CHAPITRE VIII
Thorn se sentait en sécurité. Il retrouvait un domaine familier, protecteur. SON domaine… FILS DE LA FORET… N’était-ce pas son nom ? Cette forêt nordique n’était-elle pas marquée par le sceau de la Princesse sa mère ? Thorn y retrouvait ce qui était sa vie propre. Il retrouvait un chant, un poème qui faisaient partie de son existence, un souffle qui était le souffle de sa chair et de son âme.
Il se coulait silencieusement dans les fougères et les taillis de trembles et de genévriers, comme un chat sauvage, ne se retournant même pas pour essayer de localiser son ennemi. Il savait d’instinct où se trouvait Agers. Il pouvait dire, à chaque pas, ce que faisait, ce que pensait le Scande. En fermant les yeux, il pouvait le voir, fracassant rageusement les branches qui lui barraient la route, griffant son torse nu aux ronces et aux épines, se prenant les pieds dans des racines sournoises, s’affalant sur la mousse en grondant comme un sanglier furieux.
Thorn s’arrêta. Il écouta, n’entendit que le chant du vent dans les arbres. Il avait pris assez d’avance. Il fourragea dans ses cheveux emmêlés. Quoi que puisse en penser Agers derrière lui, les rôles avaient changé. Il n’était plus le gibier traqué par le chasseur. Il percevait les vibrations de la forêt. L’esprit de sa mère lui parlait à travers les arbres, l’herbe, les rochers, le geai qui voletait devant lui…
Attentif, Thorn suivit des yeux ce geai. L’oiseau caquetait, comme font tous les geais, et son caquet avait une signification.
Obéissant à l’inspiration qui l’habitait, Thorn suivit le geai. L’oiseau jacassant se posa sur une branche de châtaignier. Il s’envola quand le jeune homme ne fut plus qu’à quelques pas, pour aller se percher un peu plus loin, jacassant toujours.
Thorn suivit l’oiseau durant un long moment. Il déboucha dans une clairière parfaitement ronde, au sommet d’une falaise abrupte. Il regarda sous lui, vit la cascade à ses pieds, vertigineuse, mortelle. Levant les yeux, il admira longuement l’arbre gigantesque qui s’élevait au-dessus du vide. Un arbre d’une essence qu’il ne connaissait pas, si prodigieusement haut que sa ramure semblait se perdre dans les nuages et que son ombre recouvrait la terre comme la nuit recouvre le monde.
La Forêt et la Nuit. Thorn sut que c’était là qu’il allait livrer son combat contre le Seigneur Agers.
Thorn s’avança jusqu’au pied de l’arbre et caressa l’écorce du plat de la main. Il perçut la puissance qui émanait de cette gigantesque masse végétale. Il s’adossa au tronc et se laissa imprégner de ce flux de vie. Un bien-être intense l’habita. Cet arbre était magique. Cet arbre était son frère.
Il attendit avec impatience, humant le parfum léger qui se dégageait des minuscules fruits rouges qui brillaient au-dessus de sa tête, comme autant de petites pierres précieuses. Ces fruits aussi lui parlaient, lui chantaient leur magie païenne, leurs secrets oubliés. Ils lui disaient qu’Agers allait apparaître…
Agers apparut, haletant, exactement là où Thorn l’attendait. Il tenait une hache à la main et la sueur ruisselait sur son front.
Le Scande s’arrêta, regarda l’arbre immense et ses yeux s’écarquillèrent de stupeur. Mais sa haine fut plus forte que son étonnement et il hurla :
— Enfin je te tiens, maudit couard ! Tu vas regretter de m’avoir fait courir ! Je vais te couper en morceaux !
Il s’élança juste à l’instant où les guerriers apparaissaient, Siebert et Ogarth à leur tête.
— Lâche cette arme, Agers ! cria Ogarth.
— Tu es un félon ! ajouta Siebert.
Agers ne ralentit même pas son élan. Mais Thorn avait déjà bondi et s’était perché sur une maîtresse branche, à dix pieds au-dessus du sol. Le fer de la hache se planta dans le tronc de l’arbre. Thorn ressentit une profonde vibration, comme s’il avait été ébranlé par le coup. Il grimpa plus haut. L’arbre était si grand que les branches, sous ses pieds, étaient grosses comme le tronc d’un chêne. Quant au tronc, il évoquait une tour.
Agers avait levé la tête. Ses traits étaient convulsés par la colère. Il serrait sa hache avec une telle force que ses mains en étaient blanches. Les guerriers scandes faisaient cercle autour de lui, mais n’osaient pas l’approcher.
Thorn se campa solidement sur une branche.
— Descends ! cria Agers. Viens te battre !
Thorn sourit. Il tendit la main vers son ennemi.
— Non. Tu devais me tuer dans la rivière. Maintenant, c’est à toi de venir à moi. Je t’attends dans mon domaine. Monte !
Agers gronda de rage. Il passa le manche de la hache dans sa ceinture, crocha la première branche…
Alors Thorn se mit à grimper sans hâte, sans regarder derrière lui. Agers le suivit, crachant des insultes, lourd et maladroit, brisant des branches sous ses pieds, secouant la tête au milieu des feuilles et des rameaux qui se refermaient sur lui comme autant de pièges.
Thorn grimpait en proie à la même sensation ressentie en plongeant dans le lac au pays de Thuynn. Cette escalade de l’arbre géant, c’était un retour vers la magie de son monde. Thorn ne fuyait plus la rage d’un Seigneur scande. Il unissait sa vie à une vie végétale et retrouvait des pulsions venues du fond de son être.
Thorn s’arrêta enfin, au bout d’un temps qu’il ne chercha pas à déterminer. Le tronc de l’arbre était toujours aussi massif et les branches aussi grosses. Le sol, sous lui, n’était plus visible, caché par la ramure verte et mouvante. Des grognements parvinrent au jeune homme, des jurons, des halètements. Agers apparut, suant, rouge de colère et d’épuisement. Il se cramponnait tant bien que mal aux rugosités de l’écorce et sa hache, dans sa ceinture, le gênait. Mais son visage était crispé dans une volonté farouche et Thorn lisait, dans ses yeux, la soif du meurtre.
La branche qui supportait Thorn s’avançait au-dessus du vide comme l’arche d’un pont ; son extrémité lointaine se perdait dans un bouquet de feuilles et de lianes touffu comme une forêt. Insensible au vertige, Thorn y progressait, aussi à l’aise que s’il marchait sur le plus ferme des sols. Malgré sa taille énorme, la branche frémissait sous ses pieds, telle une créature mouvante. Il devina les pensées de cette branche, l’amour qu’elle lui portait. C’était les pensées de sa mère, son amour.
Loin, très loin en contrebas, il pouvait voir les falaises, la rivière encaissée, les rapides, la cascade. Il pouvait voir aussi les guerriers scandes, minuscules comme des fourmis, leurs visages levés.
Thorn étendit les bras, en équilibre au-dessus du vide. Agers se hissait sur la branche, le souffle rauque.
— Viens, Seigneur ! appela le jeune homme. Viens où ton destin te convie !
Le chef scande jeta un coup d’œil en dessous de lui hésita. Il n’était plus rouge, mais blanc.
— Je devine ta peur, reprit Thorn. Veux-tu encore me tuer ou préfères-tu que nous soyons amis ?
Agers ne répondit pas. Il tira sa hache de sa ceinture et fit un pas. Un craquement sourd retentit, qui parut ébranler la forêt tout entière. Thorn sentit l’arbre trembler sous lui. Il savait jouer avec la mort. Mais l’ardeur, l’allégresse l’habitaient. Il battit des bras pour reprendre son équilibre un instant compromis, recula vers le bout de la branche, lentement, retenant sa respiration.
Agers regardait le vide, la cascade rugissante. Il avança encore d’un pas. La branche frémit à nouveau et Thorn dut plier les genoux pour ne pas tomber. Agers tituba. Il lâcha sa hache.
Une voix monta, presque inaudible, venant du sol.
— N’y va pas, Seigneur Agers. Cet arbre est maudit !
Mais Agers semblait avoir choisi d’affronter son destin. Comme si la perte de son arme lui avait brusquement enlevé toute crainte, il se redressa et, sans détourner la tête, avança lentement vers Thorn.
Les deux ennemis ne furent plus qu’à une portée de bras l’un de l’autre. Ils se regardèrent.
— Vas-tu te battre, maintenant que tu ne peux plus fuir, maudit bâtard ! gronda Agers.
Thorn ne bougea pas. A travers la plante de ses pieds, il ressentait le craquement de la branche en train de céder sous leur poids. Le bois se fendait…
Agers perçut lui aussi ce craquement, car il s’accroupit brusquement, blême, et se cramponna au tronc.
Alors Thorn prit un élan prodigieux et sauta. Il retomba sur la branche. Un nouveau craquement retentit, se répercuta dans les gorges de la rivière et couvrit le rugissement de la cascade. La terre parut trembler. Agers poussa un cri d’épouvante.
Thorn bondit une seconde fois. Il vola au-dessus du Seigneur terrorisé, comme un oiseau, se reçut à nouveau sur la branche. Le craquement, cette fois, fut un grondement de fin du monde.
Thorn bondit une dernière fois, au moment où la branche se brisait. Il se plaqua au tronc énorme, se retourna.
Le Seigneur Agers se tenait à un éclat de bois et ses jambes battaient désespérément le vide, à la recherche d’un impossible point d’appui. Il hurlait de terreur mais chacun de ses mouvements ne faisait que hâter la rupture de la branche, dans une inexorable plongée vers le gouffre.
Il y eut un ultime craquement.
La branche s’abattit, en une chute interminable, disparut dans l’eau écumante de la cascade, entraînant Agers dans un jaillissement qui monta plus haut que le sommet de la falaise.
Quand Thorn entra dans la salle du grand conseil, le silence se fit. Calmement, le jeune homme alla s’asseoir entre Siebert et Ogarth. Il attendit que le roi des Scandes prenne la parole.
— Scandes, dit Siebert, les dieux ont parlé ! Thorn Fils de la Forêt a triomphé du Seigneur Agers et nous a démontré la puissance de sa magie. On ne va pas contre la magie et la volonté des dieux…
Il marqua un temps et, se tournant vers les vassaux du Seigneur disparu, il ajouta :
— Que chacun se souvienne des paroles qui ont été prononcées ! Votre maître a dit que celui qui vaincrait l’autre vous commanderait ! Il est mort. Vous devez allégeance au Seigneur Thorn ! C’est lui, maintenant, votre chef !
L’un des guerriers s’avança. C’était un gaillard aux longues moustaches tressées, vêtu d’une peau d’ours, et qui portait une hache encore plus impressionnante que celle d’Ogarth.
— Moi, Knuttor, je reconnais la volonté des dieux. Je m’incline devant la magie de celui qui se dit Fils de la Forêt. Je le reconnais pour chef !
Il se tourna vers ses compagnons.
— A genoux devant votre maître ! ordonna-t-il.
Les guerriers ployèrent le genou en silence. Thorn n’avait pas fait un geste ni prononcé une parole. Il se leva, s’avança vers les hommes inclinés devant lui.
— J’accepte de devenir le maître de la maison Agers. Je ne suis pas des vôtres… Une fois l’expédition au pays d’Arcande terminée, vous élirez votre véritable chef, selon vos lois. Il devra être de votre sang. Moi…
Thorn eut un sourire un peu lointain, un peu triste.
— Moi, reprit-il, mon royaume ne se trouve pas de ce côté-ci des brumes…