CHAPITRE V

— Ils sont partis, annonça Bérit en revenant au campement improvisé au fond de la ravine. Ils ont tourné en rond pendant un moment en gueulant des slogans, et quand ils ont été à court de tord-boyaux, ils se sont dispersés.

— Je me demande vraiment pourquoi c’était si important, commenta Talen en regardant Flûte. On aurait dit un canular.

— C’était important, affirma-t-elle avec conviction. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était important.

— Comment font-ils ces éclairs et cette fumée ? demanda Kalten.

— Le complice qui se trouvait le plus près du feu a jeté une poignée de poudre sur les braises, répondit Khalad en haussant les épaules. Comme tout le monde avait les yeux braqués sur Rebal, personne n’a rien remarqué.

— Et d’où venait le malabar en armure ancienne ? s’enquit Ulath.

— Il était caché dans la foule, répondit Talen. Nous avons assisté à un numéro de magicien de foire. Celle-ci se déroulait hors de la ville, c’est tout.

— Le prétendu Incetes a quand même prononcé un discours assez impressionnant, remarqua Ulath.

— Il pouvait l’être, acquiesça Bévier avec un sourire. Il a été écrit par Phalactes au VIIe siècle.

— Qui ça ? releva Talen.

— Phalactes. Le plus grand dramaturge de l’Antiquité. Cette tirade est extraite d’une de ses tragédies, Etonicus. Le malabar en armure ancienne, comme tu dis, y a à peine changé quelques mots. La pièce est une œuvre classique. On la joue encore de temps en temps dans les universités.

— Quelle culture ! commenta Kalten. Tu te souviens comme ça de tout ce que tu lis ?

— Je le voudrais bien, mon pauvre ami, répondit Bévier en riant. Non, en fait, nous avons monté Etonicus avec quelques camarades quand j’étais à l’Université. Je jouais le rôle principal et j’ai appris ce texte par cœur. Phalactes était vraiment un très grand poète. C’était un Arcien, évidemment.

— Je ne l’ai jamais trop aimé, personnellement, commenta Flûte avec un reniflement. Il était laid comme le péché, il répandait une puanteur de fosse septique et il était d’une bigoterie à hurler.

— Cela me fait tout drôle de t’entendre parler du passé comme ça, Aphraël, fit Bévier en déglutissant péniblement.

— Et que raconte la pièce ? demanda Talen avec avidité.

— Etonicus était le chef d’un royaume mythique situé à l’est de l’actuelle Cammorie, répondit Bévier. D’après la légende, il aurait déclaré la guerre aux Styriques pour une question de religion.

— Et que s’est-il passé ? insista Talen, les yeux brillants.

— Ça a mal fini, répondit Bévier en haussant les épaules. Pour une tragédie, c’était une tragédie.

— Mais…

— Ça va, Talen, tu n’auras qu’à la lire quand tout cela sera fini, coupa fermement Vanion. Ce n’est pas le moment de raconter des histoires.

Talen se renfrogna.

— Hé, hé, on pourrait pétrifier notre ami ici présent, la main dans le gousset d’un client, rien qu’en lui disant : « Il était une fois », ricana Ulath.

— En attendant, ça jette un éclairage nouveau sur ce qui s’est passé dans tous les coins de l’empire tamoul, reprit Vanion d’un ton rêveur. Et si tout cela n’était qu’un vaste canular ? avança-t-il en regardant Flûte.

— Non, Vanion, répondit-elle en secouant la tête. Il y a de la magie à des niveaux différents dans certains des événements auxquels nous avons assisté.

— Certains, mais pas tous. Y avait-il de la magie dans ce que nous avons vu ce soir ?

— Pas une goutte.

— C’est comme ça qu’on mesure la magie ? demanda Kalten. Au litre ?

— Comme le mauvais vin, tu veux dire ? répliqua-t-elle sans aménité.

— Eh bien, pas exactement, mais…

— C’était très important, intervint Émouchet. Merci, Aphraël.

— À ton service. Comme toujours, renvoya-t-elle avec un sourire ironique.

— Je t’en prie, Aphraël, ce n’est pas le jour. La preuve en est faite : tous les événements qu’on nous a relatés à Mathérion n’étaient pas d’origine magique, mais ils relevaient souvent du charlatanisme. Ça ne vous inspire rien ?

— On pourrait en déduire que l’autre côté est flemmard, répondit Kalten en haussant les épaules.

— Ce n’est pas vrai, objecta Ulath. Il leur est arrivé de se donner du mal quand le jeu en valait la chandelle.

— Deux, fit Séphrénia. Trois tout au plus.

— Pardon ? releva Ulath, intrigué.

— Tu vois comme c’est exaspérant, Ulath ! Le numéro auquel nous avons assisté ce soir m’incite fortement à penser que les gens capables de lancer de vrais sorts sont peu nombreux parmi nos ennemis. Je dirais même qu’ils doivent être assez rares. Ils considèrent ce qui se passe ici, en Édom, et probablement aussi en Astel et en Daconie, comme la routine, et n’estiment pas utile de faire appel à la magie pour si peu. Sans doute pensent-ils que cela serait du gâchis.

— Routine ou non, ça risque de poser un sérieux problème à Tynian quand il mènera les chevaliers de l’Église à travers la Darésie, reprit Émouchet. Si Rebal arrive à soulever tout le royaume comme il a remonté le groupe de ce soir, Tynian devra affronter des hordes de fanatiques hurlants : des paysans édomites convaincus que nos frères viennent leur imposer l’hérésie par la force, et qui les accueilleront en brandissant des fourches et des faux.

— Nous avons quand même encore un avantage, fit pensivement Bévier. L’ennemi ignore forcément que nous étions ici, ce soir, en Édom, et que nous l’avons vu agir. Même s’il sait que nous nous apprêtons à récupérer le Bhelliom – ce qui est peu probable –, je ne vois pas comment il pourrait savoir où il se trouve. Nous n’en avons aucune idée nous-mêmes. Il ne pouvait donc pas prévoir que nous allions passer par là.

— Et même s’il le savait, il n’aurait pas pu deviner que nous avions le moyen d’y arriver aussi vite, ajouta Khalad. Je pense que nous avons marqué un point sur eux. Le fait qu’ils aient eu recours, ce soir, à ces trucs de charlatan semble indiquer qu’il n’y a pas de magicien dans le coin pour nous repérer. Tâchons de nous faire passer pour d’honnêtes voyageurs ; ça devrait nous permettre de nous déplacer sans trop de problèmes et de recueillir toutes sortes d’informations au passage.

— Nous sommes ici pour récupérer le Bhelliom, Khalad, lui rappela Flûte.

— Certes, mais ce n’est pas une raison pour négliger les petits trésors sur lesquels nous pourrions tomber au passage, hein ?

— Aphraël, intervint Vanion, avons-nous vu et entendu tout ce que nous étions censés voir et entendre ?

Elle hocha la tête.

— Dans ce cas, je propose que nous allions le plus vite possible à Jorsan. Si Khalad a raison, nous avons une longueur d’avance ; ne la perdons pas. Que pourrais-je faire, ô Divine, pour te convaincre d’accélérer notre avance ?

— Nous devrions pouvoir négocier ça, messire Vanion, répondit-elle avec un sourire.

Ils embrassèrent la Déesse-Enfant jusqu’à ce qu’elle leur cède, et parvinrent à Jorsan le lendemain, en fin de journée. Jorsan était un port élène typique blotti au fond d’un golfe. La question du déguisement le plus adapté à la situation s’était posée en cours de route. Bévier aurait voulu qu’ils se fassent passer pour des pèlerins d’un ordre religieux, Kalten pour des fêtards à la recherche d’une débauche constructive et Talen, influencé peut-être par la performance récente de Rebal, pour des comédiens en tournée. Ils en débattaient encore lorsque Jorsan leur apparut.

— À quoi bon nous déguiser ? objecta Ulath. Tout le monde se fiche de savoir qui nous sommes. Tant que nous ne serons pas en armure, les gens de Jorsan ne sauront rien de nous et n’auront aucune raison de s’interroger à notre sujet. Je ne vois pas l’intérêt d’échafauder toute une histoire.

— Et nos cottes de mailles, lui rappela Bérit ? Comment allons-nous justifier ça ?

— Des tas de gens portent des cottes de mailles et des armes ; ça n’a rien d’inhabituel. Si quelqu’un, en ville, se pose des questions sur nous et sur l’endroit où nous allons, je me charge de les lui faire oublier en vitesse, ajouta-t-il en levant le poing dans une attitude suggestive.

— Tu voudrais que nous nous efforcions de passer inaperçus en recourant à la force ? traduisit Kalten.

— Et pourquoi pas ? C’est à ça que nous sommes entraînés, non ?

 

L’auberge n’était pas particulièrement reluisante, mais elle était propre et assez éloignée du front de mer et de ses rues grouillantes de matelots braillards qui faisaient la tournée des tavernes en titubant. L’aubergiste était un gaillard à la tenue négligée et au long nez pointu.

— Je m’en occupe, proposa Ulath en s’approchant de l’homme.

— Si tu veux, répondit Émouchet.

— Holà, tavernier ! fit abruptement Ulath. Il nous faut cinq chambres pour la nuit, un souper décent et du fourrage pour dix chevaux.

— Vous êtes à l’endroit idéal pour ça, mon bon maître, répondit l’homme.

— Parfait. Combien ?

L’homme le regarda en se frottant le menton dans une attitude caractéristique : il jaugeait l’état de fortune du client en fonction de sa tenue et de son apparence générale.

— Ah bah… ça fera une demi-couronne, mon bon maître, répondit-il d’un ton indécis comme si ses tarifs étaient basés sur des calculs complexes, d’une nature inconnue.

Ulath tourna les talons.

— Partons, dit-il sèchement à ses compagnons.

— Mais qu’est-ce que j’ai dans la tête ! s’exclama l’aubergiste en se frappant le front du plat de la main. Vous avez dit cinq chambres et le picotin pour dix chevaux, n’est-ce pas ? J’ai tout mélangé. Je vous ai répondu, je ne sais pas pourquoi, comme si vous m’aviez demandé dix chambres. Je vais vous louer les cinq chambres pour deux impériales d’argent.

— Je suis content que vous ayez revu vos calculs, grommela Ulath. Allons voir les chambres.

— Mais bien sûr, mon bon maître, fit l’aubergiste en se précipitant dans l’escalier pour leur montrer le chemin.

— Tu ne laisses guère place à la négociation, remarqua Émouchet avec un petit ricanement.

— La conversation des aubergistes ne m’a jamais passionné.

Ils arrivèrent à un palier et Ulath jeta un coup d’œil dans une chambre.

— Regarde s’il n’y a pas de bêtes, dit-il à Émouchet.

— Voyons, mon bon maître ! se récria l’aubergiste.

— J’aime bien dormir seul, répondit Ulath. Les bêtes ont l’instinct trop grégaire pour moi, et elles ont la sale manie de bouger la nuit.

L’aubergiste émit un pauvre petit rire.

— Très drôle, mon bon maître. Il faudra que je m’en souvienne. D’où c’est-y que vous venez, et où allez-vous ?

Ulath lui jeta un long regard qui ne cillait pas, de ses yeux d’un bleu aussi glacial que l’hiver dans le grand Nord, et ses épaules semblèrent se hausser et s’élargir d’une façon effrayante tandis qu’il bombait le torse sous sa tunique.

— Euh… enfin, après tout, ça ne me regarde pas, hein ? bredouilla l’aubergiste.

— Je ne vous le fais pas dire, rétorqua Ulath. Allez, ça fera l’affaire, ajouta-t-il après avoir balayé la pièce du regard. Paye-le, fit-il en enfonçant son coude dans les côtes d’Émouchet.

Ils remirent leurs chevaux entre les mains des valets d’écurie, transportèrent leurs sacs de selles dans les chambres à coucher et redescendirent dîner.

Kalten, selon sa bonne habitude, amassa une montagne de viande fumante dans son assiette.

— Nous devrions peut-être envoyer chercher un autre bœuf, fit Bérit en riant.

— Il est jeune, commenta joyeusement Kalten. Mais j’aime sa façon de penser.

Il dédia un grand sourire à Bérit, mais le sourire s’effaça lentement de son visage et il devint très pâle. Il considéra longuement le jeune chevalier, puis repoussa brutalement son assiette et se leva.

— Je n’ai pas très faim, dit-il. Je suis surtout fatigué. Il traversa rapidement la salle commune et monta les marches quatre à quatre.

— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? demanda Ulath, sidéré. Il n’est pas du genre à monter se coucher sans dîner.

— Ça, c’est la vérité du bon Dieu, acquiesça Bévier.

— Tu devrais aller lui parler, Émouchet, suggéra Vanion. Essaie de savoir s’il n’est pas malade. C’est la première fois que je le vois laisser quelque chose dans son assiette.

— Ou dans celle des autres, ajouta Talen. Émouchet ne traîna pas à table. Sitôt la dernière bouchée avalée, il monta parler avec Kalten. Il le trouva assis au bord de son lit, le visage dans les mains.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Émouchet. Ça ne va’ pas ?

Kalten détourna le visage.

— Laisse-moi, répondit-il d’une voix rauque.

— Ça, n’y compte pas ! Il y a quelque chose qui cloche ?

— Rien. Ça n’a aucune importance, fit-il en reniflant et en s’essuyant les yeux avec le dos de la main. Allons nous soûler la gueule.

— Pas question. Dis-moi d’abord ce qu’il y a. Kalten renifla à nouveau et crispa la mâchoire.

— C’est complètement idiot. Tu vas te moquer de moi.

— Tu sais bien que non.

— Il y a une fille, Émouchet, et elle en aime un autre. Ça va, tu es content ?

— Et pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

— Je viens seulement de m’en rendre compte.

— Écoute, Kalten, c’est complètement idiot. Toutes les filles se valent, pour toi. La plupart du temps, tu ne te souviens même pas de leur nom.

— Cette fois, c’est différent. Bon, on va boire quelque chose ?

— Et qu’est-ce qui te fait dire qu’elle ne t’aime pas ? Kalten poussa un soupir à fendre l’âme.

— Dieu sait qu’il y a des gens plus futés que moi en ce bas monde, Émouchet. Il m’a fallu tout ce temps pour additionner deux et deux. Mais je vais te dire une chose : frère ou pas, s’il lui brise le cœur, je le tue.

— Tu pourrais essayer de te montrer un peu cohérent, pour changer ?

— Elle m’a dit qu’elle en pinçait pour un autre – aussi clairement que si elle me l’avait déclaré dans ces termes mêmes.

— Aleanne ne ferait jamais une chose pareille. Kalten se releva d’un bond.

— Comment sais-tu qu’il s’agit d’Aleanne ? Vous riez tous de moi derrière mon dos ? lança-t-il hargneusement.

— Ne dis pas de bêtises. Nous ne ferions jamais ça. Nous sommes tous passés par là. Tu n’as pas inventé l’amour, tu sais.

— Alors tout le monde est au courant ?

— Non. Je suis probablement le seul. Avec Mélidéré. Rien ne lui échappe, à celle-là. Bon, qu’est-ce que c’est que ces fadaises ? Qui t’a dit qu’elle en aimait un autre ?

— Je viens de m’en rendre compte à l’instant.

— Et comment t’en es-tu rendu compte, s’il te plaît ? Essaie d’être un peu clair, je t’en prie.

— Tu ne l’as pas entendue chanter, le jour de notre départ ?

— Évidemment. Elle a une très belle voix.

— Je ne parle pas de sa voix. Je parle de la chanson qu’elle chantait. C’était Mon amour aux yeux de pervenche.

— Oui, et alors ?

— C’est Bérit, Émouchet. Elle est amoureuse de Bérit.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Je n’y avais jamais prêté attention, poursuivit-il en se prenant à nouveau la tête à deux mains, mais quand je l’ai regardé tout à l’heure, à table, je m’en suis rendu compte. Je suis surpris que tu ne l’aies pas remarqué plus tôt.

— Remarqué quoi ?

— Bérit a les yeux bleus.

Émouchet le regarda fixement un long moment. Puis, en s’efforçant de ne pas rire aux éclats, il répondit :

— Eh bien, toi aussi ! Quand ils ne sont pas injectés de sang.

Kalten secoua la tête obstinément.

— Ses yeux sont plus bleus que les miens. Je sais que c’est lui. Je le sais, c’est tout ! Dieu me punit pour mon comportement passé. Il m’a fait aimer une fille qui a donné son cœur à un autre. Enfin, j’espère qu’il est content. S’Il voulait me faire souffrir, c’est réussi.

— Tu pourrais être sérieux une minute ?

— Bérit est plus jeune que moi, Émouchet, et Dieu sait qu’il est plus séduisant.

— Kalten…

— Tu vois bien que toutes les filles le suivent comme un petit chien. Mêmes les Atanas lui tombaient toutes dans les bras.

— Kalten…

— Je sais que c’est lui. Je le sais. Dieu me retourne le fer dans le cœur. Il a fait en sorte que la seule fille pour qui j’aie jamais éprouvé pareil sentiment tombe amoureuse d’un de mes frères d’armes.

— Kalten…

Kalten se redressa, carra les épaules.

— Très bien, dit-il d’une voix faible, si c’est Dieu qui l’a voulu, que Sa volonté soit faite. Si Bérit et Aleanne s’aiment, je ne les empêcherai pas d’être heureux. Je fermerai ma gueule et je souffrirai en silence.

— Kalten…

— Mais je te le jure, Émouchet, s’exclama-t-il avec chaleur, s’il lui fait du mal, je le tuerai !

 Kalten ! hurla Émouchet.

— Quoi ?

— J’y renonce, soupira Émouchet, comprenant qu’il perdait son temps. Bon, si on allait se soûler la gueule ?

 

Le lendemain matin, le ciel était couvert et semblait bouillonner au-dessus d’eux. Les nuages d’un gris sale se déchiraient et se reformaient dans le vent âpre, donnant une impression d’effervescence au-dessus du golfe, à l’ouest, tandis que l’air à la surface de l’eau était d’un calme mortel.

Ils partirent tôt, les sabots de leurs chevaux claquant sur les pavés des rues étroites où des boutiquiers aux yeux encore pleins de sommeil ouvraient leurs échoppes et disposaient leurs marchandises sur des éventaires. Ils franchirent les portes de la ville et prirent la route qui longeait la côte nord du golfe.

Ils avaient parcouru une demi-lieue à peu près quand Vanion se pencha sur sa selle.

— Nous allons encore loin ? demanda-t-il à Flûte, nichée dans les bras de sa sœur, comme toujours.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? demanda la Déesse-Enfant en haussant les épaules.

— Je voudrais savoir pour combien de temps nous en avons.

— Quel rapport y a-t-il entre le temps et la distance ?

— C’est la même chose, Aphraël. La distance et le temps sont étroitement liés, quand on voyage.

— Pas quand on sait ce qu’on fait.

Émouchet avait toujours admiré Vanion, mais le précepteur pandion grimpa encore d’un cran dans son estime à cette occasion.

— Tout ce que je veux dire, ô Divine, reprit-il sans même hausser le ton, c’est que personne ne sait que nous sommes là, et je m’en réjouis. Je n’ai rien contre une bonne bagarre de temps à autre, mais je doute que ça nous avance à grand-chose de nous frayer un chemin à travers des hordes de paysans édomites ivres morts, pas vrai ?

— Il te faut toujours des heures pour en venir au fait, hein, Vanion ? dit-elle. Pourquoi ne me dis-tu pas d’entrée de jeu de presser un peu l’allure ?

— J’essayais d’y mettre les formes, petite Déesse. Je pense que nous nous sentirons tous beaucoup plus tranquilles quand Émouchet aura remis la main sur le Bhelliom. Mais c’est à toi de voir, bien sûr. Si tu veux que la route d’ici à l’endroit où nous allons soit jonchée de cadavres baignant dans leur sang, nous nous ferons une joie de te donner satisfaction.

— Il est insupportable, remarqua Aphraël à l’attention de sa sœur.

— Ah bon, tu trouves ?

— Si je trouve ! Il y a des moments où vous êtes encore pires, tous les deux, qu’Émouchet et Ehlana.

Émouchet jugea plus prudent d’intervenir. Aphraël était sur le point de dire des choses qu’il ne tenait pas à lui entendre lâcher en public.

— Bon, si nous y allions ? suggéra-t-il assez fermement. Vanion a raison, Aphraël. Et tu le sais. Si Rebal apprend que nous sommes dans le coin, ses hommes de main risquent de nous donner du fil à retordre.

— C’est bon, convint-elle assez soudainement.

— Je trouve qu’elle a accepté un peu vite, commenta Talen à l’oreille de Khalad. Je pensais qu’elle allait discuter pendant des heures.

— Eh bien tu vois, Talen, fit-elle avec un petit sourire en coin. En fait, j’ai hâte d’entendre le grand cri de douleur que toutes les montagnes de Darésie se renverront quand nos ennemis entendront le bruit du poing d’Anakha se refermant sur le Bhelliom. Cramponnez-vous, messieurs, je m’occupe de tout.

 

Émouchet se réveilla en sursaut. Ils chevauchaient au bord d’une falaise battue par les flots rageurs. Séphrénia menait la marche, Flûte blottie dans ses bras. Les autres les suivaient, le visage fermé, serrant étroitement autour d’eux leur cape qu’un vent furieux s’efforçait de leur arracher.

Toute l’affaire impliquait des invraisemblances absolues, mais Émouchet, comme engourdi, avait l’esprit trop embrumé pour les relever. Vanion, qui chevauchait ordinairement près de Séphrénia pour la protéger, n’était pas là.

Mais Tynian se tenait parmi eux, lui. Émouchet savait, il avait l’absolue certitude que Tynian se trouvait à plus de mille lieues de cet endroit, et pourtant il était là, avec son large visage aussi inerte que celui des autres et son épaule intacte, comme s’il n’avait jamais été blessé.

Émouchet ne se retourna pas. Il savait qu’une autre impossibilité chevauchait derrière lui.

Leurs chevaux suivaient pesamment la piste sinueuse qui montait le long d’une haute falaise. Tout au bout d’un promontoire qui tendait son doigt crochu dans la mer se dressait un arbre tordu, convulsé, aux branches agitées par le vent.

En arrivant près de l’arbre, Séphrénia retint sa monture. Kurik s’approcha pour lui prendre Flûte des bras. En le voyant, Émouchet eut l’impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur. Il connaissait le besoin de symétrie d’Aphraël, mais là, elle allait trop loin.

Kurik déposa Aphraël à terre, se redressa, et son regard croisa celui d’Émouchet. L’écuyer n’avait pas changé. C’était bien lui, avec son visage taillé à coups de serpe, sa barbe noire, hirsute, aux reflets argentés, ses larges épaules nues et ses poignets ceints de bracelets d’acier. Sans changer d’expression, il lança un clin d’œil à son maître.

— Très bien, leur dit Flûte d’une petite voix fraîche. Finissons-en avant que mes cousins ne changent d’avis. J’ai dû parler très vite et très fort, et même piquer quelques colères avant qu’ils n’acceptent, et toute l’affaire inspire encore de sérieux doutes à beaucoup d’entre eux.

— Tu n’as pas besoin de leur expliquer la situation, Flûte, objecta Kurik de sa voix bourrue, une voix si familière qu’Emouchet sentit des larmes lui piquer les yeux. Tu n’as qu’à leur dire ce que tu attends d’eux. Ce sont des chevaliers de l’Église, après tout, ils ont l’habitude d’obéir à des ordres auxquels ils ne comprennent rien. Elle éclata d’un petit rire perlé.

— Tu as absolument raison, Kurik. C’est bon, messieurs, suivez-moi.

Elle les mena de l’autre côté de l’arbre convulsé, au bord du terrible précipice. Loin, très loin au-dessous d’eux, l’eau faisait pourtant un bruit de tonnerre.

— Très bien, reprit Aphraël. Je vais avoir besoin de votre aide.

— Que devons-nous faire ? demanda Tynian.

— Vous tenir là et approuver.

— Pardon ?

— M’approuver, Tynian. Être d’accord avec moi. Vous pouvez pousser de grands cris enthousiastes si vous voulez, mais ce n’est pas indispensable. Je n’ai besoin que de votre approbation – et de votre amour, évidemment. J’ai toujours besoin d’amour.

Elle eut un petit sourire énigmatique. Puis elle fit un pas dans le vide, au bord de la falaise.

Talen poussa un cri étranglé et bondit derrière elle.

La Déesse-Enfant marcha dans le vide, aussi naturellement que si elle faisait sa promenade matinale. Mais Talen, lui, tomba comme une pierre.

— Et merde ! s’exclama Aphraël d’un petit ton badin. Elle fit un drôle de geste d’une main, stoppant la chute de Talen. Il resta suspendu dans le vide, les membres étalés comme une étoile de mer, les yeux exorbités dans sa face épouvantée, d’un blanc crayeux.

— Tu veux bien t’occuper de lui, Séphrénia ? demanda la petite fille. J’ai autre chose à faire, là. Nous en reparlerons, jeune homme, ajouta-t-elle d’un ton menaçant en foudroyant Talen du regard.

Puis elle se détourna et poursuivit sa marche vers la haute mer.

Séphrénia prononça quelques mots en styrique, esquissa quelques mouvements du bout des doigts et Talen s’éleva avec un curieux mouvement de feuille morte, oscillant comme un cerf-volant au bout d’une ficelle tandis que Séphrénia luttait contre la gravité qui le précipitait sur les écueils, loin en bas. Lorsqu’il eut atteint le niveau de la falaise, il rampa à quatre pattes sur l’herbe fouettée par le vent et se laissa tomber à plat ventre en tremblant de tous ses membres.

Aphraël, indifférente à tout cela, poursuivait sa marche dans le vide.

— Vous prenez du ventre, Émouchet, fit Kurik d’un ton critique. Vous devriez faire un peu d’exercice.

Émouchet déglutit péniblement.

— Tu veux qu’on en parle ? demanda-t-il à son ami d’une voix étranglée.

— Non. Pas vraiment. Pour l’instant, nous sommes censés admirer Aphraël, répondit-il en regardant la Déesse-Enfant avec un petit sourire. Elle nous fait tout un numéro, mais ce n’est qu’une petite fille, dans le fond, alors je suppose que c’est assez naturel. Comment va Aslade ? demanda-t-il d’un petit ton nostalgique.

— Elle allait bien, la dernière fois que je l’ai vue. Elys s’est installée avec elle, dans ta ferme, tu sais. C’était l’idée d’Aslade, poursuivit Émouchet tandis que son écuyer le regardait d’un air surpris. Elle s’est dit que ce serait mieux ainsi. Vos deux fils suivent l’entraînement, maintenant, et elle a pensé qu’elles seraient mieux ensemble que séparées. Elles s’adorent.

— C’est formidable, Émouchet, fit Kurik d’un ton proche de l’émerveillement. C’est vraiment formidable. Je m’étais toujours demandé avec angoisse ce qu’elles deviendraient quand je ne serais plus là. Regardez bien, messire, fit-il en indiquant la Déesse-Enfant. C’est là que ça se complique.

Aphraël, loin au-dessus des vagues furieuses, luisait à présent d’une lueur incandescente, éblouissante. Elle s’arrêta, petite étincelle aveuglante dans le lointain.

— Aidez-la, messieurs, ordonna Séphrénia. Envoyez-lui tout votre amour. Elle a besoin de vous, maintenant.

La farouche étincelle décrivit un petit arc gracieux dans l’air brumeux puis descendit selon une parabole impeccable vers les longues vagues d’un gris de plomb fondu qui déferlaient majestueusement vers le rivage rocheux. Elle plongea vers les flots qu’elle creva sans soulever d’éclaboussures.

Émouchet retint son souffle. Il lui sembla que la Déesse-Enfant restait sous l’eau pendant un temps infini. Des taches noirs commencèrent à apparaître devant ses yeux.

— Respirez, Émouchet ! aboya Kurik en lui flanquant un coup de poing sur l’épaule. Vous ne lui serez pas utile à grand-chose si vous vous trouvez mal !

Émouchet reprit son souffle dans une bouffée explosive et resta planté au bord du précipice, haletant.

— Idiot, marmotta Kurik.

— Désolé, s’excusa Émouchet.

Il se concentra sur la petite fille, mais ses pensées se troublèrent aussitôt. Aphraël n’était pas seule sous ces rouleaux mugissants ; Flûte s’y trouvait aussi, et Danaé avec elles. Cette pensée lui serra le cœur et il se sentit soudain glacé des pieds à la tête.

Puis l’étincelle éblouissante ressortit comme une flèche de la mer en furie et s’éleva dans les airs. La Déesse-Enfant, qui émettait une lueur blanche, incandescente, quand elle avait plongé dans les flots, luisait maintenant d’un éclat bleu, tout aussi intense, mais elle n’était plus seule. Le Bhelliom l’accompagnait, et son émergence semblait faire frémir la planète tout entière.

Aphraël revint vers eux, entourée d’un halo bleuté, et portant la boîte d’or qu’Emouchet avait projetée dans la mer six ans plus tôt. La petite fille retrouva la terre ferme, se dirigea vers Émouchet et lui tendit le coffret étincelant.

— Entre tes mains, Anakha, pour le meilleur ou pour le pire, je remets le Bhelliom, entonna-t-elle d’un ton solennel en déposant la cassette sur ses paumes offertes. Essaie de ne pas le perdre, cette fois, ajouta-t-elle avec un petit sourire impertinent.