XVII

 

Pendant que Morane se familiarisait avec les commandes de la vedette, Ballantine s’était livré à trois occupations indispensables.

D’abord, il avait tranché le câble qui retenait le bâtiment à son ancre.

Ensuite, il avait trafiqué le nœud de l’amarre, côté bateau, évidemment, de manière à ce que ledit nœud se défasse dès la première secousse.

Enfin, se débarrassant avec plaisir d’une chemise vert olive dont toutes les coutures craquaient autour de son torse puissant, ainsi que d’une casquette de même couleur et qui lui allait comme un coup de poing dans l’œil d’une ballerine, il s’était laissé couler dans l’eau, du côté opposé à la clairière, pour faire le tour du bateau à la nage et, sous l’eau cette fois, s’approcher d’un gros dinghy dansant sur le fleuve, entre la berge et la vedette. Trois coups de couteau bien placés, et le canot pneumatique s’était mis à perdre, de façon fort discrète, l’air qui le gonflait.

— Incroyable ! s’exclama le colosse en rejoignant Bob près du tableau de bord. J’pourrai même pas raconter cette histoire à mes p’tits-enfants : y s’endormiraient avant la fin et, en plus, y m’traiteraient sûrement de menteur. Quand j’pense qu’on s’faisait bêtement du mouron à l’idée de s’emparer de ces armes… Quelle blague ! Une patrouille de boy-scouts aurait pu le faire aussi bien que nous ! Vous parlez d’une jolie bande d’endormis !

Morane sourit.

— On va les réveiller, décida-t-il.

Il appuya résolument sur le démarreur et, obéissant, le moteur se mit à tourner en rugissant.

— À propos d’endormis, cria Bob pour dominer le vacarme, si tu nous flanquais ces deux imitations de gardiens par-dessus bord, hein ?

— Avec plaisir ! hurla Bill. Z’auront certainement des tas de choses à raconter à leurs petits copains !

Les marches de l’escalier menant de la cabine au pont protestèrent lamentablement lorsque le géant roux les emprunta, quelques instants plus tard, un homme sous chaque bras.

— Et d’un ! lança le colosse en même temps que la moitié de son fardeau.

Il vit le corps disparaître dans l’eau maintenant tourbillonnante du fleuve. Puis l’homme refit surface et se mit à battre des bras. Bill eut juste le temps de remarquer son visage ahuri, tandis que Morane faisait virer la vedette. L’Écossais envoya le second gardien rejoindre son congénère, puis il se tourna pour porter ses regards dans la direction de la clairière.

Ça commençait quand même à s’agiter un peu, là-bas. Des hommes en vert olive gesticulaient, couraient en tous sens. Près de la rive, un petit groupe tirait à lui, par son amarre, le gros dinghy dont Bill avait crevé l’enveloppe. L’Écossais sourit.

— J’vous prédis une chouette balade, grommela-t-il pour lui-même.

Un autre groupe apparut, non loin de la berge. Armé, celui-là. Et, tandis que la vedette pilotée par Morane, terminait son demi-tour, pointant à présent son étrave vers l’aval du fleuve, Bill constata que les hommes n’épaulaient pas les fusils qu’ils tenaient à la main, comme si, curieusement, ils répugnaient à s’en servir.

Faisant volte-face, le colosse enjamba les caisses d’armes et rejoignit son ami à la barre.

— Une vraie partie de plaisir ! cria-t-il.

— Tu parles !

— Z’ont des fusils, reprit Ballantine, hurlant de plus belle.

Bob hocha la tête.

— C’que j’comprends pas, reprit encore le géant roux, c’est que ces corniauds-là n’ont pas l’air de vouloir s’en servir…

— Ils hésitent, cria Morane. Normal…

Et, devant la mine perplexe du colosse, il expliqua :

— Ils n’ont pas encore compris que les armes leur filaient vraiment entre les pattes. Ça leur paraît sans doute impossible, j’imagine… Et ils n’ont pas envie de faire sauter la cargaison, tu comprends ? Quand ils se décideront à réagir, il sera trop tard.

Bob avait fait virer la vedette jusqu’au milieu du chenal. D’une poussée de la main, il engagea à fond la manette des gaz, et le puissant bâtiment, taillé pour la course, parut bondir au-dessus de l’eau. En dépit de son chargement, il filait bon train, abandonnant rapidement derrière lui la clairière et ses occupants.

Il n’y avait pas eu un seul coup de feu.

— Et maintenant ? cria Bill.

— On retourne jusqu’à l’endroit où on a laissé le canot.

Un sourire entendu fendit la face du colosse.

— Ça veut dire que nous ne ramenons pas les armes, hein ? lança-t-il.

Morane lui jeta un coup d’œil et sourit lui aussi.

— Tu en doutais ? renvoya-t-il.

— Pas le moins du monde.

En quelques minutes, ils furent à hauteur du grand manglier sous les racines duquel ils avaient dissimulé l’embarcation de sauvetage empruntée à l’Eldorado.

Alors, Bob arrêta le moteur, et le silence tomba d’un seul coup sur cette partie du río. Tandis que Bill allait récupérer le grand canot, Morane ouvrit un jerrycan d’essence avec laquelle il se mit à arroser copieusement le pont de la vedette, de l’arrière à l’avant.

Il avait presque vidé le bidon de vingt litres, lorsque les pétarades nerveuses d’un petit moteur explosèrent bruyamment sous les hautes racines des palétuviers bordant la rive, et le canot de l’Eldorado apparut, avec le colosse aux cheveux rouges à l’arrière.

Abandonnant le jerrycan sur une caisse de munitions, Morane se jeta à l’eau, pour fendre la surface brunâtre du fleuve d’un crawl impeccable.

D’un coup de reins, il grimpa dans le canot que Bill maintenait face aux remous. Après quoi, le colosse fit virer l’embarcation et, donnant des gaz, la lança en direction de la mer.

Derrière eux, la vedette se balançait au milieu du Comasico. Une fois de plus, Bob ôta le plastique qui enveloppait le Smith & Wesson, qu’il pointa en direction du bâtiment gris.

Bill obliqua légèrement, de manière à ne pas se trouver dans la ligne de tir. À présent, entre la vedette et les deux hommes, il devait y avoir quelque chose comme cinquante ou soixante mètres. Morane ne tira pas tout de suite, laissant la distance s’accroître entre les deux embarcations.

Il dut tirer trois fois. Et c’est à la troisième balle seulement que l’essence prit feu, changeant le pont de la vedette en brasier.

Il y avait eu tout d’abord une grande flamme jaune, très claire, presque blanche. Énorme, en tout cas. Elle enveloppa tout de suite le bateau et son chargement. Puis vinrent les explosions, plutôt faibles, intermittentes, semblables à celles des pétards d’un 14 juillet. Ensuite, d’autres flammes se mirent à dévorer la vedette, voraces, passant à l’orange, au rouge vif. Et alors, subitement, ce fut le río lui-même qui parut exploser dans une formidable déflagration, accompagnée par une haute colonne d’eau qui parut grimper d’un seul coup bien plus haut que les plus hauts arbres de la forêt environnante.

Longuement, les échos de l’explosion roulèrent sur les eaux brunes du Comasico.

Et quand il n’y eut plus, sur cette partie du fleuve, que les dérisoires pétarades d’un petit moteur qui poussait les deux amis vers la mer et vers l’Eldorado, Morane et Ballantine surent avec certitude qu’il n’y aurait pas de guérilla à Tumbaga.

 

FIN

 

 

 

Des presses de marabout.s.a.

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[1] Tramping : vagabondage. Le tramp est un bateau naviguant de port en port, un peu à l'aventure, à la recherche de fret.