VI
Morane n’ouvrit pas les yeux. Le souffle de sa respiration ne changea pas de rythme.
Pourtant, il ne dormait plus.
Quelque chose l’avait réveillé, une ou deux secondes plus tôt. Il ne savait pas encore ce que c’était, mais il était déjà certain, par contre, d’avoir été tiré de son sommeil d’une manière anormale.
Au-delà de cette vibration sourde et continue qui parcourait tout le navire, et qui était celle des machines, vibration ininterrompue ressemblant à celle du sang circulant dans les artères, au-delà de la douce et incessante rumeur des vagues et de la brise, il y avait eu autre chose.
Et il y avait encore autre chose…
Mais quoi ?
Précautionneusement, Bob écarta les paupières. Et la lumière lui sauta aux yeux. Une lumière chaude, rosée, légère, imprécise, dont la source était toute proche de son visage.
Et puis il comprit. Il y avait quelqu’un dans la cabine. Quelqu’un qui braquait une lampe de poche, en masquant à demi le faisceau lumineux à l’aide des doigts. Mais pas assez pour que Bob n’en fut pas vaguement ébloui.
Autre constatation : Bill ne sciait pas du bois. Peut-être était-il éveillé, lui aussi ? Peu probable cependant car, si le colosse s’était subitement arrêté de ronfler, le visiteur, lui, se serait certainement inquiété, ce qui ne paraissait pas du tout être le cas. L’explication la plus simple, et sans doute la bonne, c’était que Bill ne ronflait pas davantage lorsque l’intrus avait pénétré dans la cabine. Sans doute s’était-il tourné sur le bon côté.
Maintenant que Bob était tout à fait réveillé, il entendait le visiteur farfouiller, déplaçant des objets dans un bruissement de toile. Ce qu’il était en train de faire, Morane le comprit rapidement : il fouillait les deux gros sacs de toile que les deux amis avaient hâtivement fourrés de leurs effets avant de quitter la Carolina.
Tout doucement, sans cesser de respirer avec régularité, profondément, comme s’il dormait, Bob leva la tête. Il remarqua que les aiguilles lumineuses de sa montre indiquaient un peu plus de trois heures trente. Du matin, évidemment. Paupières plissées pour aiguiser son regard, il s’efforça de distinguer la silhouette du visiteur. Celui-ci paraissait lui tourner le dos, agenouillé sur le plancher de la cabine. Morane se redressa encore un peu plus, s’appuyant d’abord sur les avant-bras, puis sur les mains.
À ce moment-là, en dépit des précautions prises par Bob, le bois du cadre sur lequel il était étendu émit un gémissement plaintif.
Près de la cloison faisant face aux couchettes superposées, le type dut se retourner instantanément car, soudain, éblouissant, le faisceau de sa lampe électrique frappa Morane en plein visage.
L’instant n’était plus à la réflexion, ni à la prudence, et Bob, sans laisser à l’autre le temps de réagir, s’élança d’une détente si prompte qu’elle devait le faire bénéficier de l’avantage de la surprise. En principe. En principe seulement.
Il atterrit brutalement sur l’un des sacs de marin que l’inconnu fouillait la seconde d’avant et roula bruyamment sur le plancher métallique de la cabine. L’intrus avait dû se jeter de côté au moment où Morane avait plongé, et ce dernier, se redressant aussitôt, bondit dans la direction de la lumière dont le pinceau balayait maintenant toute la cabine d’une manière désordonnée, ce qui indiquait que l’homme tentait de retrouver son équilibre un instant compromis.
Alors, d’assailli, le visiteur nocturne se fit assaillant. Quelque chose qui devait être un poing – mais pas un poing seulement –, accrocha méchamment Bob à l’épaule, le faisant tournoyer sous la violence du choc.
À présent, le type attaquait résolument. Tenant sa lampe d’une main, la lumière braquée sur Morane, il fonça à son tour. Bob le sentit venir plutôt qu’il ne le vit, et il se laissa tomber en avant, les bras largement ouverts pour saisir l’homme aux genoux, en un placage de rugby classique.
Apparemment, le type était un coriace, et Morane décida d’en finir et d’y mettre le paquet.
L’inconnu battit l’air des bras et, dans ce mouvement, la lampe heurta la cloison de métal avec un bruit de verre qui se brise. Subitement, la cabine fut plongée dans une obscurité presque totale, tandis que la torche électrique rebondissait sur le plancher.
Tout ce que Bob avait pu voir durant le court instant où la lumière de la lampe ne l’avait pas aveuglé, c’était la toile bleue et usée des jeans que portait l’homme.
Ce dernier s’était effondré, et Morane fut sur lui, sa nyctalopie le servant une fois de plus. Il abandonna les genoux du type et, foudroyante, sa main fila en coup de sabre, pour toucher l’adversaire sous le menton.
Dans la position où se trouvait Morane, il n’avait pu porter le coup avec toute la précision et l’efficacité voulues, ce qui s’avéra décisif pour la suite des événements. Néanmoins, la tête de l’inconnu avait été projetée en arrière et avait frappé le plancher en rendant un son de gong tout de suite étouffé.
À ce moment-là, Bob était persuadé qu’il venait d’étendre l’autre pour le compte.
Avec lenteur, il se mit debout. Son épaule lui faisait mal, là où le visiteur nocturne l’avait frappé quelques secondes plus tôt. Il y porta la main, précautionneusement, sentit sous ses doigts quelque chose de chaud et de gluant. Pas de doute : il s’était sérieusement fait accrocher, et il saignait.
Morane eut un bref mouvement de colère, qu’il domina aussitôt. Faisant un pas en avant, les paupières plissées pour aiguiser l’acuité de sa vision, il tendit celui de ses bras qui n’était pas blessé, cherchant sur la cloison, près de la porte, le commutateur commandant l’éclairage de la cabine.
Mais, à l’instant où ses doigts frôlaient la coupelle de cuivre habillant ledit commutateur, une charge violente, à hauteur des reins, projeta Bob contre la cloison.
L’homme qui venait de lui tomber dessus, avec une brutalité sauvage, doubla son attaque d’une manchette à la nuque, et quelque chose s’alluma subitement devant les yeux de Bob. Ce n’était pas la lumière électrique, qu’il n’avait d’ailleurs pas eu le temps d’allumer, mais une sorte de flash, un éclair éblouissant et fugitif. Les classiques « trente mille chandelles » !
Le type était vraiment plus coriace encore que Morane l’avait pensé…
Il saisit Bob par les cheveux et le tira méchamment en arrière, d’une secousse. Puis, sa main abandonna Morane qui, groggy, tituba au centre de la cabine, rassemblant péniblement toute son énergie pour ne pas s’écrouler et faire face à un nouvel assaut.
Mais le type avait ouvert la porte de la cabine. Dans la lueur vague provenant de la coursive faiblement éclairée, Bob aperçut une silhouette tout aussi vague qui se glissait rapidement par l’entrebâillement de la porte.
Le type se faisait la malle.
Muscles bandés, tête bourdonnante, des petits points brillants dansant devant ses yeux, Morane entreprit de franchir la distance qui le séparait de la porte à demi ouverte.
Malheureusement, cette damnée porte se trouvait à présent à des centaines de mètres de lui. Elle s’éloignait d’ailleurs encore, filait de plus en plus rapidement, devenait minuscule. Il allait certainement mettre un temps fou pour l’atteindre et, pendant ce temps, le type en profiterait pour disparaître.
Bob préféra abandonner une poursuite impossible. De toute manière, il n’était pas vraiment dupe, car une petite voix lui soufflait à l’oreille que la porte n’était en réalité qu’à deux pas de lui. En outre, et il le savait également fort bien, il était à un cheveu de tomber dans les pommes. Il y avait longtemps que ça ne lui était plus arrivé…
En sous-estimant l’homme aux jeans, il avait commis une erreur et s’était fait avoir comme un débutant.
Pliant les genoux, Morane s’assit tout bêtement à l’endroit où il se tenait, sur le plancher, au milieu de la cabine. Même pour sauver sa vie, il aurait été incapable de demeurer debout une seconde de plus.
Une voix se fit entendre alors, venant de la seconde couchette. Une voix rauque, ensommeillée, qui prononça quatre mots, avec une sorte de mauvaise humeur et un terrible accent anglais – écossais plutôt :
— C’qui s’passe ?…
Depuis l’instant où Morane avait ouvert les yeux sur la nuit de la cabine, jusqu’au moment où le visiteur nocturne s’était éclipsé, il ne s’était certainement pas écoulé plus de trente à quarante secondes.
Et trente ou quarante secondes, c’était peu pour tirer Ballantine de son sommeil. Une sorte de record, quoi !
Surtout en considérant le fait que, en guise de somnifère sans doute, le colosse avait ingurgité les trois quarts d’une bouteille de whisky avant de s’abandonner aux bras de Morphée.
Et que le whisky en question ne fût pas du sacro-saint Zat 77 ne changeait rien à l’affaire…
*
Torse nu, Morane était assis sur un tabouret, directement sous la lumière jaune de l’unique ampoule électrique protégée par un grillage et éclairant chichement la cabine. Penché au-dessus de lui, Ballantine arrondit ses lèvres épaisses sur un long sifflement appréciateur.
— Pas mal ! dit-il ensuite. Le type avait un coup de poing américain, c’est sûr… Et à pointes, encore !
— Ouais, fit Bob en tordant le cou pour apercevoir sa blessure. Après tout, j’ai eu de la chance : devait certainement avoir l’intention de me retoucher le portrait… M’a manqué d’un poil…
Bill fourragea dans la boîte ouverte posée sur un autre tabouret, à côté de lui. Il en tira une bouteille et un gros tampon de gaze stérile.
— Ce type, grogna-t-il, pourriez le reconnaître ?
— Je ne l’ai pas vraiment vu, Bill… Tout juste une silhouette dans l’obscurité. Tout ce que je sais, c’est qu’il portait des jeans, comme toi et moi, et comme la majorité des hommes sur ce bateau, je suppose…
Bob s’interrompit, grimaça.
— Mal ? questionna le colosse.
— T’occupe pas…
Avec une douceur inattendue chez un homme dont les mains faisaient inévitablement penser à des pattes de grizzli, l’Écossais s’était mis à nettoyer la plaie à l’alcool, tirant la langue avec une application passionnée d’écolier se saoulant de calligraphie.
— L’a eu d’la chance, marmonna-t-il en se redressant quelques secondes plus tard.
— Qui ? fit Morane. Le type ?
— Ouais…
— Non, Bill… C’est moi qui ai eu de la chance. J’aurais dû me méfier… J’ai cru que je l’avais proprement sonné, tu comprends, et il n’en était rien, tout simplement…
De sa main libre, Bob se frappa soudain le front.
— Hé ! s’écria-t-il, mais j’y pense : il ne sera pas tellement difficile à dégoter, mon bonhomme…
— Comment ça ? s’enquit Ballantine, tout en posant une compresse de gaze imbibée de mercurochrome sur la blessure.
— Je lui ai filé un bon coup sous le menton, quand même ! répondit Morane. Une sacrée pêche dont il se souviendra, mais dont il gardera surtout la trace pendant quelques jours au moins, c’est sûr…
— Bon ça, apprécia Bill.
Déroulant une bande de sparadrap qui se décolla en faisant entendre un petit crissement, le géant en coupa deux morceaux au moyen de petits ciseaux qui paraissaient ridiculement minuscules entre ses doigts épais comme des saucisses. Avec soin, il appliqua le tissu adhésif sur le pansement, en le faisant déborder largement de chaque côté de la gaze pour maintenir celle-ci en bonne place. Cela fait, Bill recula d’un pas et jeta sur son œuvre un long regard, critique d’abord, satisfait et même admiratif ensuite. Puis il demanda :
— À votre avis, commandant, c’qu’il cherchait ici, le mec, à part la pêche qu’vous lui avez collée ?
— Je me le suis demandé, tu penses !
— Alors ?
— Franchement, je n’en sais rien…
— Un vulgaire voleur ?
Morane se mit debout et fit jouer les muscles de son bras blessé, accompagnant le mouvement d’une petite grimace de douleur.
— Non, répondit-il, je ne crois pas… Comme tu l’as dit, il devait chercher quelque chose…
— Quoi ? grogna Ballantine qui rangeait la boîte contenant l’équipement de premiers soins dans un petit placard, près des couchettes. On a not’ fric dans nos ceintures…
De la main, Bob désigna les deux sacs ouverts sur le plancher, avec, autour d’eux, le fouillis des objets épars.
— Imagine que le capitaine Frizo ne soit pas certain de notre identité. Il peut très bien avoir envoyé ce type chez nous avec mission d’en apprendre un peu plus…
— Croyez que le capitaine est dans le coup ?
— Je n’en sais rien, Bill. Une supposition…
— Frizo a nos passeports, objecta Ballantine en refermant la porte du petit placard.
— Ce ne sont que des passeports, justement…
— Pour quelle raison douterait-il de leur authenticité ?
— Voilà : pour quelle raison ?
En silence, Bob enfila une chemise qu’il venait de pêcher sur le sol, près des sacs. Bill s’était laissé tomber sur l’une des couchettes, les yeux fixés sur son ami.
— Vous suis pas bien, grogna-t-il.
— Imagine…, commença Morane.
— Encore ! Est-ce que, justement, vous n’avez pas un peu trop d’imagination, commandant ? Ça nous a déjà joué pas mal de tours, d’ailleurs…
— Imagine, reprit Bob, imperturbable, que Frizo ne soit pas tout à fait droit dans ses bottes…
— Bon, j’imagine… Et après ?
— Aide-moi à remettre de l’ordre dans tout ça…
Tout en renfournant dans les sacs ce que le mystérieux visiteur en avait tiré, et tandis que le colosse s’approchait pour l’aider, Morane poursuivit :
— Si Frizo a des choses à cacher, il est tout à fait normal qu’il se méfie de deux particuliers qui lui tombent du ciel…
— De la mer, plutôt !
— De la mer… D’accord… Et il charge un de ses hommes de nous rendre visite…
— Des fois qu’on aurait une seconde paire de passeports dans nos sacs ! enchaîna Bill qui triturait pensivement une paire de chaussettes. Tient pas debout, vot’ histoire, commandant…
Agenouillés tous deux devant les sacs, ils échangèrent un long regard. Morane soupira.
— L’ennui, dit-il, c’est que tu as probablement raison…
Il se passa une main dans les cheveux, distraitement, ainsi qu’il le faisait souvent lorsqu’il était préoccupé, puis il reprit :
— En tout cas, si Frizo est hors de cause, un de ses hommes ne l’est certainement pas…
— Ouais, fit Ballantine. Un type avec le menton légèrement amoché…
Dans un même mouvement, ils se mirent debout.
— On y va ? dit l’Écossais. Doit pas y avoir grand monde sur ce rafiot…
Morane hocha simplement la tête, avant de se diriger vers la porte.
— Minute ! lança Bill.
Comme par magie, il venait de faire apparaître une bouteille de whisky.
— C’est pas du Zat 77, dit-il en dévissant le bouchon, mais c’est quand même chouette pour les fièvres.
Tendant le flacon à Bob, il proposa :
— Z’en voulez une goutte ?
L’Écossais avait appuyé sur les mots « une goutte ».
— Une fois n’est pas coutume, accepta Morane en prenant la bouteille.
— Faut jamais cracher sur un petit remontant, renchérit Ballantine, l’air aussi convaincu que possible.
Morane faillit s’étrangler à la première gorgée. Tandis que le feu liquide coulait dans sa gorge, il rendit le flacon à son ami.
— Comment peux-tu aimer ça ! protesta-t-il doucement.
Le colosse lampa posément une bonne moitié de la bouteille avant de la reboucher. Puis, tout aussi posément, il murmura :
— Dites-moi plutôt comment qu’on peut n’pas aimer ça !… C’est r’fuser l’paradis…