CHANT VII
Cerbère
Pietro s’était d’abord rendu sur la Piazzetta San Marco qui, à deux pas du Broglio où il avait rencontré Campioni, s’ouvrait sur le bassin de la lagune. De là, on pouvait voir l’église San Giorgio Maggiore et la Giudecca; la Piazetta longeait d’un côté le palais ducal ; de l’autre, elle était bordée par la Libreria Marciana. Construit deux siècles plus tôt par Sansovino, ce bâtiment abritait l’une des plus belles bibliothèques d’Europe et ne comptait pas moins de cinq cent mille volumes. Pietro s’était adressé à l’un des responsables du lieu, un dénommé Ugo Pippin, qui l’avait renseigné sur le genre d’ouvrages qu’il cherchait. Bien sûr, la Libreria avait celui qui, en particulier, intéressait Viravolta ; mais Pippin lui avait recommandé une bibliothèque privée, plus « spécialisée », la collection Vicario, située dans le quartier de Canareggio. Revenu sur ses pas, Pietro s’était arrêté un instant sous le clocher blanc du Campanile où il avait rejoint son valet. Pietro avait enfilé la cape que Landretto lui tendait sous le lion ailé, puissant et majestueux, vivant symbole de la Sérénissime, qui semblait dominer la ville tout entière.
Mais alors qu’il remontait les Mercerie, il s’arrêta soudain, tétanisé.
Il venait de tomber nez à nez avec une apparition.
Elle s’était arrêtée aussitôt elle aussi, au bout de la rue.
Pietro sentit s’accélérer les battements de son coeur. Surprise, Anna Santamaria avait pâli. Sa main gantée se crispa sur le manche de son ombrelle. Elle n’esquissa plus le moindre geste. Elle était à une vingtaine de mètres de lui ; devant eux des gens passaient, les bousculaient – mais ils ne pouvaient plus bouger, comme pétrifiés. L'instant sembla durer une éternité, tant cette rencontre était impromptue. Pietro la regardait, et il avait de nouveau le sentiment de tomber sous l’effet d’un mystérieux sortilège. Anna était glissée dans le fourreau d’une robe blanche, aux manches garnies de volants transparents, avec une ceinture marine; Pietro avait immédiatement reconnu sa silhouette charmante, son visage aux yeux de biche, ses longs cils comme embués de la proximité de la lagune, cette perruque aux boucles et volutes travaillées, cette gorge moirée qu’ornait un pendentif de saphir, au-dessous d’un mouchoir bleu ciel, qui accentuait encore la beauté de ses seins. Anna Santamaria aux lèvres arrondies dans le souffle de l’émoi, des lèvres qu’elle caressait d’une main inquiète, les prunelles vibrantes – elle le regardait elle aussi. Et elle était belle – mon Dieu! Ici à l’angle des Mercerie, dans cette rue pavée qu’illuminaient les devantures des boutiquiers. La Veuve Noire, appellation bien injuste et bien impropre en vérité, car si elle était danger, ce danger était délicieux, et exquises les tortures qu’elle provoquait; et Pietro eût tout donné pour qu’en effet elle fût veuve, débarrassée d’Octavio, son sénateur de mari. D’ailleurs, où était-il, celui-là? Quelque part sans doute, tapi dans l’ombre, si prompt à lui interdire tout amour vrai. Mais en attendant elle était là, à Venise, et pas en Terre Ferme! Elle n’avait donc pas été reléguée dans quelque couvent affreux, envoyée chez une vieille parente éloignée, ou cloîtrée dans quelque languissante villa de la région aujourd’hui, maintenant du moins – elle était là ! Ottavio croyait-il que Viravolta croupissait toujours en prison ? Etait-ce la raison pour laquelle il avait concédé à son épouse de sortir de sa retraite ?
Anna Santamaria.
Les deux amants se contemplaient, stupéfaits, incapables de faire un pas l’un vers l’autre. L'interdit, la prison, la peur de ressusciter en un clin d’oeil une relation que le monde entier condamnait, tout leur revenait. En même temps, en cet instant, leur attitude, et cette espèce de certitude confiante qu’ils avaient l’un envers l’autre, ne mentaient pas.
Ce regard dura longtemps, puis Anna sortit un éventail et baissa le regard. Ses joues s’étaient empourprées. Elle se détourna. Pietro comprit. Deux de ses suivantes venaient de la rattraper. Par bonheur, elles n’avaient pas vu l’Orchidée Noire. Viravolta s’abrita quelques instants sous le porche de l’une des boutiques, tandis qu’Anna disparaissait à l’angle de la rue.
Il sentit qu’elle voulait lui jeter un dernier regard, il le sentit à ce simple frémissement qu’il avait deviné, dans sa façon de se retourner.
Elle s’en fut aussi vite qu’elle lui était apparue.
Pietro resta là un long moment.
Elle est ici.
A Venise.
Il eut la tentation de s’élancer, de courir après elle. Pure folie. Pas seulement à cause des menaces à peine voilées du Doge et d’Emilio Vindicati, mais aussi parce qu’il pouvait la mettre en danger, elle. Alors, qu’allait-il faire ? Que ferait-il à présent qu’elle était là, si loin, si proche de lui en même temps ? Il lui fallut toute sa force pour se retenir. Il ne savait pas même où elle logeait. Peut-être Ottavio ne l’avait-il amenée en ville que pour une journée ou deux?... Pietro, nerveux, réfléchissait, faisant craquer ses doigts. En tout cas, le seul fait de savoir qu’elle était dans les environs, et qu’elle semblait en bonne santé, lui réchauffait le coeur.
Oui : voilà qui lui était un vrai soulagement.
Il sourit, mais il avait la gorge nouée. Il lui fallut un moment pour rassembler ses esprits.
Bon. Chaque chose en son temps.
Et tandis qu’il marchait d’un pas vif vers Canareggio, il songeait :
Elle est là ! Elle est là... et elle sait que je suis libre !
Une demi-heure plus tard, à peu près remis de cette émotion inattendue, Pietro usait de son sauf-conduit pour se faire introduire sous les lambris de la collection privée Vicario.
Il lui fallait se concentrer de nouveau et reprendre le fil de son enquête.
La bibliothèque de Vicario comportait, au dire de son propriétaire – un noble du Grand Conseil, tout de morgue et de condescendance – la bagatelle de quarante mille manuscrits, répartis sur deux étages. Elle était assez emblématique de l’essor intellectuel et artistique qu’avait connu Venise quelques décennies plus tôt. Au temps de l’Age d’or, les courants picturaux s’étaient développés de manière florissante, notamment au contact de l’humanisme de l’Université de Padoue et de l’école du Rialto, qui enseignaient la philosophie et la logique aristotéliciennes; les imprimeries, dont celle d’Alde Manuce, avaient fait de la ville le plus grand centre international du livre. Au sein de l’Accademia Aldina se côtoyaient historiens et chroniqueurs, qui collectionnaient les manuscrits, parlaient grec et écrivaient en latin, correspondaient avec tous les humanistes d’Europe et constituaient des cénacles érudits. Mais comme l’avait suggéré Ugo Pippin, la collection Vicario avait des particularités bien à elle.
L'endroit ne manquait pas de fasciner le visiteur. Il était très haut de plafond, avec des étagères de bois sombre et lustré, des échelles disséminées au pourtour de multiples colonnes de livres, dont les tranches, tantôt brunes, tantôt vertes ou rouge et or, s’alignaient comme d’interminables serpents tout le long des murs. Les deux étages, dépendances de la famille Vicario, comptaient chacun quatre pièces destinées aux ouvrages les plus précieux, dont la consultation était d’ordinaire réservée aux seuls membres et amis de la dynastie. En leur centre, toutes les salles étaient occupées par une table de travail où l’on pouvait lire ou étudier à loisir. Dans le fond, une fenêtre sans balcon donnait sur les canaux de Canareggio. Quelques rayons venaient s’échouer en travers du parquet, depuis une verrière en forme de rosace qui trouait le plafond.
La Libreria Vicario devait sa réputation au choix et à la nature bien précise des trésors qu’elle renfermait. En effet, féru d’ésotérisme et de sciences occultes, Andreas Vicario avait rassemblé là tous les livres possibles et imaginables traitant de ces sujets, qu’ils fussent rédigés en italien, en latin, en grec ou dans n’importe quelle autre langue européenne : obscurs traités transylvaniens, récits horrifiques du Moyen Age et de la Renaissance, recueils de contes immoraux, bréviaires sataniques, précis d’astrologie, de numérologie et de cartomancie – que Pietro connaissait un peu pour avoir pratiqué, avec un certain sens du charlatanisme, les différents arts divinatoires – bref, la collection Vicario sentait le soufre.
A présent, Pietro, qui avait demandé la permission de rester seul en ce lieu étrange, cheminait au hasard parmi les colonnes de livres. Il finit par se saisir de l’un d’entre eux, ôta le bouton d’un étui de maroquin violet et en sortit un vieux manuscrit, dont le papier jauni fleurait déjà l’ancien. Travestifuges, du comte Tazzio di Broggio, un Parmesan. Pietro n’en avait jamais entendu parler. Curieux, il ouvrit le livre et le feuilleta rapidement.
Elle s’accroupit au-dessus de lui et, tout en continuant de le branler, elle se libéra du fardeau qui encombrait ses flancs. Un sourire de soulagement sur les lèvres, elle lui chiait dans la bouche tout ce qu’elle pouvait, tandis que Dafronvielle était sodomisé par M. de M***. Puis ce fut le tour de...
Je vois, dit Pietro, parlant tout seul.
Il passa ses longs doigts sur ses lèvres. L'une de ses bagues étincela sous un bref rai de lumière. Certes, on l’avait mis en garde; mais décidément, il y avait dans cette Libreria des lectures bien inattendues. Pietro se décida à entamer sérieusement sa recherche. Au sommet de ces escabeaux de bois luisants, il n’était pas une étagère qui ne fût remplie de perles insolites. C'était ici la grotte d’un mauvais génie, le gouffre, peut-être, des passions humaines, passées soudain de l’autre côté du miroir, aventureuses, testant leurs limites au-delà même de l’écoeurement, exploitant le pouvoir des mots, qui paraissaient ciselés comme autant de poignards. Il y avait de quoi vomir, au milieu de ces plongées intempestives dans tout ce que l’humanité produisait de foutre et d’excréments. A eux seuls, les ouvrages consacrés à Belzébuth couvraient quatre rangées. Pietro se saisit d’un opuscule intitulé : Etudes carmélitaines sur Satan. Le document était précédé d’un liminaire griffonné d’encre rouge : « Satan existe-t-il ? Pour la foi chrétienne, la réponse ne saurait faire de doute. » Une main rageuse avait surchargé cette phrase d’un NON! tonitruant, lui-même suivi d’un virulent SI. Décidément, le Prince des Enfers n’avait cessé d’alimenter les controverses. Les doigts de Pietro volaient maintenant d’un livre à l’autre.
Van Hosten – Rituels d’exorcisme – Amsterdam, 1339.
Sanctus Augustinus – Commentaires des psaumes – Stuttgart, 1346.
Cornelius Stanwick – Le Rire dans les monastères – London, 1371.
Anasthase Raziel – Les Forces du Mal et les monarchies diaboliques – Praha, 1436.
Dante Alighieri – La Divine Comédie – Inferno – copie – Firenze, 1383/rééd. 1555.
Pietro s’arrêta. Voilà ce qu’il cherchait. Il se saisit du livre, édition particulièrement volumineuse, rangée dans un étui de feutre et de velours. L'exemplaire de Vicario était relié de cuir. Il était composé de trois mille cinq cents feuillets de vélin, paginés à la main et rédigés d’une écriture sèche et gothique. Le scribe florentin avait accompagné le texte du poème d’illustrations évoquant les différents épisodes du voyage de Dante dans les Territoires de l’ombre. La première d’entre elles, en particulier, produisit sur Pietro un effet singulier. Elle représentait la Porte de l’Enfer. De cette illustration émanait une atmosphère étrange, surgie du fond des âges, ajoutant aux parfums de l’ésotérisme médiéval ceux de la Kabbale, pour composer une improbable alchimie. Plus encore, cette entrée lui paraissait vaguement familière. Non qu’il en eût franchi de semblable ailleurs que dans ses cauchemars – mais justement, c’était peut-être dans cette réminiscence confuse des songes et des sensations volatiles jaillies de son inconscient qu’il pouvait trouver matière à décrypter les symboles qui se présentaient si soudainement à lui. Une lumineuse évidence sourdait derrière la pénombre de cette porte, immense, prenant racine dans le sol comme le bois d’un gigantesque cyprès funéraire, et qui étendait ses entrelacs de figures imprécises comme autant de ramures prêtes à sortir du parchemin pour vous saisir le coeur. C'était une main glacée qui rencontrait soudain la chaleur de la vie, la malaxait, testait sa résistance, vampirisait à ce contact une énergie dont elle était privée. Ce fut exactement ce que Pietro éprouva à cet instant : une main sortait de la texture même du manuscrit pour l’agripper, l’enchaîner à elle, le happer contre son gré. Elle aurait pu sortir, cette main, au moment précis où il l’imaginait, le saisir et l’aspirer d’un coup, il aurait disparu dans un nuage de poudre étincelante. Le livre se serait refermé avant de tomber à terre, seul, au milieu de ces milliers de pages dont il était environné. Peut-être cette Porte attendait-elle Pietro lui-même : elle risquait d’emprisonner son âme à tout jamais, de la comprimer entre ces milliers de signes, de feuilles, de gribouillis, le condamnant à une éternité de douleurs. Il se voyait hurlant derrière ce miroir, perdu une fois de plus dans les limbes, cet entre-deux-mondes qui faisait la substance de sa vie. Mais son angoisse fut vite balayée par un sourire, à cette simple évocation des turpitudes des damnés décrites par Dante avec force détails.
Les deux battants de la porte se rejoignaient en leur sommet par une sorte d’ogive où l’on devinait un visage grimaçant, à mi-chemin entre le bouc et l’homme, pourvu de deux cornes et d’une langue fourchue; une représentation classique du Prince des Ténèbres, dont le manteau semblait composer la matière des portes elles-mêmes. On eût dit qu’il en écartait les pans pour montrer, jaillissant de sa chair, ces autres figures qui agrémentaient la gravure : un amoncellement de crânes, d’ombres mortes, de faces hurlantes, de mains cherchant à échapper à cette gangue qui les retenait à elle; ces créatures aux membres enchevêtrés, se bousculant les unes contre les autres, étaient çà et là transpercées de flèches signifiant l’éternité de leur douleur. Au milieu d’elles, des armées de démons ailés, minuscules, faisaient des cercles entravant le moindre de leurs mouvements. Au pied de la porte, dans l’éclat final de cette terrible cascade, on retrouvait le drapé de Lucifer, l’amorce de pieds crochus disparaissant dans la pénombre, écartés sans doute sur un nouvel abîme. La gravure n’avait pas de titre; en revanche, une inscription courait au-dessus de la porte : Lasciate ogni speranza, voi ch’intrate. Pietro reconnut sans mal la formule portée sur le frontispice de la porte de la Cité dolente.
Dante.
Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance.
Pietro descendit lentement les marches de l’escabeau. Il alla s’asseoir avec le livre derrière le bureau et le posa sur le sous-main vert qu’accompagnait un presse-papiers à figure de bélier. Il lut la préface, écrite sans doute par le copiste florentin.
La Divine Comédie : poème de Dante Alighieri, rédigé entre 1307 et 1321. Egaré dans la « forêt obscure » du péché, le poète est guidé par la sagesse (incarnée par Virgile) dans les trois règnes de l’au-delà. Il doit d’abord comprendre toute la réalité et l’horreur du Mal, en parcourant tour à tour les Neuf Cercles de l’Enfer, avant d’accéder au Purgatoire pour y faire pénitence. Alors, la foi et l’amour, incarnés par saint Bernard et la douce Béatrice, l’entraîneront à travers les Neuf Cieux du système de Ptolémée, jusqu’à l’Empyrée où il retrouvera enfin la lumière de Dieu. Dante avait qualifié son oeuvre de « Comédie », car il y voyait davantage une montée vers l’espérance qu’une expression tragique de la condition humaine; ses premiers commentateurs, admiratifs, ne la qualifièrent de « Divine » que par la suite. Le poème, qui repose sur la valeur mystique du chiffre trois, est doté d’une puissante unité de structure. Il se compose de cent chants : un prologue, puis trois parties de trente-trois chants chacune, en vers disposés en terza rima. Ces différents chants abondent en métaphores d’une ampleur prodigieuse, et les tableaux qui les composent, restitués dans un style riche et vigoureux, entremêlent les significations métaphysiques, politiques et sociales, qu’il s’agisse de la typologie des châtiments de l’Enfer, de la traversée des cieux ou des critiques à l’endroit de Florence et de l’état politique de l'Italie ; les figures bibliques et mythologiques y côtoient des personnages célèbres, historiques ou contemporains de l’auteur. Fresque morale, tantôt allégorique ou lyrique, tantôt mystique ou dramatique, le poème de Dante reste un incomparable chef-d’oeuvre.
Pietro hocha la tête. Comment cela avait-il pu lui échapper? Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt? Virgile... L'allusion était pourtant évidente. Il ne s’agissait pas seulement de l’auteur de L'Enéide... mais aussi du guide des Enfers, dans le poème éponyme de Dante !
Pietro poursuivit sa lecture et se reporta au premier chant de l’Inferno. Virgile rencontrait le poète alors qu’il était égaré, perdu sur les chemins du péché ; il l’entraînait bientôt à sa suite, dans la découverte des crimes humains et des châtiments infligés par Dieu à ses créatures rebelles. Au chant XI, Virgile expliquait au poète l’ordonnancement de l’Enfer selon Aristote. Trois dispositions essentielles étaient réprouvées par le Ciel : l’incontinence, la bestialité, la malice, qui toutes trois offensaient, à des degrés divers, la dignité humaine. Pietro se renfonça dans son siège, caressant de ses ongles le velours de l’accoudoir. Outre l’Ethique aristotélicienne, Dante avait utilisé des traités de droit romain pour concevoir sa classification des crimes inexpiables. En vérité, ses sources d’inspiration avaient été multiples; certaines avaient des origines orientales. Sa vision finale de l’Enfer glacé, comme le soulignait la Préface du Florentin, était reprise du Livre de l’Echelle, qui racontait comment Mahomet avait été accompagné par l’archange Gabriel dans les trois règnes de l’au-delà. Et voici qu’avançait la cohorte des calomniateurs, des délateurs, des concupiscents, des faussaires, peuplant à foison les cercles maudits, des rives de l’Achéron aux entrailles de la géhenne. Tous les péchés capitaux s’y trouvaient rassemblés, en une typologie savante, que le talent du poète avait su rendre vigoureusement expressive.
— PREMIER CERCLE — Les Limbes – Esprits vertueux non baptisés, sans autre peine que le désir éternellement insatisfait de voir Dieu.
— DEUXIÈME CERCLE — Luxurieux, emportés par l’ouragan infernal.
— TROISIÈME CERCLE — Gourmands, couchés dans la boue sous une pluie noire et glaciale.
— QUATRIÈME CERCLE — Avares et Prodigues, roulant des rochers en s’injuriant mutuellement.
— CINQUIÈME CERCLE — Coléreux, immergés dans les eaux bourbeuses du Styx.
— SIXIÈME CERCLE — Hérétiques, couchés dans des tombes brûlantes.
— SEPTIÈME CERCLE — Violents contre leur prochain, plongés dans un fleuve de sang bouillant. Violents contre eux-mêmes : Suicidés, changés en arbres qui se parlent et se lamentent; Dissipateurs, déchirés par des chiennes. Violents contre Dieu, couchés sur le sable sous une pluie de feu. Violents contre la Nature (Sodomites), courant sous la pluie de feu. Violents contre l’Art (Usuriers), assis sous la pluie de feu avec leurs armoiries pendues au cou.
— HUITIÈME CERCLE — Fraudeurs : Séducteurs et Ruffians fouettés par les diables. Adulateurs, plongés dans le fleuve de merde. Simoniaques, Mages et Devins, Trafiquants et Concussionnaires, Hypocrites, Voleurs des choses de Dieu, transformés en serpents ; Conseillers perfides, enveloppés de flammes ; Fauteurs de schismes et de discorde, Alchimistes, couverts de gale et de lèpre ; Falsificateurs de personnes, de monnaies, de paroles, s’entre-dévorant au milieu de fièvres ardentes.
— NEUVIÈME CERCLE — Traîtres à leurs parents, leur patrie, leur parti, leurs hôtes, leurs bienfaiteurs, envers l’autorité humaine ou divine : tous plongés dans la glace. Les plus coupables sont dévorés par Lucifer.
Pietro porta la main à sa tête. Il songea à Marcello, l’acteur crucifié entre les rideaux rouges du théâtre San Luca ; au confesseur de San Giorgio, suspendu à son chapiteau sur la façade de l’église, au milieu de la tempête. Il prit une profonde inspiration. Son intuition avait été la bonne. Il touchait à présent du doigt quelque chose d’interdit. Mais il se sentait manipulé, et à mesure qu’il en prenait conscience, une sourde et funèbre inquiétude grandissait en lui. Il Diavolo avait mené ses pas jusqu’ici, comme une main souveraine l’eût fait d’un vulgaire pantin de bois; l’Orchidée Noire dansait au bout de ces fils et son tempérament indépendant ne pouvait guère s’en accommoder. Inutile de se bercer d’illusions : l’Inferno était sans doute le principe organisateur de l’énigme elle-même, mais cette découverte ne devait rien à sa sagacité personnelle. Elle était le fruit d’une volonté supérieure, qui invitait Pietro à un jeu, un rébus aux relents de sombres maléfices. Voilà qui ne lui disait rien de bon. Ses yeux guettaient maintenant le fil des lignes manuscrites, auxquelles ils venaient s’accrocher avec la plus sinistre attention. Marcello crucifié...
Dans le Premier Cercle, les Limbes, Dante relatait la descente du Christ aux Enfers.
« Descendons à présent dans le monde aveugle »,
commença le poète en pâlissant,
« Je serai le premier, toi le second ».
Pietro éprouva un nouveau choc, lorsqu’il eut la confirmation définitive que ses soupçons étaient bel et bien fondés.
J’étais nouveau dans cet état
Quand je vis venir un puissant,
Que couronnait un signe de victoire.
Le doute, ainsi, n’était plus possible. Il s’agissait des vers retrouvés sur le torse lacéré de Marcello ! Brozzi avait pensé qu’il s’agissait de versets bibliques, mais il n’avait pu en découvrir l’origine exacte; quant au sénateur Giovanni Campioni, il était convaincu de les avoir lus, mais où? Pietro avait la réponse sous les yeux. Dans l’Inferno de Dante. Ces mots n’étaient pas tirés de la Bible, mais d’un monument de la littérature humaniste, dont leur ennemi s’était directement inspiré. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?
Dans le Premier Cercle, Dante croisait Homère, Horace, Ovide et les poètes antiques ; mais aussi les empereurs et les philosophes, Socrate, Platon, Démocrite, Anaxagore et Thalès, Sénèque, Euclide et Ptolémée. Des hommes illustres, d’art et de science, dont le seul péché était de n’avoir pas été baptisés. Le Christ descendait au milieu d’eux, séjournant brièvement parmi les damnés, entre l’instant de sa mort et celui de sa résurrection ; on l’appelait le « puissant », car il ne pouvait être nommé aux enfers. Couronné du signe de victoire, il venait relever Abel, Moïse, Abraham et David, et emmener Israël avec lui dans les cieux.
Le Christ aux Enfers.
Pietro se renfonça dans son siège, réfléchissant, un doigt sur les lèvres.
La mise en scène du San Luca lui devenait tout à fait claire. C'était bien un tableau que l’ennemi avait préparé : un tableau inspiré des évocations du Premier Cercle dantesque. Le moindre des détails qui l’avaient intrigué prenait désormais sens. Marcello, homme d’art illustre lui-même, acteur de grande renommée – coupable pourtant d’avoir trahi sa religion, pour une activité des plus païennes : n’était-il pas agent de renseignement, délateur, espion... et hanté par le sexe des hommes? Pietro, saisi, croyait de nouveau entendre Caffelli. Marcello était perdu. Il avait... renié son baptême. Je l’aidais à retrouver la foi. Et on l’avait mis en croix au milieu de son art, de cette scène de théâtre. Un dernier rôle, une dernière représentation pour Marcello, le grand acteur de Goldoni ! Marcello le désespéré, le torturé, l’ambivalent! Obsédé par le péché et l’énigme de sa propre nature... Marcello, à qui l’on avait arraché les yeux en pénitence.
Eternellement condamné à chercher Dieu, sans jamais le voir...
Pietro hocha la tête.
Il en allait de même pour son confesseur, Cosimo Caffelli. Dans le chant V, les hommes et femmes de son espèce étaient emportés par l’ouragan infernal, avec Tristan, Sémiramis, Didon, Lancelot et Cléopâtre... Le prêtre de San Giorgio, girouette insensée sous la colère du ciel. Le châtiment réservé aux Luxurieux.
Celui du Deuxième Cercle.
Et les paroles du prêtre revenaient danser dans la mémoire de Pietro.
Il Diavolo ! Avez-vous entendu parler de lui? Je suis sûr que le Grand Conseil et le Sénat sont au courant, qu’ils frémissent à cette seule évocation. Le Doge a dû vous en parler – n’est-ce pas ? Le Diable ! Il est à Venise !
Oui, ces paroles affolées lui revenaient aux oreilles... L'ennemi avait agencé ce deuxième crime en usant de la tempête comme d’un nouveau clin d’oeil... Et le Menuet de l’Ombre à son tour traversait son esprit, comme une gondole noire sur la lagune, Suis-moi, Viravolta / Alors tu verras / combien la chair est sombre...
Ainsi qu’il le pressentait, Pietro n’eut pas de mal à retrouver dans le Deuxième Cercle l’étrange épigramme qu’ils avaient découverte derrière la Descente de croix de San Giorgio. Ces vers étaient extraits d’un autre passage, pour le moins éloquent.
Je vins en un lieu où la lumière se tait,
Mugissant comme mer en tempête,
Quand elle est battue par des vents contraires.
La tourmente infernale, qui n’a pas de repos,
Mène les ombres avec sa rage;
Et les tourne et les heurte et les harcèle.
Quand elles arrivent devant la ruine,
Là sont les cris, les pleurs, les plaintes;
Là elles blasphèment la vertu divine.
Et je compris qu’un tel tourment
Etait le sort des pécheurs charnels,
Qui soumettent la raison aux appétits.
Pietro referma le livre dans un bruit mat. La descente aux Enfers. L'ouragan infernal. Ainsi, comme il l’avait subodoré, l’ombre était loin d’agir au hasard. Elle s’était nourrie de cette matière disparate pour couvrir le cadavre exsangue de Marcello et le mur de San Giorgio d’inscriptions qui n’étaient autres que ces vers de l’Inferno. Le corps, le mur n’étaient plus que la somme de ces lectures, hantées du parfum de la mort, oscillant entre damnation et rédemption, martyre et résurrection. Quant à Minos, juge, examinateur et grand bannisseur des âmes, il apparaissait lui aussi, dans le chant V, à l’orée du Deuxième Cercle. Il choisissait le lieu vers lequel les damnés devaient échouer, au coeur des Enfers. Il s’entourait de sa queue « autant de fois qu’il voulait que de degrés les âmes descendent ». Les foules gémissantes se pressaient autour de lui – Ô Minos ! hospice de douleur ! – et il réglait le sort de chacun selon ses péchés, dans des grognements et des sentences caverneuses. Cela prouvait encore, si besoin en était, que le mystérieux commanditaire de Murano avait un lien avec l’affaire. Et si ce Minos était mêlé à la conspiration qui se dessinait, le verrier Spadetti reprenait toute son importance. Mais l’ironie de la situation ne pouvait échapper à Pietro. En lui livrant ainsi cette clé, il Diavolo, ou la Chimère, le mettait au défi d’anticiper les tableaux à venir.
C'était un duel qui leur était proposé, à tous – et à lui, en particulier. Pietro en était à présent convaincu.
C'est qu’il y a Neuf Cercles dans l’Enfer de Dante.
Pietro ne put retenir un juron.
C'est un jeu. Un rébus. Il répartit les meurtres comme Minos disperse les damnés dans les Enfers, en expiation de leurs fautes. Il veut me promener... Me promener comme Virgile conduit le poète, d’un Cercle à un autre – jusqu’à avoir complété son chef-d’oeuvre !
Au Neuvième Cercle, à l’apparition du Diable lui-même, on trouvait l’adaptation du premier vers d’un hymne fameux de Fortunat, affecté à la liturgie du Vendredi saint. Et ce vers disait : Vexilla regis prodeunt inferni.
Les enseignes du roi de l’Enfer s’avancent.
L'Orchidée Noire retrouva Landretto devant la villa Vicario et monta dans la gondole.
— Tout va bien, maître ?
— Nous naviguons en pleine folie, crois-moi, Landretto. Et nous avons affaire à un esthète...
— Le Doge nous a fait mander. Il nous attend au palais.
Pietro s’assit en prenant garde à ce que les amples manches de sa chemise ne se froissent pas au contact du bois humide de la gondole. Il serra sa veste en tirant sur ses épaules et ajusta son chapeau sur sa tête.
Eh bien, il va être surpris de ce que j’ai à lui apprendre.
017
LES FORCES DU MAL
et les monarchies diaboliques
Anasthase Raziel
Discours sur la rébellion des anges, Préface à l’édition de 1436
Lorsque les anges se révoltèrent contre le Créateur, ils se rassemblèrent sous la bannière de Lucifer et revendiquèrent d’exercer à leur tour le pouvoir divin. Ils se forgèrent une armée de neuf légions, s’inventèrent une monarchie démoniaque et se dispersèrent dans tous les horizons du Ciel pour préparer l’affrontement ultime. Chacun trouva son grade, sa dignité et ses armes célestes ; et chacun fut investi d’une mission particulière, en prélude à la rébellion finale. Lorsque tout fut prêt, Lucifer jugea de cette multitude ailée avec satisfaction. Une dernière fois, il demanda au Tout-Puissant de partager son pouvoir ; et comme il n’eut pas de réponse, il lui déclara la guerre. Alors, l’univers entier s’embrasa, et flamboyèrent les mille couleurs des astres, d’un bout à l’autre de l’éther – car les Temps étaient venus.
— La Divine Comédie? Mais que vient-elle faire là-dedans ?
Francesco Loredan écarta un pan de sa robe d’hermine. Son sceptre dansait légèrement dans l’air.
— C'est la clé, Votre Sérénité, dit Pietro. Le lien entre les deux meurtres. Disons qu’ils sont... librement inspirés de la comédie dantesque. On se moque de nous.
Emilio Vindicati se pencha en avant.
— Cette découverte est très importante, Votre Altesse, même s’il est probable qu’elle ne doive rien au hasard. Les arguments de Pietro se suffisent à eux-mêmes. Cela confirme que nous avons affaire à un homme, ou à une organisation, parfaitement diabolique. Nous avons un problème, voyez-vous. Si l’ennemi poursuit selon la trame qui semble se dessiner, le pire est à craindre. La Chimère se plaît à mettre en place à notre intention les éléments d’une petite charade. Une charade funèbre. Neuf Cercles... neuf meurtres ?
Le Doge s’étrangla :
— Vous voulez dire que nous pouvons nous attendre à sept autres crimes ?
Pietro fronça les sourcils :
— J’en ai bien peur.
Francesco Loredan se passa une main sur le visage.
— C'est impensable.
Il y eut un moment de silence. Puis Emilio reprit :
— La menace que nous redoutions est désormais patente. Mais nous tenons quelque chose. Si Giovanni Campioni a dit vrai, si nous sommes bien en face d’une conspiration, il y a fort à parier que celle-ci n’aura rien à envier à celle que les Dix durent démanteler autrefois, lorsque Bedmar préparait ni plus ni moins que le sac de Venise. Et ce, avec le soutien de l’étranger. Rien ne nous dit que le Minos auquel a eu affaire Spadetti, dans son atelier de verrerie, ne soit pas l’émissaire d’une puissance qui voudrait nous mettre à bas. Cela s’est déjà produit par le passé, Votre Altesse! A une époque où la République était plus forte qu’aujourd’hui. Campioni est loin d’exclure cette hypothèse. Et n’oubliez pas que la Comédie de Dante portait aussi en elle des critiques virulentes contre certains hauts politiques florentins, et non des moindres.
— Des Florentins, oui ! Nous sommes à Venise, ici !
— Le modèle opère tout aussi bien. Ils dénoncent une soi-disant déliquescence de notre pouvoir. Je vous le dis : on se moque de nous à coups d’images qui parlent aussi bien que l’élimination de ces gêneurs, ceux qui en savent déjà trop.
— Mais alors quoi ? Une puissance étrangère ? Voyons, dit Loredan, cela ne tient pas debout! Il y a parfois des tensions avec nos voisins, mais ce fut toujours le lot de Venise ! Nous ne sommes plus, comme jadis, partagés entre deux Empires, avec le nôtre à gouverner! En vérité, la situation est plutôt calme... et elle doit le rester! J’attends le nouvel ambassadeur français d’ici une semaine; il est vital que cette arrivée se passe sous les meilleurs auspices. Il nous faut, d’ici là, avoir réglé cette affaire! Il est hors de question de laisser Venise plonger dans la terreur. Dites-moi, Emilio, qui pourrait s’employer, de l’extérieur, à semer la discorde avec autant de raffinement ? Les Turcs, les Autrichiens, les Anglais ? Allons, je n’y crois pas un instant.
— Il n’y a qu’une clé à ce mystère, dit Pietro. Cette clé s’appelle les Oiseaux de feu. Nous devons trouver qui en tire les ficelles. Vous savez à présent le message que m’a fait parvenir Campioni. Il m’indique qu’une réunion de leur secte se prépare à Mestre, en Terre Ferme. Elle a lieu dès ce soir : j’y serai.
Il y eut un nouveau moment de silence.
— Ce pourrait être un piège, finit par dire Vindicati.
— Dans ce cas, Emilio, vous seriez définitivement fixé sur la nature de l’ennemi. Et dans l’hypothèse où cela tournerait mal, vous ne perdriez que moi, qui suis encore prisonnier de la République – n’est-ce pas ?...
Emilio se tourna vers le Doge.
— Irons-nous jusqu’à remercier Viravolta de Lansalt, Votre Altesse? Reconnaissons en tout cas qu’il ne manque pas de zèle, ni d’ardeur à la tâche. En de tout autres circonstances, cela eût pu paraître suspect.
— J’y vois une question d’honneur personnel, Votre Altesse, dit Pietro. Je suis comme vous : je n’aime pas être humilié. J’ai la tête pleine de ces meurtres. Giovanni Campioni nous cache encore des informations. Si je tombe dans un piège, lui seul pourrait l’avoir tendu. Il serait démasqué. A moins, bien sûr, que lui-même ne soit victime d’un chantage odieux... Mais voilà : nous ignorons tout des rouages de l’organisation adverse et pour le moment, je crois Campioni sincère, ce qui est loin d’être le cas pour d’autres... Tâchez seulement d’en apprendre davantage de lui. Et continuez d’interroger Spadetti, à Murano : il est peut-être innocent, comme il le prétend, mais je crois surtout qu’on fait pression sur lui pour l’empêcher de parler.
Ils se turent de nouveau.
— Tout cela est bel et bon, mais le temps presse, finit par dire Loredan. L'émissaire de France arrive, l’Ascension est dans un mois et le Carnaval reprendra de plus belle. Nous ne pouvons gâcher la fête, ni laisser se refermer sur l’effervescence de la ville le sépulcre de nouvelles tragédies.
— J’enverrai des hommes en Terre Ferme avec vous, dit Emilio à Viravolta. C'est peut-être l’occasion de leur montrer que nous avons éventé leur complot. Cela pourrait les décourager.
Pietro hocha la tête.
— Le croyez-vous sérieusement, Messer ? Non. C'est trop dangereux, il ne faut prendre aucun risque. Nous n’avons aucune idée exacte des forces en présence, ni même du visage de l’ennemi. Frapper à l’aveuglette est pire que tout : cela risque de précipiter leurs plans. C'est une reconnaissance qu’il nous faut. Elle est préalable à toute action concertée. Si je parviens à faire la lumière sur l’identité de ces assassins, nous reprendrons l’avantage, d’autant qu’ils s’imagineront être toujours à l’abri. J’ajoute que je n’ai aucune confiance en d’autres agents que moi. Il me faut deux chevaux, un pour moi, un pour Landretto. Et une escorte tranquille jusqu’aux abords de Mestre. C'est tout.
— C'est de la folie, dit le Doge.
— A fou, fou et demi, dit Pietro.
En sortant de la Salle du Collège où le Doge les avait reçus, Emilio attrapa Pietro par la manche et l’entraîna vers une autre pièce du palais. Le Sénat siégeait le samedi : on était mercredi et la salle était vide. Ici se réglaient les affaires les plus complexes de la diplomatie vénitienne. Ici siégeait ordinairement Giovanni Campioni et, peut-être également, certains membres obscurs des Oiseaux de feu. Emilio et Viravolta se retrouvèrent seuls dans ce décor baroque, dont la démesure accentuait l’impression de solitude, préludant au combat, que tous deux éprouvaient à cet instant. La salle, immense, déroulait au-dessus d’eux ses plafonds chargés, au milieu desquels trônait la fresque du Tintoret, Venise recevant les dons de la mer. Emilio posa une main sur l’épaule de Pietro, le visage sombre.
— Tu risques ta vie, ce soir.
— Nous risquons tous bien plus. Venise, comme moi : la liberté.
— Il faut que je te dise une chose. Le Doge t’a parlé de ce nouvel ambassadeur français, qui nous arrive la semaine prochaine : il m’a demandé de veiller à sa sécurité et de le recevoir dignement. Au stade où nous en sommes, je vais devoir faire montre de la prudence que tu imagines, non seulement pour lui éviter de savoir ce qui se trame à Venise, mais aussi pour m’assurer qu’il ne lui arrive rien. Je suis préparé à tout en ce moment.
— Nous en saurons plus demain, je te le promets. Même si nous tâtonnons, les choses avancent.
— L'escorte et les chevaux t’attendront dans deux heures devant le palais. Sois prêt.
Pietro écarta les pans de son manteau. Ses mains se posèrent l’une sur le pommeau de son épée, l’autre sur l’un des pistolets à poudre qu’il portait à la ceinture.
— Je vous garantis, Votre Suprématie, digne membre du Conseil des Dix, que je le suis déjà.
Il sourit.
— Ce soir, l’Orchidée Noire ira observer les oiseaux.