CHAPITRE XV

Siebert apparut au milieu des guerriers. Il étreignit Thorn sur sa poitrine d’ours.

— Fils de la Forêt, s’écria-t-il, tu es un aussi grand et valeureux combattant qu’Ogarth ! Les poètes immortaliseront tes faits d’armes ! Sans toi, nous n’aurions jamais réussi !

Thorn se dégagea doucement.

— La victoire n’est pas encore acquise. Il reste le donjon. Arcande et ses hommes sont en train de s’y barricader. Et… et c’est là que se trouve ma sœur !

Comment le savait-il, il n’aurait pu le dire. Mais c’était un fait. Onik était là dans cette haute tour que les défenseurs tentaient de rallier, abandonnant leurs positions, sautant des murs dans la cour intérieure ou courant le long des chemins de ronde.

— Ne leur laissons pas le temps de s’organiser ! cria Ogarth. En avant !

Les Scandes se précipitèrent, plus farouches que jamais, abattant indifféremment les soldats qui tentaient de leur résister et les civils qui couraient en tout sens. Ils sentaient que la fin était proche. Encore un effort et la forteresse serait à eux. Un effort que les assiégés accomplissaient également, dans l’espoir insensé de sauver leur vie.

La bataille atteignit son paroxysme, dans la cour de la place forte, entre les bâtiments d’habitation, les écuries, les étables. La mêlée était générale, nul ne manœuvrant plus ni ne cherchant à organiser un mouvement d’attaque ou de repli. Chacun étripait son vis-à-vis avec ardeur avant de s’en prendre à un autre adversaire.

Mais les Scandes étaient soutenus par l’ivresse de la victoire et les soldats, décimés, se trouvèrent peu à peu refoulés devant la tour fortifiée.

Une grêle de flèches partit des meurtrières, sans égard pour les défenseurs qu’elles perçaient comme elles percèrent de nombreux Scandes. Nul ne s’en préoccupa. Les attaquant ne ralentirent pas leur assaut. Les hommes d’armes, pressés, affolés, ne voyaient plus d’où venait la mort.

 

Au cœur de la mêlée, Thorn s’efforçait d’approcher la tour. Il voulait être le premier à pénétrer dans ce donjon. Il voulait délivrer Onik, tuer le Sire d’Arcande…

Il aperçut une carriole arrêtée en haut du terrain pentu qui montait vers la falaise. Elle était chargée de rondins. Il regarda la porte fortifiée de la tour…

Le jeune homme empoigna par l’épaule un guerrier qui passait à côté de lui.

— Viens avec moi ! cria-t-il. Vous autres…

Il fit signe à plusieurs autres Scandes. Tous se précipitèrent vers le lourd chariot.

— Aidez-moi à retirer les cales !

A grands coups du plat de leurs haches, les hommes firent sauter les cales de bois.

— Aux roues !

Les Scandes s’attelèrent aux grandes roues pleines, comprenant ce que voulait leur chef. Le char s’ébranla lourdement, prit de la vitesse. Thorn sauta dessus en voltige, s’aplatit sur les rondins.

Des cris d’effroi saluèrent la course du char qui, tel un bélier monstrueux, fonça à travers l’esplanade pentue, renversant et broyant hommes et femmes sur son passage. Quand Thorn eut l’impression qu’il allait percuter le donjon, il sauta sur le sol, roula sur lui-même. Il ressentit une vive douleur à la hanche, entendit l’effroyable craquement de la porte cédant sous l’impact du char et des troncs d’arbres. Il se releva, le sabre à la main.

Un nuage de poussière s’élevait devant lui, et des cris lui parvinrent, ceux des guerriers écrasés par les troncs qui, brisant leurs amarres, avaient dévasté le corps de garde. Une bonne partie du mur avait d’ailleurs cédé avec la porte. Thorn se retourna. Les Scandes se précipitèrent, galvanisés par ce nouveau coup qui accablait leurs adversaires.

Thorn franchit la porte effondrée, le cœur battant. Il s’avança, l’arme haute. Un soldat se traînait devant lui, les jambes brisées ; il l’acheva d’un coup de sabre. Il traversa la porte de garde. Un autre soldat se présenta, toussant, les mains serrées sur sa poitrine. Il fit voler sa tête.

Enfin, le couloir menant à la salle où on l’avait fait comparaître devant le Sire d’Arcande. Il le suivit, marchant lentement. D’où viendrait le danger !

Thorn se trouvait au milieu du couloir quand plusieurs archers apparurent, qui le couchèrent en joue. Derrière eux, livide, se trouvait le Seigneur…

 

Thorn s’était immobilisé. Il était seul, sans bouclier. Que les mains des archers lâchent les cordes et il tomberait, percé de flèches. Mais rien ne se passait. Thorn regardait les archers et les archers le regardaient.

Le souffle rauque du Sir d’Arcande montait dans le silence.

Thorn leva son sabre.

— Je suis le Fils de la Forêt ! clama-t-il. Te souviens-tu de moi, Seigneur d’Arcande ? Te souviens-tu de mon sabre qui t’a brûlé quand tu as voulu me le voler ? Tu as massacré tous ceux qui m’étaient chers ! Cette nuit, je suis venu pour t’arracher ton âme ! Ta damnation commence !

Quelle inspiration l’avait poussé à prononcer ces paroles ? Il ne chercha pas à le savoir. Il entendit le glapissement de terreur que poussa un des archers. Plusieurs arcs s’abaissèrent.

Il darda son sabre sur les hommes d’armes.

— Reconnaissez-vous ce sabre, soldats ? Reconnaissez-vous l’arme magique contre laquelle vous ne pouvez rien ?

Thorn avança un pas. La lame rougie de sang brillait d’un éclat insoutenable et terrifiant.

— Fuyez, reprit Thorn. Fuyez ou vous partagerez le châtiment de votre Seigneur !

Les soldats tremblaient.

— Tuez ce chien ! cria le Sire d’Arcande d’une voix suraiguë, hystérique. Tuez-le !

Un seul arc se détendit, une seule flèche vola. Mais comme lorsqu’il s’était trouvé en face des Efghunds, dans ce même jeu mortel, Thorn était porté par une force surhumaine. Le sabre enchanté fouetta l’air et la flèche se brisa en deux. Thorn éclata de rire.

— Mon sabre est plus fort que vos arcs et la peur vous fait trembler, soldats ! Fuyez ou vos esprits erreront à jamais dans les brumes !

Le Sire d’Arcande ruisselait de sueur et le regardait avec épouvante.

— Fuyez ! répéta la voix retentissante de Thorn.

L’un des archers poussa un cri et, lâchant son arme, s’enfuit. Un second le suivit… et puis les quatre autres, se bousculant pour courir plus vite.

Le Sire d’Arcande glissa sur le sol, contre le mur. Il ferma les yeux. Des larmes coulaient sur ses joues flasques. Il poussa un gémissement.

Thorn entendit derrière lui la rumeur de l’ultime bataille que les Scandes livraient aux derniers défenseurs. Dans quelques instants tout serait fini.

— Pourquoi es-tu venu ? gémit Arcande.

— Je suis venu chercher la biche que tu as capturée et que tu voulais offrir à ta fille.

Le Seigneur regarda Thorn comme s’il ne comprenait pas le sens de ses paroles. Il esquissa un geste, mais la pointe du sabre lui piqua la gorge.

— Où se trouve cette biche ? gronda Thorn.

— La biche… Mais…

Thorn perdit patience. Il se pencha, empoigna le Seigneur par le devant de ses vêtements, le souleva de terre.

— Cette biche ! hurla-t-il. Mène-moi à elle ! Vite !

— Mais… Par… par ici…

Trébuchant, l’air égaré, Arcande traversa la salle du trône, poussa une porte, jeta un regard effrayé dans un petit jardin entouré de hauts murs, sombre comme la nuit. Tout était calme. Les échos de la bataille arrivaient là comme étouffés.

— Par ici, balbutia Arcande. Ne… ne me faites pas de mal…

Thorn poussa rudement son prisonnier dans le dos. Ils traversèrent le jardin, atteignirent un minuscule enclos. Arcande leva une main tremblante.

Derrière la porte à claire-voie de l’enclos, Thorn vit la biche… Onik… Elle était là, elle l’attendait.

La biche de la forêt d’Arcande !