Chapitre 14
Durant six jours, il n’y eut pas le moindre signe d’activité hostile sur la frontière est de Skoda. Les réfugiés descendaient en grand nombre des montagnes, colportant des récits de tortures, de famine et de terreur. Les Trente sondèrent les réfugiés du mieux qu’ils purent, refoulant aussitôt ceux qui mentaient ou qui cachaient leur sympathie pour Ceska.
Mais, jour après jour, le nombre de réfugiés augmentait et la terre se vidait de son sang. Des camps furent montés dans plusieurs vallées et d’un seul coup Ananaïs se retrouva confronté à des problèmes sanitaires, mais aussi de ravitaillement. Rayvan l’en déchargea d’une bonne partie, en organisant les réfugiés en pelotons, afin de creuser des latrines ou construire des abris pour les personnes âgées ou les infirmes.
Toutes les heures, des jeunes gens venaient se porter volontaires pour rejoindre l’armée. Galand, Parsal et Lake durent faire le tri et leur trouver des tâches à accomplir dans la milice de Skoda.
Mais ils voulaient tous se battre pour Masque Noir, le géant à l’uniforme sombre, celui qu’ils surnommaient déjà « le Fléau de Ceska ». Parmi les nouveaux venus il y avait des poètes dont les premières chansons flottaient dans la vallée, le soir, autour des feux de camp.
Cela eut tendance à agacer Ananaïs, mais il le cacha bien, sachant à quel point ces légendes seraient nécessaires dans les jours à venir.
Tous les matins, il chevauchait dans les montagnes pour étudier les vallées et les collines, afin de jauger les distances et les angles d’attaque. Il chargea des hommes de creuser des tranchées et de construire des murs de terre, de bouger des rochers afin de faire des abris. On cacha des flèches et des lances à différents endroits, ainsi que des sacs de victuailles qu’on accrocha aux branches des arbres et qu’on camoufla avec du feuillage. Chaque chef de section connaissait trois planques au minimum.
Quand le soleil se couchait, Ananaïs réunissait les chefs de section autour d’un feu et leur posait des questions sur leur journée d’entraînement, et il les encourageait à proposer des idées, des stratégies et des plans. Il notait soigneusement le nom de ceux qui le faisaient, et il restait avec eux après avoir fait rompre les autres. Lake, malgré son côté idéaliste, était un fin penseur qui répondait toujours de manière intelligente. Sa connaissance du terrain était vaste, aussi Ananaïs le mettait-il beaucoup à contribution. Galand aussi était un guerrier intelligent, et les hommes le respectaient ; il était solide, loyal : on pouvait compter sur lui. Son frère Parsal, lui, n’était pas un penseur, mais son courage était remarquable. À ceux-là, qui formaient son cercle, il ajouta deux autres personnes : Turs et Irit. Des solitaires un peu taciturnes, d’anciens pillards qui gagnaient leur vie en passant la frontière vagrianne pour y voler du bétail et des chevaux qu’ils vendaient ensuite dans les vallées occidentales. Turs était jeune et avait du feu dans les veines ; son frère et deux de ses sœurs avaient été tués dans la razzia durant laquelle Rayvan s’était rebellée. Irit était plus âgé, élancé comme un loup, et avait la peau dure comme du cuir tanné. Les hommes de Skoda les respectaient tous les deux et écoutaient en silence quand ils parlaient.
C’était Irit qui avait annoncé la venue du héraut, le septième jour après le départ de Tenaka.
Ananaïs était en train de reconnaître le versant occidental des montagnes de Carduil lorsque Irit le trouva. Ils cravachèrent côte à côte en direction de l’est.
Leurs chevaux étaient couverts d’écume quand ils atteignirent finalement la vallée à l’aube. Là, Decado et six des Trente attendaient Ananaïs pour le saluer. Autour d’eux, il y avait deux cents hommes de Skoda, déjà en position, dominant la plaine.
Ananaïs escalada un affleurement escarpé. En dessous, six cents guerriers arboraient le rouge de Delnoch. Au centre de ces hommes, se trouvait un cheval blanc avec un vieil homme en robe bleue. Sa barbe était longue et blanche. Ananaïs le reconnut et sourit sombrement.
— Qui est-ce ? demanda Irit.
— Breight. On le surnomme le Survivant. Je ne suis pas surpris – il a été conseiller pendant plus de quarante ans.
— C’est certainement un homme de main de Ceska, dit Irit.
— Non, il n’est l’homme de personne. Mais ce fut une sage décision de l’envoyer, car c’est un patricien et un diplomate. Il pourrait te faire croire que les loups pondent des œufs.
— Doit-on aller chercher Rayvan ?
— Non, je vais parler avec lui.
À ce moment, six hommes arrivèrent à cheval pour se porter aux côtés du conseiller. Leurs armures et leurs capes étaient noires. Ananaïs les regarda lever la tête vers lui, et il sentit leur regard sur sa peau ; de la glace coulait dans ses veines.
— Decado ! hurla-t-il comme la peur le submergeait.
Instantanément, la chaleur de l’amitié l’enveloppa car Decado et ses guerriers utilisaient leurs pouvoirs mentaux pour le protéger.
À présent en colère, Ananaïs beugla à Breight de s’approcher. Le vieil homme hésita, mais un de ses Templiers se pencha vers lui et il éperonna son cheval, gravissant maladroitement la pente.
— C’est suffisant ! fit Ananaïs en avançant à son tour.
— Est-ce toi, Guerrier Doré ? demanda Breight, la voix grave et résonnante.
Ses yeux marron étaient trop amicaux.
— C’est bien moi. Dis ce que tu as à dire.
— La rudesse n’a pas sa place entre nous, Ananaïs. N’étais-je pas le premier à t’applaudir quand tu revenais triomphant de tes batailles ? N’est-ce pas moi qui t’ai permis d’avoir ton poste dans le Dragon ? N’étais-je pas le tuteur de ta mère ?
— Et bien plus encore, vieil homme ! Mais aujourd’hui, tu n’es plus que le vil laquais d’un tyran, et le passé est mort.
— Tu fais une erreur de jugement sur mon seigneur Ceska – il n’a que le bien de Drenaï dans son cœur. Les temps sont durs, Ananaïs. Durs et amers. Nos ennemis mènent une guerre silencieuse contre nous, et ils nous affament. Il n’y a pas un royaume autour de nous qui souhaite que Drenaï prospère, car cela signifierait la fin de leur corruption.
— Épargne-moi ces sottises, Breight ! Je n’ai pas de temps à perdre à discuter avec toi. Que veux-tu ?
— Je vois que tes affreuses blessures t’ont aigri, mon ami, et j’en suis désolé. Je t’offre le pardon royal ! Mon seigneur est gravement courroucé par tes actions contre lui, néanmoins tes actes passés t’ont gagné une place dans son cœur. En ton honneur, il a pardonné à tous ceux qui se sont opposés à lui dans Skoda. De plus, il promet d’étudier personnellement chacun de tes griefs, réels ou imaginaires. Peut-on être plus honnête que cela ?
Breight avait fait porter sa voix de manière à être entendu par les défenseurs et il observa leur réaction.
— Ceska ne connaîtrait pas la signification du mot « honnête », même si on le lui marquait au fer sur les fesses, déclara Ananaïs. Ce n’est pas un homme, c’est un serpent !
— Je comprends ta haine, Ananaïs : regarde-toi… défiguré, difforme, inhumain. Mais il doit bien rester une once d’humanité en toi ? Pourquoi ta haine devrait-elle condamner des milliers d’innocents ? Tu ne peux pas gagner ! Les Unis sont en train de se rassembler, et il n’y a pas une armée à la surface de la terre qui puisse leur tenir tête. Est-ce que tu veux être responsable de l’anéantissement de ton peuple ? Regarde au fond de ton cœur, mon ami !
— Je ne discuterai pas avec toi, vieillard. Des hommes t’attendent en bas, et parmi eux il y a des Templiers – ceux-là même qui se nourrissent de la chair des enfants. Tes bêtes à moitié humaines se rassemblent à Drenan, et pourtant, chaque jour, des milliers d’innocents viennent nous rejoindre dans ce dernier bastion de la liberté. Tout cela prouve que tes paroles ne sont que mensonges. Je ne suis même pas en colère contre toi, Breight le Survivant ! Tu as vendu ton âme pour un lit avec des draps de soie. Mais je peux te comprendre – tu es un vieil homme apeuré qui n’a jamais osé vivre, parce que tu avais trop peur de vivre.
» Dans ces montagnes, il y a la vie, et l’air a goût de vin. Tu as raison de dire que nous ne pouvons pas tenir tête aux Unis. Nous le savons bien, car nous ne sommes pas stupides. Il n’y a pas de gloire à gagner ici ; mais nous sommes des hommes, et les fils des hommes, et nous ne plions devant personne. Pourquoi ne te joins-tu pas à nous pour apprendre les joies de la liberté ?
— La liberté ? Tu vis dans une cage, Ananaïs. Les Vagrians ne vous laisseront jamais passer à l’est, et nous, nous vous attendons à l’ouest. Tu te fais des illusions. La liberté à quel prix ? Dans quelques jours, les armées de l’Empereur se rassembleront ici, et elles rempliront la plaine. Tu as vu les Unis de Ceska – eh bien, il y en a de nouveaux. Des bêtes énormes, mélangées à des singes de l’Est, de grands ours du Nord, des loups du Sud. Ils frappent comme l’éclair, et se nourrissent de chair humaine. Ta minable petite troupe sera balayée comme de la poussière. Alors parle-moi de ta liberté, Ananaïs. Moi, je ne veux pas être libre et dans une tombe.
— Et pourtant la tombe se rapproche de toi, Breight, par chacun de tes cheveux blancs, chacune de tes rides. La mort te fait de l’ombre et bientôt elle posera ses mains glacées sur tes yeux. Tu ne peux pas y échapper ! Va-t’en, petit homme, tes jours sont comptés.
Breight regarda les défenseurs et ouvrit ses bras.
— Ne laissez pas cet homme vous tromper ! cria-t-il. Mon seigneur Ceska est un homme d’honneur et il tiendra sa promesse.
— Rentre chez toi, et va mourir ! fit Ananaïs en tournant les talons pour repartir au milieu de ses hommes.
— La mort te trouvera avant moi, hurla Breight, et sa venue sera terrible.
Puis le vieil homme tourna bride et descendit la colline.
— Je pense que la guerre va commencer demain, grommela Irit.
Ananaïs acquiesça et fit un geste à Decado.
— Qu’en penses-tu ?
Decado haussa les épaules.
— Nous n’avons pas pu percer les défenses des Templiers à cheval.
— Est-ce qu’ils ont percé les nôtres ?
—Non.
— Donc nous commençons à égalité, apprécia Ananaïs. Mais ils ont essayé de nous gagner avec des mots. À présent, c’est l’heure des épées et ils vont essayer de nous porter un coup au moral par une attaque surprise. La question est : où ? et qu’allons-nous pouvoir faire ?
— Eh bien, dit Decado, on a un jour posé au grand Tertullian la question de savoir ce qu’il ferait s’il était attaqué par un homme plus fort, plus rapide et infiniment plus adroit que lui.
— Qu’est-ce qu’il a répondu ?
— Il a dit qu’il lui couperait la tête, ça lui apprendrait à mentir.
— Pas mal, intervint Irit, mais aujourd’hui les mots ne valent pas un pet de lapin.
— C’est vrai, admit Ananaïs en souriant. Alors que suggères-tu, montagnard ?
— Allons leur couper la tête !
La hutte était baignée d’une douce lumière rougeoyante ; la bûche
se consumait lentement. Ananaïs était allongé sur le lit, la tête
contre le bras. Valtaya était assise à ses côtés et lui passait de
l’huile sur les épaules et dans le dos – elle dénouait ses muscles
et tous les points de tension autour de la colonne vertébrale. Ses
doigts étaient puissants, et le rythme lent qu’elle imposait à ses
mains reposait Ananaïs. Il soupira et tomba dans un demi-sommeil où
il fit les rêves des jours meilleurs.
Comme ses doigts commençaient à brûler de fatigue, elle arrêta et utilisa un instant ses paumes. La respiration d’Ananaïs s’intensifia. Elle l’enveloppa alors d’une couverture et tira une chaise à côté du lit, où elle s’assit pour contempler son visage détruit. La profonde cicatrice sous son œil semblait aller mieux, elle commençait à sécher ; elle passa un peu d’huile apaisante sur la peau. Sa respiration devint un reniflement car l’air passait par deux petits trous ovales, là où aurait dû se trouver son nez. Valtaya se renfonça dans sa chaise, la tristesse la dévorant de l’intérieur. C’était un homme bon et il ne méritait pas ce destin. Cela lui avait sapé presque tout son courage que de l’embrasser, et même à présent elle avait du mal à regarder son visage sans éprouver de répulsion. Et pourtant elle l’aimait.
La vie était cruelle et infiniment triste.
Elle avait couché avec beaucoup d’hommes dans sa vie. Cela avait été une vocation, une profession même. Durant cette dernière période, elle avait dû coucher avec des hommes très laids, mais elle avait appris à cacher ses sentiments. Aujourd’hui, elle était contente que cela lui serve à quelque chose, car lorsqu’elle avait retiré le masque d’Ananaïs, deux sentiments l’avaient frappée simultanément. Le premier, ce fut l’horreur provoquée par ce visage mutilé. Le deuxième, ce fut la terrible angoisse qu’elle perçut dans ses yeux. Il avait beau être fort, à ce moment précis il n’était pas plus solide que du cristal. Et là, elle avait fait glisser son regard sur ses cheveux – des mèches dorées et bouclées, entrecroisées d’argent. Le Guerrier Doré ! Comme il avait dû être beau… comme un dieu. Elle passa une main dans sa propre chevelure, la dégageant de ses yeux.
Fatiguée, elle se leva et étira son dos. La fenêtre était entrebâillée, elle l’ouvrit en grand. Dehors, la vallée était silencieuse sous le quartier de lune.
— J’aimerais tellement être jeune de nouveau, murmura-t-elle. J’aurais épousé ce poète.
Katan fonçait au-dessus des montagnes. Si seulement son corps se
déplaçait aussi vite que son esprit ! Il avait envie de goûter
l’air, de sentir le vent sec sur sa peau. En dessous de lui, les
montagnes de Skoda ressemblaient à une rangée de lances. Il vola
encore plus haut et les montagnes changèrent de forme. Katan
sourit.
Skoda était devenue une rose de pierre aux pétales acérés, sur fond vert. Des anneaux imposants de granit qui s’entremêlaient pour créer une fleur gigantesque.
Au nord-est, Katan pouvait discerner la forteresse de Delnoch, tandis qu’au sud-est brillaient les cités drenaïes. Tout cela était si joli. D’ici, il n’y avait pas de cruauté, pas de tortures, pas de terreur. Il n’y avait pas de place pour des hommes étroits d’esprit et à l’ambition illimitée.
Il se retourna vers la rose de Skoda. Les pétales extérieurs recelaient neuf vallées où une armée pouvait passer. Il les inspecta toutes, mesurant leurs contours et leurs pentes, tentant de se représenter des rangées de combattants, de cavaliers, d’infanterie. Et puis, après avoir mémorisé l’ensemble, il passa au deuxième cercle montagneux. Là, il n’y avait que quatre vallées, mais trois cols particulièrement traîtres qui s’étendaient jusque dans les pâturages et les bois au-delà.
Au centre de la rose, les montagnes se rejoignaient pour ne permettre que deux points d’accès, à l’est – les vallées connues sous les noms de Tarsk et Magadon.
Sa mission terminée, Katan réintégra son corps et fit son rapport à Decado. Il n’était pas porteur d’espoir.
— Il y a neuf vallées et une dizaine de cols un peu plus étroits sur l’anneau extérieur. Même dans l’anneau intérieur, autour de Carduil, il y a deux lignes d’attaque. Nos forces ne pourraient même pas en stopper une. Il est impossible de planifier une stratégie de défense avec une chance sur vingt de réussite. Et par réussite, j’entends simplement résister à la première attaque.
— Ne dis rien à personne, lui ordonna Decado. Je parlerai à Ananaïs.
— Comme vous voulez, fit froidement Katan.
Decado sourit gentiment.
— Je suis désolé, Katan.
— De quoi ?
— De ce que je suis, répondit le guerrier, remontant la colline jusqu’à ce qu’il atteigne le haut plateau qui surplombait plusieurs vallées.
C’était une bonne région – abritée, calme. Le sol n’était pas riche, comme les plaines sentrannes au nord-est, mais si on le traitait correctement, les fermes pouvaient prospérer et le bétail engraisser avec l’herbe forestière.
Decado était issu d’une famille de fermiers, loin à l’est, et il était persuadé que son amour des plantes et ses doigts verts lui avaient été greffés au moment de sa conception. Il s’agenouilla et creusa la terre avec ses doigts puissants. Il y avait de l’argile par ici, et l’herbe y était épaisse et luxuriante.
— Puis-je me joindre à vous ? demanda Katan.
— Je t’en prie.
Les deux hommes s’assirent en silence un moment, et contemplèrent le bétail qui broutait sur les pentes fertiles.
— Abaddon me manque, dit soudainement Katan.
— Oui, il était bon.
— C’était un visionnaire. Mais il était impatient, et sa foi était limitée.
— Comment peux-tu dire cela ? demanda Decado. Il a eu suffisamment la foi pour réunir les Trente.
— Précisément ! Il est parti du principe qu’on devait s’opposer au mal par la force brute. Et pourtant, notre foi demande que nous conquérions le mal par l’amour.
— C’est insensé. Comment veux-tu traiter avec tes ennemis ?
— Quel meilleur moyen de les traiter que d’en faire ses amis ? contra Katan.
— Ce sont de jolis mots, mais l’argument est trompeur. On ne fait pas ami avec Ceska – on devient son esclave, ou on meurt.
Katan sourit.
— Qu’importe ? La Source gouverne toutes choses et l’éternité se moque de la vie humaine.
— Tu penses que ce n’est pas grave si nous mourons ?
— Non, bien sûr que ce n’est pas grave. La Source nous recueille et nous vivons en elle pour toujours.
— Et si la Source n’existait pas ? demanda Decado.
— Alors la mort est d’autant plus la bienvenue. Je ne hais pas Ceska. J’ai pitié de lui. Il a construit un empire fondé sur la terreur. Et qu’a-t-il accompli ? Chaque jour le rapproche un peu plus de la tombe. Est-il satisfait ? Est-ce qu’il porte un regard plein d’amour sur ne serait-ce qu’une seule chose ? Il s’entoure de guerriers pour se protéger des assassins, et puis il a des guerriers pour surveiller ces guerriers et débusquer les traîtres. Mais qui guette les guetteurs ? Quelle existence pathétique !
— Bien, fit Decado, donc les Trente ne sont pas des guerriers de la Source ?
— Ils le sont s’ils le croient.
— Tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre, Katan.
Le jeune homme gloussa.
— Peut-être pas. Comment êtes-vous devenu un guerrier ?
— Tous les hommes sont des guerriers, car la vie est une bataille. Les fermiers se battent contre la sécheresse, les inondations, la maladie et le mildiou. Les marins se battent contre la mer et la tempête. Je n’avais pas leur force, alors je me suis battu contre les hommes.
— Et contre qui le prêtre se bat-il ?
Decado se retourna pour faire face à ce jeune homme à l’air sérieux.
— Le prêtre se bat contre lui-même. Il ne peut pas regarder une femme avec désir sans sentir la honte lui brûler les entrailles. Il ne peut pas se saouler et oublier. Il ne peut pas prendre une journée pour se plonger dans les beautés de ce monde sans se demander s’il ne devrait pas s’engager dans une quête digne de ce nom.
— Pour un prêtre, vous avez une piètre opinion de vos frères.
— Au contraire, j’ai pour eux le plus grand respect qui soit, répondit Decado.
— Vous avez été très dur avec Acuas. Il croyait tellement aller libérer l’âme d’Abaddon.
— Je sais bien, Katan. Et je l’admire pour cela – vous tous, en fait. J’étais en colère après moi. Cela n’a pas été facile, car je n’ai pas votre foi. Pour moi, la Source est un mystère que je ne peux pas résoudre. Et pourtant, j’ai promis à Abaddon que je continuerai sa mission. Tu es un brave petit gars, et je ne suis qu’un vieux guerrier, amoureux de la mort.
— Ne soyez pas trop dur avec vous-même. Vous êtes l’élu. C’est un grand honneur.
— Un pur hasard ! Je suis venu au Temple et Abaddon a vu plus qu’il n’aurait dû.
— Non, répondit Katan. Réfléchissez deux secondes à ceci : vous êtes arrivé le jour où l’un de nos frères est mort. Plus encore – vous n’êtes pas qu’un simple guerrier, vous êtes sans doute le plus fin bretteur de notre temps. Vous avez battu les Templiers à mains nues. Et si ça ne suffisait pas, vous avez réussi à développer des talents avec lesquels nous, nous sommes nés. Vous êtes venu à notre aide dans le Château du Vide. Comment ne pourriez-vous pas être notre chef naturel ? Si vous l’êtes bel et bien… alors qui vous a mené jusqu’à nous ?
Decado se pencha en arrière et regarda les nuages qui s’accumulaient.
— Je pense qu’il va bientôt pleuvoir, remarqua-t-il.
— Avez-vous essayé de prier, Decado ?
— Il pleuvrait quand même.
— Avez-vous essayé ? insista le prêtre.
Decado s’assit mieux et soupira profondément.
— Bien sûr que j’ai essayé. Mais je n’obtiens pas de réponse. J’ai essayé la nuit où j’ai voyagé dans le Vide… mais Elle ne m’a pas répondu.
— Comment pouvez-vous dire ça ? N’avez-vous pas appris à quitter votre corps cette nuit-là ? Ne nous avez-vous pas trouvés dans les brumes du non-temps ? Vous pensez avoir réussi ça tout seul ?
— Bien sûr.
— Donc vous avez répondu à vos propres prières ?
— Oui.
Katan sourit.
— Alors continuez à prier. Qui sait quels sommets vous atteindrez ainsi ?
Ce fut au tour de Decado de glousser.
— Tu te moques de moi, jeune Katan ! Je ne le tolérerai pas. Pour la peine, tu mèneras les prières ce soir – je crois qu’Acuas a besoin de se reposer un peu.
— Avec plaisir.
Ananaïs lança son hongre noir au galop à travers les champs. Il se
pencha en avant et força la bête à accélérer encore ; les sabots
résonnaient sur le sol sec. Pendant ces quelques secondes, la
vitesse lui fit oublier ses problèmes, et il se réjouit de la
liberté de sa race. Derrière lui, Galand et Irit étaient au coude à
coude, mais leurs montures n’étaient pas de taille à rivaliser avec
le hongre. Ananaïs atteignit le ruisseau avec vingt longueurs
d’avance sur eux deux. Il sauta sur le sol et flatta le cheval,
l’empêchant de boire et le faisant d’abord marcher pour qu’il se
calme. Les autres mirent pied à terre.
— C’est pas juste ! dit Galand. Votre monture est plus grande que les nôtres et il est clair qu’elle a été élevée pour la vitesse.
— Mais je pèse plus que vous deux réunis, dit Ananaïs.
Irit ne dit rien, il se fendit d’un sourire tordu et secoua la tête. Il aimait Ananaïs et appréciait la façon dont il avait changé depuis que la femme blonde partageait sa hutte. Il avait l’air plus vivant – plus en accord avec le monde.
C’était ça, l’amour. Irit avait souvent été amoureux, et bien qu’il soit arrivé à soixante-deux ans, il espérait encore vivre deux ou trois amourettes. Il y avait une veuve qui avait une ferme sur les hauteurs du nord ; il s’y arrêtait souvent pour déjeuner. Elle ne s’était pas encore offerte à lui, mais elle le ferait bientôt – Irit connaissait les femmes. Ce n’était pas la peine de presser les choses… Parler gentiment, c’était cela la clé. Poser des questions sur elles… Sembler intéressé. La plupart des hommes traversaient la vie déterminés à forniquer aussitôt qu’une femme était consentante. Quel intérêt ! D’abord, parlez. Apprenez. Et puis ensuite, touchez, doucement, avec amour. Soyez attentionné. Et puis aimez et savourez. Irit avait appris très tôt dans la vie qu’il était et serait toujours hideux. Les autres hommes le détestaient pour son succès auprès des femmes, mais ils ne se donnaient pas la peine de comprendre. Les imbéciles !
— Une autre caravane est arrivée de Vagria ce matin, fit Galand en se grattant la barbe. Mais nous commençons à manquer d’or dans les caisses. Ces maudits Vagrians ont doublé leurs prix.
— C’est la loi du marché, répondit Ananaïs. Qu’ont-ils apporté ?
— Des pointes de flèches, du fer, quelques épées. Mais principalement de la farine et du sucre. Oh, oui – et puis aussi une grande quantité de cuir et de peaux. C’est Lake qui l’avait demandé. Il y aura assez de nourriture pour tenir un mois… mais pas plus.
Irit eut un rire sec qui laissa Galand interdit.
— Qu’est-ce qui te fait rire comme ça ?
— Si nous sommes toujours en vie dans un mois, je serai content d’avoir faim !
— Est-ce que les réfugiés continuent à arriver ? demanda Ananaïs.
— Oui, répondit Galand, mais cette fois, leur nombre réduit. Je crois que nous pourrons gérer cela, finalement. Notre armée avoisine les deux mille hommes à présent, mais nous sommes toujours étalés sur une trop grande distance. Je n’aime pas rester assis à attendre pour réagir. Le Dragon opérait d’après l’idée que la première attaque était vitale.
— Nous n’avons pas le choix, répondit Ananaïs, vu que nous devrons nous défendre sur la plus grande ligne possible dans les semaines à venir. Si nous nous retirons d’un endroit, ils passeront par là. Pour l’instant, ils ne sont pas trop sûrs de la marche à suivre.
— Les hommes deviennent nerveux, dit Irit. Ce n’est pas facile pour eux non plus de rester assis – ça leur laisse le temps de réfléchir, de se poser des questions, d’imaginer. Rayvan fait vraiment des miracles, elle se rend de vallée en vallée pour leur insuffler du courage, elle les appelle des héros. Mais cela risque de ne pas être suffisant.
» La première victoire était grisante, Ananaïs, mais ceux qui n’y étaient pas sont aujourd’hui deux fois plus nombreux que ceux qui y étaient. Ils n’ont pas d’expérience du combat. Ils sont nerveux.
— Que suggères-tu ?
Irit offrit de nouveau son sourire tordu.
— Je ne suis pas général, Masque Noir. À vous de me le dire !