Chapitre 4
Scaler était debout dans la foule et regardait la fille qu’on attachait sur le bûcher. Elle ne se débattait pas, elle ne protestait pas, et le mépris se lisait dans ses yeux. Elle était grande et avait des cheveux blonds – elle n’était pas belle, mais elle ne pouvait pas laisser indifférent. Les gardes qui empilaient les bûches à ses pieds ne la regardaient pas et Scaler ressentait leur honte.
Elle était presque aussi grande que la sienne.
L’officier grimpa sur la plate-forme en bois qui était derrière la fille et toisa la foule. Il pouvait presque palper leur haine à son égard et cela le réjouit. Ils étaient impuissants.
Malif ajusta son manteau pourpre, retira son heaume et le plaça au creux de son bras. Le soleil lui faisait du bien et la journée s’annonçait sous les meilleurs auspices. Tout allait bien.
Il se racla la gorge.
— Cette femme est accusée de sédition, de sorcellerie, de vol et de concocter des poisons. Pour chacun de ces actes, il est juste qu’elle soit condamnée. Mais si quelqu’un ici veut prendre sa défense, qu’il parle maintenant !
Ses yeux jaillirent vers la gauche où un mouvement était perceptible au milieu des spectateurs. Un vieil homme était retenu par un plus jeune. Aucun danger de ce côté-là !
Malif lança son bras vers la droite et désigna un Uni qui arborait la livrée rouge et bronze des serviteurs de Silius le Magister.
— Ce serviteur de la loi a été désigné pour défendre la décision du tribunal. Si quelqu’un souhaite devenir le champion de cette fille, Valtaya, qu’il jette d’abord un coup d’œil à son adversaire.
Scaler saisit le bras de Belder.
— Ne fais pas l’imbécile ! siffla-t-il. Tu te ferais tuer ; je ne te le permettrai pas.
— Je préfère mourir que de voir ça, fit le vieux soldat.
Mais il cessa de se débattre et, dans un grand soupir lourd de sens, il se retourna et se fraya un chemin pour s’éloigner de la foule.
Scaler jeta un regard à la fille. Celle-ci le regardait de ses yeux gris tout en souriant. Il n’y avait aucune trace de moquerie dans son sourire.
— Je suis désolé, articula-t-il silencieusement, mais elle avait déjà détourné le regard.
— Puis-je parler ? demanda-t-elle d’une voix claire et forte.
Malif se retourna vers elle.
— La loi t’y autorise, mais qu’il n’y ait pas de propos séditieux dans tes paroles ou je te ferai bâillonner.
— Mes amis, commença-t-elle, je suis navrée de vous voir tous ici aujourd’hui. La mort n’est rien, par contre l’absence de joie est pire que la mort. Je connais la plupart d’entre vous. Et je vous aime tous. Je vous en prie, partez d’ici et gardez de moi le souvenir de celle que j’étais. Que des éclats de rire chassent ce vilain moment de vos mémoires.
— Cela ne sera pas nécessaire, ma dame ! cria quelqu’un.
La foule s’écarta et un grand homme vêtu de noir se déplaça jusqu’à l’espace vide devant le bûcher.
Valtaya baissa les yeux pour rencontrer ceux, vifs et bleus, de l’homme. Son visage était recouvert d’un masque de cuir noir qui luisait et elle se demanda comment un homme avec des yeux aussi beaux pouvait être le bourreau.
— Qui es-tu ? demanda Malif.
L’homme retira sa cape en cuir et la jeta dans la foule.
— Vous avez demandé un champion, si je ne m’abuse ?
Malif sourit. L’homme était de forte carrure et pourtant il avait l’air d’un nain devant l’Uni.
Oui, les meilleurs auspices !
— Enlève ton masque, que l’on puisse te voir, ordonna-t-il.
— Ce n’est pas utile, et la loi ne l’exige pas, répliqua l’homme.
— C’est vrai. Très bien. La lutte se fera à mains nues, sans aucune arme.
— Non ! hurla Valtaya. Je vous en prie, monsieur, revenez sur votre décision – c’est de la folie ! Si je dois mourir, alors que ce soit seule. Je me suis faite à l’idée, mais vous me rendez la chose plus difficile.
L’homme ne lui prêta aucune attention et sortit une paire de gants en cuir de sa large ceinture noire.
— M’est-il permis de porter ces gants ? demanda-t-il.
Malif acquiesça et l’Uni avança. Il faisait près de deux mètres dix et avait une tête vulpine. Ses mains se terminaient en serres vicieusement acérées. Un lourd grognement sortit de sa mâchoire et ses babines se retroussèrent, révélant des crocs brillants.
— Y a-t-il des règles à ce combat ? demanda l’homme.
— Aucune, rétorqua Malif.
— Bon, dit l’homme tout en portant un direct dans la gueule de la bête.
Sous l’impact un croc se brisa et du sang gicla dans les airs. Puis l’homme bondit en avant, rouant de coups la tête de la créature.
Mais l’Uni était fort et dès qu’il se fut remis du choc initial il poussa un rugissement de défi et passa à l’attaque. Un poing le cueillit derrière la tête, aussi fit-il jaillir ses serres. L’homme recula d’un bond, la tunique lacérée de part en part : du sang perlait sur sa poitrine. Les deux adversaires se tournèrent autour.
Soudain l’Uni fit un saut, mais l’homme jaillit aussitôt, les deux pieds en avant. Ses bottes percutèrent le visage de la bête dans un bruit de tonnerre. L’Uni fut projeté au sol et l’homme fit une roulade pour retomber sur ses pieds. Il fonça sur la créature dans l’espoir de lui donner un coup de pied, mais l’Uni le balaya au sol à l’aide de son bras. La bête se redressa de toute sa stature, puis tituba, les yeux exorbités, la langue pendante. L’homme bondit en avant et une pluie de coups s’abattit sur la gueule de la créature. L’Uni tomba la tête la première et mordit la poussière de la place du marché. L’homme se tenait au-dessus de lui, haletant ; puis il se retourna vers Malif qui était encore sous le coup de la surprise.
— Libérez la fille ! dit-il. C’est fini.
— Sorcellerie ! cria Malif. Tu es un sorcier. Tu vas brûler avec la fille. Attrapez-le !
Un cri de colère jaillit de la foule qui avança comme un seul homme.
Ananaïs se fendit d’un large sourire et sauta sur la plate-forme alors que Malif trébuchait en reculant, cherchant désespérément son épée. Ananaïs le frappa et il vola de la plate-forme. Les gardes prirent leurs jambes à leur cou. Scaler escalada le bûcher et découpa les cordes à l’aide de sa dague.
— Venez ! hurla-t-il en tirant Valtaya par le bras. Nous devons partir d’ici. Ils vont revenir.
— Qui a ma cape ? beugla Ananaïs.
— C’est moi qui l’ai, mon général ! cria un vétéran barbu. Ananaïs fit voltiger la cape autour de ses épaules, ferma l’attache et leva les mains pour demander le silence.
— Quand ils vous demanderont qui a libéré la fille, répondezleur que c’était l’armée de Tenaka Khan. Dites-leur que le Dragon est de retour.
— Par ici, vite ! hurla Scaler en entraînant Valtaya dans une allée étroite.
Ananaïs se laissa tomber en souplesse de la plate-forme et les suivit, s’arrêtant un instant pour regarder le corps inerte de Malif étendu sur le sol, son cou tordu de façon grotesque. Il a dû mal se réceptionner, pensa Ananaïs. Mais bon, si la chute ne l’avait pas tué, le poison s’en serait chargé. Il retira ses gants avec précaution, replaçant le capuchon sur les aiguilles dissimulées entre les phalanges. Il remit les gants dans sa ceinture et courut après le couple.
Ils plongèrent sous la porte cochère d’une rue pavée. Ananaïs se retrouva dans une auberge sombre, aux volets fermés, les chaises posées sur les tables. L’homme et la fille étaient debout devant le comptoir.
Le propriétaire – un petit gros qui perdait ses cheveux – versait du vin dans des cruches en terre cuite. Il ne leva les yeux que lorsque Ananaïs sortit de la pénombre. Sur le coup, il lâcha la cruche qu’il avait dans les mains.
Scaler se retourna d’un bond ; la peur se lisait dans ses yeux.
— Oh ! c’est vous ! dit-il. Pour un type de votre gabarit, on peut dire que vous êtes discret. Pas de panique, Larcas ; c’est l’homme qui a sauvé Valtaya.
— Ravi de vous rencontrer, fit le tenancier. Un verre ?
— Merci.
— Le monde est devenu fou, déclara Larcas. Vous savez, les cinq premières années où j’ai tenu cette auberge, je n’ai jamais vu de meurtre. Tout le monde avait un petit peu d’argent. C’était le temps de la joie de vivre. Et le monde est devenu fou !
Il versa du vin pour Ananaïs et se reversa un verre qu’il descendit d’une traite.
— Fou ! Je déteste la violence. Je suis venu ici parce que je voulais une vie paisible. Une cité agricole à la sortie des plaines sentranes – on ne peut pas rêver plus calme. Et regardez où on en est aujourd’hui. Des animaux qui marchent comme des hommes. Des lois que personne ne comprend, auxquelles on se contente d’obéir. Des délateurs, des voleurs, des assassins. Lâchez un pet pendant l’hymne national et on vous soupçonne d’être un traître.
Ananaïs retira une chaise d’une des tables et s’assit en tournant le dos au trio. Doucement, il retira son masque et but une gorgée de vin. Valtaya se rapprocha de lui mais il détourna la tête ; il finit rapidement son vin et remit son masque. Elle avança ses mains pour couvrir les siennes.
— Merci de m’avoir fait le don de vie, dit-elle.
— Tout le plaisir était pour moi, ma dame.
— Vos cicatrices sont si terribles que ça ?
— Je n’en ai jamais vu de pires.
— Sont-elles guéries ?
— En grande partie. Celle sous l’œil droit s’ouvre de temps à autre. Je m’y suis fait.
— Je peux vous soigner, si vous le voulez.
— Ce ne sera pas la peine.
— Ce serait la moindre des choses. J’aimerais faire cela pour vous. N’ayez pas peur. J’ai déjà vu des cicatrices.
— Pas comme celles-ci, ma dame. Je n’ai plus de visage sous ce masque. Mais il fut un temps où j’étais beau.
— Vous êtes toujours beau, dit-elle.
Ses yeux bleus s’enflammèrent et il se pencha vers elle, les poings fermés.
— Ne vous moquez pas de moi, femme !
— Non, ce que je voulais dire…
— Je sais très bien ce que vous vouliez dire – vous vouliez être gentille. Eh bien, je n’ai pas besoin de gentillesse. Ni de compréhension. J’étais beau et j’en profitais. Maintenant je suis un monstre et je dois apprendre à vivre avec.
— Alors vous allez m’écouter, ordonna Valtaya en roulant des épaules. Ce que je voulais dire, c’est que les apparences ne comptent pas pour moi. Les actes sont le reflet d’un homme, et pas des lambeaux de chair qui pendent des os et des tendons. Ce que vous avez fait aujourd’hui était beau.
Ananaïs se renfonça dans sa chaise en croisant ses bras sur sa large poitrine.
— Je suis désolé, dit-il. Excusez-moi.
Elle gloussa et avança pour lui saisir les mains.
— Il n’y a rien à pardonner. Nous nous connaissons juste un peu mieux, c’est tout.
— Pourquoi voulaient-ils vous brûler ? demanda-t-il en passant ses mains sur les siennes et en appréciant la chaleur de sa peau.
Elle haussa les épaules :
— Je fais le commerce d’herbes médicinales. Et je dis toujours la vérité.
— Ce qui équivaut à de la sorcellerie et de la sédition. Qu’en est-il du vol ?
— J’ai emprunté un cheval. Mais parlez-moi de vous.
— Il y a peu à dire. Je suis un guerrier à la recherche d’une guerre.
— C’est pour ça que vous êtes revenu en Drenaï ?
— Qui sait ?
— Est-ce que vous avez vraiment une armée ?
— Oui, forte de deux personnes. Mais ce n’est qu’un début.
— Optimiste, en tout cas. Est-ce que votre ami se bat aussi bien que vous ?
— Mieux. C’est Tenaka Khan.
— Le Prince nadir. Le Khan des Ombres.
— Vous connaissez bien votre histoire.
— J’ai été élevée à Dros Delnoch, répondit-elle en buvant une gorgée de vin. Je pensais qu’il était mort avec le reste du Dragon.
— Les hommes comme Tenaka ne meurent pas facilement.
— Alors vous devez être Ananaïs. Le Guerrier Doré ?
— Dans le temps, j’ai eu cet honneur.
— Il y a des légendes qui parlent de vous deux. Il paraît que vous avez mis en déroute un vingtaine d’envahisseurs vagrians à une centaine de kilomètres à l’ouest de Sousa. Après, vous avez encerclé et détruit un grand groupe d’esclavagistes près de Purdol, dans l’Est.
— Ils n’étaient pas vingt, mais sept – et l’un d’entre eux avait la fièvre. Quant aux esclavagistes, nous étions deux fois plus nombreux qu’eux.
— Mais n’avez-vous pas sauvé une princesse lentrianne des griffes des Nadirs en vous aventurant à des centaines de lieues dans les territoires du Nord ?
— Non. Et je me suis souvent demandé comment cette histoire s’était propagée. Tout cela s’est passé avant votre naissance – comment se fait-il que vous en sachiez autant ?
— J’écoute Scaler ; il raconte de merveilleuses histoires. Pourquoi m’avez-vous sauvée aujourd’hui ?
— À quoi rime cette question ? Ne suis-je pas celui qui parcourt des centaines de lieues pour sauver une princesse lentrianne ?
— Je ne suis pas une princesse.
— Et je ne suis pas un héros.
— Vous êtes venu à bout d’un Uni.
— Oui. Mais dès le premier coup il était mort. J’ai des pointes empoisonnées dans mes gants.
— Quand bien même. Peu auraient osé l’affronter.
— Tenaka l’aurait tué sans les gants. Il est le deuxième homme le plus rapide que j’ai connu.
— Le deuxième ?
— Comment ? Vous voulez dire que vous n’avez jamais entendu parler de Decado ?
Tenaka prépara le feu et s’agenouilla derrière Renya qui dormait.
Elle respirait régulièrement. Il toucha doucement son visage du
doigt, lui caressa la joue. Puis il la quitta pour aller prendre
position sur une hauteur à proximité, afin de regarder les plaines
qui s’étendaient au sud. Le ciel de l’aube émergeait de derrière
les montagnes de Skeln.
À l’horizon, les forêts, les rivières et les grandes clairières se mélangeaient dans un flou bleuté, comme si le ciel avait fondu pour s’unir avec la terre. Au sud-ouest, les montagnes de Skoda, toujours agressives, perçaient les nuages comme des dagues. Leurs cimes rouge sang brillaient de mille feux.
Tenaka frissonna et rajusta son manteau. Sans les hommes, le paysage était magnifique.
Ses pensées vagabondèrent ainsi, sans but, mais le visage de Renya lui revenait toujours à l’esprit.
L’aimait-il ? Est-ce que l’amour pouvait naître aussi rapidement ou n’était-ce que la passion d’un homme seul et d’une enfant de chagrin ?
Elle avait besoin de lui.
Mais avait-il besoin d’elle ?
Surtout maintenant, avec tout ce qui l’attendait ?
Espèce d’imbécile, se dit-il en lui-même alors qu’il visualisait la vie qu’il pourrait avoir avec Renya dans son palais ventrian, il est trop tard pour ça. Tu es l’ homme qui est descendu de la montagne.
Il s’assit sur un rocher plat et se frotta les yeux.
À quoi servait donc cette mission sans lendemain ? se demanda-t-il, envahi par l’aigreur. Il pouvait tuer Ceska – il n’avait aucun doute là-dessus. Mais à quoi cela servirait-il ? Est-ce que le monde allait changer parce qu’un de ses despotes était mort ?
Sans doute pas. Mais la voie était tracée.
— À quoi penses-tu ? demanda Renya en s’asseyant derrière lui et en l’enlaçant par la taille.
Il ouvrit son manteau et le lui passa autour des épaules.
— Je rêvais éveillé, c’est tout, répondit-il. J’admirais la vue.
— C’est vrai qu’elle est magnifique, ici.
— Oui. Et en cet instant l’endroit est parfait.
— Quand est-ce que ton ami va revenir ?
— Bientôt.
— Tu t’inquiètes pour lui, pas vrai ?
— Comment le sais-tu ?
— À la façon dont tu lui as dit de ne pas commettre d’imprudence.
— Je me suis toujours fait du souci pour Ananaïs. Il a un instinct pour le dramatique et une confiance quasi sublime en ses talents physiques. Il s’en prendrait à une armée, persuadé qu’il peut gagner. Et sans doute qu’il y arriverait – enfin, une petite armée.
— Tu l’apprécies beaucoup, ou je me trompe ?
— Je l’aime beaucoup.
— Peu d’hommes admettent ce genre de choses, déclara Renya. D’habitude ils se sentent obligés d’ajouter « comme un frère ». C’est bien. Tu le connais depuis longtemps ?
— Depuis que j’ai dix-sept ans. Je suis entré au Dragon comme élève officier et nous sommes devenus amis peu de temps après.
— Pourquoi voulait-il se battre avec toi ?
— Il ne le voulait pas vraiment. La vie l’a durement traité et il m’en tenait responsable – du moins en partie. Il y a très longtemps, il a voulu démettre Ceska. Il aurait pu réussir. Au lieu de cela, je l’en ai empêché.
— Voilà qui n’est pas facile à pardonner, dit-elle.
— Avec un peu de recul, je suis d’accord.
— Tu comptes toujours tuer Ceska ?
— Oui.
— Même si cela signifie ta propre mort ?
— Quand bien même !
— Et à présent, où allons-nous ? À Drenan ?
Il se retourna vers elle et lui souleva le menton avec la main.
— Tu veux toujours voyager avec moi ?
— Évidemment.
— C’est assez égoïste, mais je suis content, lui dit-il.
Un cri d’homme déchira le silence de l’aube et des nuées d’oiseaux s’enfuirent des arbres en poussant des piaillements de frayeur. Tenaka bondit sur ses pieds.
— Cela venait de là, cria Renya en désignant le nord-est.
L’épée de Tenaka étincela sous les rayons du soleil, et il se mit à courir. Renya lui emboîta le pas.
À présent, un hurlement bestial se mêlait aux cris humains et Tenaka ralentit.
— C’est un Uni, dit-il à Renya qui arrivait à sa hauteur.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Bon sang ! lâcha-t-il. Reste ici.
Il courut de plus belle, passa par-dessus une corniche et déboucha dans une petite clairière bordée de chênes couverts de neige. Au centre de celle-ci, un homme se tenait accroupi au pied d’un tronc. Sa tunique était couverte de sang et ses jambes avaient été lacérées. Devant lui se dressait un énorme Uni.
Au moment où la créature allait plonger sur l’homme, Tenaka poussa un cri et la bête se retourna d’un coup ; elle posa ses yeux sanguins sur le guerrier. Lui savait qu’il regardait les yeux de la mort, car aucun homme ne pouvait espérer lutter face à un tel monstre et s’en sortir. Renya vint se porter à ses côtés, elle tenait sa dague dans la main.
— Va-t’en ! lui ordonna Tenaka.
Elle l’ignora.
— Et maintenant ? demanda-t-elle tranquillement.
La bête se dressa pour avoisiner les trois mètres et montra ses griffes. Visiblement, elle était en partie ours.
— Courez ! leur cria l’homme blessé. Je vous en prie, laissez-moi !
— Bon conseil, dit Renya.
Tenaka ne répondit rien et la bête le chargea, tout en poussant un rugissement à glacer le sang qui ricocha d’arbre en arbre. Il s’accroupit et fixa ses yeux violets sur l’impressionnante créature qui fondait sur lui.
Alors que son ombre l’enveloppait, il sauta en avant, poussant un cri de guerre nadir.
Et la bête disparut.
Tenaka tomba dans la neige, lâchant son épée. Il fit une roulade et instantanément se retrouva face à l’homme blessé, qui maintenant était debout et le regardait en souriant. Il n’y avait plus de trace de blessure ni sur la tunique ni sur le corps.
— Par tous les diables, qu’est-ce qui se passe ici ? demanda Tenaka.
L’homme trembla et disparut à son tour. Tenaka se retourna vers Renya, qui regardait en direction du tronc, les yeux écarquillés.
— Quelqu’un se joue de nous, déclara Tenaka en brossant la neige qui était sur sa tunique.
— Mais dans quelle intention ? demanda la fille.
— Je ne sais pas. Allons-nous-en – la forêt vient de perdre toute sa magie.
— Ils avaient l’air tellement vrai, avoua Renya. J’ai bien cru que c’en était fini de nous. Tu crois que c’étaient des fantômes ?
— Qui sait ? Quoi qu’ils soient, ils n’ont pas laissé de traces. Et puis je n’ai pas le temps de résoudre ce mystère.
— Mais il y a forcément une raison, insista-t-elle. Est-ce que cela nous était destiné ?
Il haussa les épaules et l’aida à gravir la colline qui menait à leur campement.
À cinquante kilomètres de là, dans une petite pièce, quatre hommes étaient assis en silence, les yeux clos et l’esprit ouvert. L’un après l’autre, ils ouvrirent les yeux et se renfoncèrent dans leurs fauteuils. Ils s’étirèrent comme s’ils sortaient d’un profond sommeil.
Leur chef, celui qui avait prétendu se faire attaquer dans la clairière, se leva et alla s’appuyer contre une meurtrière. Il regarda le pré sous la fenêtre.
— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il sans regarder ses interlocuteurs.
Les trois autres échangèrent des regards ; puis l’un d’entre eux, un petit homme trapu avec une épaisse barbe blonde, finit par dire :
— Finalement, il est digne. Il n’a pas hésité à venir à votre aide.
— Est-ce si important ? demanda le chef, le regard toujours fixé vers l’extérieur.
— Je le crois.
— Et pourquoi ça, Acuas ?
— C’est un homme qui s’est donné une mission, et pourtant c’est un humaniste. Il était prêt à risquer sa vie – non, à la gâcher – plutôt que de voir un être humain souffrir seul. Il a été touché par la Lumière.
— Et toi, Balan, qu’en dis-tu ?
— Qu’il est trop tôt pour se prononcer. Peut-être que cet homme est simplement impulsif, répondit un grand maigre à la tignasse noire et frisée.
— Katan ?
Le dernier homme était mince, son visage long et ascétique, ses yeux grands et tristes. Il sourit.
— Si le choix m’appartenait, je dirais oui. Il est digne. C’est un homme de la Source, bien qu’il l’ignore.
— Donc, dans l’ensemble, nous sommes d’accord, fit le chef. Je crois qu’il est temps que nous ayons une discussion avec Decado.
— Mais ne devrions-nous pas attendre davantage afin d’être sûrs, Seigneur Abbé ? demanda Balan.
— Il n’y a jamais rien de sûr dans la vie, mon fils. Excepté la promesse de mourir.