CHAPITRE XXIV
— C’est une diversion, déclara Ulath, le lendemain matin, en se penchant sur l’une des dépêches que Sarabian avait apportées avec lui. Ces loups-garous, goules et vampires ne sont que des illusions inoffensives. La routine, quoi.
— Il a raison, acquiesça Émouchet. Ces attaques-suicides sur les garnisons atanas n’ont d’autre but que d’entretenir la confusion et d’obliger les Atans à rester où ils sont.
— Le résultat est malheureusement atteint, commenta Bévier. Avec tout ça, nous ne pouvons guère envoyer d’aide à Betuana.
— Messire Vanion a proposé de détacher quelques bataillons des autres garnisons : ça devrait la soulager un peu, objecta Sarabian.
— Oui, Majesté, mais est-ce que ça suffira ? répliqua Bévier.
— Il faudra bien, répliqua Vanion. Nous ne pouvons pas faire plus pour le moment. Enfin, avec les Atans, le nombre ne veut pas dire grand-chose. Un Atan vaut une demi-armée à lui tout seul.
Stragen fit discrètement signe à Émouchet et s’approcha de la table du petit déjeuner où il sélectionna avec soin une pâtisserie.
— Ça marche, dit-il tout bas. Xanetia doit voir la personne dont elle sonde les pensées, mais Bérit a trouvé une maison dont les fenêtres donnent sur l’ambassade et elle recueille toutes sortes d’informations précieuses.
— Pourquoi ne pas le dire aux autres ?
— Parce que nous allons utiliser ces renseignements, Caalador et moi, pour établir ce nouveau record mondial dont je vous parlais hier. Sarabian ne l’a pas encore autorisé, alors ne l’embêtons pas avec des formalités. Il sera temps de le mettre au courant quand nous aurons fait de jolies piles de cadavres.
Le lendemain, la princesse Danaé tomba malade. Rien de précis. Pas de fièvre, d’éruption ou de toux, juste une sorte de langueur. La princesse était léthargique et manquait d’appétit.
— C’est la même chose que le mois dernier, assura Mirtaï aux parents angoissés. Il faut lui donner un fortifiant, c’est tout.
Mais Émouchet savait que Mirtaï se trompait. Le mois précédent, Danaé n’était pas vraiment malade. Elle parlait à la légère de sa faculté de se trouver en deux endroits à la fois, mais son père savait que, lorsqu’elle se concentrait sur ce qui se passait en un endroit, elle était dans un état semi-comateux dans l’autre. La maladie, c’était autre chose.
— Tu devrais essayer de lui donner un remontant, Ehlana, suggéra-t-il. Je vais parler avec Séphrénia. Elle aura peut-être une autre idée.
Il la trouva dans sa chambre. Elle était assise devant la fenêtre et regardait le paysage sans le voir.
— Nous avons un problème, petite mère, dit Émouchet en refermant la porte derrière lui. Danaé est malade.
Elle sortit de sa morosité et se tourna vivement vers lui, surprise.
— C’est ridicule, Émouchet. Elle ne peut pas être malade.
— C’est ce que je pensais aussi, mais elle est malade tout de même. Il n’y a rien de précis, aucun symptôme particulier, mais elle ne va pas bien, c’est sûr. Séphrénia se leva précipitamment.
— Je vais la voir, dit-elle. Je pourrai peut-être lui faire dire ce qui ne va pas. Elle est seule ?
— Ehlana est avec elle, et je doute qu’elle accepte de s’éloigner. Ça risque de compliquer les choses ?
— Je vais m’en occuper avant que ça ne devienne sérieux. L’inquiétude de Séphrénia acheva d’affoler Émouchet. Il la suivit jusqu’aux appartements royaux avec une anxiété croissante. Elle avait raison sur un point : Aphraël ne pouvait attraper une maladie humaine ; ce n’était donc pas une fièvre saisonnière ou l’une des innombrables maladies infantiles qui affectent les humains. On pouvait tout de suite faire une croix sur la notion d’éternuement divin.
Séphrénia ne perdit pas de temps. Elle commença à entonner le sort styrique avant même d’entrer dans la chambre de Danaé.
— Ah, Séphrénia ! Grâce au ciel, vous êtes venue ! s’exclama Ehlana en se levant. J’étais tellement…
Séphrénia libéra le sort d’un curieux mouvement de la main et les yeux d’Ehlana devinrent vitreux. Elle se figea sur place, à moitié assise encore, une main tendue devant elle.
Séphrénia s’assit au bord du lit et prit la petite fille dans ses bras.
— Aphraël, réveille-toi. C’est moi, Séphrénia.
La Déesse-Enfant ouvrit les yeux et se mit à pleurer.
— Qu’y a-t-il ? demanda Séphrénia en serrant la petite fille sur son cœur et en la berçant doucement.
— Ils tuent mes enfants, Séphrénia ! gémit Aphraël. Dans toute l’Éosie, les Élènes sont en train de tuer mes enfants ! Je veux mourir !
— Je dois aller à Sarsos, annonça Séphrénia à Émouchet Vanion, un peu plus tard, quand ils se retrouvèrent seuls. Il faut que je parle aux Mille.
— Je sais que ça lui brise le cœur, fit Vanion, mais ça ne peut pas vraiment lui faire du mal, si ?
— Ça pourrait la tuer, Vanion. Les Dieux Cadets sont si proches de leurs adorateurs que leur vie dépend d’eux. Je t’en prie, Émouchet, demande au Bhelliom de nous emmener tout de suite à Sarsos.
Émouchet hocha lugubrement la tête, sortit la cassette et l’ouvrit.
— Rose bleue, commença-t-il, nous avons un gros problème. La Déesse-Enfant est très affectée par le meurtre de ses adorateurs dans la lointaine Éosie. Nous devons aller à Sarsos immédiatement afin de permettre à Séphrénia de consulter les Mille du Styricum sur les possibilités de traitement.
— Il en sera fait selon tes désirs, Anakha, les paroles venant de la bouche de Vanion qui prit une expression distante. Sied-il que je vous exprime, à ta compagne et à toi-même, la compassion que m’inspire la maladie de votre enfant unique ?
— J’apprécie ta sollicitude, Rose bleue.
— Ma sollicitude n’est pas le fruit de la seule bienveillance, Anakha. Deux fois, la douce main de la Déesse-Enfant m’a effleuré, et je ne suis point immunisé contre la subtile magie de son contact. Pour l’amour que nous lui portons tous, allons à Sarsos afin qu’elle recouvre la santé.
Le monde sembla se brouiller, et ils se retrouvèrent tous les trois à Sarsos, devant le bâtiment de marbre blanc qui hébergeait la salle du Conseil. L’automne était plus avancé à Sarsos, et la forêt de bouleaux qui se dressait à la périphérie de la cité était un incendie de couleurs.
— Attendez-moi ici, tous les deux, demanda Séphrénia. Inutile de souffler sur les braises de la discorde en vous faisant à nouveau entrer dans la salle du Conseil.
Emouchet acquiesça d’un hochement de tête et ouvrit la cassette du Bhelliom pour en sortir le joyau.
— Non, Anakha, dit le Bhelliom par les lèvres de Vanion. Je saurai comment sera reçue la proposition de Séphrénia.
— Comme il te plaira, Rose bleue, répondit Emouchet. Séphrénia gravit rapidement les marches de marbre et disparut dans le bâtiment.
— Il fait plus froid ici, nota Vanion en refermant sa cape sur lui.
— Oui, acquiesça Emouchet. On est plus au nord.
— Bon, maintenant que nous avons fait le tour de la question, arrête de te ronger les sangs, Emouchet. Séphrénia a beaucoup d’influence sur les Mille. Je suis sûr qu’ils accepteront de l’aider.
De longues minutes passèrent. Ils attendaient toujours. Une demi-heure plus tard, Emouchet sentit une soudaine tension, une pulsation parcourir le Bhelliom.
— Viens avec moi, Anakha ! fit-il d’un ton impérieux, par la bouche de Vanion.
— Que se passe-t-il ?
— Des Styriques et de leur amour pour les discussions interminables j’ai grande lassitude. Je passerai outre l’avis des Mille et m’entretiendrai directement avec les Dieux Cadets. Ces chicaneurs vont priver Aphraël de vie.
Vanion s’engouffra dans le bâtiment comme un vent de tempête, d’une démarche qui semblait ne plus lui appartenir. Emouchet lui emboîta le pas, un peu surpris. Les portes de bronze de la salle du Conseil devaient être verrouillées. C’est ce que suggéra en tout cas le fracas de métal torturé qui accompagna la violence avec laquelle Vanion les ouvrit.
Séphrénia se tenait debout devant le Conseil dans une attitude implorante. Elle vit, interdite, Vanion faire irruption dans la salle.
— Les délibérations sont interdites aux Élènes ! s’écria en styrique l’un des hommes qui siégeaient sur les bancs.
Un silence stupéfait emplit alors la salle. Vanion se mit à grandir, à grossir et devint gigantesque tandis que se formait autour de lui une aura frémissante, d’un bleu intense parcouru d’éclairs lumineux. Des cascades de rires tonitruants se réverbérèrent sur les murs de marbre. Séphrénia considéra Vanion avec une soudaine épouvante.
Répondant à une incitation muette qu’il était seul à entendre, Émouchet brandit la rose de saphir étincelante.
— Contemplez le Bhelliom ! rugit-il, et entendez sa voix puissante !
De l’être immense qui était, un instant plus tôt, Vanion, monta une voix énorme. Une voix qui aurait imposé le respect à des montagnes. Vagues et torrents se seraient figés pour l’écouter.
— Entendez mes paroles, ô Mille du Styricum ! Je veux parler avec vos Dieux ! Vous êtes trop petits et trop prisonniers de vos bavardages insignifiants pour considérer cette affaire !
Émouchet cilla. Décidément, le Bhelliom n’était pas très diplomate…
— C’est un outrage ! bredouilla l’un des conseillers en se levant. Nous n’avons pas à…
Soudain, il disparut et à la place de l’homme en robe blanche se dressa un personnage confus qui semblait avoir été surpris au milieu de sa toilette. Il regardait, tout nu et dégoulinant, l’immense présence entourée du halo bleu et le joyau étincelant qu’Émouchet tenait à la main.
— Mais qu’est-ce que…, protesta-t-il.
— Setras ! lança sèchement la voix prodigieuse. Quelle est la profondeur de ton amour pour ta cousine Aphraël ?
— C’est parfaitement irrégulier ! protesta le jeune Dieu.
— Jusqu’où va ton amour ? demanda inexorablement la voix.
— Je l’adore, évidemment. Comme chacun de nous. Mais…
— Que donnerais-tu pour lui sauver la vie ?
— Tout ce qu’elle me demanderait, évidemment. Mais comment sa vie pourrait-elle être en danger ?
— Tu sais que Zalasta du Styricum est un traître, n’est-ce pas ?
Il y eut des hoquets dans l’assistance.
— C’est Aphraël qui le dit, répondit le Dieu. Mais nous pensons qu’elle s’est un peu monté la tête. Vous savez comment elle est, parfois.
— Elle dit vrai, Setras. En ce moment même, les séides de Zalasta massacrent ses adorateurs dans la lointaine Eosie. À chaque mort elle s’affaiblit. Si l’on ne fait rien pour empêcher cela, elle cessera bientôt d’être.
Le Dieu Setras se raidit et ses yeux lancèrent des éclairs.
— C’est monstrueux !
— Que donnerais-tu pour qu’elle vive ?
— Ma propre vie, s’il le fallait ! répondit Setras avec un formalisme archaïque.
— Lui ferais-tu don de tes propres adorateurs ? Setras regarda le Bhelliom étincelant en ouvrant de grands yeux, le visage figé dans une expression chagrine.
— Vite, Setras ! En ce moment même, Aphraël se vide de sa vie.
Le Dieu inspira profondément.
— Il n’y a pas d’autre solution ? demanda-t-il d’un ton geignard.
— Aucune. La Déesse-Enfant ne se nourrit que d’amour. Donne-lui l’amour de tes enfants pendant un moment, de sorte qu’elle redevienne elle-même.
— Je le veux ! déclara Setras en se redressant, une lueur déterminée brillant dans ses yeux divins. Bien que ça me déchire le cœur. Et sois assuré, Faiseur de Mondes, que mes enfants ne seront pas les seuls à soutenir de leur amour notre bien-aimée cousine. Tous y contribueront également.
— Marché conclu ! répondit le Bhelliom.
— Euh…, fit Setras, d’un ton préoccupé, en retrouvant un langage moins formel. Elle me les rendra, hein ?
— Tu as mon assurance, Divin Setras, promit Séphrénia avec un sourire.
Le Dieu Cadet parut soulagé. Puis il étrécit légèrement les yeux.
— Anakha, dit-il fraîchement.
— Oui, ô Divin ?
— Il nous faut protéger les enfants survivants d’Aphraël. Quelles seraient les meilleures mesures à prendre dans ce but ?
— Conseillez-leur de chercher asile dans les maisons capitulaires des chevaliers de l’Eglise, répondit Emouchet. Ils y seront protégés.
— Et qui commande à ces chevaliers ?
— L’archiprélat Dolmant, j’imagine, répondit Emouchet d’un ton dubitatif. C’est lui qui exerce l’autorité suprême.
— Je lui parlerai. Où peut-on le trouver ?
— Il doit être dans la basilique de Chyrellos, ô Divin.
— Je m’en vais l’entretenir de la question.
Emouchet manqua s’étouffer en songeant aux implications théologiques de cette suggestion. Puis il regarda Séphrénia. Elle contemplait encore Vanion avec une sorte de vénération. Il eut soudain l’impression d’entendre cliqueter les rouages de son cerveau. Elle venait de prendre une décision. Tout dans son attitude, dans son expression, l’annonçait plus fort que des mots.
— Fais un peu attention, Ulath, ronchonna Kalten. Je ne sais pas à quoi tu penses depuis deux semaines. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je n’aime pas les nouvelles qui nous parviennent des Atans, fit Ulath.
La princesse Danaé était assise sur ses genoux, Rollo et Mmrr dans les bras. C’était la première fois qu’elle quittait la chambre depuis dix jours et elle se livrait à l’un de ses passe-temps préférés : changer de genoux. Émouchet savait que la plupart de ses amis n’en avaient pas conscience ; ils la prenaient machinalement dans leurs bras en réponse à de petits signes discrets. Mais, en réalité, Aphraël passait de giron en giron pour rétablir le contact avec ceux qui avaient pu échapper à son emprise pendant sa maladie. Ils se faisaient des mamours, comme toujours, mais ce n’étaient pas vraiment les petites démonstrations d’affection spontanée qu’on aurait pu croire. Aphraël avait le pouvoir de changer l’état d’esprit des gens d’un seul contact. Il lui suffisait d’un baiser pour prendre instantanément possession du cœur et de l’âme d’un individu. Quand Émouchet voulait lui parler, il veillait toujours à maintenir un meuble entre eux.
— Les choses ne marchent pas comme prévu, fit Ulath d’un ton funèbre. Les Trolls apprennent à éviter les flèches et les carreaux d’arbalètes.
— Ah, tu vois qu’ils sont capables de comprendre certaines choses, remarqua Talen.
Il se plaignait encore parfois de maux de tête, mais, en dehors de cela, semblait complètement remis de sa chute.
— Non, objecta Ulath. C’est tout le problème. Les Trolls ne comprennent jamais rien. Peut-être parce que leurs Dieux en sont incapables eux-mêmes. Les Trolls d’aujourd’hui ont exactement la même chose dans la cervelle que le premier Troll qui a jamais vu le jour, ni plus ni moins. C’est Cyrgon qui fait joujou avec eux. S’il arrive à faire piger des choses aux Trolls, l’humanité est mal partie.
— Ce n’est pas tout, hein, Ulath ? insista Bévier, qui avait décidément des antennes. Tu as cette expression théologique depuis plusieurs jours, maintenant. Tu es en proie à un dilemme moral, c’est ça ?
— Je crains que ça ne mette tout le monde mal à l’aise, soupira-t-il. Enfin, essayons d’en tirer quelque chose de positif…
— Eh bien, ça promet, murmura Stragen. Tu ferais mieux de nous annoncer ça en douceur.
— Je me demande comment on pourrait en parler avec douceur. D’après les dépêches de Betuana, les Trolls ne montrent plus le bout de leur nez. Les Atans à cheval ne peuvent les atteindre avec leurs lances, les flèches et les carreaux d’arbalètes font plus de dégâts dans les arbres que parmi ces sales bêtes. Ils ont même mis le feu aux herbes afin de se cacher dans la fumée. Betuana s’apprête à rappeler tous ses Atans, et sans eux, nous n’avons plus d’armée.
— Je suppose, sire Ulath, commença Oscagne, que ce préambule sinistre annonce une proposition choquante. Je pense que nous sommes suffisamment préparés. Allez-y, lâchez le morceau.
— Nous devons reprendre les Trolls à Cyrgon, répondit Ulath en grattouillant distraitement les oreilles de Mmrr. Nous ne pouvons lui permettre de leur apprendre des tactiques, même rudimentaires, et les laisser coopérer entre eux comme ils l’ont fait.
— Et comment comptes-tu faire, au juste, pour reprendre à un Dieu des brutes rigoureusement ingouvernables ? demanda Stragen.
— Je pensais plus ou moins confier cette tâche à leurs propres Dieux. Nous les avons sous la main, après tout, Ghwerig les ayant emprisonnés dans le Bhelliom qu’Émouchet tient bien au chaud dans sa chemise. J’imagine qu’ils feraient à peu près n’importe quoi en échange de leur liberté.
— Tu es fou ! s’exclama Stragen en laissant tomber les pièces d’or qu’il tripotait constamment. Nous ne pouvons pas les relâcher ! C’est impensable !
— Je serais très heureux d’étudier toute proposition, répondit acidement Ulath. L’Atan est sérieusement menacé, et plus longtemps Cyrgon manipulera les Trolls, plus ils apprendront de choses intéressantes. Tôt ou tard, ils finiront par rentrer en Thalésie. Vous voulez vraiment retrouver une armée de Trolls entraînés devant les portes d’Emsat ? Avec les Dieux des Trolls, nous avons au moins une monnaie d’échange : leur liberté, alors qu’avec Cyrgon nous n’avons que le Bhelliom lui-même, et personnellement je préfère traiter avec les Dieux des Trolls.
— Pourquoi ne pas demander à Émouchet d’emmener le Bhelliom au nord de l’Atan et d’exterminer les Trolls avec son aide ?
— Le Bhelliom ne fera jamais ça, Stragen, se récria Émouchet. Jamais il n’acceptera d’anéantir une espèce entière. J’en suis sûr.
— Tu pourrais le forcer à faire ce que tu veux avec les anneaux.
— Pas question. Je refuse de contraindre le Bhelliom à faire quoi que ce soit. S’il nous aide, ce sera de son plein gré.
— Nous ne pouvons pas lâcher les Dieux des Trolls dans la nature, Émouchet. Je suis peut-être un voleur, mais je suis aussi un Thalésien. Ne compte pas sur moi pour rester ici, les bras croisés, pendant que les Trolls ravagent la péninsule.
— Si nous demandions l’avis de leurs Dieux avant d’arrêter une décision ? suggéra Ulath. Il faut que nous agissions en vitesse, sinon nous allons bientôt voir de longues colonnes d’Atans sortir de leurs baraquements et rentrer chez eux au pas.
Danaé se laissa glisser à terre et ramassa les pièces que Stragen avait laissé tomber.
— Tiens, tu as perdu ça. Je rêve, ou l’une des pièces n’est-elle pas un peu plus légère que l’autre ? demanda-t-elle en fronçant le sourcil.
Stragen la regarda avec un air de bête blessée.
Un peu plus tard, Émouchet et Vanion ramenèrent Séphrénia à sa chambre. Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant sa porte, elle explosa.
— Oh, c’est grotesque ! lâcha-t-elle, exaspérée. Vanion, va chercher tes affaires et réintègre cette chambre d’où tu n’aurais jamais dû partir !
— Mais… je…, bredouilla Vanion, pantois.
— Exécution ! Et toi, pas un mot ! ajouta-t-elle en regardant Émouchet d’un œil noir.
— Moi ?
— Va emballer tes affaires, espèce d’ahuri, au lieu de rester planté là, le bec ouvert.
— J’y vais tout de suite.
— C’est ça. Et dépêche-toi. Ah, les hommes ! conclut-elle en levant les bras au ciel. Il faut vraiment que je te fasse un dessin ? C’est tout juste si je n’ai pas fait des signaux de fumée et soufflé dans des trompettes, et toi, tout ce dont tu réussis à me parler, c’est du temps ou des petits poissons. Qu’est-ce que tu attendais pour en venir au fait ?
— Eh bien… je…, balbutia-t-il. Tu m’en voulais vraiment, Séphrénia.
— Bon, mais c’était avant. Maintenant, je ne suis plus fâchée. Tu peux revenir. J’ai quelque chose à dire à Danaé et je veux te voir dans notre chambre quand je reviendrai.
— Oui, ma tant aimée, bêla-t-il.
Elle le regarda sévèrement pendant un moment, puis elle tourna les talons et repartit le long du couloir en parlant toute seule et en levant beaucoup les bras au ciel.
— Krager est revenu, annonça Talen alors qu’ils se réunissaient un peu plus tard, dans l’après-midi. Un mendiant l’a vu, il y a une paire d’heures, se glisser par la porte de service de l’ambassade de Cynesga. Enfin, je ferais peut-être mieux de dire « tituber ». Il était soûl comme une vache.
— Sacré Krager ! Il commençait à nous manquer, ironisa Kalten.
— Je ne comprends pas que Zalasta ait pu faire confiance à un ivrogne pareil, fit Oscagne.
— Krager est un futé quand il oublie de boire, expliqua Émouchet. C’est pour ça que Martel s’était acoquiné avec lui. Euh… Anarae, serait-ce abuser que de vous demander de regagner votre poste d’observation près de l’ambassade ? Non, pas tout de suite, reprit-il en la voyant se lever avec empressement. En ce moment, il dessoûle ; il sera amplement temps, demain matin, de voir quelles instructions il ramène à l’ambassadeur de Cynesga.
— Ce n’est pas tout, poursuivit Stragen. Nous ignorons encore si Krager sait que nous avons réquisitionné la pègre comme réseau de renseignement. Il a découvert que nous faisions appel à Platime, à Cimmura, et que nous avions des contacts avec les malfrats d’autres cités d’Éosie, mais il faudrait que nous sachions s’il a fait la relation entre les deux continents.
— Il nous a plus ou moins laissé entendre qu’il le savait quand nous avons parlé avec lui après la tentative de coup d’État, lui rappela Émouchet.
— Nous n’allons pas saborder tout le dispositif pour une vague allusion, objecta Stragen. Je voudrais vraiment savoir s’il se doute que nous pouvons confier au milieu autre chose que des missions d’espionnage.
— Je sonderai très profondément son esprit, promit Xanetia.
— Où sont Vanion et Séphrénia, Émouchet ? demanda soudain Ehlana. Ils devraient être là depuis une heure.
— Oh, pardon, ma tendresse. J’oubliais ! Ils m’ont demandé de les excuser pour la journée. Ils avaient quelque chose d’important à régler.
— Et quoi donc ?
— Euh…, ils ont enfin fait la paix. J’imagine qu’ils sont en train d’en parler. En profondeur.
— Oh, fit-elle d’un ton neutre, les joues un peu roses. Et qu’est-ce qui les a décidés à enterrer la hache de guerre ?
— Séphrénia en a eu marre de bouder dans son coin, répondit-il en haussant les épaules, et elle a sommé Vanion de réintégrer ses pénates. Je dois dire qu’elle n’a pas pris de gants. Elle a même réussi à présenter les choses comme si tout était de sa faute. Tu sais comment c’est.
— Nous vous remercions, messire chevalier, dit-elle fermement.
— Oui, Majesté. À vos ordres, Majesté.
— Ce Krager sait-il où se trouve Zalasta ? intervint diplomatiquement Oscagne.
— J’en suis sûr, répondit Émouchet. Zalasta préférerait probablement qu’il l’ignore, compte tenu de la nature du personnage, mais il est bien difficile de cacher quelque chose à Krager quand il n’est pas soûl.
— Il pourrait nous être extrêmement précieux, prince Émouchet. Surtout à la lumière du don très particulier de l’Anarae.
— Je vous suggère d’en tirer le maximum, et en vitesse, suggéra Talen. Parce que, dès que mon frère rentrera d’Atan, il est probable qu’il lui fera la peau. Une affaire personnelle, Votre Excellence, ajouta-t-il devant l’air intrigué d’Oscagne. Krager a joué un certain rôle dans la mort de notre père, et Khalad veut lui faire payer ça.
— Je suis persuadé que nous saurons le convaincre d’attendre un peu, mon jeune ami.
— À votre place, Votre Excellence, je n’en serais pas si sûr.
— Ça fait partie de nous depuis si longtemps, Anarae, que sans cela nous ne serions plus des Styriques, fit Séphrénia d’un petit ton attristé.
Le soir tombait sur Mathérion. Émouchet et sa fille avaient rejoint Séphrénia, Vanion et Xanetia en haut de la tour afin de pouvoir parler de certaines choses qui n’étaient pas destinées à toutes les oreilles.
— C’est la même chose pour nous, Séphrénia d’Ylara, avoua Xanetia. Notre haine de ta race définit aussi en partie les Delphae.
— On raconte aux enfants que les Delphae sont des voleurs d’âmes, reprit Séphrénia. On dit que votre lueur provient des âmes que vous dévorez, et que les gens que vous touchez pourrissent parce que vous les privez d’âme.
— Et nous, nous disons à nos jeunes que les Styriques sont des goules qui violent les tombes pour se nourrir. Enfin, quand ils n’ont pas d’enfants delphaïques sous la main pour apaiser leur faim, ajouta Xanetia avec un sourire.
— Je connais une enfant d’origine vaguement styrique qui envisageait, il n’y a pas longtemps, de se mettre au cannibalisme, nota rêveusement Émouchet.
— Cafteur ! souffla Danaé.
— Quelle est cette histoire ? s’étonna Séphrénia.
— La Déesse-Enfant a été très irritée d’apprendre que Zalasta s’était fichu d’elle, répondit Émouchet d’un petit ton détaché. Et plus encore de découvrir qu’il voulait t’arracher à son affection. Elle a déclaré qu’elle allait lui extirper le cœur et le manger tout cru, sous ses propres yeux.
— Bah, je disais cela comme ça ; je ne l’aurais sûrement pas fait, laissa tomber Aphraël pour évacuer le problème.
— Sûrement pas ? releva Séphrénia.
— Il a le cœur tellement pourri que ça m’aurait rendu malade.
Séphrénia lui lança un long regard réprobateur.
— Oh, ça va ! Je n’en pensais pas un mot, soupira la Déesse-Enfant, puis elle regarda pensivement Séphrénia et Xanetia. Toute cette haine et ces histoires épouvantables que les Styriques et les Delphae racontent à leurs enfants sur leurs ennemis ne sont pas naturelles, vous devez bien vous en rendre compte. On vous pousse à penser de cette façon. Il y a eu une vraie querelle entre ma famille et Edaemus, mais elle portait sur des choses que vous ne pourriez comprendre. C’était une dispute stupide, comme la plupart des disputes, mais les Dieux sont incapables de garder leurs différends pour eux. Les humains se sont retrouvés impliqués dans un conflit qui ne les concernait pas. Comme la plupart de nos désaccords, celui-ci a dérivé de l’endroit du monde où nous vivons dans le vôtre, soupira-t-elle. C’était notre problème, et vous n’auriez jamais dû y être mêlés.
— Où se trouve votre pays, Aphraël ? demanda Vanion, intrigué.
— Ici même, répondit-elle d’un ton évasif. Tout autour de nous, mais vous ne pouvez pas le voir. Il eût mieux valu que nous ayons un endroit à nous, mais c’est trop tard, maintenant. J’aurais dû parler de cette ridicule affaire à Séphrénia quand nous étions petites et que je l’entendais répéter comme un perroquet certaines de ces stupidités sur les Delphae, mais les serfs élènes ont détruit notre village et tué nos parents, Zalasta a rejeté la faute sur les Delphae, et tous les préjugés se sont retrouvés gravés dans la pierre. J’ai toujours su qu’il y avait quelque chose qui sonnait faux dans l’histoire de Zalasta, ajouta-t-elle d’un ton songeur, mais je ne pouvais entrer dans ses pensées pour découvrir ce que c’était.
— Et pourquoi pas ? s’étonna Vanion. Tout est possible à une Déesse, non ?
— Ah, tu as remarqué ! s’exclama-t-elle. Quelle découverte stupéfiante ça a dû être pour toi !
— Est-ce que ce sont des manières ! protesta Émouchet en lui faisant les gros yeux.
— Pardon, Vanion, s’excusa-t-elle. C’était très vilain de ma part. Je ne peux lire que dans les pensées de mes enfants, et Zalasta n’était pas l’un d’eux. Dis donc, Séphrénia, c’est intéressant, non ? Je suis limitée, et pas Xanetia.
— Nous procédons actuellement à l’inventaire de nos différences, répondit Séphrénia avec un sourire. Et toutes celles que nous avons passées en revue jusque-là se sont révélées imaginaires.
— En effet, acquiesça Xanetia.
Émouchet n’avait qu’une vague idée de l’effort que représentaient ces petites avancées vers la paix pour ces deux femmes pourtant étrangement semblables. La mise à bas de préjugés ancestraux évoquait pour lui la démolition d’une maison cent fois centenaire.
— Vanion, mon tant aimé, demanda Séphrénia, je commence à sentir le froid.
— Je vais te chercher ta cape.
— Mais non, Vanion, soupira-t-elle. Ce n’est pas d’une cape que j’ai besoin. Je voudrais que tu passes ton bras sur mes épaules.
— Oh, dit-il. J’aurais dû y penser tout seul.
— Oui, acquiesça-t-elle. Tu devrais y penser plus souvent. Il sourit et la prit dans ses bras.
— Ah, c’est bien mieux, fit-elle en se blottissant contre lui.
— Je voulais te demander quelque chose, intervint Émouchet en regardant sa fille. En dehors de l’instigateur du coup, ceux qui ont attaqué Ylara étaient des Élènes. Comment as-tu réussi à convaincre Séphrénia d’enseigner les secrets du Styricum aux Pandions ? Elle devait haïr les Élènes.
— Elle les exécrait, confirma la Déesse-Enfant en hochant lentement la tête. Je ne vous aimais pas beaucoup moi-même, mais j’avais les bagues de Ghwerig, et il fallait absolument que je les passe aux doigts du roi Antor et du premier Émouchet – sans ça, je ne serais pas ici. Eh, mais… C’est intolérable ! s’exclama-t-elle en plissant les yeux.
— Quoi donc ?
— C’est le Bhelliom qui m’a manipulée ! Quand j’ai volé les bagues de Ghwerig – ou peut-être même avant. Il a dû implanter cette idée dans les anneaux. Je comprends, maintenant ! À la seconde où je les ai pris, l’idée m’est venue de les séparer en donnant l’un des deux à ton ancêtre et l’autre à celui d’Ehlana. C’était un stratagème du Bhelliom ! Ce… ce caillou m’a utilisée !
— Eh bien, dis donc…, fit Émouchet d’une voix atone.
— Il a fait ça avec une telle habileté ! fulmina-t-elle. Ça paraissait une si bonne idée ! Il va falloir que nous ayons une petite conversation à ce sujet, ton ami bleu et moi !
— Tu allais nous raconter comment tu avais obligé Séphrénia à devenir notre tutrice, je crois, fit Émouchet.
— La manière douce ayant échoué, je le lui ai ordonné. D’abord, je lui ai demandé d’emporter les anneaux chez ces deux sauvages assoiffés de sang, puis je l’ai emmenée à ta maison natale, à Démos et je l’ai obligée à devenir ta tutrice. Je voulais qu’elle veille à ce que ta famille reste sur le droit chemin et j’avais besoin d’une sorte de prise sur toi. Sans ça, le Bhelliom t’aurait entièrement possédé, et je n’avais pas assez confiance en lui pour permettre ça.
— Tu avais donc tout prévu, fit Émouchet un peu tristement.
— Il se pourrait que le Bhelliom l’ait prévu avant moi, fit-elle d’un ton sinistre. J’étais absolument sûre que c’était mon idée, mais… je pensais que, si j’étais ta fille, au moins, tu ferais attention à moi.
— Alors tout était calculé dans les moindres détails, soupira Émouchet.
— Oui, mais ça n’a rien à voir avec les sentiments que je peux éprouver pour toi. J’ai eu beaucoup à faire pour t’inventer, Émouchet. Alors tu penses si je t’aime. Tu étais un adorable bébé. J’ai failli pulvériser Kalten quand il t’a cassé le nez. C’est Séphrénia qui m’en a dissuadée. Quant à ma mère… tu étais mignon, mais elle, elle était vraiment à croquer. Je l’ai aimée depuis le premier instant où je l’ai vue, et j’ai su que vous étiez faits pour vous entendre, tous les deux. Je suis assez fière de la façon dont les choses ont tourné. Je pense même que le Bhelliom l’approuve – sauf qu’il ne l’admettra jamais, naturellement. Il est parfois très imbu de lui-même.
— Ton cousin Setras est-il vraiment allé à la Basilique parler avec Dolmant ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Oui.
— Et comment Dolmant a-t-il pris ça ?
— Étonnamment bien. Il est vrai que Setras peut être charmant quand il le veut, et Dolmant m’aime beaucoup. Je pense, ajouta-t-elle, songeuse, que son archiprélature va initier de profonds changements dans ton Église, Vanion. L’esprit de Dolmant n’est pas figé dans la pierre, comme celui d’Ortzel. La théologie élène va beaucoup changer, avec lui.
— Les conservateurs ne vont pas aimer ça.
— Ils n’aiment jamais rien. Ils ne changeraient pas de sous-vêtements s’ils n’y étaient contraints et forcés.
— C’est extrêmement spécieux du point de vue légal, Majesté, objecta Oscagne. Je ne mets pas votre parole en doute, Anarae, ajouta-t-il très vite, mais vous voyez tous le problème. Nous n’avons, en guise de preuve, que le témoignage informel de Xanetia sur les pensées d’un certain individu. Le plus tolérant des juges risque d’avoir du mal à avaler ça. Le dossier serait indéfendable. D’autant que certains des accusés appartiennent aux plus grandes familles de Tamoulie.
— Tu ferais aussi bien de cracher le morceau, Stragen, suggéra Émouchet. Tu as décidé de mettre ton plan à exécution, de toute façon, et si tu ne le leur dis pas, ils vont palabrer pendant des semaines.
Stragen fit la grimace.
— Je regrette que tu aies mis ça sur le tapis, dit-il d’un ton chagrin. Les personnages officiels sont plus ou moins obligés de respecter la lettre et la loi. Je suis sûr qu’ils préféreraient ignorer les détails.
— J’en suis également persuadé, mais nous n’avons pas de temps à perdre en arguties juridiques. Nous avons des problèmes autrement urgents à régler.
— De quoi s’agit-il ? demanda Sarabian.
— Sire Stragen et maître Caalador envisagent de prendre ce que vous pourriez appeler des mesures expéditives, Majesté. Tu veux raconter cela toi-même, Stragen, ou tu préfères que je le fasse ?
— Vas-y. Ça sonnera peut-être mieux venant de toi, fit Stragen en se calant dans son fauteuil, la mine sombre.
Il jouait toujours avec ses deux pièces d’or.
— Leur plan est très simple, Majesté, reprit Émouchet. Ils se proposent, au lieu d’arrêter tous ces conspirateurs, espions et autres informateurs, de les exécuter.
— Quoi ? s’exclama Sarabian.
— C’est une façon assez abrupte de présenter les choses, Émouchet, protesta Stragen.
— Je suis un homme abrupt, répondit Émouchet en haussant les épaules. En fait, Majesté, je suis plus ou moins d’accord sur le principe. La justice est une drôle de chose. Elle s’attache moins au châtiment des coupables qu’à la dissuasion. Elle se plaît à infliger des choses désagréables, en public, aux criminels qui se font prendre afin d’effrayer les gens et de les dissuader de s’adonner au crime. Mais, comme le souligne Stragen, la plupart des criminels savent qu’ils ont peu de chance de se faire pincer, aussi la police et les tribunaux ne servent-ils en réalité qu’à justifier leur propre existence. C’est pourquoi il suggère qu’au lieu de nous reposer sur ces instances nous fassions appel à des justiciers, un de ces jours, ou plutôt une de ces nuits. Le lendemain matin, tous ceux qui ont quelque chose à voir, même de loin, avec Zalasta et ses Styriques renégats seront retrouvés la gorge tranchée. Voilà qui devrait être dissuasif. Il n’y aurait pas d’acquittements, d’appels ou de grâce impériale pour brouiller le message. Cela dit, si j’approuve l’idée, c’est pour des raisons stratégiques. Je laisse la justice aux tribunaux – ou aux Dieux. Cette idée me plaît à cause des ravages qu’elle introduirait chez Zalasta. Il a mis au point un dispositif très élaboré pour parvenir à ses fins sans confrontation directe. Le plan de Stragen l’anéantirait en une seule nuit, ce qui l’obligerait à se battre à visage découvert. Il n’est pas très bon à ce jeu-là, mais nous le sommes. Nous nous retrouverions sur notre propre terrain, et c’est toujours un énorme avantage tactique.
— Ça nous permettrait de choisir notre moment, ajouta Caalador. Ce qui est très important.
— L’effet de surprise devrait jouer à fond ; c’est toujours ça, nota Itagne.
— La civilisation est fondée sur des lois, Itagne, objecta Oscagne. Si nous les enfreignons, comment pouvons-nous espérer que les autres les respectent ?
— C’est tout le problème, vieux. Pour le moment, les lois protègent les criminels et non la société. Nous pourrons toujours ergoter, trouver des justifications légales après. Non, ma seule objection c’est que nos… euh, ces agents du gouvernement, dirons-nous, n’auront pas de mandat officiel. Enfin, nous devrions pouvoir résoudre ce problème en nommant messire Stragen ministre de l’Intérieur et maître Caalador chef de la police secrète.
— Vraiment secrète, Votre Excellence, fit Caalador en riant. Je ne connais à peu près aucun des hommes de main.
— Ce sont les meilleurs, j’imagine, fit Itagne en souriant, puis il regarda l’empereur. Ça conférerait une légère teinture légale à toute l’affaire. Dans l’hypothèse où Sa Majesté déciderait d’en passer par là.
Sarabian se pencha pensivement sur l’accoudoir de son fauteuil.
— Je suis très tenté. Pareil bain de sang assurerait la tranquillité en Tamoulie pour un siècle au moins, déclara-t-il, puis il écarta toute nostalgie et se redressa. C’est quand même un peu trop barbare. Je ne puis approuver une chose pareille alors que Dame Séphrénia et Vanarae Xanetia me regardent et me jugent.
— Qu’en pensez-vous, Xanetia ? demanda timidement Séphrénia.
— Les Delphae ne s’embarrassent guère de subtilités et de théories, Séphrénia.
— C’est ce que je pensais. Le bien, c’est le bien, et le mal, c’est le mal, pas vrai ?
— C’est aussi ce qu’il me semble.
— À moi aussi. Zalasta nous a fait souffrir toutes les deux, et le massacre prévu par Stragen le mettrait à la torture. Comment pourrions-nous y être opposées ?
Xanetia eut un sourire.
— La décision vous appartient, Sarabian, conclut Séphrénia. Si vous cherchez un prétexte pour ne pas le faire, ce n’est pas chez Xanetia et moi que vous le trouverez. Nous n’avons rien contre ce plan.
— Moi qui comptais sur vous pour me tirer cette épine du pied… Vous me décevez profondément. Vous êtes ma dernière chance, Ehlana. Cette monstrueuse idée ne vous caille pas le sang dans les veines ?
— Pas spécialement, répondit-elle avec une moue comique, mais je suis une Élène. Et une politicienne. Tant que nous ne nous faisons pas pincer la main dans le sac – ou plutôt le couteau à la main –, nous arrivons toujours à nous en tirer.
— Personne ne veut m’aider ? fit Sarabian d’un ton plaintif.
Oscagne jeta à son empereur un regard pénétrant.
— C’est à vous de décider, Majesté, déclara-t-il. Personnellement, je n’aime pas beaucoup ça, mais ce n’est pas moi qui dois donner l’ordre.
— C’est toujours comme ça, Ehlana ? gémit Sarabian.
— Souvent, répondit-elle calmement. Et quand ce n’est pas comme ça, c’est pire.
L’empereur contempla longuement le mur du fond sans le voir.
— Très bien, Stragen, dit-il enfin. Allez-y, faites-le.
— Bon garçon, fit Ehlana, tout attendrie.