prix de quelques faveurs.
— Ingénieux. » Mais plus probablement, c’est toi qui as ouvert les portes aux Gurkhiens en échange de ta liberté. Je me demande si j’aurais fait la même chose dans cette situation. Sans doute. « Et heureusement pour nous deux.
— On dit que la chance est une femme. Elle est attirée par ceux qui la méritent le moins.
— Peut-être. » Cependant, je semble à la fois peu méritant et malchanceux. « C’est une chance incontestable que vous soyez arrivé à Adua maintenant. La période est… troublée. »
Glotka entendit un couinement sous la chaise, puis un bruit de fuite. Un gros rat détala et s’arrêta en terrain découvert. Cosca glissa gauchement une main dans sa veste tachée, puis la ressortit et détendit le bras d’un geste vif. Un couteau en jaillit et fendit l’air pour se ficher en vibrant dans le plancher, à un ou deux pas de la cible. Le rongeur s’attarda un peu plus longtemps, comme pour exprimer toute l’étendue de son mépris, puis se faufila entre la table, les pieds de la chaise et les bottes éraflées des clients.
Cosca suçota ses dents tachées, puis s’extirpa de la stalle pour récupérer sa lame. « Je faisais des merveilles avec un couteau, vous savez.
— De belles femmes étaient suspendues à mes lèvres. » À son tour, Glotka téta ses gencives nues.
« Les temps changent.
— Il paraît. Toutes sortes de changements, visiblement. Les nouveaux maîtres créent de nouvelles inquiétudes. Et de nouvelles inquiétudes signifient que les affaires reprennent pour les gens qui travaillent dans ma partie. Il se pourrait bien que, sous peu, j’aie recours à vos talents particuliers.
— Je ne peux pas dire que je sois en situation de refuser vos propositions. » Cosca pencha sa bouteille, glissa la langue dans le goulot et lécha la dernière goutte. « Ma bourse est aussi vide qu’un puits à sec. Si vide en fait, que je n’en ai même plus. »
Sur ce point, au moins, je peux être utile. Glotka s’assura qu’ils n’étaient pas observés, puis fit glisser quelque chose sur la surface irrégulière de la table. Il regarda l’objet rebondir avec un bruit sec et s’arrêter en tournoyant devant Cosca. Le mercenaire le prit entre le pouce et l’index, le présenta à la lumière de la chandelle et l’examina d’un œil injecté de sang. « Ça ressemble à un diamant.
— Considérez-vous comme engagé. D’ores et déjà, vous pouvez chercher quelques hommes qui partagent votre sensibilité afin de vous prêter main-forte. Quelques hommes fiables, discrets et pas trop curieux. Quelques types bien, quoi.
— Vous voulez dire quelques mauvais garçons, non ? »
Glotka eut un large sourire, dévoilant les espaces entre ses dents. « Eh bien, j’imagine que tout dépend si l’on se place du point de vue de l’employeur ou de celui de la cible.
— Vous avez sans doute raison. »
Cosca laissa tomber la bouteille vide sur les planches irrégulières. « Et quelle est la cible, Supérieur ?
— Pour l’instant, votre boulot se résume à attendre en restant discret. » Glotka se pencha en grimaçant, passa la tête hors de la stalle et claqua des doigts pour attirer l’attention d’une serveuse à l’air revêche. « Une autre bouteille de ce que boit mon ami !
— Et ensuite ? demanda Cosca.
— Je suis certain que je trouverai à vous employer. » Il s’inclina avec peine vers l’avant et murmura. « Entre vous et moi, la rumeur prétend que les Gurkhiens approchent. »
Cosca fit la grimace. « Encore eux ? On est vraiment obligés ? Ces enfoirés ne respectent pas la règle du jeu. Ils n’ont ni dieu, ni vertu, ni foi. » Il frissonna. « Ça me rend nerveux.
— Eh bien, peu importe qui frappe à la porte, je suis sûr de pouvoir organiser une héroïque dernière bataille, avec les chances contre nous et sans espérer de renforts. » Après tout, ce ne sont pas les ennemis qui me manquent.
Le regard du mercenaire brilla lorsque la fille posa lourdement une bouteille pleine sur la table bancale. « Ah, les causes perdues. Mes préférées. »