LA PROMESSE DE NIVÔSE
 

Je le revois peu avant sa mort. C’était en 1806, l’ère vulgaire venait d’être rétablie, j’avais sept ans. Il portait cet habit vert foncé qui ne le quittait jamais, un jabot de dentelle, une culotte de nankin, des bas blancs. Sa mise était impeccable, son allure soignée, ses souliers cirés, ses cheveux poudrés et brossés ; il portait beau. Il me fit asseoir sur ses genoux, dans ce jardin planté de tulipes rouges comme le sang, où un perroquet gris comme le ciel – nous étions en janvier, mais tout le monde disait encore nivôse – psalmodiait d’une voix nasillarde la litanie de jurons que nous lui avions appris.

Ce jardin, il s’y promenait chaque fois que le soleil, quittant sa tanière, dévoilait sa chevelure blonde, soyeuse, il s’y promenait son archer dans une main, sa viole de gambe dans l’autre, et il jouait fort mal de cet instrument aujourd’hui tout à fait oublié.

Il avait le dos voûté, les mains tremblantes, le souffle court ; il n’en avait plus pour longtemps. La grande faucheuse pouvait le prendre là, tout de suite, ou demain, ou dans un mois. C’était l’affaire de quelques jours, de quelques semaines tout au plus. Il refusait pour autant de se morfondre et de sombrer dans la mélancolie. Il y avait chez lui une farouche volonté de vivre qu’il puisait dans les maux l’accablant jour et nuit, et dont il tirait pourtant une philosophie empreinte de gratitude et de résignation : « La nature est bien faite, disait-il. Elle nous diminue peu à peu avant de nous effacer complètement. »

Cet après-midi de nivôse, il avait décidé, semble-t-il, de pourvoir à mon éducation. Qui, mieux que lui, aurait pu m’apprendre les choses de la vie ? Il avait traversé le siècle comme le marin traverse la tempête, la peur au ventre, les yeux rivés sur l’horizon, sur le maelström de vagues rugissantes, les doigts égrenant un chapelet parce qu’il vaut mieux avoir Dieu avec soi, les mains accrochées au bastingage qu’on ne lâche que pour embrasser furtivement un rosaire parce qu’il faut redoubler de précautions – on n’est jamais trop prudent. En ces temps où la justice exterminait avec une célérité forçant l’admiration, c’était peut-être le seul moyen de survivre. Il fallait donner des preuves de son civisme, mais pas trop : les modérés étaient envoyés à l’échafaud, et parce que ce n’était pas assez, jamais assez, les exagérés aussi ; il fallait choisir son camp, et espérer que l’on fît le bon choix : on pouvait défendre un accusé puis se défendre de l’avoir trop bien défendu, être juge un jour et jugé le lendemain, garder des prisonniers, être gardé à son tour ; il valait mieux être du peuple que de la noblesse ou du clergé, mais on pouvait être issu du peuple et connaître la même issue fatale que la noblesse et le clergé. Vous comprendrez, dès lors, que celui qui avait la charge de donner la mort pût craindre à chaque instant que les rôles s’inversassent et qu’on vînt la lui donner.

Il me caressa la nuque, posa sa lourde main sur mon épaule, et en guise d’incipit me fit promettre une chose : « Promets-moi, Henri-Clément, promets-moi de perpétuer la lignée. » Je ne savais pas de quoi il parlait. Je promis. Les promesses engagent-elles les enfants de sept ans ? Pardonnez-moi, grand-père, si j’ai failli à la promesse de nivôse.

*

« Tu es un Sanson, me dit-il. Toi aussi, un jour, tu seras bourreau. »

C’était la première fois que le tintement lugubre de ce mot parvenait à mes oreilles candides. Ce mot, ce titre, puisque c’en était un, mon grand-père l’exécrait, et il l’eût volontiers rayé du dictionnaire de l’Académie. Il lui préférait celui d’exécuteur des hautes œuvres, et Camille Desmoulins pouvait bien dire « j’appelle un chat un chat, et Sanson bourreau », mon grand-père répondait coup pour coup. Il fit même un procès à Gorsas, ce plumitif immoral – il fut enfermé à Bicêtre pour avoir compromis de jeunes garçons – qui persistait dans ses torchons à l’appeler bourreau. Eh bien, le bourreau eut gain de cause : quelques mois plus tard, pour de tout autres raisons, Gorsas fut condamné à mort. L’histoire ne dit pas si, au moment où Charles-Henri Sanson lâcha le ressort pour libérer la lame de la guillotine, un rictus narquois se dessina sur la commissure de ses lèvres.

Charles-Henri Sanson, c’était le nom de mon grand-père. C’est le nom, surtout, d’une lignée d’exécuteurs dont l’origine remonte à l’an 1688, quand Charles-Louis Sanson, dit Longval, tomba en pâmoison devant les grâces de Margueritte Jouenne, fille de bourreau. En l’épousant, il entra dans la confrérie, astreignant sa descendance à exercer ce sinistre métier. Car le mort saisit le vif, les exécuteurs passent, la charge demeure : après Charles-Louis, dit Longval, il y eut Charles, puis Charles Jean-Baptiste, puis Charles-Henri, mon grand-père, quatrième du nom. Puis ce fut au tour d’Henri, son fils, et enfin au mien.

« Tu seras bourreau, reprit-il. Comme mes frères... »

Ils étaient sept dans la fratrie. Souvent, Charles-Henri, en sa qualité d’aîné, les invitait à dîner chez lui, rue Neuve-Saint-Jean. Leurs aides faisaient le service et pour s’y retrouver, parmi tous ces Sanson, ils les désignaient du nom de la ville où chacun officiait : il y avait là Monsieur de Tours, Monsieur de Blois, Monsieur de Reims... Mon grand-père était Monsieur de Paris. Le surnom est resté.

« Comme ton père... », ajouta-t-il.

Mon père, Henri Sanson. Grand, chauve, mœurs austères, exécuteur des hautes œuvres jusqu’à sa mort, en 1840. Laissons-le reposer en paix. Ce n’est pas lui, après tout, qui aura marqué au fer rouge l’illustre lignée des Sanson.

« Et comme ton grand-père. »

Le voilà, le Sanson, le Grand Sanson comme on l’appelait, qui conféra au patronyme ses lettres de noblesse. Ses lettres de noblesse et d’effroi. Il avait commencé tôt, très tôt, dans le métier. À dix-sept ans, il fut de ceux qui supplicièrent Damiens en place de Grève, comme Ravaillac l’avait été deux siècles plus tôt : au feu de soufre on lui brûla le poing droit – celui qui avait tenu le poignard –, et à l’aide de tenailles on ouvrit ses chairs bientôt arrosées d’huile bouillante, de cire et de plomb fondus. Puis il fut écartelé par quatre chevaux, ses membres et son corps réduits en cendres et ses cendres jetées au vent. Tel était le prix à payer pour avoir porté la main sur la personne du roi. Le matin même de son exécution, quand on vint le chercher pour lui lire la sentence, Damiens prononça cette phrase désormais ancrée dans la mémoire collective, cette phrase que l’on se répète depuis à demi-mot, par nuit de pleine lune, à la lueur d’une bougie : « La journée sera rude. »

Rude, elle le fut aussi pour le jeune bourreau, à jamais hanté par les hurlements de cet homme qui s’était vu infliger les pires souffrances, cet homme qui vit son bras gauche puis ses cuisses séparés de son tronc, et qui n’expira qu’une heure plus tard, après que le seul membre qui lui restât fût enfin disloqué.

« On a beau dire, répétait souvent mon grand-père, la guillotine est une grande avancée. C’est le mode d’administration de la mort le plus sûr, le plus prompt et le moins douloureux. » On pouvait le croire sur parole : il avait appliqué la question, pendu des déserteurs, écartelé des parricides, marqué des bagnards au fer rouge, manié le fouet et le merlin... La guillotine, c’était tout autre chose : « Elle aura été la grande affaire de ma vie. » Car en 93, il était devenu la clef de voûte de la Révolution. Il consentit, au nom de la justice et de la société, au nom, peut-être, de la République naissante, au nom – que sais-je ? – de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, à devenir l’instrument de la Terreur, le bras armé de Robespierre, du Comité de salut public et du tribunal révolutionnaire. On connaît le mot de Saint-Just, il fallait que les cimetières, et non les prisons, regorgent de traîtres. Aussi la royauté, la noblesse, la Gironde, la Montagne, tout ce que Paris pouvait compter d’hommes, de femmes, parfois même d’enfants, périrent par ses mains dans cette grande frénésie de la décollation.

Et si, justement, on lui demandait : « Combien d’hommes, de femmes, d’enfants ? », il restait évasif : « Je ne sais pas. Beaucoup. Plusieurs centaines... Quelques milliers... » Et pourtant, il savait. Il savait exactement le nombre et le nom de ses victimes pendant la période qui s’étend du 21 janvier 1793 au 9 septembre 1795 : deux mille neuf cent dix-huit, dont mille trois cent soixante-seize en l’espace d’un mois et demi, entre la Loi de prairial et le 9 thermidor, pendant ce qu’on appelle aujourd’hui la Grande Terreur. Ça peut paraître beaucoup, c’est peu au regard de tous les morts qu’a faits la Révolution : entre seize mille et dix-huit mille personnes guillotinées ; mille trois cents massacrées en quelques jours de septembre dans les prisons de Paris ; près de trois mille fusillées à Nantes, plus de deux mille à Avrillé... Et combien à Savenay où Westermann, le général boucher, se vantait d’avoir enterré la Vendée dans les bois et les marais, massacré les femmes, écrasé les enfants sous les sabots des chevaux ? Combien à Lyon, dans la plaine des Brotteaux, où Collot d’Herbois fit donner du canon parce que la guillotine et le fusil étaient trop lents ? Combien à Nantes où Carrier, grand ordonnateur des bains républicains, noyait vieillards, femmes et enfants dans la Loire, sa baignoire nationale ? Et combien à Noirmoutier, à Toulon, à Fougères et au Mans ? Combien dans ces villages brûlés, pillés, qui terrorisaient plus que la vue de cent cadavres ? Combien lors des guerres avec l’étranger, et combien lors de celle avec la Vendée ? Cent mille ? Deux cent mille ? Qu’on se le dise : il n’y a pas que la famille royale qui a succombé en même temps que la monarchie.

Si le nom de mon grand-père est à jamais associé aux morts de la Révolution, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, parce qu’il fut l’un des bourreaux les plus prolifiques – d’autres peuvent se targuer d’avoir tué sinon plus, au moins autant que Sanson –, mais parce que ses morts à lui étaient les plus illustres que la France eût connus, parce qu’il fut le témoin direct des derniers instants de ces quelques hommes et femmes dont l’Histoire a retenu les noms.

Il fut celui à qui Marie-Antoinette, après qu’elle lui eut involontairement marché sur le pied, présenta des excuses avant d’aller mourir ; il fut celui qui, accompagnant Charlotte Corday, splendide dans son manteau rouge, pleine de grâce alors que la charrette se frayait difficilement un chemin, lui demanda si elle trouvait ça long, et se vit répondre avec désinvolture : « Bah ! Nous sommes toujours sûrs d’arriver... » ; il fut celui qui arracha les linges couvrant la mâchoire de Robespierre ; celui qui cueillit les dernières paroles de Lantenac – « Vive le roi ! », de Vergniaud – « Vive la République ! », de Danton et de tous les autres. Tout cela, il le racontait volontiers, on ne s’ennuyait jamais avec lui. Il faisait revivre les morts de la faux républicaine, pas seulement les connus, mais ceux tombés dans les oubliettes de l’Histoire, tel ce Joseph Chopin, vingt-trois ans, qui fumait encore sa pipe sur la bascule : « La tête et la pipe sont tombées ensemble dans le panier », telle cette Hélène Vatrin, qui riait aux éclats dans la charrette parce qu’un saltimbanque faisait des singeries pour égayer la marche mortuaire : « Si ses mains eussent été libres, elle eût applaudi le baladin. »

Toutefois, il y avait trois exécutions dont jamais il ne parlait. Sans doute relevaient-elles, dans son panthéon personnel, du domaine de l’ineffable, de l’indicible. Elles l’avaient marqué au fer rouge, et dût-on lui appliquer les brodequins pour lui arracher quelques mots, il se serait laissé torturer en silence, car ces mots auraient à la fois ravivé les remords d’un sujet, le chagrin d’un père et la douleur d’un amant.

Il y avait, d’abord, l’exécution de Louis XVI. Le crime de lèse-majesté par excellence. Celui qui fit de Charles-Henri Sanson le régicide en chef, le dernier maillon d’une chaîne qui devait offrir à la République son Charles Ier. Le roi, mon grand-père l’avait rencontré par deux fois. La première à Versailles, en avril 1789 : « Assailli par mes créanciers, je lui avais adressé une supplique afin que le Trésor me paie les sommes qui m’étaient dues. Ce jour-là, il portait un habit de taffetas lilas brodé d’or, sur lequel brillait la plaque du Saint-Esprit, une culotte courte, des bas de soie et des souliers à boucles. Ébloui par les dorures, le marbre et les cristaux, je ne pouvais me douter que quatre années plus tard, c’est sur l’échafaud que je le retrouverai, et qu’il n’aurait plus ni habit ni souliers, mais seulement une chemise, une veste piquée, une culotte et des bas de soie gris. » Puis il le vit une seconde fois en mars 1792. Ce n’était plus sous les somptueux lambris de Versailles, mais aux Tuileries, tombe anticipée d’une monarchie expirante : « On m’avait mandé pour donner mon opinion sur la forme du couperet. Elle était alors en croissant, et le roi suggéra de lui substituer une ligne oblique. Il avait raison. On guillotine bien mieux depuis. » La dernière fois que Charles-Henri Sanson eut l’honneur de croiser le monarque, ce fut pour lui donner la mort. C’était le 21 janvier 1793, place de la Révolution. Mon grand-père n’en reparla jamais, et mon père lui-même rechignait à raconter cette journée fatidique. Il me dit simplement : « Nous redoutions que l’on attentât aussi bien à la vie du roi qu’à la nôtre. C’est pourquoi nous étions tous deux armés de dagues et de pistolets, dissimulés sous nos habits. Mais tout s’est passé comme prévu. Il n’y eut pas d’incident. » J’appris plus tard que, chaque 21 janvier, mon grand-père fit dire une messe pour le roi, et que chaque soir, jusqu’au dernier jour de sa vie, il s’agenouillait devant le couteau qui avait tranché la tête de Louis XVI, et priait pour le repos de son âme.

Il y avait, ensuite, celle d’un faussaire en assignats. Je ne me rappelle plus son nom ; peu importe : il n’est que le second rôle malheureux d’un drame familial comme chaque famille en connaît. Mon grand-père avait deux fils : Henri, mon père, et Gabriel, plus jeune de deux ans. Henri et Gabriel savaient qu’un jour ce serait eux qui reprendraient le flambeau. Pour le moment, ils fourbissaient leurs armes en prêtant main-forte à leur père. La coutume, on le sait, voulait que l’on exhibât la tête tranchée des suppliciés. L’exécuteur, ou l’un de ses aides, devait l’attraper par les cheveux – ou par l’oreille s’il était chauve, tel Chalier, guillotiné à Lyon, place des Terreaux – et la brandir devant la foule frémissante, furieuse, foule en orgasme de haine lorsque paraissait le bourreau au front carré, dépositaire du pouvoir de tuer. Ce jour-là, c’est Gabriel qui devait se prêter au sinistre rituel. Il prit la tête dans le panier, et la présenta au peuple jamais rassasié. La langue pendait, les yeux étaient révulsés, le sang éclaboussait les habits de Gabriel et se répandait sur les planches de l’échafaud, tout à la joie vengeresse de cette foule qui laissait éclater ses passions les plus viles, ses instincts les plus bas. Gabriel glissa, tomba, se brisa la nuque : « Il n’a pas souffert », me raconta mon père des années plus tard, les yeux voilés de larmes et les lèvres tremblantes.

Il y avait, enfin, celle d’une femme que dans sa jeunesse impétueuse il avait aimée. L’amour, il m’en parlait volontiers : « Tu verras, Henri-Clément, il n’y a que deux choses qui font tourner le monde : le travail et l’amour. Le travail parce qu’il nous permet de vivre, l’amour parce qu’il nous donne une raison de vivre. Tout le reste est superflu. » Mais son premier amour, jamais il ne l’évoquait. Une fois seulement, il dérogea à la règle : « J’ai travaillé aussi longtemps que j’ai pu. Et j’ai aimé, oui, j’ai aimé passionnément. Pas seulement ta grand-mère. Il y eut quelqu’un d’autre avant elle. Elle s’appelait Jeanne, elle était sublime. Tout le monde n’avait d’yeux que pour elle. Et elle, elle offrait ses yeux à tout le monde – c’était là son seul défaut. Elle était éprise d’absolu, incapable de ne pas se donner tout entière. » Il marqua une pause, puis il continua : « Elle travaillait dans une boutique de mode, rue Saint-Honoré. Je savais qu’elle donnait facilement des marques de sa bonté et j’allai la trouver en espérant qu’elle m’en ferait profiter. Je lui promis de la prendre dès le coucher et de ne pas m’en déprendre avant le lever du jour. Je tins parole. » Il poursuivit : « Pendant des semaines, je lui rendis visite chaque jour, et chaque jour qui passait ses yeux m’ensorcelaient. Je ne savais pas que, trente ans plus tard, ces mêmes yeux m’imploreraient de lui laisser la vie sauve. » Il n’avait pas la force d’aller plus loin. C’est mon père, encore une fois, qui me conta la fin de l’histoire : « La jeune fille le délaissa pour épouser un comte. Quelque temps plus tard, Louis XV fit d’elle sa maîtresse, puis sa favorite, l’égale d’une reine à qui seule manquait la couronne. À la mort du roi, obligée de quitter Versailles, elle aurait pu couler des jours heureux au château de Louveciennes, mais quand la Révolution éclata, elle fit afficher la liste des bijoux qu’on lui avait volés sur les murs de Paris, se rappelant ainsi aux bons souvenirs des Jacobins qui ne demandaient qu’à faire payer la ci-devant courtisane. Madame du Barry – puisque c’est d’elle qu’il s’agit –, fut jugée et condamnée à mort. Elle se mit à hurler, implorant la clémence du tribunal, bousculant les gendarmes, inventant de prétendues révélations pour repousser l’exécution. Sur la charrette, elle en appela au peuple : Je suis comme vous, bons citoyens, ne me laissez pas mourir ! Les bons citoyens, alanguis par cette femme horrifiée, cette femme jadis la plus belle du royaume maintenant enlaidie par l’embonpoint, l’angoisse et le chagrin, baissaient la tête et gardaient le silence. Arrivée sur l’échafaud, elle se tourna vers ton grand-père, son ancien amant qu’elle n’avait pas revu depuis leur idylle de jeunesse, des siècles plus tôt. Elle lui dit : N’est-ce pas que vous ne me ferez pas mourir, pas vous ? Ton grand-père ne put réprimer quelques larmes et dut me laisser accomplir le reste des opérations. Le cou dans l’échancrure du billot, elle me dit encore : Pas tout de suite, encore un moment monsieur le bourreau, je vous en prie ! Ce furent ses derniers mots. »

Hormis la mort du roi, de son fils et de celle qui avait été sa maîtresse, mon grand-père nous livrait de bonne grâce les scènes dont il fut le témoin. Il me raconta, cet après-midi de nivôse, son quotidien au temps de la Révolution, le chapeau haut de forme et légèrement bombé dont il se coiffait chaque matin, sa redingote de couleur sombre et son surtout rouge sanglant, ces interminables journées quand il se présentait au cabinet de Fouquier-Tinville, les charrettes qu’il devait alors se procurer, qu’il payait quinze francs, plus cinq francs de pourboire au charretier. Il me parlait de tout ça et entre deux phrases il goûtait le silence, ce silence qui, toute sa vie, où qu’il allât, quoi qu’il fît, l’avait précédé et suivi. Car toute sa vie il avait inspiré l’horreur, suscité la haine, attisé la crainte et le mépris. Trop malheureux d’avoir à punir ceux qui par leurs crimes avaient provoqué les anathèmes de la justice, il devait encore en partager l’opprobre et l’infamie.

Il parlait de tout ça avec naturel, comme un chapelier parlerait de ses chapeaux, un forgeron de son enclume, ou un tonnelier de ses tonneaux. « Toi aussi, répéta-t-il comme s’il avait besoin de le ressasser encore et encore pour que l’idée s’ancrât éternellement dans mon esprit : un jour, tu seras bourreau. »

Il avait raison : je n’ai pas échappé à mon destin. J’aurais pu devenir chapelier, justement, ou forgeron, ou tonnelier ou chirurgien. Chirurgien... Ne l’ai-je pas été, certes à ma manière, mais tout de même ? N’est-il pas contraint, pour sauver une vie, d’amputer un bras ou une jambe gangrenés ? Il en va de même pour le bourreau : quand l’un des membres du corps social présente trop de dangers, il en fait le sacrifice pour préserver la société. Les beaux esprits objecteront qu’il y a là une différence, et de taille. Ils n’auront pas tort : quant à la dimension du couteau.

Aurais-je été plus heureux chapelier, forgeron, tonnelier ou chirurgien ? Rien n’est moins sûr. L’homme, on le sait, est un éternel insatisfait : celui dont les mains calleuses s’échinent sur le soc d’une charrue pour remuer la glèbe mènerait volontiers la morne et néanmoins confortable existence d’un commis, lequel, au lieu de se morfondre pendant des heures dans un bureau, serait heureux d’empoigner de temps à autre par les cheveux une tête fraîchement guillotinée, se substituant ainsi au bourreau qui lui-même ne demande qu’à laisser les têtes pour faucher des blés.

« Tu seras bourreau car c’est un beau et noble métier... »

Je repense à ces paroles quarante ans plus tard. J’y repense et je ne peux y souscrire. C’est un métier utile, indéniablement : l’exécuteur est le garant de la paix sociale. Car enfin, que craignent les criminels ? Ni le juge qui prononce la sentence ni le greffier qui la rédige. Ni la bouche de la loi ni la plume qui la transcrit. Ce qu’ils redoutent, ce qui les fait trembler, c’est le glaive du bourreau.

Un métier utile, donc. Mais un beau et noble métier ? Dans l’accomplissement de sa charge, le bourreau est amené à tuer. Oh, il n’y a rien d’humiliant à cela : c’est le bien de l’État qui le commande. Et puis n’honore-t-on pas les soldats qui ont précisément pour métier la mort des hommes ? D’ailleurs, s’il y a une différence, elle est assurément à l’avantage du bourreau. Car le soldat, à qui donne-t-il la mort ? À des innocents, à de fort honorables gens, à de bons pères de famille qui pas plus qu’eux ne demandent à être là, sur un champ de bataille, entre la mitraille et les baïonnettes, sous la pluie, celle qui mouille et celle qui tue, celle qui tombe du ciel et celle que crachent les canons, de bons pères de famille qui s’ils le pouvaient tomberaient l’uniforme, poseraient shakos et mousquets, rentreraient chez eux s’asseoir au coin de l’âtre, ôteraient leurs guêtres et leurs souliers pour chauffer à la flamme leurs pieds nus. Pendant que, dans l’exercice de ses fonctions, le bourreau respecte l’innocence et ne donne la mort qu’à des coupables, en tout cas aux yeux de leurs juges, à des hommes et des femmes dûment condamnés, des hommes et des femmes qui, pas toujours mais le plus souvent, l’ont amplement méritée. La Révolution ne s’y est pas trompée : après Thermidor, la plupart des exécuteurs de France furent jugés, et la plupart acquittés. Nous ne sommes que la hache. Or, fait-on le procès d’une hache ? La hache est utile, mais la hache n’est pas belle, et la hache n’est pas noble. Qu’y a-t-il de beau dans la mise à mort ? Qu’y a-t-il de noble à tuer son prochain ? Je le dis sans ambages : rien.

Mon grand-père avait beau prétendre le contraire, personne n’était dupe : il n’aimait pas son métier. Il était devenu bourreau parce qu’il fallait subvenir aux besoins de sa famille, parce que la charge lui avait été transmise et qu’il lui incombait de la transmettre à son tour : « Pas plus qu’un roi, disait-il, un exécuteur ne peut abdiquer. » Ou s’il l’aimait, alors pourquoi lui arrivait-il de voir des taches de sang se dessiner sur la nappe de la table à manger, pourquoi gardait-il sans cesse ce regard triste, plein de mélancolie, pourquoi, la nuit, s’éveillait-il en sursaut, le front trempé de sueur, le cœur prêt à lâcher ?

Ses démons, il les chassait aux sons d’une viole, dans la quiétude d’un jardin : « Il n’y a que les fleurs et la musique qui parviennent encore à m’apaiser. » Il avait de la chance : c’était toujours mieux que noyer son mal-être dans les plaisirs de la chair, les jeux d’argent et le vin — ce que j’ai fait.

*

Je sais bien ! Jamais je n’aurais dû... Mais enfin, comprenez que j’étais acculé ! Je n’avais plus rien ! Je n’allais tout de même pas attendre sagement à Clichy que l’on acquittât mes dettes ! Bien sûr, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même ! Mais que croyez-vous ? Qu’il est facile d’endosser chaque jour le costume du bourreau ? Alors, me direz-vous, je n’ai eu que dix-huit têtes à couper en sept ans. Eh bien, justement : j’ai beau réprouver ce métier, il y a quelque chose que j’exècre encore plus : l’ennui. Et l’ennui, croyez-moi, vous gagne rapidement quand on vous sollicite une fois tous les six mois pour envoyer quelque malheureux ad patres. Le reste du temps, puisqu’il faut bien s’occuper, on s’occupe.

Je me savais atteint d’un vice qui outrage les lois de la nature, mais je le réprimai aussi longtemps que je le pus – tout au moins en public, aux yeux de la société. Je pris une femme, lui fis trois enfants ; les apparences étaient sauves. Mais bientôt mes démons surgirent à nouveau, et je finis par céder : j’allais dans les tripots, au rendez-vous des amours vénales et des tendresses éphémères. Il y avait toujours le défi d’un corps à satisfaire, le galbe d’un mollet, un torse glabre, des moustaches frisées, un grain de peau mulâtre, une odeur de musc, de sueur et de romarin.

J’y passais mes journées, à boire et à baiser. Et le soir je rentrais, je reprenais ma vie de bourgeois respectable, j’allais au théâtre, à l’Opéra, j’étais reçu à dîner. Je rencontrais Balzac, Dumas, Vidocq, Appert, et même Hugo, qui honnissait ma fonction : il fit paraître deux livres, Le Dernier Jour d’un condamné et Claude Gueux, véritables réquisitoires contre la peine de mort. Il me dit un jour : « Vous savez, Henri-Clément, l’édifice social du passé reposait sur trois colonnes, le prêtre, le roi, et le bourreau. Il y a déjà longtemps qu’une voix a dit : Les dieux s’en vont ! Puis une autre voix s’est élevée et a crié : Les rois s’en vont ! Il est temps, maintenant, qu’une troisième voix s’élève et dise : Le bourreau s’en va ! » En attendant, c’est une quatrième voix, la mienne, qui s’éleva et lui dit : L’écrivain se tait ! Je regrette de ne pas avoir été plus virulent. J’avais pensé lui demander : Et Hugo, il la ferme quand sa gueule ? Mais c’était Hugo, et on n’insulte pas Hugo, ou si on l’insulte c’est au risque de se trouver un jour dans ses écrits, grimé sous les traits d’un personnage peu avenant, figé dans des pages destinées à la postérité.

J’ignore si le bourreau s’en ira un jour, mais ce jour n’est pas encore arrivé. Il était de bon ton, dans les dîners, de dire « j’ai vu Sanson l’autre soir », alors on m’invitait, et je ne boudais pas mon plaisir. On me demandait de raconter mes exécutions, on voulait voir la guillotine, et parfois même l’essayer. Hugo, d’ailleurs, l’a écrit dans ses carnets : moyennant quelque paraguante, j’accédais aux requêtes des curieux et guillotinais tantôt une botte de foin, tantôt, si l’on payait bien, un mouton. Un jour, une famille anglaise, le père, la mère et trois jeunes filles, se présenta chez moi. Ils voulaient voir la guillotine. Je fis jouer l’instrument plusieurs fois, mais la plus jeune des trois filles n’était pas satisfaite.

— Monsieur Sanson ? dit-elle timidement. Comment fait-on quand l’homme est sur l’échafaud ? Comment l’attache-t-on ?

Je lui expliquai la chose et lui dis : nous appelons cela enfourner.

— Eh bien, Monsieur Sanson, dit la jeune fille, je désire que vous m’enfourniez.

Je tressaillis. Je me récriai. La jeune fille persista.

— C’est une idée que j’ai, dit-elle, de pouvoir dire que j’ai été attachée là-dessus.

Je m’adressai au père, à la mère. Ils me répondirent :

— Puisque c’est son envie, faites.

Il fallut céder. Je fis asseoir la jeune miss, lui liai les jambes d’une ficelle, les bras d’une corde derrière le dos, l’attachai sur la bascule et l’y bouclai avec la ceinture de cuir. Je voulus m’en tenir là.

— Non, non, il y a encore quelque chose, dit-elle.

Je la couchai sur la bascule, plaçai sa tête dans la lunette et refermai sur elle le capuchon. Alors elle se déclara satisfaite.

Tant mieux ! Car je vis le moment où elle allait me dire : « Il y a encore quelque chose. Laissez tomber le couteau. »

Cette curiosité morbide était largement partagée. Alors que pendant des siècles on avait à peine toléré l’existence du bourreau, voilà qu’on recherchait désormais sa compagnie. J’étais devenu un homme du monde, ou du moins étais-je considéré comme tel. Je me ruinais en chevaux, collectionnais meubles et tableaux, me faisais habiller chez les meilleurs tailleurs de Paris, et dépensais au jeu le peu de fortune qui me restait. Bientôt, je dus me rendre à l’évidence : j’étais criblé de dettes.

L’ombre de Clichy se faisait de plus en plus menaçante. Chaque matin, j’avais peur qu’un recors vînt me trouver au saut du lit pour m’y emmener de force. Et comme ils n’avaient ni le droit d’appréhender leurs victimes hors de Paris, ni de le faire pendant la nuit, je partais dès l’aube pour les faubourgs, passais la journée dans de sombres bouges, et rentrais chez moi une fois le soleil couché.

Ce petit jeu dura quelques mois. Puis la justice, qui semblait m’avoir oublié, me donna à nouveau du travail : un homme qui avait tenté d’assassiner Louis-Philippe fut condamné à mort. Je procédai à l’exécution, et rentrai tranquillement chez moi quand les recors, qui toute la journée m’avaient discrètement suivi, m’appréhendèrent pour m’emmener en prison. Je passai quelques jours à me morfondre derrière les barreaux, puis me vint une idée : la guillotine m’appartenant, je pouvais tout à fait la mettre en gage chez mon créancier. Libre mais ruiné, je vécus pendant plusieurs semaines en priant que la justice soit clémente. Elle le fut jusqu’à hier soir. J’allai trouver mon créancier pour le supplier de me restituer mon instrument de travail, ne fût-ce que le temps de procéder à l’exécution. Il ne voulut rien entendre. Alors je dus me rendre à l’hôtel de Bourvallais, place Vendôme, pour exposer au ministre ma situation. Les bois de justice furent rachetés, je guillotinai ma dernière victime, et fus révoqué sur-le-champ. C’était il y a une heure.

*

Les pâles rayons du soleil d’hiver font encore miroiter l’acier poli de la lame. Et sur cette lame j’aperçois le reflet de mon grand-père, c’est lui, j’en suis sûr, avec son habit vert, son jabot de dentelle, sa culotte de nankin, ses bas blancs. Il a le regard sévère de celui qui a été trahi.

Voilà, vous savez tout. Vous savez comment j’ai laissé s’éteindre la lignée, vous savez pourquoi plus jamais un Sanson ne célébrera la messe rouge sur l’autel de la patrie, pourquoi les Gorsas et les Desmoulins peuvent bien se retourner dans leur fosse autant qu’ils le veulent : un chat s’appellera toujours un chat, mais pour le reste...

Que vais-je faire maintenant que je ne suis plus Monsieur de Paris ? Ma femme m’a quitté, ma maison a été vendue, mon fils est mort et mes filles sont mariées. Rien ne me retient ici. Je serais bien parti pour l’Amérique, avec ses nouveaux usages, ses forêts vierges, ses immenses fleuves célébrés par Cooper et Chateaubriand. Mais je suis trop vieux. On ne change plus de vie à mon âge. De monocle, peut-être, mais pas de vie.

Alors je vais me retirer à la campagne, avec mes archives, ma bibliothèque et mon piano, dans un lieu si calme que rien ne pourra m’y rappeler la funeste occupation de ma vie antérieure. On ne saura pas qui je suis, ni ce que j’ai fait pendant toutes ces années. On m’appellera monsieur Henri, tout simplement. Je cultiverai mon jardin, jouerai du piano comme jadis Charles-Henri jouait de la viole, et j’écrirai peut-être l’histoire de ma famille. À défaut d’avoir perpétué la lignée, je perpétuerai sa mémoire. Pour rendre hommage aux Sanson. Et honorer, partiellement, la promesse qu’un petit garçon fit à son grand-père un après-midi de janvier, quand tout le monde disait encore nivôse.