Longtemps, j’ai été amoureux d’une fille qui préférait mon meilleur ami. Elle s’appelle Justine et elle descend en ligne directe de Philippe-François-Nazaire Fabre, plus connu sous le nom de Fabre d’Églantine, ce poète aujourd’hui oublié à qui l’on doit un tube que toute l’Europe fredonna au XIXe siècle – « Il pleut, il pleut bergère » – et la dénomination des mois du calendrier révolutionnaire.
Souvent, j’allais chez Justine, rue Mozart, à Paris, avec le secret espoir de la séduire. En vain : je l’ai aimée, elle m’a aimé, mais pas en même temps. Jamais notre amour, qui avait débuté sur les bancs d’une faculté de droit, ne fut synallagmatique. Bah ! Au moins cette passion inassouvie m’aura-t-elle permis de découvrir celle, sublime, forcément tragique, d’un homme pour une femme sous la Révolution. L’homme s’appelait Adam Lux, la femme Charlotte Corday. Si je connaissais vaguement la seconde (elle avait tué un type dans une baignoire que j’avais vue au musée Grévin), jamais je n’avais entendu parler du premier. Et c’est lors d’un après-midi chez Justine, entre deux tentatives de baisers avortées, que j’appris qui il était.
Jacques Fabre d’Églantine, le père de Justine, collectionnait tout ce qui pouvait se rapporter de près ou de loin à son glorieux aïeul. Parmi cette riche collection se trouvait une lettre de dix-sept pages jaunies par le temps. Dix-sept pages qui s’étaient retrouvées, nul ne sait comment, entre les mains du poète révolutionnaire pour finir, par le jeu des successions, dans celles du père de mon amie. Dix-sept pages d’une écriture fine et compassée, rédigées en allemand par Adam Lux, député extraordinaire de Mayence tombé amoureux de Charlotte Corday après qu’il l’eut aperçue sur la charrette qui la menait à l’échafaud. Dix-sept pages absolument bouleversantes datées du 4 novembre 1793, le jour où Lux fut lui-même envoyé sous la lame du « rasoir national ».
Cette lettre, testament d’un homme qui s’apprête à mourir pour une femme qu’il n’aura vue que le temps d’un trajet entre le palais de Justice et la place de la Révolution, n’avait jamais été traduite en français. Je n’y ai rien enlevé, rien ajouté. Les germanophones pourront lire la version originale au Musée des lettres et manuscrits, boulevard Saint-Germain, à Paris. Elle s’y trouve à côté de l’Adresse aux Français... de Charlotte Corday.
Le 21 octobre 1792, les hommes du général Custine entraient triomphalement à Mayence.
La cité rhénane, qui avait vu naître Gutenberg trois cents ans plus tôt, s’était enflammée pour les idées de la Révolution : l’armée fut accueillie sous les vivats de la foule, les évêques, les aristocrates et leurs domestiques quittèrent la ville, un arbre de la Liberté fut planté sur la place du marché, la République de Mayence fut proclamée et une délégation de trois membres, chargée de porter à la Convention le décret de réunion à la France, fut envoyée à Paris.
C’est ainsi que, quelques mois plus tard, je me retrouvai à l’hôtel des Patriotes hollandais, rue des Moulins, en compagnie de Forster et Potocki.
Rien, pourtant, ne me prédestinait à une carrière politique. Mes parents eussent préféré que je consacre ma vie à la médecine, mais l’anatomie me rebutait. Je me passionnai pour la philosophie, lus les plus grands auteurs, rédigeai une thèse sur l’enthousiasme, et entrai comme précepteur dans la maison d’un riche marchand de Mayence dont la femme avait une sœur que j’épousai rapidement. Trois filles naquirent de cette union et, fidèle aux préceptes de Candide et de l’Émile, je me retirai avec elles dans une petite ferme de Kostheim pour vivre avec mes livres et ma charrue, cultiver mon jardin, labourer ma terre, travailler en paysan et penser en philosophe. J’avais eu une enfance morne, sans autre occupation que l’étude du latin et du français, et il semblait que ma vie d’adulte devait se poursuivre d’un rythme égal, paisible et nonchalant. Le flot du temps, pensais-je, me porterait du berceau à la tombe. Mais les Moires s’en mêlèrent : le 14 juillet 1789, la Bastille fut décrénelée, et la tête de son gouverneur brandie au bout d’une pique. C’est ce jour-là, à vingt-trois ans, que ma vie a enfin commencé.
Je pensais qu’avec la Révolution, l’idéal prêché par Jean-Jacques se réaliserait. Les tyrans allaient succomber, les nations s’affranchir, et nous allions vivre les très riches heures de l’Humanité. Avec quelques hommes animés d’un amour ardent de la République, je créai le club des Amis de la liberté et de l’égalité, et posai ma candidature pour faire partie de la délégation chargée d’annoncer la bonne nouvelle à Paris.
Le 30 mars 1793, nous étions devant la Convention où Forster lut le décret par lequel Mayence se donnait à la France ; le lendemain, je jurai aux Jacobins de vivre en républicain ou de mourir ; le surlendemain, j’appris que Mayence était encerclée par les troupes austro-prussiennes. Nous qui comptions rester deux ou trois semaines, tout retour nous était désormais interdit. Or nous n’avions rien : un habit, quelques chemises et une indemnité journalière de dix-huit livres versée en assignats dévalués. Cette aumône, quoique modeste, nous mettait à l’abri du besoin. Nous n’étions pas à plaindre ; dans les rues, certains crevaient de faim.
Aux Jacobins, je ne manquai aucune des séances. La désillusion fut rapide : ils n’avaient d’autre arme que de calomnier les honnêtes gens pour les chasser et les réduire à l’impuissance. À la Convention, c’était presque pire : au lieu du palais de la Liberté que j’avais imaginé, c’était celui des discordes et des déchirements. Seuls quelques hommes, Girondins pour la plupart, trouvaient grâce à mes yeux. L’amour ardent et désintéressé de la République me rattachait à eux. Bientôt, ils furent proscrits, les uns emprisonnés, les autres en fuite, et moi gagné par l’écœurement. Vêtu comme un cultivateur, une cocarde tricolore au chapeau, j’allais me perdre, seul, dans le bois de Boulogne, où je lisais et méditais. C’est au cours d’une de ces promenades, par un après-midi d’été, que je pris la résolution de me brûler la cervelle à la barre de la Convention. Ce sacrifice expiatoire, pensais-je, allait mettre un terme aux luttes fratricides. Je mis les citoyens Pétion et Guadet au courant de mon projet. Ils me dissuadèrent :
— Il y aura de l’émotion. On fera de beaux discours, on prononcera ton oraison, on emportera ton cadavre, on le mettra sous terre, et on t’oubliera.
Ils avaient raison : mieux valait parler directement au peuple qu’à ses représentants. Je rédigeai un Avis dans lequel j’en appelais aux hommes de bonne foi pour débarrasser la France de ceux qui avaient galvaudé les principes de la Révolution et, au matin du 13 juillet, je le distribuai dans la rue. Cette brochure, si elle me causerait sans doute quelques ennuis, allait certainement faire grand bruit, j’en étais certain ; j’avais tort. Le soir, tout le monde n’avait qu’un nom à la bouche : Marat. Une jeune fille l’avait poignardé dans son bain. Elle s’appelait Charlotte Corday.
Je désapprouve l’assassinat de Marat. J’abhorre d’ailleurs tout assassinat, l’assassin fût-il un ange et l’assassiné un monstre assoiffé de sang. Marat était un homme ignoble, mais il était un représentant du peuple et il méritait, à cet égard, des considérations particulières. Et puis l’assassinat est l’Hydre de la fable : une tête coupée en produit trois autres.
Les faits sont simples : une fille délicate se croit obligée de s’immoler pour sauver la patrie en danger, en ôtant la vie à un homme qu’elle pense être la source des malheurs publics. Elle quitte son loyer paisible, ne se confie à personne, fait un long voyage de Caen à Paris, se rend au domicile de Marat où, d’une main sûre, elle exécute son projet.
Je n’ai pas assisté au procès. J’aurais voulu apercevoir Charlotte, mais la salle était chaque fois bondée, à tel point qu’il me fut impossible d’y entrer. Je voulais voir cette femme que Fabre d’Églantine avait décrite comme « une virago plus charnue que fraîche, sans grâce, malpropre, comme le sont presque tous les philosophes et beaux esprits femelles ». Je me méfiais du tableau esquissé par le médiocre poète. J’avais raison : Charlotte était sublime.
La première fois que je la vis, c’était à la sortie du palais de Justice. Quand la charrette traversa les grilles de la cour du Mai, le ciel de Paris devint gris, comme si la mine de Dieu s’assombrissait. Un déluge éclata ; il fit nuit en plein jour. Dans les cieux, les anges pleuraient ; debout, les mains derrière le dos, appuyée sur les ridelles, Charlotte accueillait chaque goutte avec un sourire qu’elle garderait tout au long du trajet.
Je courais au-devant de la charrette pour me poster à divers endroits, de façon à mieux la voir. Et quand elle arrivait devant moi, je recommençais, bousculant les uns, écartant les autres, indifférent aux insultes que je recueillais. Charlotte semblait ne prêter attention à personne. Elle regardait les gens aux fenêtres. Peut-être aperçut-elle, à l’une d’entre elles, Danton, Robespierre et Desmoulins, sans savoir que c’était eux. Je les vis, moi, observer la marche funèbre. L’Incorruptible paraissait agité, il parlait sans cesse, enlevait ses lunettes, les remettait, remuait nerveusement. Mais les deux autres, fascinés, ne l’écoutaient pas.
La charrette roulait depuis une heure quand, pour la première et dernière fois, le regard de Charlotte croisa le mien. Je restai pétrifié devant ses yeux en amande qui bientôt ne verraient plus que la lueur des ténèbres. Elle me fixa longtemps, peut-être dix secondes, pendant qu’une foule furieuse, visages en sueur, chevelures en désordre, chemises à demi arrachées, l’insultait continuellement. Elle, si calme, gardait une douceur inaltérable au milieu des hurlements barbares, ce regard si doux, si pénétrant, ces étincelles vives et humides qui éclataient dans ces beaux yeux, ces yeux dans lesquels parlait une âme aussi tendre qu’intrépide, ces yeux qui auraient pu émouvoir les rochers.
Cependant la pluie continuait de tomber sur sa chemise rouge qui lui collait maintenant à la peau, faisant apparaître ses formes. On devinait ses courbes gracieuses, arrondies, ses seins fermes que sa respiration soulevait. Le visage impassible, la bouche figée dans un demi-sourire, le regard pur et fier traversant les nuages, Charlotte interrogeait l’immensité. Et elle semblait voir dans les fureurs des plus sombres ombrages briller l’éternelle clarté.
L’orage ne dura pas longtemps. Il semblait fuir devant elle. Chaque pas des chevaux la rapprochait de la mort, mais elle restait d’un calme absolu, comme si ce voyage n’avait d’autre but que de rendre visite à une vieille amie. Ce n’était qu’une illusion ; sous la chemise, ses seins se soulevaient à une cadence de plus en plus soutenue : à mesure qu’on approchait, sa respiration s’accélérait. Quand la charrette eut atteint la place de la Révolution, le soleil revint. Au pied de l’échafaud, Charlotte descendit, fière, intrépide, le front paisible, le regard serein. Au moment où le bourreau lui arracha son fichu, sa pudeur en souffrit. Elle avança d’elle-même au-devant de la mort. Un huissier céleste appliqua les scellés sur mon cœur : je sus, dès cet instant, que personne au monde jamais plus n’y entrerait.
J’errai ensuite une heure ou deux dans les rues de Paris, et observai avec amertume la nouvelle trinité gravée dans le marbre des édifices : Liberté, Égalité, Fraternité. Il y a encore quelques mois, je frémissais de bonheur en prononçant ces trois mots que la Terreur a désormais effacés des frontons. L’arbre de la Liberté plie, mais ne rompt pas. La République est immortelle ; j’ai confiance : elle renaîtra.
Le soir de la mort de Charlotte, je descendis à l’hôtel de la Providence, au numéro 19 de la rue des Vieux-Augustins, et demandai la chambre où elle avait séjourné. Je voulais dormir dans le lit sur lequel son corps sublime s’était allongé, me vautrer dans les draps qui avaient recouvert sa chaste nudité. Peut-être, espérais-je alors, les fragrances de son parfum ne s’étaient-elles pas encore estompées. C’est une femme, une dame Grollier, qui m’accueillit.
— Et pourquoi c’est-y la chambre de cette scélérate que tu veux, citoyen ?
— Peu importe puisque je t’offre ma montre.
Elle considéra longuement l’objet, le rangea dans son tablier. C’était d’accord. Mieux valait ça qu’être payé en assignats. Avant de monter, je lui demandai une bouteille de vin. Arrivé dans la chambre, je m’assis, ouvris la bouteille et en bus la moitié.
Charlotte habitait mes pensées. Je rédigeai alors son panégyrique dans une douce frénésie. Là où il m’avait fallu près de trois semaines pour venir péniblement à bout de mon Avis, quelques heures me suffirent pour écrire l’Éloge dans une langue élégante nonobstant mes lacunes en français. Un détail qui n’a pas échappé au président Dumas : « Tout porte à croire, m’a-t-il dit tout à l’heure, lors du procès, que vous avez été le rédacteur de la brochure et que d’autres l’ont limée. » Il avait raison, mais j’ai refusé de donner des noms. Comment, en effet, expliquer que mon français se fût amélioré à ce point en l’espace de quelques jours ? « J’ai lu des livres », répondis-je simplement.
L’explication est plus banale : je suis allé trouver un poète dont la beauté des vers n’a d’égale que la haine des tyrans et je lui ai demandé de corriger mes écrits. Il accepta sous couvert de l’anonymat, et quelques heures plus tard me rendit la copie. Puis un imprimeur clandestin, peu regardant sur le contenu de ma prose, consentit à m’aider. Il refusa d’être payé en assignats – « Tous des faux, ils sont fabriqués en Angleterre. » Il n’était pas magnanime, simplement clairvoyant – « Rien ne vaut un peu d’or, c’est moi qui vous le dis ! » Alors je lui laissai ma bague, seul luxe qui me restât. Pour avoir prêté son concours à la publication d’écrits séditieux, il pourrait se retrouver sous la lame de la guillotine. Peu lui importait : « Je fais pas de politique, me dit-il. Pour moi la Gironde, la Montagne ou la Plaine, c’est du pareil au même. Tout ce que je veux, c’est mettre de la farine dans ma besace et un peu d’argent dans mon gousset. Or c’est pas ces messieurs de la Convention qui vont le faire à ma place, c’est moi qui vous le dis ! » Si c’est lui qui le disait... Le soir même, devant l’Assemblée, je distribuai mes brochures imprimées en tête de clou sur du papier à chandelle. Sans ce poète et cet imprimeur courageux dont je tairai les noms – j’aurais bien trop peur de les compromettre en les citant dans cette lettre –, il m’eût été impossible de mener ce projet à exécution. Si l’histoire ne leur rendra pas hommage, qu’ils veuillent bien trouver dans ces pages que je noircis d’une main fébrile l’expression de ma plus sincère reconnaissance.
L’Éloge rédigé, je bus l’autre moitié de la bouteille et me glissai enfin dans les draps. Je tremblais de vin, de joie et de terreur. J’étais résolu à mourir dans ce lit où Charlotte avait passé une de ses dernières nuits. Pendant longtemps, je fis tourner entre mes doigts le couteau que j’avais prévu de m’enfoncer dans la poitrine. Mais avant de mourir pour elle, je voulais souffrir pour elle. Je m’entaillai le bas-ventre et laissai le sang couler sur les draps. De blancs, ils devinrent grenat : la couleur de la chemise que portait Charlotte sur la sinistre charrette était à nouveau devant moi. Soudain, tout devint limpide, aussi limpide que le sang qui continuait à s’épandre : je devais vivre pour mourir comme Charlotte, sur l’échafaud, et non comme sa victime, le cœur transpercé par un couteau. Je pris la bougie qui dans la pénombre de la chambre éclairait faiblement et, pour cautériser la plaie, fis couler de la cire brûlante sur mes chairs lacérées.
Indifférent à la douleur, j’éprouvai au contraire un désir violent. L’image de cette chemise collée à sa peau par la pluie n’avait cessé de m’envoûter. Dans une incantation latine, pour convoquer Mutinus Mutunus, je murmurai Carlotta plusieurs fois. Et bientôt ce ne fut plus qu’une succession de cris saccadés. En m’abandonnant à des penchants onanistes, je profanais le sanctuaire de sa virginité. Qu’importe, je la foutai en pensée, elle qui n’a jamais connu d’homme. Je rêvais de posséder charnellement ce corps guillotiné, ce con que David et Chabot inspectèrent post mortem pour y chercher en vain les traces d’une quelconque débauche : elle était vierge au moment de monter sur l’échafaud ; nul amant n’avait armé son bras vengeur.
Le matin, je quittai ce lit souillé de foutre, de sueur et de sang. La gorgone qui avait témoigné contre Charlotte n’aurait qu’à tout nettoyer. Mon Schadenfreude rassasié, il ne me restait plus qu’à expier cette nuit de vices par une mort plus vertueuse.
J’allai trouver le poète, puis l’imprimeur et distribuai l’Éloge de Charlotte devant l’Hôtel de Ville, le Palais-Royal et le palais des Tuileries, à tous les citoyens que je croisai, qu’ils fussent porteurs d’eau, savetiers, conventionnels ou boulangers. Je risquais ma vie pour Charlotte ; peu m’importait. Son aïeul n’avait-il pas écrit qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ? Ma victoire serait l’échafaud. Un seul regret : ne pouvoir être enterré à Ermenonville, sur l’île des Peupliers, face au mausolée de mon maître. Sur ma pierre tombale, au pied d’un chêne centenaire, on aurait pu lire : « Ci-gît Adam Lux, disciple de Jean-Jacques Rousseau. » Au lieu de quoi l’ignoble bourreau jetterait froidement mon corps dans le tombereau. Car je ne demandais plus qu’une chose : que l’on me fît l’honneur de la guillotine, cet autel sur lequel on immole désormais les victimes. Forster soutenait que ma passion pour Charlotte m’avait égaré. Kerner me supplia de fuir. Pour aller où ? Dans Mayence occupée ? Je restai, accablé, ne me nourrissant plus chaque jour que du quart d’une livre de pain. Bientôt, j’en étais certain, on viendrait me chercher.
Fin juillet, je fus arrêté, interrogé et transféré à la Force. Il n’y avait là que quelques lits couverts de vermine et des sacs de paille dont il fallut s’accommoder. Nous étions une trentaine, dans une seule pièce, avec en guise de latrines un simple baquet de bois d’où s’échappait une odeur si pestilentielle qu’il fallait se couvrir le nez d’un mouchoir pour ne pas suffoquer. Pour seule pitance de la viande en putréfaction, des légumes gâtés, de la morue pourrie, et pour étancher la soif une demi-chopine d’eau de Seine. La première nuit fut la plus dure. Et puis, comme à toute chose, on s’habitue. Par la suite, je restai dans les appartements de l’infirmerie où l’on est mieux logé. Je passais mes journées à dormir, à lire et à deviser. Il y avait là de brillants esprits : Vergniaud, le plus grand orateur de notre temps, guillotiné il y a quatre jours ; Miranda, ce général vénézuélien qui se battit en Afrique, aux États-Unis, dans les Antilles et à Valmy ; Montané, ci-devant président du tribunal révolutionnaire, coupable, aux yeux de Fouquier-Tinville, d’avoir fait passer Charlotte pour folle afin qu’elle soit reconnue irresponsable de ses actes ; Champagneux, qui au moment de son arrestation négociait le manuscrit autographe de l’Émile à Hérault de Séchelles ; et tous ces hommes encore jeunes, courageux, qui attendaient patiemment dans l’antichambre de la mort que l’on vienne les chercher pour leur ôter la vie. Cela dura trois mois.
Je commençai à trouver le temps long et décidai, pour hâter les choses, d’envoyer une lettre à Fouquier-Tinville afin que la justice se prononçât sur mon cas : « Citoyen, écrivis-je, avoir des opinions différentes de ceux qui gouvernent est peut-être un malheur ; les publier est peut-être une imprudence : mais pourquoi serait-ce une folie absolue de ne ressembler tout à fait à tout le monde ? Je demande à être jugé promptement afin que le tribunal décide si je suis républicain ou contre-révolutionnaire, fou ou raisonnable, sage ou égaré, innocent ou coupable : car tout me paraît préférable à l’opprobre injuste et immérité d’être nourri et enfermé comme inutile, pitoyable, méprisable. Par conséquent, je vous prie instamment de décider bientôt s’il y a lieu d’accusation contre moi, oui ou non, et dans le premier cas de me faire juger. Quelle que soit la suite de ce jugement, croyez que vous m’aurez obligé. »
Et pour être sûr d’arriver à mes fins, dans une autre lettre écrite sous le pseudonyme de Moschenbey, je sommai l’accusateur public de livrer au tribunal révolutionnaire l’effroyable Adam Lux qui avait traité Marat de monstre et comparé l’infâme Charlotte Corday à Brutus.
Il paraît qu’on se divisait sur mon sort. Certains me croyaient fou – Le Courrier de l’égalité me recommanda des bains froids – et pensaient qu’en me condamnant on ferait de moi un martyr ; d’autres soutenaient que puisque j’avais décidé de mourir et m’étais rendu coupable d’écrits contre-révolutionnaires, il fallait satisfaire ma requête. Les seconds l’emportèrent. Quelques jours plus tard, l’acte d’accusation me fut signifié.
Le procès débuta avec le président Dumas me questionnant sur mes origines :
— Vous vous appelez Adam Lux, âgé de vingt-sept ans et dix mois, résidant à Kostheim, près de Mayence. Allemand, donc ?
— Né sujet d’un prince allemand, rétorquai-je, je suis devenu français pour avoir cru à la pureté de la Révolution. Aujourd’hui, je n’ai plus d’autre Patrie que la Liberté.
Je fus condamné à la peine de mort comme « auteur d’écrits contenant provocations à la dissolution de la représentation nationale et au rétablissement d’un pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple ». Pour ma défense, je ne répondis qu’une seule phrase : « Je me soumets à la loi. » Cette loi dont le glaive m’aura, dans deux heures tout au plus, envoyé ad patres. C’est le 29 mars, soit cent dix jours avant la mort de Charlotte, que je suis arrivé en France. Je vais mourir le 4 novembre, cent dix jours après elle. On ne m’empêchera pas de voir dans cette funeste symétrie temporelle la marque du destin. Et que peut l’homme contre le destin ? Une tuile tombant d’un toit aurait pu me tuer, et ma mort n’aurait pas servi la liberté ; de cette façon, au moins, je meurs avec honneur. Puisse cette pensée consoler ma femme que j’aime quoique je meure pour une autre ; elle pleurera ma perte mais s’en sentira honorée. Je ne pourrai l’aider à élever nos filles, mais je leur laisse en souvenir mes sentiments, ma vie et ma mort.
Sabine, ma chère femme, Appolonie-Thérèse, Marie-Anne, mes filles adorées, veuillez m’excuser pour le chagrin que je vais vous causer. Mais bientôt, je serai plus près de vous que ces six derniers mois, car mon esprit, délivré de l’enveloppe terrestre, ne tardera pas à planer autour vous.
En attendant, je suis ici, dans cette cellule étroite. Il ne me reste que peu de temps pour terminer cette lettre qui sera en quelque sorte mon testament. Les hommes qui la liront, s’il y en a un jour, comprendront peut-être ma résolution. Si j’ai choisi de mourir, ce n’est pas, comme on a pu l’écrire, par frivolité ou par folie. Ce choix est le fruit d’une longue réflexion. En épousant la mort, j’ai choisi l’action. J’ai pesé le pour et le contre, et refusé de tenir compte du contre. Je dois conclure et c’est encore à Charlotte que je pense.
Après que la lame du couperet se fut abattue sur sa nuque, un aide-charpentier fanatique de Marat empoigna la tête dans le panier, la brandit devant la foule encore excitée et, outrage suprême, la souffleta trois fois. Un frisson d’horreur parcourut la place de la Révolution et, au lieu des applaudissements attendus, ce ne furent que des murmures d’indignation. Comme des milliers d’autres qui avaient assisté à l’effroyable spectacle ce jour-là, je peux le jurer sur l’honneur de feu la République de Mayence occupée par la Prusse et l’Autriche, sur les marches de l’échafaud que je grimperai comme on grimpe les degrés d’une apothéose, sur ma tête qui tombera bientôt dans le panier du bourreau et sur celles des exécuteurs, mes frères, que j’embrasserai tout à l’heure car en remplissant leur office ils m’enverront rejoindre celle pour qui j’ai choisi d’être là aujourd’hui : son beau visage offensé dont les yeux n’étaient qu’à demi clos devint pourpre ; elle avait rougi.
ADAM LUX,
Député extr. de Mayence