Chapitre 23

Ananaïs descendit du mur et rejoignit Irit, Lake et Galand sur l’herbe. On avait sorti des carafes de vin et des assiettes de viande, et le groupe mangea en silence, pris d’une grande lassitude. Ananaïs n’avait pas voulu regarder quand son vieil ami s’était fait mettre en pièces, mais il s’était retourné juste à temps pour voir le pouvoir des Templiers se faire balayer par la terrible férocité des bêtes agonisantes.

Après cela, la Légion était revenue à la charge, mais avec moitié moins d’entrain. Elle fut repoussée avec une grande facilité. Darik annonça une pause, le temps qu’on enlève tous les cadavres : cinq mille Unis, trois cents Templiers et un bon millier de soldats étaient morts durant ces quelques minutes abominables.

Ananaïs vit Balan assis seul, près des arbres ; il prit une carafe de vin et le rejoignit. Balan portait toute la misère du monde sur le visage. Il était assis, la tête penchée, fixant inlassablement le sol. Ananaïs s’assit à côté de lui.

— Raconte-moi ! ordonna-t-il.

— Il n’y a rien à raconter, répondit le prêtre. Ils ont donné leur vie pour vous.

— Qu’ont-ils fait ?

— Je ne peux pas vous le décrire, Masque Noir. Mais, en gros, ils ont projeté une image dans l’esprit de ces bêtes. L’image a réveillé la part d’humanité en eux – et cela les a déchirés.

— Ils ne pouvaient pas le faire du haut des murs ?

— Si, peut-être. Mais plus on est proche d’un homme, plus l’emprise sur lui est forte. Il fallait qu’ils soient très près pour en être sûrs.

— Et maintenant, il ne reste plus que toi.

— Oui. Il n’y a plus que Balan !

— Que se passe-t-il à Tarsk ?

— Je vais aller voir pour vous, répondit Balan en fermant les yeux.

Quelques instants après, il les rouvrit.

— Tout se passe bien. Le mur tient.

— Combien d’hommes ont-ils perdu ?

— Trois cents ne pourront plus se battre. Mais seulement cent quarante sont morts.

Seulement, grommela Ananaïs. Je te remercie.

— Ne me remerciez pas, dit Balan. Tout ce qui se rapporte à cette entreprise insensée me dégoûte.

Ananaïs le laissa et s’aventura dans les bois, retirant son masque pour permettre à l’air frais de soulager sa peau qui le brûlait. Il s’arrêta au bord d’un ruisseau et y plongea la tête. Puis il but longuement. Rayvan le vit et l’appela pour lui donner le temps de remettre son masque.

— Comment cela se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Mieux que nous l’espérions. Mais plus de quatre cents hommes sont morts sur chaque mur. Et au moins quatre cents ne pourront plus jamais se battre.

— Cela nous en laisse combien ?

— Près de trois cents ici. Cinq cents à Tarsk.

— Peut-on tenir ?

— Qui diable le saurait ? Un jour ? Deux ?

— Il nous manquera toujours un jour, déclara Rayvan.

— Oui. C’est excitant, n’est-ce pas ?

— Vous avez l’air fatigué. Allez vous reposer.

— J’y vais, ma dame. Comment vont vos blessures ?

— La cicatrice sur mon visage va mettre en valeur le reste de mes attributs. Ma hanche est toujours douloureuse.

— Vous vous en êtes bien sortie.

— Dites-le à ceux qui sont morts.

— Je n’en ai pas besoin, répondit Ananaïs, ils sont morts pour vous.

— Que ferez-vous si nous gagnons, Masque Noir ?

— Drôle de question, vu les circonstances.

— Pas du tout. Qu’allez-vous faire ?

— Rester un soldat, je présume. Reformer le Dragon.

— Et vous marier ?

— Personne ne voudrait de moi. Je ne suis pas très joli à voir sous ce masque.

— Montrez-moi ! dit-elle.

— Pourquoi pas ?

Il retira son masque.

— Oui, dit-elle, c’est effrayant. Je suis surprise que vous ayez survécu. La marque des crocs descend presque jusqu’à votre gorge.

— Ça ne vous dérange pas si je remets mon masque ? Je me sentirai plus à l’aise.

— Pas du tout. Il paraît que vous étiez le plus bel homme de tout l’empire.

— C’est vrai, ma dame. En ce temps-là, vous en seriez tombée à la renverse.

— Cela ne veut pas dire grand-chose. J’ai toujours eu du mal à dire non… Et ça, c’était avec les hommes laids. J’ai même couché avec Irit, une fois, mais je ne crois pas qu’il s’en souvienne. C’était il y a trente ans – avant que je me marie, je tiens à le préciser.

— Vous deviez être très jeune.

— Quelle galanterie ! Mais oui, c’est vrai, j’étais jeune. Nous sommes dans les montagnes, Masque Noir, et il n’y a pas beaucoup de distractions. Mais dites-moi, aimez-vous Valtaya ?

— Cela ne vous regarde pas, répondit-il sèchement.

— C’est vrai. Mais répondez-moi quand même.

— Oui, je l’aime.

— Alors, ce que je vais dire va certainement vous faire mal, Ananaïs…

— Je me demandais aussi où vous vouliez en venir.

— À ceci : si vous l’aimez, quittez-la.

— C’est elle qui vous a demandé de venir me voir ?

— Non. Mais elle est perdue, désemparée. Je ne crois pas qu’elle vous aime. Je crois qu’elle a juste de la gratitude pour vous, et qu’elle essaie de vous la témoigner à sa manière.

— Ces temps-ci, je me contente de ce que je peux, dit-il amèrement.

— Je ne crois pas que ce soit vrai.

— Laissez-moi seul, Rayvan. S’il vous plaît !

Une fois Rayvan partie, Ananaïs s’assit et resta seul pendant quelques heures, incapable de s’endormir. Dans sa tête, il revécut tous ses triomphes, mais bizarrement ses souvenirs ne le satisfaisaient plus. La foule en délire, les femmes qui succombaient, les hommes envieux – il se demanda s’il avait réellement pris plaisir à tout cela.

Où étaient les fils qu’il aurait dû avoir ?

Où était la femme de son cœur ?

Valtaya ?

Sois honnête avec toi-même. As-tu jamais vraiment aimé Valtaya ? Si tu étais toujours le Guerrier Doré, lui aurais-tu accordé ne serait-ce qu’un regard ? L’aube pointa sur le ciel oriental. Ananaïs gloussa, puis fut pris d’un fou rire.

Oh, et puis à quoi bon ? Il avait pleinement vécu sa vie d’homme.

Pas la peine de se morfondre en regrets morbides. Le passé était une bête morte, et le futur, une épée sanglante dans les plaines de Skoda.

Tu approches la cinquantaine, se dit-il, et tu es toujours fort. Les hommes te suivent. Le peuple drenaï a besoin de toi. Ton visage a peut-être disparu, mais tu sais qui tu es.

Ananaïs, le Guerrier Doré.

Masque Noir, le Fléau de Ceska.

Une sonnerie retentit. Ananaïs se leva et retourna aux remparts.



Cela faisait trois nuits que Renya ne dormait pas, furieuse et dubitative quant à ce qu’elle allait faire. Les murs de sa petite tente l’étouffaient et la chaleur devenait oppressante. Depuis deux jours, les Nadirs s’étaient préparés à la guerre ; ils amassaient des provisions et choisissaient leurs poneys avec attention. Tenaka avait désigné deux maîtres de guerre pour l’accompagner, Ingis et Murapi. Renya l’avait appris de Subodaï, car pas un mot n’avait été échangé entre elle et Tenaka depuis la veille de la Quête Chamanique.

Elle s’assit, jetant sa couverture en peau de chèvre. Elle était fatiguée et pourtant tendue comme une corde d’arc. Elle savait pourquoi, mais le savoir ne lui servait à rien. Elle était dans les limbes, prisonnière entre son amour pour cet homme et sa haine pour sa mission. Elle était perdue, car ses pensées revenaient perpétuellement vers lui.

L’enfance de Renya avait été bâtie sur le rejet, car elle était difforme et ne pouvait pas participer aux jeux des autres enfants. Ils se moquaient de sa jambe estropiée ainsi que de son dos tordu ; elle se réfugiait dans sa chambre… et dans sa tête. Aulin avait eu pitié d’elle, il lui avait fait don de la beauté grâce aux machines de la terreur. Mais, bien qu’avec le temps elle ait changé à l’extérieur, la Renya intérieure resta la même – apeurée devant les sentiments d’affection, terrorisée devant l’amour, car cela signifiait offrir son cœur et abaisser ses défenses. Pourtant, l’amour l’avait transpercée, comme la lame d’un assassin, et elle se sentait flouée. Tenaka avait été un héros, un homme en qui elle pouvait avoir confiance. Elle avait accueilli la lame à bras ouverts. Et maintenant, elle comprenait qu’il y avait du poison au bout.

Elle ne pouvait pas vivre avec lui.

Elle ne pouvait pas vivre sans lui.

La tente en toile la déprimait, aussi partit-elle marcher dans la nuit. Le camp s’étalait sur près d’un kilomètre, et la tente de Tenaka en était l’épicentre. Subodaï grogna et roula sur lui-même lorsqu’elle passa.

— Va dormir, femme ! grommela-t-il.

— Je n’y arrive pas.

Il poussa une malédiction et s’assit en se grattant la tête.

— Quel est le problème ?

— Cela ne te regarde pas.

— Ses femmes te dérangent, décida Subodaï. C’est commun chez les femmes drenaïes. Vous êtes gourmandes.

— Cela n’a rien à voir avec ses femmes, répliqua sèchement Renya.

— C’est ce que tu dis ! Pourquoi il t’a virée de sa tente, alors ?

— Je me suis virée toute seule !

— Mmh. Tu es une belle femme, je dois l’admettre.

— C’est pour cela que tu dors à l’extérieur de ma tente ? Tu attends que je t’invite à l’intérieur ?

— Chhhut, ne le murmure même pas ! dit Subodaï en montant la voix. Un homme pourrait y perdre sa tête – ou pire. Je ne veux pas de toi, femme. Tu es bizarre, folle même. Je t’ai entendue hurler comme un animal, et je t’ai vue bondir sur ces idiots de Meute-de-Rats. Je ne voudrais pas de toi dans mon lit – j’aurais trop peur de m’endormir !

— Alors que fais-tu ici ?

— Le Khan l’a ordonné.

— Tu es devenu son chien. Assis, pas bouger, couché devant la tente !

— Oui, je suis son chien. Je suis fier d’être son chien. Il vaut mieux être le chien d’un roi que le roi d’une bande de chacals.

— Pourquoi ? demanda Renya.

— Comment ça, pourquoi ? N’est-ce pas évident ? Qu’est-ce que la vie, sinon une trahison ? Nous débutons jeunes, pleins d’espoirs. Le soleil est bon avec nous, le monde nous attend. Mais les années passent et tu constates à quel point tu es tout petit, insignifiant devant le pouvoir des saisons. Puis tu commences à vieillir. Les forces t’abandonnent et le monde se rit de toi à travers les railleries des jeunes. Et puis tu meurs. Seul. Insatisfait. Mais des fois… des fois un homme vient, qui lui n’est pas insignifiant. Il peut changer le monde, voler leur pouvoir aux saisons. Il devient le soleil.

— Et tu crois que Tenaka est cet homme ?

— Croire ? s’exclama Subodaï. Qu’est-ce que j’y connais, moi, aux croyances ? il y a quelques jours, il était Danse-Lames. Seul. Puis il m’a pris. Un Lances. Et puis Gitasi. Et Ingis. Et la nation. Tu comprends ? Il n’y a rien qu’il ne puisse faire. Rien !

— Il ne peut pas sauver ses amis.

— Pauvre femme. Tu ne comprends toujours pas.

Renya l’ignora et continua à marcher vers le centre du camp. Il la suivit discrètement, restant à une dizaine de pas derrière elle. Ce n’était pas dur, cela lui permettait de la regarder avec un plaisir non dissimulé. Ses yeux noirs s’attardèrent sur ses longues jambes et la courbe subtile de ses reins. Par les dieux, quelle femme ! Si jeune et si forte. Une grâce animale.

Il se mit à siffler, mais le son mourut dès qu’il aperçut la tente du Khan. Il n’y avait pas de gardes. Il courut vers Renya et la tira en arrière pour l’arrêter.

— Ne me touche pas, siffla-t-elle.

— Il se passe quelque chose, dit-il.

Elle releva la tête, les narines dilatées par les parfums de la nuit. Mais la puanteur nadire était tout autour d’elle, l’empêchant de déceler quoi que ce soit.

Des ombres noires se faufilèrent vers la tente.

— Assassins ! hurla Subodaï en dégainant son épée et en se précipitant en avant.

Les formes sombres convergèrent vers lui. Tenaka Khan ouvrit le battant de sa tente, l’épée à la main, pour apercevoir Subodaï qui se taillait un chemin jusqu’à lui. Tenaka le vit trébucher et s’écrouler sous les coups d’épée.

Il sortit pour affronter les tueurs.

Un hurlement démoniaque retentit dans tout le campement, et les assassins ralentirent le pas.

Puis le démon fut sur eux. Un revers de main envoya un homme voltiger à trois mètres dans les airs. Un deuxième s’écroula lorsque des griffes lui tranchèrent la gorge. Sa vitesse était faramineuse. Tenaka courut pour l’aider, parant le coup d’estoc d’un guerrier trapu, et lui enfonçant en retour sa lame entre les côtes.

Ingis arriva au pas de charge avec quarante guerriers. Les assassins déposèrent les armes et s’immobilisèrent devant le Khan, les yeux abattus.

Tenaka nettoya son épée et la rengaina.

— Trouve-moi qui les a envoyés, dit-il à Ingis, et il marcha à grands pas vers Subodaï, étendu sur le sol.

Le bras gauche de l’homme pissait le sang, et il avait une entaille profonde juste au-dessus de la hanche.

Tenaka lui fit un garrot au bras.

— Tu vivras ! dit-il. Mais tu me surprends. Te faire avoir par quelques prédateurs nocturnes.

— J’ai glissé dans la boue, grommela Subodaï pour se défendre.

Deux hommes portèrent le guerrier blessé dans la tente de Tenaka. Le Khan se releva et chercha Renya, mais elle avait disparu. Il interrogea les guerriers qui se trouvaient là, et deux d’entre eux affirmèrent l’avoir vue courir vers l’ouest. Tenaka demanda son cheval.

Ingis s’approcha de lui.

— Ce n’est pas prudent de partir seul à sa recherche.

— Non. Mais je dois le faire.

Il grimpa en selle et sortit du campement au galop. Il faisait trop sombre pour suivre des traces, mais il continua à galoper en direction des Steppes. Il n’y avait aucun signe d’elle.

Plusieurs fois il fit ralentir son cheval et cria son nom. Il n’y eut pas de réponse. Finalement il arrêta sa monture et regarda tranquillement autour de lui. Pas trop loin, sur sa gauche, il y avait un bosquet d’arbres entouré par des buissons touffus. Il indiqua la direction à son cheval et s’y rendit au petit trot. Mais, tout d’un coup, le cheval s’arrêta et hennit de peur. Tenaka calma la bête, lui tapota le cou en soufflant des mots doux à son oreille. Le cheval refusa de faire un pas de plus. Il descendit et dégaina son épée.

La logique lui disait que, quoi qu’il y ait dans les fourrés, ce n’était pas Renya, car le cheval la connaissait. Pourtant, autre chose que la logique prenait le dessus dans son esprit.

— Renya ! appela-t-il.

Le son qui répondit à son appel ne ressembla à rien de ce qu’il avait jamais entendu : un gémissement funèbre proche du sifflement. Il rengaina son épée et avança lentement.

— Renya ! C’est Tenaka.

Les buissons explosèrent littéralement et elle le percuta de toutes ses forces, le projetant en arrière, sur le dos. Une de ses mains se referma sur sa gorge ; l’autre se tenait au-dessus de ses yeux, toutes griffes dehors. Il ne bougea pas, il se contenta de regarder ses yeux fauves. Les pupilles étaient devenues des fentes, longues et ovales. Lentement, il leva ses mains vers les siennes. La lueur animale mourut dans son regard et l’étreinte sur sa gorge se relâcha. Puis elle ferma les yeux et s’évanouit dans ses bras. Gentiment, il la roula sur le dos.

Un son de sabots dans les Steppes le fit se redresser. Ingis apparut, au galop, ses quarante guerriers derrière lui, et sauta de sa selle.

— Elle est morte ?

— Non, endormie. Quelles nouvelles ?

— Ces chiens ne veulent pas parler. Je les ai tous tués, sauf un, qu’on soumet à la question.

— Bien. Et Subodaï ?

— Il est chanceux. Il guérira vite.

— Alors tout va bien, fit Tenaka. Aide-moi à ramener ma femme à la maison.

— Tout va bien ? répéta Ingis. Il y a un traître en fuite et nous devons le trouver.

— Il a échoué, Ingis. Il sera mort au matin.

— Comment peux-tu en être sûr ?

— Tu verras bien.



Tenaka s’assura que Renya soit bien installée sous sa tente avant d’accompagner Ingis à l’endroit où était retenu l’assassin pour l’interrogatoire. L’homme avait été attaché à un arbre, et ses doigts avaient été cassés, un par un. On préparait un feu sous ses pieds. Tenaka avança et fit arrêter les tortures.

— Ton maître est mort, dit-il. Tout cela est inutile. Comment souhaites-tu mourir ?

— Je m’en moque.

— As-tu une famille ?

— Ils n’étaient pas au courant, répondit l’homme, la peur au ventre.

— Regarde-moi bien dans les yeux, mon gars, et crois-moi. Je ne ferai pas de mal à ta famille. Ton maître est mort et tu as échoué. C’est une punition suffisante. Tout ce que je veux savoir c’est : pourquoi ?

— J’ai juré d’obéir.

— C’est à moi que tu avais juré obéissance.

— Non, ce n’est pas vrai. Seulement à mon maître de guerre – lui, en revanche, vous avait prêté serment, moi je n’ai pas trahi ma parole. Comment est-il mort ?

Tenaka haussa les épaules.

— Tu veux voir le corps ?

— Je voudrais mourir à ses côtés, répondit l’homme. Je le suivrai même dans la mort, car il a été bon avec moi.

— Très bien. (Tenaka le détacha.) Veux-tu qu’on te porte ?

— Je peux marcher, bon sang !

Suivi par Tenaka, Ingis et ses quarante guerriers, l’homme les mena à travers tout le camp jusqu’à ce qu’ils atteignent la tente de Murapi, où deux gardes étaient postés.

— Je suis venu voir le cadavre, déclara-t-il.

Les gardes le regardèrent étonnés et il comprit aussitôt qu’il avait été trompé.

Il se retourna pour affronter Tenaka.

— Que m’as-tu fait ? hurla-t-il.

Le battant de la tente se souleva et Murapi sortit. Il avait plus de quarante ans et était solidement bâti. Il eut un léger sourire.

— De tous mes hommes, dit-il calmement, je ne pensais pas que tu briserais celui-ci. La vie est décidément pleine de surprises !

L’homme tomba à ses genoux.

— On m’a trompé, Seigneur, sanglota-t-il.

— Ce n’est pas grave, Nagati. Nous en parlerons pendant notre voyage.

Tenaka fit un pas en avant.

— Tu as rompu ton serment, Murapi. Pourquoi ?

— J’ai tenté ma chance, Tenaka, répondit-il sans s’émouvoir. Si tu dis vrai, les portes de Dros Delnoch vont s’ouvrir pour nous, et avec elles, l’empire drenaï tout entier. Mais tu ne pars là-bas que dans l’intention de sauver tes amis. Ce n’était qu’un pari.

— Tu connais le prix de l’échec ?

— Oui, je le connais bien. Me sera-t-il permis de me tuer ?

— Oui.

— Alors tu ne feras pas de mal à ma famille ?

—Non.

— Tu es généreux.

— Si tu étais resté avec moi, tu aurais vu à quel point je peux l’être.

— Est-il trop tard ?

— Oh oui ! Tu as une heure.

Comme Tenaka repartait vers sa tente, Ingis le suivit pas à pas.

— Tu es un homme subtil, Tenaka Khan.

— Tu en doutais, Ingis ?

— Pas le moins du monde, mon Seigneur. Puis-je donner à mon fils, Sember, le commandement des Loups de Murapi ?

— Non, je les commanderai moi-même.

— Très bien, mon Seigneur.

— Demain, ils garderont ma tente.

— Tu aimes vivre dangereusement ?

— Bonne nuit, Ingis.

Tenaka pénétra dans sa tente et alla jusqu’au lit de Subodaï. Le guerrier dormait profondément, mais il avait retrouvé ses couleurs. Il se rendit alors à l’arrière de la tente où Renya était allongée. Il toucha son front et elle se réveilla, ses yeux redevenus normaux.

— Tu m’as trouvée ? murmura-t-elle.

— Je t’ai trouvée.

— Alors, tu sais ?

— Je sais.

— J’arrive à me contrôler la plupart du temps. Mais ce soir, ils étaient trop nombreux, et j’ai cru qu’ils allaient te tuer. J’ai perdu le contrôle.

— Tu m’as sauvé.

— Comment va Subodaï ? Est-ce qu’il a survécu ?

— Oui.

— Il t’adore.

— Oui.

— Très… fatiguée, dit-elle.

Ses yeux se refermèrent et, s’avançant, elle l’embrassa sur les lèvres.

Ses yeux se rouvrirent.

— Tu vas essayer de sauver Ananaïs, pas vrai ?

Ses paupières s’affaissèrent une fois encore. Il tira la couverture sur elle et partit au centre de la tente.

Là, il s’assit et se versa un gobelet de nyis, qu’il but lentement.

Essayait-il de sauver Ananaïs ?

Franchement ?

Ou était-il juste content que la décision ait été prise pour lui ?

Si Ananaïs trouvait la mort, qu’est-ce qui l’empêcherait de porter la guerre au cœur même de Drenaï ?

C’est vrai qu’il ne se pressait pas, mais pourquoi le ferait-il ? Decado lui avait dit qu’ils ne pouvaient pas tenir. À quoi cela servirait-il de pousser des hommes dans une avance forcée, de jour comme de nuit, pour arriver épuisés sur le champ de bataille ?

À quoi ?

Il imagina Ananaïs se tenant dans une posture de défi devant les hordes de Ceska, l’épée à la main, ses yeux bleus brillant de mille feux.

Il jura entre ses dents.

Et fit appeler Ingis.