CHAPITRE XVII
Le lendemain matin, Séphrénia avait les yeux cernés et le teint brouillé. Elle portait, sur sa robe styrique, un mantelet sans manche d’un noir funèbre qu’Émouchet ne lui avait jamais vu et dont la coupe autant que la couleur semblaient de mauvais augure. Elle n’avait consenti à paraître à la table du petit déjeuner que sur ordre exprès d’Ehlana. Elle s’assit un peu à l’écart des autres en arborant un air de bête blessée. Elle évitait ostensiblement le regard de Vanion et refusa de manger, malgré les objurgations d’Aleanne.
Vanion avait l’air tout aussi malheureux. Il avait les traits tirés, le visage livide, presque aussi pâle que lorsqu’il portait le fardeau de l’épée, et ses yeux exprimaient une infinie douleur.
Compte tenu des circonstances, ils quittèrent la table avec soulagement, sitôt la dernière bouchée avalée. Ils allèrent tout droit vers le salon bleu et se remirent au travail.
— Les autres, Rebal, Sabre, le baron Parok, sont du menu fretin, reprit Caalador. Ils se contentent d’exploiter l’hostilité latente. Alors que, pour Scarpa, c’est différent : la situation a toujours été troublée en Arjuna, et il en profite au maximum. Dans les royaumes élènes de l’ouest de la Tamoulie, qui sont très peuplés, les conspirateurs doivent faire preuve d’un minimum de prudence. Le sud-est de l’Arjuna, au contraire, est une vaste jungle où Scarpa peut trouver tous les repaires fortifiés qu’il veut. Il affiche un certain nationalisme, comme les autres, mais ce n’est pas sa préoccupation première. Les Arjunis sont beaucoup plus rusés que les paysans élènes et les serfs de l’Ouest.
— Vous avez quelque chose sur lui ? demanda Ulath. D’où il vient, ce qu’il faisait avant d’ouvrir son fond de commerce, par exemple ?
— Ce n’était pas très difficile à trouver, acquiesça Caalador. Scarpa était bien connu dans certains milieux avant de rejoindre la conspiration. Conspiration… ce mot a des consonances tellement mélodramatiques, commenta-t-il en secouant la tête. Enfin, Scarpa est un bâtard. Je n’emploie pas ce terme dans son acception figurée, messire Bévier, ajouta-t-il en voyant que l’autre manquait s’étrangler, mais dans son sens légal, celui de l’état civil. Scarpa est le fruit des amours entre une fille de salle d’une familiarité militante et d’un Styrique renégat. C’était une curieuse association, et elle a produit un drôle de gaillard.
— Fais attention à ce que tu dis, Caalador, laissa tomber Stragen d’un ton menaçant.
— Du calme, Stragen. Tu n’es pas le seul à avoir une hérédité mélangée. Si l’on va par là, je ne suis pas très sûr non plus de savoir qui était mon père. La bâtardise n’est pas un grand inconvénient pour un homme qui a de la tête et du talent.
— Messire Stragen est très chatouilleux sur ce chapitre, expliqua la baronne Mélidéré d’un petit ton léger. J’en ai parlé plusieurs fois avec lui, mais il fait toujours un complexe. Enfin, ce n’est peut-être pas une mauvaise chose. Il est si stupéfiant à tous les autres points de vue que cet infime travers l’empêche d’être irrémédiablement insupportable.
Stragen se leva et la gratifia d’une révérence théâtrale.
— Ça va, Stragen. Couché ! lança-t-elle.
— Où en étais-je ? reprit Caalador. Ah oui. Ce Scarpa a grandi dans une taverne sordide, au bord d’une route, en Arjuna et il a évolué comme tous les gens de cet acabit quand ils grandissent dans un endroit où les contraintes morales sont faibles et où tout le monde vit plus ou moins en marge de la légalité. Il avait de bonnes dispositions, mais il ne s’est jamais vraiment spécialisé. C’est un touche-à-tout, précisa-t-il avec une moue réprobatrice. Un vide-gousset et un escroc d’un certain talent. Enfin, c’était un bon garçon qui entretenait sa mère et ses nombreuses demi-sœurs, lesquelles, à en croire la rumeur publique, marchaient rapidement sur les brisées de leur mère. Contrairement aux amants d’un jour de sa mère, le père styrique de Scarpa revint voir son fils de temps à autre, de sorte que Scarpa a pu acquérir un vernis d’éducation styrique. Un jour, il commit le genre d’erreur que commettent tous les amateurs : dans une taverne, il a essayé de faire main basse sur la bourse d’un client qui n’était pas aussi ivre qu’il en avait l’air. Le gars s’est rebiffé et Scarpa a révélé le côté arjuni de sa nature. Il a tiré un petit couteau très aiguisé et déversé les boyaux de l’homme sur le plancher de la taverne. Une mouche du coche est allée trouver la police et Scarpa a quitté précipitamment le foyer natal. Il avait une douzaine d’années.
— Précoce, murmura Talen. Il n’a reçu aucun entraînement professionnel pendant ses années de formation ?
— Apparemment, il s’agissait d’un autodidacte, confirma Caalador. S’il avait eu de bons maîtres, il serait sûrement devenu le roi des voleurs. Bref, après avoir tué ce premier homme, il n’est pas resté en place pendant quelques années et, à quatorze ans, il a reparu dans une sorte de troupe ambulante. Il se faisait passer pour magicien. Il pratiquait les trucs habituels, mais il faisait parfois appel à quelques sorts styriques pour effectuer de vrais tours de magie. Il s’était laissé pousser la barbe – chose très inhabituelle chez les Tamouls, qui sont à peu près imberbes. Comme les Styriques, d’ailleurs, maintenant que j’y pense. Scarpa était un hybride, et le croisement entre une Tamoul du Sud et un Styrique a vraiment donné un curieux mélange. Il n’avait aucune caractéristique de l’une ou de l’autre de ces deux races. Tenez, fit-il en tirant de l’intérieur de son pourpoint un papier qu’il déplia. Jugez-en par vous-mêmes.
Le dessin était le portrait grossier, presque caricatural, d’un homme au visage fascinant, aux yeux profondément enfoncés sous d’épais sourcils. Les pommettes étaient hautes et proéminentes, le nez aquilin et la bouche sensuelle. La barbe noire, fournie, était soigneusement taillée et d’une forme compliquée.
— On dirait qu’il s’épile poil par poil, observa Kalten. Ça doit lui prendre un temps fou. C’est marrant, reprit-il en fronçant les sourcils, il me rappelle quelqu’un. C’est peut-être les yeux…
— On reconnaît que c’est un être humain, c’est déjà bien, fit Talen en reniflant. La technique est absolument épouvantable.
— La fille n’avait pas appris à dessiner, répondit Caalador, prenant la défense de l’artiste. Cela dit, elle était très douée dans son métier.
— Et quel est-il, maître Caalador ? demanda Ehlana.
— Putain, Majesté, répondit-il avec un sourire radieux. Le dessin n’est qu’une activité marginale. Elle aime garder des portraits de ses clients. Certains sont étrangement expressifs.
— Je peux voir ? demanda soudain Séphrénia.
— Évidemment, Dame Séphrénia, répondit Caalador, un peu surpris, en lui apportant le dessin. Vous connaissez Djukta, Émouchet ? demanda-t-il.
— Je l’ai rencontré une fois.
— Ça, c’est un barbu ! On dirait un buisson ambulant. Il a des poils jusque sur les paupières. Enfin, Scarpa a suivi la troupe ambulante pendant plusieurs saisons et, il y a cinq ans, il a disparu pendant un an à peu près. Quand il a reparu, il s’était engagé dans la politique, si l’on peut dire. Il affirme un certain nationalisme, comme Rebal, Parok et Sabre, mais c’est seulement pour le bénéfice des culs-terreux d’Arjuna. Le héros national du coin est celui qui a jeté les bases du commerce des esclaves, un certain Sheguan. C’est une activité assez méprisable, de sorte que peu d’Arjunis se targuent de le suivre.
— Ça ne les empêche pas de continuer à pratiquer ce trafic, remarqua Mirtaï entre ses dents.
— En effet, mon petit chou, acquiesça Caalador.
— Ami Caalador, grinça Kring, je pensais que nous étions tombés d’accord pour que vous cessiez d’appeler Mirtaï de cette façon.
— Bah, ça veut rien dire, Kring. C’est juste un petit nom d’amitié. Bon, où j’en étais, moi ?
— Tu allais enfin en venir au fait, répondit suavement Stragen.
— Ben, mon vieux, on est gracieux, ce matin, répondit Caalador d’un ton débonnaire. D’après nos gens, Scarpa serait beaucoup plus dangereux que les trois enthousiaste de l’Ouest. Les voleurs Arjunis ne sont pas de vulgaires malfrats ; ils sont assez retors et un certain nombre d’entre eux ont infiltré l’organisation de Scarpa pour se faire de l’argent en s’amusant. Bref, les Arjunis étant ce qu’il sont, je ne sais pas jusqu’où il faut le croire, mais un bandit des grands chemins de la région prétend avoir fait partie du premier cercle des intimes de Scarpa pendant un moment et, s’il faut l’en croire, notre homme serait un peu dérangé. Il opérerait à partir des ruines de Natayos, dans les jungles du Sud. La ville a été détruite par les Atans au XVIIe siècle, et Scarpa occupe la place – au sens militaire du terme. Il a fait renforcer les vieilles murailles écroulées pour en faire une sorte de forteresse. À un moment, Scarpa se serait mis à délirer et il aurait dit à ses comparses que Cyrgon voulait faire de ses concitoyens les maîtres du monde, mais que les Cyrgaïs étaient trop stupides pour gouverner un empire. Scarpa n’aime pas la façon dont l’empire est organisé, surtout au, sommet. Il est fermement persuadé qu’après avoir conquis le monde les Cyrgaïs vont se retirer dans leur splendide isolement ; il faudra bien que quelqu’un prenne la direction des opérations, et Scarpa a un candidat en tête pour le poste.
— C’est dingue ! s’exclama Bévier.
— C’est bien ce que j’ai dit, je crois. Scarpa semble penser qu’il ferait un très bon empereur.
— La place est déjà prise, remarqua froidement Sarabian.
— Il compte sur Cyrgon pour la libérer, Majesté. Il raconte à son peuple que les Cyrgaïs ne sont pas doués pour l’administration et qu’il leur faudra quelqu’un pour diriger à leur place les territoires conquis. Il est prêt à leur rendre ce service. Il s’agenouillera devant Cyrgon une fois de temps à autre, pour la forme, et il dirigera les choses à sa guise. C’est un garçon ambitieux, il faut lui laisser ça.
— Ça ne te dit rien, Émouchet ? demanda Kalten avec un sourire un peu forcé. Martel et Annias avaient plus ou moins la même idée, non ?
— Mon Dieu oui, acquiesça Ehlana. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu tout ça.
— Et que vient faire Krager dans l’affaire ? demanda Émouchet.
— Il jouerait plus ou moins les messieurs bons offices, répondit Caalador. Il voyage beaucoup, il transmet messages et instructions. Ce n’est qu’une supposition, mais nous pensons qu’il y a une strate de commandement entre Cyrgon et les instruments comme Scarpa, Parok, Rebal et Sabre. Ils connaissent tous Krager et ça authentifie les messages. Il semble avoir trouvé sa niche écologique. Selon la reine Ehlana, il rendait les mêmes services à Martel et Annias, ainsi qu’en Éosie, quand il transmettait les instructions du comte Gerrich aux bandits des montagnes, à l’est de Cardos.
— Il faudrait vraiment que nous mettions le grappin sur ce Krager, grommela Ulath. Il suffit de le regarder en fronçant les sourcils pour qu’il se mette à parler, et il sait des tas de choses sur des sujets intéressants.
— C’est pour ça qu’il a réussi à rester en vie jusque-là, maugréa Kalten. Il se débrouille toujours pour avoir des informations intéressantes afin qu’on hésite à le tuer.
— Il n’y aura qu’à le tuer quand il aura parlé, suggéra Khalad.
— Il nous a fait promettre de l’épargner.
— Et alors ?
— Alors, nous sommes des chevaliers, Khalad, répondit Kalten. Et un chevalier ne revient pas sur la parole donnée.
— Vous n’avez pas l’intention de m’ordonner chevalier dans un proche avenir, messire Vanion ? demanda Khalad.
— Ce serait un peu prématuré, Khalad.
— Ça veut dire que je suis toujours un paysan, n’est-ce pas ?
— Eh bien… pratiquement, oui.
— Alors vous pouvez considérer le problème comme résolu, fit Khalad avec un petit rire qui leur donna la chair de poule. Attrapez-le, messire Kalten. Promettez-lui tout ce que vous voudrez pour le faire parler. Et confiez-le-moi. Personne ne s’attend à ce qu’un paysan tienne parole.
— Je crois que ce garçon va me plaire, Émouchet, fit Kalten avec un grand sourire.
— Zalasta vient me chercher, Émouchet, annonça Séphrénia. Il va me ramener à Sarsos.
Elle avait refusé d’entrer dans la salle où ils se réunissaient à nouveau après déjeuner.
— C’est de l’enfantillage. Tu le sais, n’est-ce pas, Séphrénia ?
— Je ne sers plus à rien ici, et je fréquente les Élènes depuis assez longtemps pour savoir ce qu’il est prudent de faire, en pareil cas, quand on est styrique. Tant qu’on est utile, on est relativement en sûreté parmi eux. Après, on devient encombrant et les Élènes ont une façon assez expéditive de traiter les gens encombrants. Je n’aimerais pas que vous me glissiez une lame entre les côtes.
— Arrête, Séphrénia. Ce genre de conversation m’ennuie. Nous t’aimons, et ça n’a rien à voir avec les services que tu peux ou ne peux pas nous rendre. Tu es en train de briser le cœur de Vanion, tu le sais ?
— Et alors ? Il a bien brisé le mien. Tu n’auras qu’à t’en remettre à Xanetia pour résoudre tes problèmes, puisque vous vous entendez si bien.
— C’est indigne de toi, petite mère.
— Compte tenu des circonstances, je préférerais que tu ne m’appelles plus ainsi, Émouchet, répondit-elle en levant le menton. C’est un peu grotesque. Je serai dans ma chambre – si c’est encore la mienne. Dans le cas contraire, j’irai vivre dans la communauté styrique de Mathérion. Tu voudras bien me faire prévenir quand Zalasta arrivera, si ce n’est pas trop te demander.
Elle tourna les talons et s’éloigna dans le couloir, drapée dans sa douleur.
Émouchet jura tout bas. Puis il vit Kalten et Aleanne qui arrivaient dans le couloir. Voilà au moins un problème résolu. La fille aux yeux de biche lui avait ri au nez quand il lui avait proposé en bredouillant de laisser la place à Bérit, et avait apparemment réussi à le convaincre que son attention ne s’était jamais détournée de lui.
— Mais vous ne la quittez pas d’une semelle, messire Kalten, faisait-elle d’un ton accusateur. Vous lui tournez sans cesse autour et vous veillez en permanence à la satisfaction du moindre de ses désirs.
— C’est un devoir, Aleanne, expliquait Kalten. Je ne le fais pas par affection pour elle.
— Vous vous acquittez de ce devoir avec un zèle un peu trop assidu à mon goût, messire Chevalier, reprit Aleanne, et sa voix, ce merveilleux instrument, en disait plus long qu’un roman.
— Seigneur, gémit Emouchet.
Pourquoi fallait-il toujours qu’il se retrouve impliqué dans des problèmes personnels ? Il s’avança rapidement pour mettre fin au drame avant qu’il ne prenne des proportions démesurées. Il se planta devant eux dans le couloir.
— Si on réglait ça tout de suite ? suggéra-t-il sans détours.
— Ça quoi ? demanda Kalten. Et puis ce ne sont pas tes oignons, Emouchet.
— Si, ça me regarde. Tu es content qu’Aleanne n’ait pas le béguin pour Bérit ? Bon, reprit-il tandis que Kalten et la fille échangeaient un coup d’œil un peu penaud. Félicitations. Maintenant, passons tout de suite à l’affaire Xanetia. Kalten vous dit la vérité, Aleanne. Ou plutôt, il vous l’aurait dite si vous l’aviez laissé parler. Il reste près d’elle par devoir, pour qu’il ne lui arrive aucun mal. Nous avons conclu un accord avec son peuple, et elle est notre otage. Elle nous garantit que les Delphae ne reviendront pas sur leur parole. S’ils tentaient une quelconque traîtrise, Kalten la tuerait. Voilà pourquoi il ne la quitte pas d’une semelle.
— Il la tuerait ? répéta la fille en ouvrant de grands yeux.
— C’est la règle, Aleanne, confirma Kalten. Elle ne me plaît pas beaucoup, mais on ne me demande pas mon avis.
— Vous ne feriez pas ça !
— Seulement en dernier recours et bien malgré moi, mais les otages sont faits pour ça. J’ai l’impression que c’est toujours sur moi que retombent les corvées.
— Comment pouvez-vous accepter ça ? fit Aleanne à Emouchet. Comment avez-vous pu faire ça à votre plus vieil ami ?
— Les décisions militaires ne sont pas toujours faciles à prendre, répondit Emouchet. Bon, vous êtes contente de savoir que Kalten ne court pas la prétentaine ? Vous savez qu’il a essayé de se faire tuer quand il s’est imaginé que vous vous étiez amourachée de Bérit ?
— Tu n’avais pas besoin de lui raconter ça, Émouchet, protesta Kalten.
— Espèce d’idiot ! fit Aleanne, sa voix montant de plusieurs octaves, et elle se lança dans une interminable diatribe pendant que Kalten se dandinait d’un pied sur l’autre comme un gamin désobéissant.
— Bien, reprit Émouchet. Si vous alliez discuter de tout ça dans un endroit plus tranquille ?
— Avec votre permission, prince Émouchet, fit Aleanne avec une petite courbette assez sèche. Vous ! lança-t-elle à Kalten. Venez avec moi !
— Oui, ma mie, fit docilement Kalten en la suivant comme un petit chien.
— C’était Aleanne, non ? fit la baronne Mélidéré en passant la tête par une porte. Où vont-ils ? demanda-t-elle en les regardant s’éloigner au bout du couloir.
— Ils ont une affaire importante à régler.
— Plus importante que ce dont nous discutons, en ce moment, ici ?
— C’est ce qu’ils semblent croire, baronne. C’est une affaire qui a besoin d’être tirée au clair tout de suite.
— Oh. Encore une de ces affaires. Enfin, on peut compter sur Aleanne pour tout arranger, conclut Mélidéré avec confiance.
— En effet. Et comment votre campagne personnelle avance-t-elle, baronne ? Je ne voudrais pas être indiscret, comprenez-moi bien, mais ces histoires nuisent à ma concentration, et je tiens à les évacuer afin qu’elles ne remontent pas à la surface quand je m’y attendrai le moins.
— Tout est programmé, prince Émouchet.
— Parfait. Vous l’avez prévenu ?
— Bien sûr que non. Il n’a pas besoin de le savoir tout de suite. Je le lui annoncerai en douceur, le moment venu. C’est plus gentil comme ça. S’il l’apprend trop tôt, il va s’inquiéter. Faites-moi confiance, Votre Altesse. J’ai la situation bien en main.
— Je voudrais tirer quelque chose au clair avant de continuer, Anarae, dit Stragen. Les Tamouls croyaient que les Cyrgaïs étaient éteints, mais Krager et Scarpa prétendent le contraire.
— Il sied aux Cyrgaïs que le monde croie à leur disparition, répondit Xanetia. Après leur marche désastreuse sur Sarsos, ils sont rentrés chez eux et se sont consacrés à la reprise en main de leurs esclaves, les Cynesgans, qui avaient été virtuellement anéantis par les Styriques.
— C’est ce qu’il paraît, confirma Caalador. Les Cyrgaïs se seraient consacrés à cette tâche à l’exclusion de toute autre, au point que leurs propres femmes n’étaient plus d’âge à procréer quand ils ont réalisé leur erreur.
— C’est la vérité même, maître Caalador, et l’on estime généralement en Tamoulie que la race cyrgaïe s’est éteinte il y a une dizaine de siècles. Mais cette croyance est erronée. Cyrgon est un Dieu. Quand il a constaté que sa race élue s’éteignait, il a changé le cours naturel des choses et les Cyrgaïes ont retrouvé leur fertilité – bien que la plupart soient mortes en couches. C’est ainsi que l’espèce s’est perpétuée.
— Quel gâchis, murmura Oscagne.
— Conscient de la diminution du nombre de ses adorateurs ainsi que de la malédiction styrique qui les emprisonnait dans leur territoire aride et les mettait en péril, Cyrgon a fait en sorte de protéger son peuple. Les Cynesgans reçurent l’ordre de confirmer les autres peuples tamouls dans la certitude que les Cyrgaïs avaient cessé d’être, et la cité maudite de Cyrga elle-même fut dissimulée aux yeux des hommes.
— De la même façon que Delphaeus ? avança Vanion.
— Que non point, messire. Nous sommes plus subtils que Cyrgon. Nous dissimulons Delphaeus en égarant les voyageurs. Cyrgon cache Cyrga dans les hautes terres du centre de la Cynesga au moyen d’un enchantement. Tu pourrais t’y rendre et passer tout près de Cyrga sans la voir.
— Une cité invisible ? demanda Talen, incrédule.
— Les Cyrgaïs peuvent la voir, répondit-elle, et quand ça leur sied, leurs sujets Cynesgans aussi. Mais pour tous les autres, Cyrga a cessé d’être.
— Ça présente un énorme avantage stratégique, nota Bévier d’un ton professionnel. Les Cyrgaïs disposent d’une forteresse absolument imprenable dans laquelle ils peuvent se retirer si les choses tournent mal.
— Piètre avantage en vérité, objecta Xanetia. Ne pouvant franchir la frontière de leur terre natale, ils n’ont qu’une possibilité : ravager la Cynesga, qui est leur territoire, et n’est qu’un désert inculte au demeurant. La malédiction des Styriques est toujours en vigueur, les rois des Cyrgaïs s’en assurent périodiquement. On emmène des combattants âgés à la ligne de démarcation et on leur ordonne de la franchir. Ils meurent au passage.
Sarabian plissa les yeux, ce qui lui donna une expression rusée.
— J’aimerais, Anarae, en savoir un peu plus long sur la question. Tu dis que les Cynesgans sont assujettis aux Cyrgaïs. Tous les Cynesgans ?
— Ceux qui détiennent un pouvoir, ô Sarabian de Tamoulie.
— Le roi ? Le gouvernement ? L’armée ? Elle opina du chef.
— Et leurs ambassadeurs ? risqua Oscagne.
— Très bien, Oscagne, murmura Itagne. Très, très bien.
— Là, il y a quelque chose qui m’échappe, convint Ulath.
— Moi, j’ai compris, dit Stragen. Nous ferions mieux de vérifier ça, Caalador.
— Je m’en occupe.
— Ce n’est pas si compliqué, Ulath, expliqua Ehlana. L’ambassade de Cynesga à Mathérion grouille de gens qui prennent leurs ordres auprès des Cyrgaïs. Je ne serais pas surprise d’apprendre qu’elle hébergeait le quartier général de ceux qui ont comploté le récent coup d’État…
— Et s’il n’a pas quitté la ville, nous pourrions même y trouver Krager, fit Khalad d’un ton rêveur. Talen, combien de temps te faudrait-il pour m’apprendre à fracturer une serrure ?
— Toi, tu as une idée derrière la tête, avança Émouchet.
— Je pourrais peut-être m’introduire dans cette ambassade et enlever Krager, messire. Puisque l’Anarae Xanetia peut lire dans ses pensées, nous n’aurions même pas besoin de lui écraser les doigts pour le faire parler – ou de lui faire toutes sortes de promesses embarrassantes que nous n’aurions aucune intention de tenir, de toute façon.
— Je perçois ton mécontentement, Anakha, dit Xanetia, un moment plus tard, alors qu’ils avaient regagné le sommet de la tour centrale du château d’Ehlana, Émouchet, Danaé et elle.
— Je me suis fait avoir, Anarae, dit-il amèrement.
— Je ne comprends pas cette expression.
— Il veut dire qu’il a été abusé, traduisit Danaé. Et il a l’incorrection de laisser entendre que je l’ai été moi aussi, ajouta-t-elle avec un petit sourire suffisant. Je te l’avais dit, Émouchet.
— Écoute, Danaé, ce n’est vraiment pas le jour.
— Oh si, Père. Tu me donnes une merveilleuse occasion d’exulter et je ne m’en priverai pas. Si j’ai bonne mémoire – et j’ai une excellente mémoire –, j’étais depuis le début contre l’idée d’aller récupérer le Bhelliom. Je savais que c’était une erreur, mais tu m’y as obligée.
Il ignora ses propos.
— Y avait-il quelque chose de vrai dans tout ça ? Les Dieux trolls ? Drychtnath ? Les monstres ? Ou n’était-ce qu’un vaste canular destiné à me faire amener le Bhelliom en Tamoulie ?
— Il y avait sans doute du vrai là-dedans, Émouchet, mais tu as probablement mis le doigt sur la vraie raison de tout ça.
— Tu crois donc, Anakha, que Cyrgon a manœuvré pour te faire amener le Bhelliom à sa portée ? avança Xanetia.
— Pourquoi poser la question, Anarae ? Vous savez pertinemment ce que je pense. Cyrgon croit qu’il pourrait utiliser le Bhelliom pour rompre la malédiction et permettre à son peuple de recommencer à envahir ses voisins.
— Je te l’avais bien dit, lui répéta Danaé.
— Oh, je t’en prie. J’aimerais avoir une opinion divine, à ce stade, fit-il en contemplant la cité étincelante. Il n’y a pas longtemps, nous pensions tous que le Bhelliom n’était qu’un objet – puissant, mais rien qu’un objet. Nous savons maintenant que ce n’est pas le cas. Le Bhelliom a une personnalité et une volonté propres. C’est plutôt un allié qu’une arme. Et au-delà de ça – ne t’offense pas, Aphraël – je me demande s’il ne serait pas, dans une certaine mesure, plus puissant que les Dieux de ce monde.
— Je suis offensée, Émouchet, déclara-t-elle d’un petit ton pincé. Et je n’ai pas fini de répéter que je te l’avais bien dit.
Il éclata de rire, la serra contre lui et l’embrassa.
— Je t’aime ! s’écria-t-il en riant.
— C’est un bon garçon, au fond, fit Danaé en prenant Xanetia à témoin.
Celle-ci répondit d’un sourire.
— Je continue : se pourrait-il que Cyrgon ait été au courant de la vraie nature du Bhelliom ? Azash ne l’était sûrement pas, lui. Pour parler comme une Déesse, qui pourrait vouloir d’un instrument doté d’un libre arbitre, susceptible de décider qu’il ne t’aime pas beaucoup ?
— Pas moi, répondit-elle. Mais Cyrgon pourrait être d’un autre avis. Son arrogance est telle qu’il se serait peut-être imaginé pouvoir en faire ce qu’il voulait.
— Sauf que ça ne marcherait pas. C’est ce qu’Azash a cru. Il ne s’intéressait même pas aux anneaux. Les anneaux peuvent contraindre le Bhelliom, parce qu’ils font partie de lui. Mais Cyrgon pourrait-il être aussi stupide qu’Azash ?
— Emouchet, tu parles d’un de mes lointains parents. Je te prierai de te montrer un peu plus respectueux, protesta Danaé, le front soucieux, et elle embrassa distraitement son père.
— Arrête un peu, dit-il. C’est sérieux.
— Je sais. Mais ça m’aide à réfléchir. Le Bhelliom s’est bien gardé de se dévoiler plus tôt. Tu as probablement raison, Emouchet. Azash n’était pas très futé. Cyrgon a à peu près la même personnalité, et il a fait plusieurs gaffes dans le passé. C’est l’un des inconvénients de la divinité. On n’a pas besoin d’être très malin. Nous étions tous au courant, pour le pouvoir du Bhelliom, mais aucun de nous n’a imaginé qu’il pouvait avoir une volonté propre. Est-ce qu’il a vraiment parlé à Emouchet, Xanetia ? D’égal à égal, je veux dire ?
— Plus qu’à un égal, Déesse, répondit Xanetia. Le Bhelliom et Anakha sont des alliés, non des amis. Et aucun n’est le maître de l’autre.
— Où cela nous mène-t-il, Emouchet ? demanda Danaé.
— Je ne sais pas très bien. Cyrgon a peut-être fait encore une bêtise. Si ça se trouve, il m’a manipulé pour que je rapporte la seule chose capable de le détruire. Nous tenons peut-être un atout, mais du diable si je sais comment le jouer.
— Je te déteste, Emouchet, fit Danaé.
— Pardon ?
— Tu viens de me priver du plaisir de te dire tous les « je te l’avais bien dit » que je tenais en réserve.
Zalasta arriva à Mathérion deux jours plus tard. Après des salutations réduites au minimum, il alla retrouver Séphrénia dans sa chambre.
— Il va t’arranger ça en deux coups de cuiller à pot, Vanion, lui assura Emouchet. C’est son plus vieil ami et il est beaucoup trop intelligent pour succomber à des préjugés irrationnels.
— À ta place, je n’en serais pas si sûr, répondit Vanion, la face lugubre. Je la croyais trop intelligente pour ça, et tu as vu… Cette haine aveugle pourrait bien infecter toute la race styrique. Si Zalasta est dans le même état d’esprit que Séphrénia, il ne va faire que renforcer ses préjugés.
— Mais non, voyons. Zalasta est au-dessus de ça. Il n’a aucune raison de faire confiance aux Élènes non plus, et tu admettras qu’il fait tout pour nous aider. C’est un réaliste ; même s’il partage ses sentiments, il les mettra en sourdine au nom de la Realpolitik. Et je ne serais pas étonné qu’il persuade Séphrénia d’en faire autant. On ne l’oblige pas à aimer Xanetia. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’accepter que nous ayons besoin d’elle. Quand Zalasta l’en aura convaincue, vous devriez arriver à vous raccommoder, tous les deux.
— Mouais. Peut-être.
Plusieurs heures plus tard, Zalasta sortit seul de la chambre de Séphrénia, la mine sinistre.
— Ce ne sera pas facile, prince Emouchet, dit-il quand ils se rencontrèrent dans le couloir. Elle est profondément blessée. Je me demande vraiment à quoi pensait Aphraël.
— Qui comprendra jamais les motivations d’Aphraël, ô Très Sage ? répondit Emouchet avec un pauvre sourire. C’est la personne la plus capricieuse et la plus exaspérante que j’aie jamais connue. Si j’ai bien compris, elle n’approuve pas les préjugés de Séphrénia, et agit dans son intérêt. L’expression « faire quelque chose à quelqu’un pour son bien » implique toujours une certaine dose de brutalité, hélas. Vous avez pu lui faire entendre raison ?
— J’ai approché la question par la bande. Séphrénia est encore sous le choc. Ce n’est guère le moment de la heurter de front. J’ai au moins réussi à la convaincre de retarder son retour à Sarsos.
— C’est déjà ça. Enfin, rejoignons les autres. Il s’est passé beaucoup de choses pendant votre absence.
— Les rapports émanent de sources sûres, Anarae, répondit fraîchement Zalasta.
— Je t’assure, Zalasta du Styricum, qu’ils n’en sont pas moins faux. Aucun Delphae n’a quitté notre vallée depuis plus de cent ans, si ce n’est pour délivrer notre invitation à Anakha.
— C’est déjà arrivé, Zalasta, fit Kalten. Nous avons vu Rebal recourir à des trucs grossiers quand il parlait à un groupe de paysans édomites.
— Vraiment ?
— Des supercheries comme on en voit dans les fêtes villageoises, Très Sage, précisa Talen. L’un de ses comparses a jeté quelque chose dans un feu ; il y a eu un éclair ; un nuage de fumée ; et puis un homme costumé à la mode d’autrefois a surgi de sa cachette et s’est mis à beugler dans une langue archaïque. Les paysans ont cru voir Incetes revenir d’outre-tombe.
— Les gens qui ont observé Ceux-qui-brillent étaient moins crédules, maître Talen, objecta Zalasta.
— Le gaillard qui les a abusés devait être un peu plus habile, objecta le gamin. Un bon charlatan peut faire croire à peu près n’importe quoi, tant qu’on est trop loin pour voir les ficelles. Selon Séphrénia, ça voudrait dire que l’autre côté est un peu à court de vrais magiciens, ce qui l’oblige à recourir à ces trucs.
— C’est possible, évidemment, convint Zalasta en fronçant les sourcils. Les apparitions étaient brèves et jamais très proches. Êtes-vous sûre de ce que vous dites, Anarae ? Ne se pourrait-il que certains représentants de votre peuple vivent à l’écart des autres ? Des Delphae qui auraient quitté Delphaeus et fait cause commune avec nos ennemis ?
— Ce ne seraient plus des Delphae, Zalasta du Styricum. Nous sommes liés à notre lac. C’est lui qui nous fait ce que nous sommes, et je te le dis, en vérité, la lumière qui nous illumine n’est que la moindre des choses qui nous distingue des autres. Tu es styrique, Zalasta d’Ylara ; tu dois bien être conscient des conséquences qu’implique le fait de différer de ses voisins.
— Certes, convint-il. Pour notre plus grand chagrin.
— La décision de coexister avec les autres races de l’homme peut convenir aux Styriques, reprit-elle. Mais, pour mon peuple, ce ne fut point possible. Les Styriques sont souvent en butte au mépris et à la dérision, mais ils ne constituent point une menace pour leurs voisins élènes ou tamouls. Les Delphae, au contraire, inspirent la terreur aux autres. M’est avis qu’avec le temps, ta race sera acceptée de tous. Le vent du changement a déjà commencé à souffler, engendré dans une large mesure par cette alliance fortuite entre l’Église de Chyrellos et toi-même. Les chevaliers de cette Église sont favorablement disposés envers le Styricum, et leur puissance pourrait modifier les préjugés élènes. Mais de tels accommodements sont impossibles avec Delphaeus. Notre apparence même nous place à jamais à part des autres, et cette position est au cœur de notre alliance actuelle. Nous sommes allés chercher Anakha et lui avons proposé notre aide dans son combat contre Cyrgon. En échange, nous lui demandons de brandir le Bhelliom et de nous séparer à jamais de tous les autres hommes afin que personne ne puisse plus se dresser contre nous et que nous ne puissions plus nuire à qui que ce soit. Ainsi chacun sera en sûreté.
— C’est peut-être une sage décision, Anarae, convint Zalasta. C’est un choix que nous avons jadis envisagé. Les Delphae sont toutefois en nombre limité, et votre vallée cachée les contiendra tous aisément. Les Styriques sont plus nombreux et plus dispersés. Nos voisins ne considéreraient pas avec bienveillance une nation styrique limitrophe de leurs propres frontière. Nous ne pouvons suivre votre exemple et devons vivre dans le monde.
Elle se leva et posa la main sur l’épaule de Kalten.
— Reste, doux sire, dit-elle. Je dois m’entretenir un instant avec Anakha. S’il détectait la moindre duplicité en moi, il saurait me tuer.
Emouchet lui ouvrit la porte. Danaé les suivit dans le couloir, traînant Rollo derrière elle.
— Qu’y a-t-il, Anarae ? demanda Emouchet.
— Rendons-nous à cet endroit élevé où nous pouvons parler, répondit-elle. Ce que j’ai à te dire ne doit être entendu que de tes seules oreilles.
Danaé lui jeta un regard noir.
— Tu peux aussi entendre mes paroles, ô Altesse, fit Xanetia.
— Trop aimable.
— Nous ne pourrions les lui dissimuler, de toute façon, Xanetia, fit Emouchet. Quand bien même nous grimperions au sommet de la plus haute tour de Mathérion, elle volerait jusqu’à nous pour nous espionner.
— Peux-tu vraiment voler, ô Altesse ? demanda Xanetia, surprise.
— Comme tout le monde, non ?
— Du calme ! lança Emouchet.
— Anakha, je dois t’énoncer une vérité que tu auras peut-être peine à croire, commença solennellement Xanetia lorsqu’ils furent en haut de la tour. Ce n’en est pas moins la vérité.
— Ça commence mal, commenta Danaé.
— Je dois t’énoncer cette vérité conformément à notre pacte, Anakha, reprit Xanetia, car elle pourrait avoir un grave impact sur notre dessein commun.
— J’ai l’impression que j’ai intérêt à me cramponner, fit Emouchet avec un sourire en coin.
— Comme tu voudras, Anakha. Mais je me dois de te prévenir que ta confiance en Zalasta du Styricum est on ne peut plus mal placée.
— Quoi ?
— Il t’a abusé, Anakha. Son cœur, son esprit, appartiennent à Cyrgon.