CHAPITRE VII
Thorn frissonna dans le petit matin. Il ne portait que ses braies et le vent était glacial. Le soleil se levait à peine. Devant lui, sur le sable, sa barque attendait.
Sur l’autre rive de la rivière écumante, Thorn pouvait voir le Seigneur Agers entouré de plusieurs guerriers. Il était également torse nu, debout devant une barque échouée.
Thorn jeta un regard aux Scandes qui l’escortaient. Ils étaient là pour veiller à la régularité du combat, comme les hommes d’Agers. En principe…
Un curieux sentiment habitait le jeune homme. Thorn n’était pas du tout certain de surclasser son adversaire, dans ce genre de duel auquel il n’était pas accoutumé. Agers était nettement plus grand, plus massif que lui, et sans doute plus fort. Et puis il avait toute l’expérience voulue… Pourtant, quelque chose donnait confiance à Thorn. Une force inconnue coulait dans son sang. La forêt qui l’environnait était amicale, encourageante. Les senteurs de fleurs et de résine le réconfortaient. Il buvait ce parfum primitif d’humus et son ardeur grandissait. La forêt, c’était son essence de vie. C’était son domaine. C’était son alliée, sa mère, sa sœur.
— Il est temps, dit le roi Siebert. Monte dans ta barque, Fils de la Forêt. Que ton destin s’accomplisse.
Sans un mot, Thorn embarqua dans l’étroit esquif que deux guerriers avaient poussé à l’eau. Il saisit l’aviron et se mit à godiller assez maladroitement. Il était peu habitué à cet exercice, quoi qu’il en eût dit à Ogarth.
A peine se fut-il éloigné de la berge qu’il sentit la force du courant. S’il ne luttait pas de toute sa puissance, il serait entraîné au milieu des rapides, en aval, et tout serait fini avant d’avoir commencé. Il dirigea donc sa barque vers l’amont et se raidit sur sa godille, oubliant le Seigneur Agers : il n’avait pourtant aucune chance de diriger sa barque et de se protéger en même temps des coups que lui assènerait le Scande, il le savait.
Arrivé à peu près au milieu de la rivière, Thorn releva la tête. Follement encouragé par ses hommes, Agers approchait, sa barque semblant voler de vague en vague. Le Seigneur ricanait, son visage crispé par l’effort.
C’est alors que, sur la berge, Thorn vit Griste qui accourait. Il se figea, stupéfait.
La jeune fille se campa au bord de l’eau et cria, d’une voix si forte qu’elle couvrit le grondement du courant :
— Prends garde, Thorn ! Il a un javelot dans le fond de sa barque ! Il…
Elle ne put en dire plus. L’un des guerriers d’Agers avait levé sa hache.
— Griste !
Thorn lui aussi avait hurlé. Trop tard. La hache s’était plantée dans le dos de la jeune fille. Griste s’écroula, son joli visage dans l’eau de la rivière…
Le drame n’avait duré qu’une seconde. Mais Thorn eut l’impression que son cœur se déchirait. Des larmes lui brouillèrent les yeux. A travers un brouillard, le jeune homme vit qu’Agers cessait de godiller, se baissait, se relevait en brandissant un javelot.
— Attrape ça, chien ! cria le Seigneur.
Il lança son arme. Mais, comme en face des Efghunds, l’habileté de Thorn joua. En un éclair, le jeune homme leva sa rame…
Il se sentit ébranlé dans tout son corps et faillit passer par-dessus bord quand la pointe du javelot se planta dans le manche de bois, juste devant sa poitrine.
Thorn arracha le javelot, le jeta dans la rivière. Agers était rouge de colère. Son embarcation n’était plus qu’à quelques coudées.
— Maudit traître ! gronda Thorn.
Il fit mine de lever sa rame, comme pour se protéger à nouveau de son ennemi. Agers laissait adroitement dériver sa barque de façon à ce qu’elle vienne éperonner celle de son adversaire. Mais, au dernier moment, un remous la fit dévier et, au lieu de la percuter de plein fouet, elle défila bord à bord. Profitant de l’occasion, Thorn assena un violent coup de rame au Scande, le touchant aux reins.
Agers hurla de douleur, mais ne tomba pas à l’eau. Au contraire, avec une vivacité de fauve, il bondit, manquant faire chavirer sa barque… et se retrouva dans celle de Thorn !
Thorn leva à nouveau sa rame, attendant l’attaque du Seigneur…
Mais Agers ne faisait pas mine de se jeter sur lui. Il restait à l’arrière de la petite embarcation. Bien campé sur ses jambes, il se contentait de lui imprimer un mouvement de roulis qui allait s’accentuant.
Thorn regarda la rive qui défilait à toute vitesse. Les Scandes couraient, de peur de perdre une miette du combat, et acclamaient bruyamment les deux champions. La tactique d’Agers était claire. Le Seigneur attendait que la barque arrive aux rapides. Là, il la ferait rouler à tel point que Thorn, perdant l’équilibre, tomberait à l’eau et se fracasserait sur les rochers. Le Scande, avec sa science de la rivière, parviendrait de toute façon à s’en sortir.
Alors Thorn pensa de toutes ses forces à ce qu’il avait ressenti en s’enfonçant dans les eaux du lac de Thuynn, quand Elwas l’avait guidé vers le palais de sa mère.
D’un élan, il se jeta à l’eau, la tête la première !
En quelques violents coups de pieds, Thorn nagea sous l’eau le plus vigoureusement possible. La rivière était glacée, mais il ne sentit pas sa morsure. Par contre, il sentit la force du courant, et se demanda s’il pourrait lui résister, échapper aux rapides, aux chutes.
Quand il fut sur le point de suffoquer, il fît surface, emplissant d’air ses poumons. Eclaboussé d’écume, il regarda derrière lui. La barque se trouvait à quelque distance et Agers, éructant de rage et jurant ses grands dieux, godillait vers lui.
C’était exactement ce que désirait Thorn. Evitant de penser aux rapides tout proches, il plongea à nouveau.
Thorn nageait bien, et depuis toujours. Immergé, il changea de direction et fila vers l’aval. La poitrine en feu, il attendit, attendit… et remonta enfin. C’était l’instant crucial. S’il avait mal calculé son coup, si Agers ne se trouvait pas là où il l’escomptait…
Il émergea, suffoquant, le cœur battant à se briser…
Il se trouvait juste derrière la barque et Agers, l’aviron haut levé, lui tournait le dos. Thorn sentit flamber en lui la rage de la victoire. Il accrocha le rebord de la barque et, de toutes ses forces, pesa dessus pour la faire chavirer !
Agers poussa un cri que reprirent, en écho, tous ceux qui, des rives, assistaient à l’affrontement. Il battit des bras et tomba à l’eau en lâchant sa rame.
Sans attendre, Thorn se mit à nager vers la berge. Ses oreilles percevaient le grondement de la rivière se précipitant entre ses hautes rives, là où commençaient les rapides…
Son genou heurta rudement les cailloux du fond. Il se précipita en avant, mi-nageant, mi-marchant, trébuchant et soufflant, à demi-mort d’épuisement. Il sortit de l’eau, se retrouva à plat ventre, vit les Scandes qui accouraient. Il se retourna, étouffa un cri de dépit.
Il avait espéré qu’Agers ne puisse rejoindre la rive, qu’il se noie comme lui-même avait espéré le noyer. Mais le Scande était également bon nageur. Il arrivait, ruisselant d’eau.
Thorn était trop épuisé pour tenter de rejeter le Seigneur scande à la rivière. De toute manière, c’était maintenant à lui d’amener Agers sur SON terrain. La forêt…
Les spectateurs se regroupèrent autour de lui. Ogarth était à leur tête. Il tendit sa hache à Thorn.
— Ce chien ne s’est pas battu loyalement ! cria le jeune Scande. Prends mon arme et tue-le ! Nul ne s’y opposera !
Agers s’immobilisa en entendant ces paroles. Il avait encore de l’eau jusqu’aux mollets. Il jeta un regard assassin au fils du roi Siebert. Les autres Scandes firent silence, même ses hommes. L’un d’eux prit la parole, rudement :
— Il a raison, Seigneur. Tu devais te battre à mains nues et tu as caché une lance dans ta barque.
Tous les Scandes approuvèrent. Agers esquissa un geste…
Thorn avait saisi la hache. Il l’assura dans sa main, marcha sur le Seigneur qui recula dans l’eau.
— Agers, dit le jeune homme, je suis en droit de te tuer. Je n’aurais même pas à te frapper ! Simplement à te pousser dans le courant jusqu’à ce qu’il t’emporte… Mais je te l’ai dit : c’est dans la forêt que tu mourras. La forêt qui est mienne ! La forêt qui vengera la pauvre Griste !
Il se retourna, rendit sa hache à Ogarth.
— Je t’attends, Seigneur Agers ! Viens me chercher.
Il recula en direction des fourrés, tandis que le Scande sortait de l’eau, soufflant, jurant et lui montrant le poing.
Thorn plongea dans un épais taillis.