Paris baigne dans une douce lumière de printemps. Des milliers de filles se fardent avant d’aller faire le trottoir. Les lavandières battent leur lessive. Les moutons paissent au rond-point des Champs-Élysées. Ce 16 germinal de l’an II est un jour comme les autres. Sauf pour moi, dont c’est le dernier.
Quand Sanson et ses aides sont venus nous faire la toilette, je me suis laissé tomber sur une chaise, j’ai arraché le col de ma chemise et je leur ai présenté ma nuque dénudée. Ils ont enlevé une mèche, une seule. Puis ils sont passés à Philippeaux, à Hérault, à Lacroix. Camille, recroquevillé, pleurait en silence. Des larmes pour Lucile, sa femme, et pour leur fils Horace. Quand son tour est venu, il s’est rué sur les aides du bourreau. « Pourquoi s’en prendre à ces valets de la guillotine ? lui ai-je demandé. Ils ne font que leur métier. » Ils parvinrent à le maîtriser, élaguant ses cheveux pendant que des larmes de colère ruisselaient sur ses joues. Oh, il n’était pas le seul à pleurer ! Chabot pleurait dans les bras de Bazire ; Emmanuel Frey dans ceux de son frère Junius ; Fabre pleurait sa pièce de théâtre. J’écoutais la rumeur de la foule immense, pressée contre la grille du palais. Elle voulait me voir une dernière fois, moi, Danton, le tribun, l’homme du peuple, que la lame de la Veuve frapperait dans moins d’une heure. On est sorti chacun notre tour, escorté par deux gendarmes. Trois charrettes peintes de rouge, attelées par deux chevaux, nous attendaient dans la cour du Mai. Je suis monté dans la première. Et me voilà debout au premier rang, Hérault à mes côtés, Fabre, Camille et Philippeaux derrière. Seul Chabot est assis. Le charretier, notre Charon, reçoit l’ordre d’y aller. La voiture s’ébranle. La mort nous attend.
On quitte l’île de la Cité par le Pont-au-Change. Sur le fleuve, les barques s’arrêtent. Quelques hommes se découvrent. D’autres se signent. Certains, le regard torve, observent la scène avec délectation. La plupart ne montrent ni joie ni horreur. Seulement de l’indifférence. On tourne à gauche, quai de la Mégisserie. C’est tout près d’ici, au café du Parnasse, que j’ai rencontré Gabrielle. Elle n’était que la fille du père Charpentier, contrôleur des fermes et propriétaire de l’établissement ; elle est devenue ma femme. J’étais en Belgique avec Camus et Lacroix quand j’appris la terrible nouvelle : elle était malade, très malade, et il ne lui restait plus que quelques jours à vivre. Fiévreux, tourmenté, je revins à Paris en toute hâte. Trop tard : elle était déjà morte, sous terre depuis plusieurs jours. Je revois les pleurs de Louise, de Lucile, l’armoire de Gabrielle, ses robes qui exhalaient encore son parfum – ce souffle hespéridé de bergamote et d’orange, de santal et de cèdre. Pendant plusieurs heures, je pleurai, rugis, maudis ce Dieu qui m’avait enlevé l’être que je chérissais plus que tout. On a beaucoup jasé sur ce qu’il s’est passé après : ce n’était que le geste d’un homme accablé de chagrin qui avait perdu la femme qu’il aimait et voulait l’étreindre une dernière fois. J’allai au cimetière Sainte-Catherine et la fis déterrer. Je brisai le cercueil, arrachai le linceul, serrai Gabrielle dans mes bras, caressai ses joues froides comme le marbre, embrassai ses lèvres et laissai Deseine mouler le visage que j’avais jadis couvert de baisers. « Si, dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme comme la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais, et jusqu’à la mort. » Jusqu’à la mort... Ce dernier mot de Robespierre résonne funestement, aujourd’hui qu’il m’y envoie. Je vais bientôt rejoindre celle pour qui mon cœur se serre encore alors que je murmure son nom : Gabrielle. Requiescat in pace.
Après le quai de la Mégisserie, nous voilà rue de la Monnaie. Des curieux se pressent aux fenêtres. Les charrettes se frayent difficilement un chemin. Je fixe la foule avec orgueil et dédain. Hérault semble morne, abattu, presque indifférent. Camille a l’air effaré. Il espère attendrir le peuple, cette vile canaille : « Ne me reconnaissez-vous pas ? C’est à ma voix que la Bastille est tombée ! » La foule est hostile. Elle le hue, elle l’insulte. Camille devient blême. Il continue : « Je suis le premier apôtre de la Liberté ! Sa statue va être arrosée par le sang d’un de ses enfants. À moi, peuple du 14 juillet, ne me laissez pas assassiner ! » Les cris redoublent d’intensité. Les quolibets fusent. Il paraît encore plus accablé. Il veut poursuivre ses exhortations, mais Lacroix lui intime l’ordre de se taire : « Calme-toi, lui dit-il. Songe à leur commander le respect plutôt qu’à exciter leur pitié. » Alors Camille se tait, rabat les lambeaux de sa chemise sur son torse émacié, et pleure en silence.
Devant le café de la Régence, David est là, avec son bloc à dessin et son crayon à la main. Valet ! Il veut me croquer, saisir les derniers tressaillements de vie chez Danton, comme il l’a déjà fait pour l’Autrichienne. Surtout, garder la tête haute, le regard plein de défi, d’orgueil, de mépris.
Sur les marches de l’église Saint-Roch, une grosse femme au visage de Gorgone soulève son enfant à bout de bras pour qu’il ne perde rien du prodigieux spectacle. Je frémis devant ces yeux dont le blanc s’irrigue de vaisseaux rouges qui éclatent en petites flaques. N’en déplaise à l’horloger de Genève, l’homme n’est pas naturellement bon. Le peuple non plus.
Plutôt que de le sortir de sa misère, on lui a jeté des têtes en guise de pain, et du sang en guise de vin ! On lui a offert celui du roi, de la reine, des nobles... Ça ne l’a pas rassasié. Ce minotaure à qui l’on doit chaque jour donner ses cadavres s’abreuve maintenant du sang des enfants de la Révolution ; ce sang vermeil qui ruisselle sous la guillotine pour se mêler aux eaux du Styx ne lui a pas suffi. Il lui faut encore celui de Desmoulins, de Fabre, de Danton... Et bientôt, oui, bientôt viendra le tour des autres... La Révolution meurt et ils mourront avec elle. Je ne leur accorde pas six mois. Je les entraîne dans ma chute. Les Robespierre, les Couthon... Aucun d’eux ne sait gouverner. Si encore je laissais mes couilles au premier et mes jambes au second !
343, rue Saint-Honoré... C’est justement là que vit l’Auvergnat, cloué dans son fauteuil jaune pâle, avec ses inutiles souliers à boucles chaussant ses pieds qui ne lui obéissent plus... Au 366, les charrettes marquent une pause. C’est ici, dans la maison Duplay, que loge l’avocat d’Arras. Les têtes se tournent vers ses volets qui restent clos. Lacroix me dit de sa voix rogommeuse : « Le lâche, il se cache comme il s’est caché au 10 août ! » Camille s’emporte : « Monstre, auras-tu soif après t’être gorgé de mon sang ; pour te soûler, faudra-t-il celui de ma femme ? » J’explose : « Robespierre, c’est en vain que tu te caches, tu y viendras, et l’ombre de Danton rugira de joie dans son tombeau quand tu seras à cette place ! » Un homme m’interpelle : « Laisse le citoyen Robespierre, lui seul est vertueux ! » J’ai envie de lui répondre : « Sais-tu, citoyen, où je lui mets sa vertu ? » Mais je ne dis rien. Qu’importe, après tout...
Lui et sa maudite vertu ! Il n’a toujours eu que ce mot à la bouche. Il s’en pare pour mieux souligner les vices de ceux qu’il envoie sur l’échafaud. Oh, il n’a pas grand-chose à se reprocher – fût-ce la mort de ses amis : il n’a jamais touché d’argent, n’a jamais fait de dettes, ne s’est jamais enivré, a toujours été habillé comme il faut, et il n’a jamais goûté aux plaisirs de la chair – encore que ce nouveau Jupiter, à entendre certains, n’a guère besoin des métamorphoses du dieu de l’Olympe pour s’humaniser avec la fille de son hôte... Foutaises ! L’Incorruptible est surtout d’une honnêteté révoltante. Ah ! Il fallait le voir, lui qui pâlissait à la vue d’un sabre nu, avec son regard froid, son rigorisme et son austérité, monter à la tribune et se lancer dans une éloquente philippique de ses lèvres minces et pincées, comme s’il eût, de la pointe au pommeau, le sceptre royal enfoncé dans le cul ! Non, Robespierre, je n’ai pas toujours été vertueux. Mais sache, paltoquet, que je me fous de ta vertu ! Il n’y a pas de vertu plus solide que celle déployée chaque nuit avec Gabrielle, avec Louise, et avec toutes les autres ! Les femmes... Lacroix me disait que leurs cuisses me guillotineraient, que le mont de Vénus serait ma roche Tarpéienne. Car oui, je les ai aimées. Je ne l’ai jamais caché. Gabrielle le savait ; Louise le savait ; la France le savait. J’ai fait l’amour à tant d’entre elles que je passais, dans tout Paris, pour l’un des citoyens les plus habiles au déduit. Voilà un titre de gloire dont tu ne saurais te prévaloir, Robespierre. Un titre que jamais tu ne pourras m’enlever, fût-ce sous la lame du rasoir national !
Je les ai aimées, et je dois avouer qu’elles me l’ont bien rendu. Je n’ai pourtant jamais été beau : la faute à cette vache, ma première nourrice, au pis de laquelle je m’allaitai. La faute, surtout, au taureau en rut qui se précipita sur elle, me déchirant la lèvre d’un coup de corne. Une première cicatrice dont je gardai, sept ans plus tard, un désir de vengeance : l’animal paît tranquillement, je me rue sur lui avec un bâton, il me renverse et m’écrase le nez. Puis c’est un troupeau de cochons, las de mes coups de fouet, qui me passe sur le corps. Enfin, la petite vérole, accompagnée du pourpre, achève de diluer mes cicatrices dans un masque tavelé. Le teint grêlé, la figure affreuse, la bouche déformée, j’allais devenir, bien plus tard, le Silène des Cordeliers.
Les femmes... En voilà une, coiffée d’un bonnet phrygien, qui nous montre son sein. C’est Catherine, une jeune comédienne dont les charmes plus que le talent ont contribué à faire la fortune. Fabre l’a rencontrée à Namur, dans les Pays-Bas autrichiens. Il voulait l’épouser, mais la mère de la jeune fille, moins sensible aux belles phrases qu’aux écus sonnants, s’y opposa fermement. Alors Fabre décida de l’enlever. Mauvaise idée : les deux amants furent bientôt rattrapés. Accusé de rapt et de séduction d’enfant mineur, il fut condamné à la pendaison avant que le gouverneur des Pays-Bas ne prononce sa grâce. Je n’ai jamais autant ri que le soir où, avec Camille et Philippeaux, au Parnasse, il nous conta cette histoire. Fabre... On a dit de lui qu’il était le plus lâche coquin que la terre ait porté, qu’il possédait la fourberie et la scélératesse à un degré jamais égalé, qu’il n’était qu’un comédien raté n’ayant connu que les sifflets, que toutes celles qui se produisaient avec lui sur la scène se reproduisaient ensuite dans son lit... On a dit tant de choses et pourtant le personnage me plaisait. Il m’amusait, avec ses vers, sa vanité et son orgueil : encore jeune homme, il accola l’Églantine à son nom, en souvenir du prix d’éloquence des Jeux floraux de Toulouse qu’il n’aurait, paraît-il, même pas remporté ! Qu’importe, j’en ai fait mon secrétaire, je lui ai donné des sommes considérables, toutes puisées dans le trésor public, je lui ai passé les escroqueries et les vols, et, rançon du succès, j’ai partagé des femmes avec lui.
Ce succès, je l’ai dû à ma voix. Une voix de stentor qui retentissait au milieu de l’Assemblée, tel le canon d’alarme appelant les soldats sur la brèche. Ah ! Qu’il était jouissif de mener le monde au gré des inflexions de cette voix forte, brusque, pénétrante, en un mot – sépulcrale ! Une voix qui faisait des jaloux, des craintifs, des envieux dont les voix, trop fluettes pour se faire entendre seules, s’ajoutaient l’une à l’autre pour me calomnier.
On a dit que j’avais de beaux habits, une belle maison, une jolie femme ; que je me baignais dans le bourgogne et mangeais du gibier dans des assiettes en argent ; que j’étais jouisseur, voluptueux, débauché, Mammon, sybarite ; que je vautrais mon corps et mon âme dans la fange pestilentielle des plaisirs qui se vendent ; que le Veto m’a acheté pour sauver sa couronne, que le duc d’Orléans m’a acheté pour que je vole la couronne et la lui donne, que l’étranger m’a acheté pour que je trahisse ma patrie. Un peu de vrai, beaucoup de faux, de médisances, de bavardages. Je ne confesse qu’une seule faute : celle d’avoir aimé la vie, les femmes et le vin. Le Figaro de Beaumarchais ne s’y trompait pas : boire sans soif et faire l’amour en tout temps, il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes.
Je n’ai rien caché. Ou si peu. Je n’emporte qu’un secret dans le panier de Sanson : encore au collège, je voulais voir comment on faisait un roi et, m’échappant de Troyes, je gagnai la cité des sacres à pied. Le 11 juin 1775, j’ai assisté, dans la cathédrale de Reims, au couronnement de Louis le Dernier. Dix-huit ans plus tard, je votai sa mort. Pourtant, j’ai bien essayé de le sauver. Mais peut-on sauver un roi mis en jugement ? Il est mort quand il paraît devant ses juges.
Parlons-en, des procès... Le mien n’a été qu’une mascarade, une comédie. Les témoins à décharge ? Jamais cités à comparaître. Les jurés ? Soigneusement choisis par Fouquier. Les débats ? Abrégés. Les preuves ? Fabriquées. J’ai essayé de me défendre, parfois avec éclat, souvent avec colère. Je pensais que ma voix, qui tant de fois s’était fait entendre pour la cause du peuple, n’aurait pas de peine à repousser la calomnie. Herman m’avertit : « Danton, l’audace est le propre du crime, et le calme est celui de l’innocence... » Mais pouvais-je être maître de commander aux sentiments d’indignation qui me soulevaient contre mes détracteurs alors que j’étais si injustement inculpé, à deux pas de la guillotine ? Est-ce d’un révolutionnaire comme moi, aussi fortement prononcé, qu’il fallait attendre une réponse froide, timorée ? Je demandai qu’on produise mes accusateurs, que je puisse les plonger dans le néant d’où ils n’auraient jamais dû sortir, leur arracher le masque qui les dérobait à la vindicte publique. Nouvel avertissement. On me réclamait des égards, de la modération, du calme alors qu’il s’agissait de ma vie. M’accusait-on de corruption ? Je répondais que les hommes de ma trempe sont impayables, que c’est sur leur front qu’est imprimé, en caractères ineffaçables, le sceau de la liberté, le génie républicain. Me reprochait-on d’être un modéré ? Je faisais remarquer que mon nom est attaché à toutes les institutions révolutionnaires, de la levée au Comité de salut public, jusqu’au tribunal qui me jugeait. Des accords avec Mirabeau ? Tout le monde sait que je l’ai combattu, que j’ai contrarié ses projets toutes les fois que je les ai crus funestes à la liberté ! On m’accuse, je me défends. On ne peut m’arrêter, alors on suspend les débats. Le lendemain, je suis condamné, convaincu d’avoir trempé dans une conspiration tendant à rétablir la monarchie, à détruire la représentation nationale et le gouvernement républicain ! Pensez ! Moi, Danton ! Je me fous de leur jugement. Je l’ai dit à Ducray. Seule la postérité me jugera. Elle mettra mon nom au Panthéon et le leur aux gémonies ! Et si l’Histoire ne me rend pas justice, c’est que l’opinion publique est une putain et la postérité une sottise !
Peut-être aurais-je dû partir... On m’a dit : « Fuis, Danton ! Cache-toi ! Pars en Belgique, en Hollande, en Amérique ! » Mais est-ce qu’on emporte sa patrie sous la semelle de ses souliers ? Est-ce qu’il faut avoir brisé la tyrannie des privilèges, mis fin au monopole de la naissance et de la fortune dans tous les grands offices de l’État, dans nos églises, dans nos armées, dans toutes les parties de ce grand corps magnifique de la France pour finalement traverser la Manche ou l’Atlantique ? Est-ce qu’il faut avoir déclaré que l’homme le plus humble de ce pays est désormais l’égal des plus grands, que cette liberté chèrement acquise pour nous-mêmes doit être étendue aux esclaves et que nous confions au monde la mission de bâtir l’avenir sur l’espoir que nous avons fait naître, pour renoncer et réduire cet espoir à néant ? Est-ce qu’après avoir décrété la liberté pour tous les hommes, partout, en tout lieu, il ne serait pas criminel de partir et prendre le risque de l’étouffer ? Est-ce qu’enfin l’homme du sursaut national, sans qui Valmy n’eût été qu’une amère victoire prussienne, s’enfuit comme un vaurien ?
Et puis, il me faut bien l’avouer, je pensais qu’ils voulaient seulement me faire peur. J’étais certain qu’ils n’oseraient pas. Comme le roi, je n’ai rien vu venir. On raconte que dans son journal, à la date du 14 juillet, il n’aurait écrit que ces deux mots : « Aujourd’hui, rien. » Ils n’oseront pas, disais-je encore à Camille le mois dernier. Mais tout s’est si vite enchaîné : Saint-Just à la tribune, dans son costume d’archange de la Terreur, qui me lance des menaces à peine voilées : « La République ne peut être assise que sur l’inflexibilité... La justice n’est pas douceur, mais sévérité », ou encore : « Il y a une secte politique dans la France qui veut être heureuse et jouir », et aussi : « Les grands coupables veulent briser l’échafaud, parce qu’ils craignent d’y monter »... L’entrevue avec Robespierre que Laignelot avait arrangée pour calmer les esprits. Vaine tentative... Peu m’importait. La vie m’était à charge : « Mieux vaut être guillotiné que guillotineur ! » disais-je encore à Camille avec une indolence résignée. Alors « Edamus et bibamus, me répondait-il en latin, pour n’être entendu de Lucile ; cras enim moriemur ! » Il avait raison : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » Funeste présage que Saint-Just s’empressa de mettre à exécution : quelques jours plus tard, il réclamait nos têtes. Puis c’est l’arrestation, la première nuit au Luxembourg, le transfert à la Conciergerie, le procès... Et me voilà dans cette charrette qui lentement se fraye un chemin parmi la foule excitée. Bientôt, entre elle et nous, la barrière de l’éternité.
Fabre continue de pleurer. Ses larmes, soudain, m’arrachent un sourire. Tout à l’heure, quand le greffier nous a signifié la condamnation à mort, il s’est mis à hurler. Pas contre l’iniquité du jugement qui nous envoie à l’échafaud, mais contre les scélérats du Comité qui l’auraient dépouillé d’une pièce de théâtre. L’Orange de Malte, je crois. Il a peur que Collot ne la lui vole et ne s’en attribue la paternité. Alors qu’il en écumait encore, je lui ai dit : « Mon cher Fabre, ne t’inquiète pas : des vers, avant huit jours, tu en feras plus que tu en voudras. » Peut-être racontera-t-on, dans un siècle ou deux, comment Danton bravait la mort en faisant des bons mots. En vérité, j’ai peur. Et cette peur, je la masque comme je peux, mais intérieurement je tremble. Comme Bailly. Je repense à lui que j’ai combattu comme j’ai combattu l’infâme Pastoret, comme j’ai combattu Lafayette, ce vil eunuque de la Révolution, comme j’ai combattu tous les conspirateurs qui voulaient s’introduire dans les postes les plus importants pour mieux assassiner la liberté. Il y a quatre mois, Bailly était à la place qui m’est assignée aujourd’hui. Je le revois avec sa chemise en lambeaux sur son corps décharné, sous la pluie fine et glacée qui s’abat sur ses chairs violacées. Il frissonne. Ses muscles tressaillent. On entend le claquement de ses dents. Un homme s’extrait de la foule et lui demande : « Tu trembles, Bailly ? » Et Bailly, très calme : « Oui. Mais seulement de froid. » Dernières paroles somptueuses, empreintes de fierté, d’orgueil, de dédain. Quels mots sortiront de ma bouche, de cette bouche qui, pour sauver la France, réclamait devant l’Assemblée de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, juste avant que le couperet ne s’abatte sur ma nuque ?
Garderai-je la dignité du roi qui monte avec majesté les degrés de l’échafaud, soutient le regard du peuple venu voir le couteau glisser sur sa tête et assure, avant que le roulement des tambours couvre définitivement sa voix, mourir innocent des crimes qu’on lui impute, pardonner aux auteurs de sa mort, et prier Dieu que le sang versé ne retombe pas sur la France ?
Saurai-je garder l’ironie froide de Ducos devant la guillotine avec ses amis, et qui dit encore à Fonfrède : « Quel dommage que la Convention n’ait pas décrété l’unité de nos vies et l’indivisibilité de nos têtes » ?
Ou partagerai-je l’amertume de Madame Roland, cette salope chaste dont les yeux se fixèrent sur la statue de la Liberté qu’elle interpella tragiquement : « Ô Liberté, comme on t’a jouée » ?
Je le saurai bientôt. Les charrettes tournent dans la rue Royale. Au loin, j’aperçois deux poutres encadrant le triangle d’acier... La guillotine. On raconte qu’en arrivant place de la Révolution, la meurtrière de Marat se serait penchée en avant pour mieux la regarder : « J’ai bien le droit d’être curieuse, dit-elle. Je n’en avais jamais vu ! »
Les rayons du soleil percent les feuilles des arbres et rougissent le ciel. Ce soleil, à Arcis, il m’arrivait de le braver par défi. Il va bientôt se coucher et je vais me coucher avec lui. Demain, il se lèvera à nouveau. Je resterai couché.
On descend des charrettes. Je pense à ma pauvre mère qui va longtemps me pleurer, à Madeleine, ma sœur, à mes deux fils, Antoine et François, que je ne reverrai plus et à celui que porte Louise, que je ne connaîtrai pas. Louise... Une sylphide au port de tête insolent, aux prunelles énigmatiques, au nez défiant, aux cheveux impétueux. C’est elle qui, après la mort de Gabrielle, m’a ramené à la vie. Elle n’avait que seize ans quand je l’ai épousée. Je la laisse veuve à dix-huit. Pour elle, qui était pieuse, je consentis à me marier devant un prêtre réfractaire, l’abbé de Kéravenant. Depuis tout à l’heure, ce brave abbé suit les charrettes pour me donner l’absolution. Ma pauvre Louise ! Que vas-tu devenir sans ton Georges ? Je ne passerai plus ma main dans tes longs cheveux bruns, soyeux. Je ne me perdrai plus dans le blanc de tes yeux bleus. Plus jamais, je ne dégraferai ton corset. Louise, Louise ! Pour toi, j’ai voulu tout abandonner. J’étais parfois si las de la politique, du pouvoir, de tout ce qui m’entourait à Paris, qu’il n’eût pas fallu qu’un nouvel Hégésias me fît un long sermon sur les misères de la vie humaine pour me déterminer à me laisser mourir de faim. Je n’aspirais plus qu’à passer de longs moments avec toi, dans l’air vif de Sèvres, de Choisy, d’Arcis, heureux comme le patriote satisfait d’avoir planté l’arbre de la Liberté et qui s’en va, loin des orages politiques, se reposer sous son ombrage. Arcis... J’y ai vécu mes premières années, tantôt à gambader dans la glèbe, dans les bois, dans les champs, tantôt à barboter dans l’Aube. J’y ai surtout fait l’école buissonnière : je n’avais pas de père pour me rappeler à l’ordre. Peut-être était-ce mieux ainsi. Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, je n’avais pas trois ans quand il est mort. Alors, j’ai pu m’amuser...
Puis ce fut le petit séminaire de Troyes, la pension chez les Oratoriens, les premières lectures – Rabelais, Montaigne, Molière. Puis Paris, le droit – comme Démosthène, comme Cicéron, comme feu mon père –, l’apprentissage de la procédure chez le procureur Vinot, la licence à Reims, le retour à Paris, les parties de domino à l’hôtel de la Modestie, les livres, toujours – Voltaire, Rousseau, Ovide, Beccaria –, et la charge d’avocat aux conseils. 1789, la Révolution éclate : je m’y suis lancé comme dans un champ où je pourrais moissonner à mon aise. Je ne pensais pas, alors, qu’avec la moisson ce sont nos têtes qui finiraient par être fauchées. J’ai envie de pleurer. Danton, point de faiblesse ! Je ravale mes larmes. L’échafaud nous attend.
C’est à Disderiscksen, le valet des Frey, que revient l’insigne honneur d’éternuer dans le sac en premier. Sanson fait ça rapidement : claquement de la planche à bascule, fermeture de la lunette, et la tête qui tombe au fond du panier. Clic ! Clac ! Boum ! Il faut dire qu’il commence à en avoir l’habitude, le barbier national, l’exécuteur des hautes œuvres, depuis que la Constituante a décrété que tout condamné à mort aurait la tête tranchée. Fini la hache pour les nobles et la potence pour les pauvres ! Tout le monde la tête dans le même panier !
Par milliers fusent les : « Vive la République ! » Mais comprennent-ils que cette République qu’ils célèbrent, on va bientôt lui trancher la tête ? D’autres entonnent La Marseillaise. Savent-ils que la tyrannie qu’ils prétendent combattre est celle de Robespierre et de ses amis, que ce sont eux qui égorgent leurs fils et leurs compagnes, que le sang impur censé abreuver leurs sillons bouillonne dans les veines de Saint-Just, de Billaud, de Couthon ?
Suivent Delaunay, Bazire, les deux Frey, Guzmann, d’Espagnac, Chabot...
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Puis vient le tour de Camille. Je le vois qui vacille. « Adieu », me dit-il. Et je prie pour qu’il ne pleure pas. Car s’il meurt aujourd’hui, avec moi, c’est moins pour les coups qu’il portait dans Le Vieux Cordelier que parce qu’il est resté mon ami. Contre Fouquier, son cousin. Contre Robespierre, son témoin de mariage. Camille, qui depuis plusieurs jours tient une mèche de Lucile entre ses mains, la donne au bourreau pour qu’il la remette à Madame Duplessis. Je tremble. Il meurt à trente-trois ans, l’âge du Christ. La lame va tomber. Le nom de Lucile résonne dans un silence déchirant.
Fabre, Lacroix, Westermann, Philippeaux sont les suivants...
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Il ne reste plus qu’Hérault et moi. C’est lui qu’on appelle. Il cherche quelqu’un à une fenêtre de l’ancien Garde-Meuble : une main de femme agite une dentelle, il sourit. Ultime consolation. Je serai donc le dernier à passer sur la planche. J’aurai vu couler le sang de mes amis, l’un après l’autre. Le jour va tomber, il faut faire vite. Hérault tente de m’embrasser. Un des aides du bourreau le pousse vers la bascule. L’imbécile ! Empêchera-t-il nos têtes de se baiser au fond du panier ?
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C’est mon tour. Sans attendre qu’on me le demande, je m’avance. Je regarde Sanson et lui dis : « Tu montreras ma tête au peuple. Elle en vaut la peine. »
Ils m’attachent. Ils m’allongent. Le silence est glacial. Un cheval hennit. Je ne vois plus que le fond du panier. Il paraît qu’on ne sent rien quand le couperet tombe. Un léger souffle d’air frais. Ma vie a été courte, mais belle. Je ne suis ni un saint ni un imposteur. Simplement un homme parmi les hommes. Je ne regrette rien. J’ai vécu.
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