CHANT IV
Les Luxurieux
Luciana Saliestri n’était pas l’une de ces nobles dames que Venise se plaisait parfois à offrir aux regards dans les réceptions officielles, comme lors de la visite d’Henri III, lorsque la République, non contente de dérouler son faste politique, y ajoutait le piquant d’un défilé de jolis minois, autre mamelle de la Réputation. Non, Luciana était une courtisane de luxe au destin mouvementé. Elle se targuait d’écrire des vers et de philosopher, tout en portant le masque pour déployer les trésors de sa sensualité. Usant d’un charme trouble, elle incarnait à la fois l’érudite et la putain, la lie du peuple et le fleuron d’une jeunesse raffinée. Comme les filles de mauvaise vie, elle tombait sous le coup de tous les interdits imposés par le pouvoir; dans les faits, une tolérance de bon aloi et la protection tacite des puissants lui permettaient de contourner allègrement les foudres gouvernementales. A elle seule, elle représentait, d’une certaine façon, une institution : si elle vendait son corps, c’était pour le plaisir de voyageurs importants, pour faire bonne mesure dans le négoce d’affaires de premier plan, ou pour soulager les politiques de leurs soucis quotidiens. Les inquisiteurs poursuivaient bien les prostituées, mais ils allaient chasser les pauvrettes du campo San Polo, des galeries de San Marco ou de Santa Trinità ; elle, veuve à vingt-deux ans d’un richissime marchand de tissus dont l’avarice avait fait le tour de Venise, se promenait aux abords des jardins du palais ducal en entretenant à plaisir toutes les ambiguïtés de sa condition. Charmante, elle l’était : un visage ravissant, une mouche au coin des lèvres, des yeux de biche, un corps parfait qui se moulait dans la moire, les broderies et la dentelle ; elle avait été danseuse et sa seule allure envoûtait le promeneur. Elle y ajoutait ce parfum de mystère prompt à susciter tous les fantasmes, tantôt en se cachant derrière un loup de circonstance, tantôt par la seule vertu d’une rhétorique émoustillante et elliptique, qui lui permettait de ferrer ses adorateurs avec un talent inégalable. Elle recevait dans sa villa, qui donnait sur le Grand Canal et dont, comme le reste, elle avait hérité. Son mariage lui avait évité l’obscurité du couvent ; finalement, elle lui devait tout. Messer Saliestri avait été si proche de ses ducats qu’il en était devenu légendaire : on chuchotait qu’autrefois il comptait chaque minute comme un sou, parce que, selon ses propres termes, le temps était « une ressource rare ». A ce pingre sans égal, Luciana continuait aujourd’hui de rendre hommage. Elle brûlait des cierges à sa mémoire, en même temps qu’elle dilapidait tranquillement la fortune qu’il avait amassée. Elle était aussi dépensière qu’il avait été cupide. Luciana avait trouvé d’autres activités pour satisfaire ses penchants : elle se donnait à quiconque lui paraissait digne d’elle. La compagnie de Marcello l’avait amusée un temps. Celle de Giovanni Campioni, membre du Sénat, revêtait d’autres enjeux. Mais de toute évidence – et à moins qu’elle ne simulât, ce dont elle était d’ailleurs fort capable – elle ignorait encore ce qui s’était passé au San Luca.
Conformément aux instructions d’Emilio Vindicati, Pietro avait brûlé le rapport que son mentor lui avait remis, en quittant la Quarantia, la veille au soir. Ce matin, il avait interrogé l’ensemble du personnel du théâtre pour vérifier les alibis, avec le soutien de Brozzi et de Landretto. Les résultats n’avaient guère été probants; aussi s’était-il décidé à rencontrer Luciana dans sa villa du Grand Canal. La villa Saliestri était l’un de ces petits bijoux vénitiens dont le flâneur imagine à peine l’existence, trompé par une façade délabrée qui lui cache un intérieur des plus extraordinaires. Une fois franchies les arches de l’entrée, on pénétrait dans un jardin qui, ainsi logé au milieu de nulle part, tenait du rêve absolu : une fontaine en son centre, des parterres de fleurs, quelques allées entortillées devant d’autres arcades. Non que le jardin fût de grandes dimensions, mais il faisait basculer aussitôt dans un autre monde, effaçant comme par miracle la rumeur de la cité pour ne laisser planer que le murmure tranquille de l’eau, invitation au repos et à la nonchalance. Le bâtiment lui-même, sur deux étages, jouait de ces contrastes avec une égale harmonie. Les murs, chargés ici et là d’humidité, tiraient de ces dégradés une partie de leur beauté déliquescente ; pour autant, ils ne laissaient pas présager la richesse intérieure du décor, dont Pietro s’aperçut sitôt qu’il y fut introduit – meubles vernis aux serrures d’or, divans profonds recouverts de velours ou de draps de soie, portraits dynastiques, miroirs échangeant les reflets limpides de leur mise en abyme, portes discrètement entrebâillées sur le secret de baldaquins, tentures au drapé ondoyant qui tombaient devant les alcôves... On était pénétré de cette atmosphère intimiste et feutrée, quoique baroque, au premier pas que l’on y faisait. Pourtant, cette entrevue fut pour Pietro une véritable souffrance. Bien qu’elle eût entendu parler de l’Orchidée Noire, Luciana Saliestri ignorait l’identité véritable de celui qui se présentait à elle au nom du Doge ; de son côté, Pietro, informé de tous les commérages qui couraient au sujet des frasques de la belle, ne pouvait manquer, après tant de mois passés en prison, de laisser glisser ses pensées vers des crimes beaucoup plus plaisants que celui dont il était hanté depuis son passage au San Luca. Ce sourire, ces lèvres, cette gorge rieuse, ces seins qu’elle promenait sous son nez avec tout le calcul dont elle était capable, voilà qui eût représenté pour lui un vif supplice, si le souvenir de son grand amour, Anna Santamaria, ne se dressait encore en son coeur tel un rempart. Mais, jouer l’indifférence devant cette Luciana qui multipliait les signes de séduction, entretenant son florilège de soupirs impatients avec ce naturel factice propre à la féminité la plus enthousiaste, relevait de l’exploit. Pietro n’était pas loin de vouloir donner à la belle la correction qu’elle méritait, et de la forcer à s’abandonner avant qu’à son tour elle ne le prie d’assouvir ses désirs, se départant une fois pour toutes de ses préventions et de ses minauderies. Au lieu de cela, il devait l’entretenir de conspiration et de crucifixion.
Je ne sais pas si cela pourra durer très longtemps.
Il était assis en face d’elle, dans un fauteuil de velours mauve, ses doigts tapotant les accoudoirs; elle, allongée à demi sur le divan, regardait de temps en temps vers les fenêtres ouvertes sur le balcon et le bruissement du Grand Canal. Un exemplaire du Miles gloriosus de Plaute, ouvert, traînait négligemment à côté d’elle.
Pietro avait délaissé son cache-oeil et, pour l’occasion, s’était grimé d’une cicatrice courant sur sa joue droite. Une boucle pendait à son oreille, du même côté. Il portait un veston blanc et or, et des gants de mêmes couleurs. Il avait posé non loin son chapeau sombre.
Il croisa les jambes.
— Qu’avez-vous fait au cours de la nuit d’avant-hier?
Sourire. Elle souffla, balayant une mèche qui tombait de son front; une mèche blonde, de cette blondeur toute vénitienne, presque rousse, obtenue après de languissantes expositions au soleil sur son altana. Ici, les femmes avaient coutume, sur leur balcon, de couvrir leur tête d’un grand chapeau de paille, dont la coiffe avait été ôtée; elles maculaient leurs cheveux de jus de rhubarbe, dont l’acidité, brûlant sous le jour, finissait par leur donner cette coloration si particulière.
— Que fait la nuit une femme comme moi, selon vous ?
La bouche sèche, Pietro esquissa un sourire forcé.
— Ne seriez-vous pas allée, par hasard, assister à la représentation de Goldoni au théâtre San Luca ?
Main sur ses pommettes rouges, puis sur sa gorge, caressant négligemment un pendentif en forme de dauphin. Nouveau sourire.
— Ah... Une allusion à Marcello, sans doute. Je vois que vous êtes bien renseigné. Non, à la vérité, cette nuit-là, je faisais relâche. Je suis restée seule ici à me reposer, une fois n’est pas coutume.
— Seule, vraiment ?
Pietro sourit.
— Luciana, parlez-moi du sénateur Giovanni Campioni. Je me suis laissé dire que, tout comme Marcello, il faisait partie de vos habitués...
Elle eut un moment de surprise, mais se rattrapa aussitôt par un rire clair.
— Décidément, rien n’échappe à la sagacité de la République !
— Surtout pas le comportement de ses plus dignes représentants. Notre illustre sénateur était-il avec vous ce soir-là ? Serait-il prêt, selon vous, à confirmer... votre alibi ?
Elle fronça les sourcils.
— Aurais-je besoin d’un alibi? Je crains de ne pas comprendre. Peut-être serait-il temps que vous m’expliquiez la raison exacte de votre venue.
Elle replia l’une de ses jambes, laissant sa robe remonter jusqu’au genou. Un bref coup d’oeil suffit à Pietro pour deviner une dentelle blanche qui accentua sa frustration. Le dérivatif était tout trouvé. Il chercha dans la poche de son manteau, ouvrit un linge et lui mit sous le nez la broche d’or.
— Reconnaissez-vous cet objet ?
Elle eut un cri de stupéfaction. Elle se saisit aussitôt de la broche et l’examina avec attention.
— C'est à moi, en effet! Giovanni a fait créer ce bijou à mon intention par un orfèvre du Rialto... Oui, c’est ma broche, à n’en pas douter, voyez ces initiales! On me l’a volée il y a quelques jours à peine. J’étais incapable de remettre la main dessus; vous imaginez mon trouble, je craignais beaucoup de vexer Giovanni... Mais où l’avez-vous trouvée ?
— Pardonnez-moi de jouer les oiseaux de mauvais augure... mais cette broche a été trouvée sur les lieux d’un crime. Auprès du cadavre de Marcello Torretone.
Elle se tut, ouvrant tout grand ses yeux de biche. Un dé-lice. Qu’elle fût une excellente comédienne ou qu’elle accusât le choc sans feinte, elle mit de longues secondes avant d’articuler convenablement.
— Marcello... Mort ? Comment cela est-il arrivé ?
— On l’a assassiné.
— Seigneur...
Nouveau silence.
— Mais... que lui est-il arrivé exactement ?
Pietro pinça les lèvres.
— Je vous fais grâce des détails, Signora, qui n’ont rien de bien réjouissant.
Qui a pu faire cela ?
— C'est précisément ce que je recherche. C'est pourquoi j’aimerais vivement compter sur votre coopération.
Les yeux de Luciana se perdirent dans le vide. Elle mit une main à sa poitrine, hocha la tête, le visage oblitéré par une soudaine tristesse.
— Mon Dieu... Quelle tragédie. Je me demandais, justement, pourquoi Marcello ne me faisait pas signe. Nous devions nous voir hier soir, je...
Elle se tut, regarda Viravolta, dont l’attitude méfiante ne lui échappait pas. Elle tenta de retrouver un ton candide :
— Mais croyez bien que je n’ai rien à voir avec cela! Cette broche m’a été volée, que puis-je vous dire de plus ?
— Avez-vous une idée de qui pourrait l’avoir subtilisée?... Marcello lui-même, peut-être ?
— Voilà une idée bien saugrenue. Pourquoi aurait-il fait cela ?
— Et Giovanni ?
— Giovanni ? Quel intérêt aurait-il eu à me voler une broche qu’il m’a offerte ? Et il n’était pas là avant-hier. Je ne l’ai pas revu depuis assez longtemps.
Pietro décroisa les jambes et se pencha vers elle.
— A votre connaissance, Marcello avait-il des ennemis ?
Luciana eut un vague sourire.
— Oui. Il en avait un.
Elle haussa les sourcils, énigmatique.
— Lui-même, dit-elle.
Pietro réunit ses deux mains sous son menton. La courtisane était-elle au courant de la double activité de Marcello ? Il ne pouvait le dire.
— Marcello était un garçon... complexe, continua Luciana. C'était ce qui le rendait si attirant. Il était obsédé par l’idée de faire le mal. Il voulait à tout prix l’éviter. Je crois... qu’il s’est rendu responsable de ce qui est arrivé à sa pauvre mère. Elle est aujourd’hui invalide et à moitié folle. Mais elle a toujours été ainsi. Folle de Dieu, vous me comprenez? Elle n’a jamais été très équilibrée, et son mari non plus. Cela s’est accentué lorsqu’elle s’est arrêtée de jouer. Marcello, lui, était quelqu’un de naturellement torturé.
— Que saviez-vous d’autre à son sujet?
Luciana regarda de nouveau Viravolta dans les yeux.
— C'est déjà beaucoup, non? Marcello était un grand acteur. Et un homme qui cachait sa souffrance. En amour... il avait des goûts particuliers. Il n’y avait pas... que des femmes.
Pietro haussa un sourcil. Luciana se racla la gorge.
— Permettez-moi de ne pas trop m’étendre sur le sujet. Je pense que les défunts ont droit à une certaine forme de respect. Disons que je pense que Marcello n’a jamais été assez aimé et qu’on lui a préféré Dieu. C'est en partie pour cela que je m’attachais à lui offrir, à ma modeste mesure, une manière de cure...
— Je vois..., dit Pietro.
Il réfléchit quelques secondes, puis demanda encore à Luciana :
— Serait-il indiscret de vous demander si vous avez reçu d’autres hommes ces derniers temps, Signora ?
Elle le fixait intensément. Elle n’était pas insensible à son charme, il en était convaincu. Les joues de Luciana s’empourpraient encore. Elle se passa la langue sur les lèvres.
— C'est-à-dire que... Ils viennent masqués, comprenez-vous ? Il y en a eu trois... L'un d’eux était un Français, si j’en crois son accent. Les deux autres, je ne les avais jamais vus, je ne les connais pas davantage... Ils viennent, me possèdent et repartent. Ce pourrait être n’importe qui. Vous, par exemple.
Elle avait chuchoté ces derniers mots. Leurs visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres.
Pietro détourna la tête et leva les yeux vers le plafond.
La discussion avec Luciana se prolongea quelques minutes encore; Pietro tenta de revenir sur ce que la courtisane lui avait suggéré, sans succès. Marcello avait-il eu d’autres liaisons... moins avouables? Il n’y a pas que des femmes, avait-elle dit. Et Pietro se souvenait aussi de la réflexion de Goldoni, au théâtre San Luca : Marcello ne s’entendait pas vraiment avec les femmes... Il donnait toujours l’impression de se moquer d’elles. Marcello Torretone, comédien, agent des Dix... et aimant aussi les hommes? Oui, c’était bien possible. Cela ne se tenait que trop. L'ambivalence jusqu’au bout... Voilà qui ne figurait pas non plus dans le rapport des Dix. L'avaient-ils ignoré de bout en bout, ou s’en étaient-ils servis comme d’un levier supplémentaire de manipulation? La dissimulation de Marcello avait dû en tout cas atteindre des records. Pietro s’en retournait intrigué, et frustré. Il mit un peu de temps à se rassembler après avoir abandonné Luciana à ses conversations de divan. Et tandis qu’il s’éloignait de sa villa, elle le regardait depuis son balcon, nouant ses cheveux, pensive. Les charmes indubitables de la jeune femme dansaient encore dans l’esprit de Pietro, alors qu’il remontait dans la gondole qui l’avait amené jusqu’à la villa Saliestri. Luciana! Une personnalité troublante... Sensuelle, provocante, docile à la fois ; fascinée par le luxe et le plaisir, offrant son corps et tâtant de toutes les bourses en comptant et recomptant la fortune laissée par son mari... Que faisait sa broche au théâtre San Luca, près du cadavre de Marcello ? Elle affirmait ne pas savoir qui la lui avait volée : si elle ne mentait pas, ce pouvait être Marcello, Giovanni Campioni, aussi bien que l’un ou l’autre de ses soupirants. Le sénateur Campioni pouvait être une clé. Mais approcher un personnage aussi haut placé demandait une certaine délicatesse, et la manière de procéder à son interrogatoire exigeait quelques préambules tactiques : il faudrait convenir de la stratégie à adopter avec Emilio Vindicati et le Doge lui-même. Pietro s’en préoccuperait dès que possible.
Pour l’heure, l’Orchidée Noire devait poursuivre son exploration, en bon petit soldat.
La construction de l’église San Giorgio Maggiore, située sur l’île du même nom et séparée de San Marco par un bras de la lagune, avait commencé en 1565 sous l’impulsion de Palladio, pour être achevée quelque quarante années plus tard par l’un des élèves du célèbre architecte. En face du palais des Doges et de la Piazetta, elle occupait un rôle non négligeable au sein de la République, pour le contrôle des flux maritimes à l’entrée et à la sortie de la ville. Une première église avait été édifiée dès 790, doublée au Xe siècle d’un monastère bénédictin; les deux édifices avaient été détruits à la suite d’un tremblement de terre, avant d’être reconstruits au XVIe siècle. Avec le Redentore de la Giudecca, l’église San Giorgio était la seule que Palladio avait entièrement dessinée. En débarquant à ses pieds sur le parvis qui la séparait des flots, Pietro ne pouvait être insensible à la beauté de cette façade en pierre d’Istrie, agrémentée de colonnes de style corinthien. Il sourit en regardant les statues de Doges que l’on avait installées aux extrémités du bâtiment, en remerciement des dons qu’ils avaient effectués au monastère. Un nouveau campanile, qui n’avait pas à rougir de celui de la place Saint-Marc, venait d’être bâti, succédant au clocher délabré du XVe siècle. C'était à l’ombre de cette église qu’officiait le prêtre Caffelli, confesseur du défunt Marcello.
Pietro abandonna son valet pour traverser le parvis, franchir les quelques marches qui le séparaient des grandes doubles portes et pénétrer à l’intérieur de l’église.
Alors qu’il avançait entre les travées, Viravolta se préparait à la rencontre en se promettant d’avance de conserver son calme – et autant que possible, son sens de l’humour. Mais en vérité, il n’avait pas oublié le rôle que Caffelli avait joué dans son incarcération. S'il avait eu les coudées franches, il eût volontiers rossé le prêtre, menteur et délateur, pour lui remémorer les bonnes manières.
Les retrouvailles risquent d’être tendues.
Pietro trouva Caffelli auprès de l’autel ; il semblait méditer devant un tableau représentant une Descente de croix. San Giorgio était vide, en dehors d’une forme encapuchonnée – une bonne soeur, sans doute, venue là égrener son chapelet – qui se leva et glissa silencieusement au-dehors. Caffelli se retourna en entendant les pas de Pietro résonner sous les voûtes. Il posa sur l’autel la bible qu’il tenait en main, puis souffla deux cierges, tout en accueillant le nouveau venu avec un léger froncement de sourcils. Pietro jeta un oeil sur le tableau de la Descente de croix; il se revit alors lui-même, avec Brozzi, le médecin de la Quarantia Criminale, décrochant la dépouille de Marcello, comme exposée en proie, sur la scène du San Luca. Il chassa cette image de son esprit et regarda de nouveau Caffelli. Celui-ci marqua un temps d’hésitation puis, reconnaissant le vrai visage de Viravolta malgré la pénombre et la sophistication de son apparence, retint un cri de stupeur. Tous deux se firent face quelques instants. Le prêtre joignit les mains devant son aube. C'était un homme de corpulence moyenne, presque dépourvu de cheveux, au visage lourd et lippu, si enflé qu’il en paraissait presque disproportionné par rapport au reste de son corps. Mais ce fut la pâleur de son teint qui alerta aussitôt Pietro.
Cosimo Caffelli eut une inspiration et laissa planer le silence, puis parla enfin.
— Si je m’attendais... Viravolta !
— Pour vous servir, dit Pietro.
Il y eut de nouveau un silence. Puis Caffelli reprit :
— Je croyais que vous deviez passer le pont des Soupirs, pour être bientôt exécuté, ou à tout le moins recevoir les coups de verges que vous méritez...
— Je vous en prie, ne boudez pas votre plaisir.
— Dites-moi, vous êtes-vous échappé? Non... Sans doute avez-vous vendu votre âme pour trouver quelque sortie à votre triste situation... Qu’a-t-il fallu au Conseil des Dix pour qu’il décide de cette amnistie ? J’aimerais bien le savoir. J’espère, en tout cas, que votre grâce ne sera que provisoire. Personnellement, je pense que les Plombs auraient dû vous garder encore longtemps. Mais j’ai l’habitude d’accueillir les réprouvés ; Dieu tend toujours la main à ceux qui s’écartent de Son chemin... Alors, Viravolta ! Seriez-vous sur la voie du repentir ?
Pietro ne put se retenir de rire; l’un de ces rires blessants qui lui échappaient parfois, et qui déplut naturellement à Caffelli.
— Pas exactement, mon père. Mais laissons là les flatteries. Un malheur n’arrivant jamais seul, vous serez heureux d’apprendre que j’oeuvre en ce moment pour le bien-être de notre belle République... Si le messager que je suis n’est pas à votre goût, du moins serez-vous sensible à la cause que je représente! Le Doge et les Dix m’ont chargé d’une mission, en échange de ma liberté... Une mission un peu spéciale. Et confidentielle, pour le moment. C'est pour cette raison que je viens vous voir, tout en vous répétant que cela doit demeurer secret, sous peine de démêlés avec nos vaillants inquisiteurs, ou avec la Quarantia Criminale, dont l’humour n’est guère la première des caractéristiques.
Ce disant, Pietro chercha dans son manteau la lettre d’accréditation où figurait le sceau du Doge. Caffelli la prit, sceptique. Le visage fermé, il la lut attentivement, avant de la rendre à Viravolta d’un geste sec.
— Vous, défenseur des intérêts de Venise ? Il y a de quoi se tordre de rire. Le sénateur Ottavio est-il au courant de cette nouvelle farce ? Vous pouvez compter sur moi pour...
Cette fois, Viravolta perdit toute ombre de sourire. Il s’avança d’un pas, menaçant.
— Cela, je n’en doute pas, dit-il, acerbe. Mais je vous répète que je suis en mission secrète, et vous savez qu’en le révélant, vous vous exposerez aux foudres des Dix. Trêve de plaisanterie, si vous le voulez bien. Que cela vous plaise ou pas, je suis de retour.
Et qu’il n’aille pas trop loin, ou je le crucifie moi aussi.
Il fronça les sourcils.
— Je suis venu vous parler de l’une de vos ouailles, père Caffelli. Il s’agit de Marcello Torretone, le grand acteur de la troupe de Goldoni. Figurez-vous qu’on l’a retrouvé mort... crucifié, sur la scène de son théâtre. Il me semble que vous étiez son confesseur...
— C... Comment ?
A ces mots, Caffelli avait pâli. Il passa la main sur son front, sa lèvre inférieure trembla. Il paraissait soudain ébranlé. Ses traits se décomposaient à vue d’oeil.
Durant un quart de seconde, il chancela ; Pietro crut qu’il allait tomber. Au dernier instant, le prêtre se reprit. Il plongea son regard dans celui de Pietro, puis balbutia :
— Bien... Je vois, dit-il à voix basse. Mais ne parlez pas si fort. Vous ne savez pas à quoi vous vous exposez.
— Nous sommes seuls ici, dit Pietro, surpris de la réaction du prêtre.
— L'ennemi est partout... Venez.
Le changement d’attitude de Caffelli à la seule évocation du nom de Marcello suffisait à montrer à Viravolta qu’il avait bien fait de venir ici, et ne l’intriguait à présent que davantage. Caffelli prit Pietro par le bras et l’entraîna résolument vers le confessionnal de San Giorgio. Il entra à l’intérieur en faisant signe à Pietro de prendre place de l’autre côté. Celui-ci se glissa dans le réduit obscur et tira le rideau violet. Il se pencha vers la petite grille losangée qui le séparait du prêtre.
— Je vous concède, mon père, dit Pietro, que je ne me suis pas retrouvé dans une telle situation depuis longtemps. Encore que j’aie pris la place du curé de Naples pour séduire une jolie femme, en incitant cette jeune pécheresse à se jeter dans mes bras... Doux souvenir, en vérité, que celui-là.
— Cessez cela, Viravolta. Crucifié, dites-vous ?
Pietro haussa les sourcils. La voix de Caffelli avait perdu son assurance.
— Oui. Avant cela, son meurtrier lui avait arraché les yeux.
Santa Maria... C'est impossible...
— Que savez-vous de cela, mon père ? Allons, à votre tour d’être à confesse. N’oubliez pas que c’est pour la République. De quel ennemi parlez-vous ?
Il Diavolo ! Avez-vous entendu parler de lui ? Je suis sûr que le Grand Conseil et le Sénat sont au courant, qu’ils frémissent à cette seule évocation. Le Doge a dû vous en parler, n’est-ce pas ? Le Diable ! Il est à Venise !
— Le Diable..., dit Viravolta en haussant les sourcils. Ciel... Mais de qui s’agit-il, exactement ?
— Nul ne le sait. Je crois... je crois que Marcello s’apprêtait à le rencontrer en personne. Il lui donnait un autre nom... La Chimère, oui, c’est ainsi qu’il se faisait appeler... C'est tout ce que je puis vous dire.
— Marcello aurait pris rendez-vous au San Luca... avec Lucifer ?
— Pas d’ironie, vous dis-je, pauvre inconscient. Cette ombre s’est glissée parmi nous pour le pire... Et si ce n’est le Diable lui-même, il en a la cruauté, croyez-moi ! Ce que vous dites avoir vu là-bas, au théâtre... cela ne vous a pas suffi ?
Caffelli fit un signe de croix. Pietro soupira.
— Dites-moi... Est-ce de cela que Marcello vous entretenait, lorsqu’il venait vous voir?
Derrière la grille losangée, Caffelli fit la grimace.
— Vous savez que, si vous êtes lié par le secret, je le suis tout autant, Viravolta ! Et la mission dont on vous a chargé ne suffit pas pour que je renie le secret de la confession en me confiant au bandit que vous êtes. Je vous dis seulement que le pire se prépare, et que cela ne fait aucun doute...
Pietro pensait toujours que, si Marcello était bel et bien un espion pour le compte des Dix, il était peu vraisemblable qu’il eût pu se confier à Caffelli et l’entretenir de secrets d’Etat au milieu de confessions alambiquées. En même temps, ce dernier semblait averti d’une partie du travail d’enquête de Marcello. En savait-il plus qu’il ne voulait le dire? C'était probable. Peut-être le prêtre se trouvait-il, d’une façon ou d’une autre, mêlé au meurtre. S'il n’était pas lui-même informateur pour le compte des Dix, il avait pu représenter pour Marcello une source précieuse de renseignements. La façon qu’il avait de se retrancher derrière le secret de la confession paraissait à Pietro aussi légitime que suspecte. Quant à la nature exacte de ses relations avec le comédien, la question méritait d’être approfondie. Et à ce sujet... Pietro craignait le pire.
— Que saviez-vous de Marcello, exactement ?
— Ce que tout le monde sait. Qu’il était acteur dans la troupe de Goldoni.
— Est-ce tout ?
Le prêtre hésita. Il se prit la tête à deux mains.
— Oui.
Pietro était convaincu qu’il mentait.
— N’étiez-vous pas pourtant son confesseur? Mon père... de quoi Marcello vous parlait-il ? Se sentait-il menacé ?
Santa Madonna... J’ai prié, jour et nuit, en espérant que cela n’arriverait pas... Quelle honte, Seigneur... Pourquoi a-t-il fallu que les choses soient ainsi ? C'est allé de pire en pire... Marcello était un garçon qui méritait la vie... Il était...
— On m’a dépeint Marcello comme un être hanté par le péché. Est-ce exact ?
— Marcello était... perdu. Il avait... renié son baptême. Je l’aidais à retrouver la foi.
Pietro plissa les yeux.
— Tiens. Il avait renié son baptême... Pourquoi? Mon père, de quoi se sentait-il coupable ?
Caffelli hochait la tête. Il ne répondit pas. Pietro décida d’être plus explicite.
— Pensez-vous que sa vie amoureuse ait joué à ce sujet un rôle quelconque ?
La respiration de Caffelli s’accéléra. Considérant cette fois que son silence pouvait passer pour un aveu, le prêtre se décida à répliquer :
— La vie sentimentale de Marcello ne regardait que lui, et elle ne serait d’aucune utilité pour ce que vous cherchez.
— Je n’en suis pas aussi sûr. Mais si tel est le cas, n’hésitez plus et dites-moi qui il fréquentait... Je sais qu’il avait une liaison avec Luciana Saliestri... Y avait-il quelqu’un d’autre ?
Aucune réaction. A l’évidence, Cosimo résistait. Viravolta choisit de s’y prendre autrement.
— Bien... Mon père... A votre connaissance, Marcello fréquentait-il des cercles dangereux ? Avait-il des ennemis ?
Le prêtre se passa la langue sur les lèvres ; les mots lui vinrent au bout de plusieurs secondes, il les prononça comme s’ils lui écorchaient la bouche.
— Les Stryges, dit Caffelli dans un souffle. Les Oiseaux de feu...
— Comment ? Les Oiseaux de feu ? De quoi parlez-vous ?
— Les Stryges, qu’ils nomment aussi les Oiseaux de feu... Cherchez-les.
— Je ne comprends pas, mon père. Est-ce...
— Non, non, c’est tout ce que je puis vous dire... Maintenant, partez... Laissez-moi seul.
Pietro posa une question, puis une autre; Caffelli ne répondait plus. Pietro entendit un frémissement. Il chercha à distinguer la silhouette du prêtre par la grille losangée. Puis il tira le rideau et sortit la tête du confessionnal. Les pas de Caffelli résonnaient dans le silence de l’église. Il s’enfuyait. L'une de ses mains était posée sur son bassin, il semblait légèrement courbé en avant, comme si son dos lui faisait mal.
Les Stryges, songea Pietro. Des êtres chimériques, sortes de vampires, à la fois femmes et chiennes, des légendes médiévales. Des créatures de ténèbres, liées aux puissances infernales... Et ce Diable, cette Chimère... Que pouvait bien signifier tout cela? Pietro resta longtemps à l’intérieur du confessionnal, perdu dans ses pensées. Il avait la désagréable impression que Caffelli en avait trop dit, ou pas assez.
Il n’obtiendrait rien de plus du prêtre pour le moment.
Il soupira et écarta le rideau du confessionnal pour sortir à son tour.
Il retourna enfin sur le parvis de San Giorgio, où l’attendait Landretto.
— Alors ? s’enquit le valet.
— Notre ami sait beaucoup de choses. Je ne serais pas surpris qu’il soit mêlé à tout cela d’une façon ou d’une autre. Il ne faudra pas le lâcher... Je saurai le faire ployer, tous ces hommes d’Eglise sont faibles. Et nous avons tous les deux des comptes à régler... Mais il me faudra tout de même un peu de tact en cette matière. Une chose est sûre : Marcello craignait pour sa vie. Et il semble que Caffelli craigne également pour la sienne... Dis-moi, Landretto, les Stryges, ou les Oiseaux de feu, cela te dit-il quelque chose ?
— Euh... Absolument pas.
— Je m’en doutais.
— Et sinon ?
— Sinon, figure-toi que d’après notre bon Cosimo, le Diable est sur Venise...
— C'est très fâcheux. Mais j’ai une autre information pour vous.
— Ah ? dit Pietro, debout devant la lagune.
Il essuya le revers de sa veste.
— Brozzi a envoyé l’un de ses hommes à notre recherche. Il a identifié la provenance des éclats de verre retrouvés dans les orbites de Marcello, et autour de son corps. Ils viennent de l’atelier de Spadetti, à Murano, ce qui ne vous surprendra pas. Spadetti est membre de la Guilde des verriers.
Pietro regarda le valet.
— Spadetti... en effet... l’un des maîtres de Murano. Bien, mon ami.
Ils s’avancèrent vers la gondole.
Le soleil se couchait, irisant Venise d’une lumière orangée.
— Nous irons au lever du jour. Mais ce soir, ô Landretto...
Il écarta les bras. Il était fatigué et tout cela lui pesait. Il ne pouvait plus différer le peu de bon temps auquel il avait droit. Ce ne serait pas renier son serment que de chercher quelques petits reconstituants.
Et après tout, il avait eu une procuration solennelle de Casanova.
Sois digne de moi, lui avait dit Giacomo, au sortir de la prison.
Pietro sourit et se tourna vers son valet.
— Ce soir, Landretto, je nous donne quartier libre. Revenons comme autrefois... Il est temps de mettre un terme à certaines tortures. Les crimes me dépriment, et les plus belles femmes du monde nous attendent. Andiamo, e basta !
011
Après le départ de Pietro, le père Caffelli resta seul à San Giorgio Maggiore, dont il avait fermé les portes. La nuit tombait, envahissant le lieu saint. Elle circulait entre les statues, recouvrait de son ombre le sol froid et poussiéreux. Quelques cierges étaient allumés au coeur de la nef. Cosimo se tenait à genoux devant l’autel, le visage dressé vers la terrible Descente de croix. A présent, on n’entendait plus que son souffle, entrecoupé de plaintes, et d’un curieux sifflement. Cosimo Caffelli, les yeux voilés de larmes, implorait son Rédempteur. Il croyait parfois apercevoir des ombres, qui chuchotaient autour de lui. « Un théâtre d’ombres », aurait dit Marcello. Le prêtre n’osait fermer les paupières, car dans cette obscurité, des images lancinantes revenaient le harceler. Des images au parfum de soufre, jaillies du plus profond de son être, qui ne laissaient pas de le faire souffrir, lui infligeant des douleurs mortelles. Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné? Aujourd’hui, l’Ennemi savait, il savait tout. Rien ne pouvait lui échapper. La bible était ouverte devant Caffelli, et sur une gravure, le Démon admonestait le Christ, l’invitant à le suivre, le visage tordu dans une grimace persiflante, une queue fourchue entourant ses pattes. Des nuées de créatures infernales volaient à ses côtés. Mais le mal n’était pas seulement là, à rôder autour de Cosimo. Il était en lui. Comme en tous les pécheurs. Cela n’avait cessé d’empirer, c’était devenu toujours plus effroyable, plus incompréhensible. Cosimo avait perdu la voie droite, il s’était égaré. Et bientôt, l’impensable serait révélé au monde, et il serait éclaboussé d’une honte sans nom – maudit à tout jamais, par Venise et par les hommes !
Mon Dieu, je suis coupable! Oui, mon Dieu, j’ai péché! Pourquoi m’as-Tu abandonné?
Et Cosimo Caffelli, dont l’ombre se découpait sur le sol de San Giorgio dans le reflet mouvant des flambeaux, continuait de s’appliquer sur le dos de cinglants coups de verges.
012
Pietro et Landretto suivaient un codega, un porteur de lanterne bergamasque, avec lequel ils plaisantaient de temps à autre. Ils avaient commencé la soirée à l’auberge Au Sauvage et, déjà un peu éméchés, ils chantaient. Son Altesse Sérénissime et Emilio Vindicati avaient rempli copieusement leur bourse, pour les faux frais de la mission que Viravolta s’était vu confier; boire à la santé de la République avec les ducats du gouvernement rendait ces consommations deux fois plus douces à la gorge. La petite troupe croisait parfois une escouade des Seigneurs de la nuit, en robe noire, qui les apostrophait en les invitant à mettre une sourdine à leur tapage. Un seul regard sur le sauf-conduit du Doge, que Pietro présentait aussitôt, suffisait à ce qu’on les laisse en paix ; et de toute façon, depuis son altercation avec la petite bande de brigands qu’il avait croisée au sortir du théâtre San Luca, Pietro se sentait prêt à recevoir avec la courtoisie nécessaire quiconque s’aviserait de les contrarier. Ainsi, Landretto et lui glissaient-ils sur les pavés humides, manquant parfois de trébucher et se rattrapant l’un l’autre. Après le Sauvage, ils s’étaient arrêtés dans un débit de boissons, un bastione où l’on vendait du vin au détail; puis, pour se mettre en appétit, ils avaient enchaîné sur des biscuits, du raki, du ratafia de rose et de fleur d’oranger, de la malvoisie et des sorbets de lait parfumés. Un détour rapide par le café Florian, du côté des Procuratie, et ils s’étaient rendus dans une autre auberge, pour profiter cette fois d’un repas de roi : de la soupe et du mouton, quelques tranches de saucisses grillées, un chapon entier avec du riz et des haricots, des truffes, une ou deux cailles, de la ricotta et enfin, des zaletti con zebibo, galettes de maïs et de blé malaxées avec du beurre, du lait et des oeufs, puis garnies de dés de cédrats et de raisins secs. Réveillant d’anciennes amitiés, Pietro et son valet avaient ensuite filé au Ridotto, célèbre maison où l’on jouait au pharaon, au piquet, aux cartes ou aux dés. La chance était avec eux : ils avaient fait un joli bénéfice, au point de distribuer quelques sous aux femmes mystères de San Marco, mesdames les chevalières, procuratesses ou dogaresses d’une nuit, qui, blotties sous les arcades, appâtaient le chaland de leurs charmes. Ils avaient dansé avec elles au son des violons d’orchestre disséminés autour des Procuratie ; Pietro, qui n’avait pas touché un tel instrument depuis longtemps, s’était même essayé à un thème de Gabrielli, qu’il avait écorché vigoureusement. La lune était montée haut dans le ciel ; à présent, ils se rendaient dans un cercle privé, l’un de ceux qui fleurissaient à Venise.
Pietro était heureux de ses retrouvailles avec Landretto : le valet redevenait le compagnon de beuverie qu’il avait toujours été. Les deux hommes étaient amis, bien que l’un fût au service de l’autre; et ce soir, les distinctions de rang s’effaçaient devant ce compagnonnage ressuscité. Pietro, d’ailleurs, n’avait jamais oublié qu’à l’origine il n’était lui-même qu’un gamin des rues rôdant dans San Samuele. Landretto, lui, n’était pas d’origine vénitienne. Né à Parme, il avait été très tôt orphelin de père, comme Viravolta, et sa mère était elle-même disparue quelque temps plus tard. Landretto avait erré longtemps sur les routes d’Italie, à la frontière de la mendicité et du brigandage. Quelques nobles désargentés l’avaient pris sous leur protection, à Pise puis à Gênes. Landretto aussi était un homme libre et Pietro savait qu’il avait plus d’un tour dans son sac. Rieur et d’apparence candide, il ne manquait pas moins d’un certain cynisme, hérité sans doute de son parcours chaotique. Landretto, sous ses dehors d’éphèbe naïf et échappé de la lune, savait calculer son intérêt et faire preuve, lorsqu’il le fallait, d’une grande sagacité. Il avait beau s’avouer de la plus vile extraction, il ne manquait pas de talent pour se faire entendre des puissants, et n’était pas étranger à la libération de son maître. Pietro savait qu’il avait tout essayé pour le sortir des geôles où il était enfermé. Emilio Vindicati lui-même avait fini par prêter l’oreille aux doléances sautillantes de ce garçon, si adroit et dévoué. Pietro soupçonnait ainsi Landretto d’avoir directement contribué à convaincre Emilio de lui confier une nouvelle mission de police, pour prix de son rachat.
Le cercle vers lequel les deux hommes se dirigeaient maintenant, annexe de l’habitation principale des Contarini, comprenait des salons, des cuisines, des salles de jeu et de musique, mais aussi des chambres : c’était ici que, sur les instances de Vindicati, Viravolta et Landretto avaient élu domicile, pour six cents sequins, dans des appartements loués au cuisinier d’un ambassadeur anglais; et Pietro, qui connaissait l’endroit, ne pouvait que féliciter son mentor de ce choix. Arrivés sur place, ils jouèrent deux heures encore au rez-de-chaussée, à la suite de quoi s’engagea une discussion passionnée sur les mérites comparés de différents textes de l’Arioste, ce qui donna à Pietro l’occasion de briller par la récitation de quelques vers bien sentis. De nombreuses femmes se trouvaient là. Il n’était pas une minute pourtant où ne passait devant les yeux de Pietro le doux visage d’Anna Santamaria. A chaque mouvement de son coeur correspondaient mille questions, qu’il n’avait déjà eu de cesse de se poser. Où était-elle? Que faisait-elle? Pensait-elle à lui, l’aimait-elle toujours? Mais, outre l’interdit qu’Emilio avait fait peser sur lui, Pietro, dans l’incertitude où il était, refusait de céder à la souffrance lancinante qui revenait le harceler par vagues, et à la servitude même que lui causait cette obsession. Cela lui devenait intolérable. Il lui fallait se libérer. Crever l’abcès. Oublier ses doutes. Oublier... Avait-il d’autre choix que d’oublier cette femme, et de passer à autre chose ?
Oh, Anna, Anna, me pardonneras-tu ?
Lutter, il aurait pu lutter – mais comment, contre qui ?
Laisse-toi aller.
Ce soir-là, il but beaucoup.
Allez, à toi, Giacomo.
Au milieu des nobles présents ce soir-là, et masqués comme lui, se trouvait une jeune femme qui détonnait : Ancilla Adeodat, une métisse qu’un capitaine vénitien avait ramenée des anciennes colonies. Elle était d’une rare beauté, avec sa longue chevelure brune et bouclée, sa rose rouge dans les cheveux, sa peau café au lait, ses dentelles blanches et sa robe aux mille friselis. Pietro se souvenait d’elle pour l’avoir séduite autrefois, tout comme la mère et la fille Contarini d’ailleurs – les propriétaires de la maison de jeu. C'était bien avant Anna. Malgré le masque, Ancilla le reconnut aussi. Sans doute la fleur à sa boutonnière avait-elle suffi à le trahir aux yeux de la belle métisse ; car alors qu’ils traînaient dans le salon de musique, elle s’approcha de lui, le regard droit et déterminé. Et, caressant cette belle fleur sur son torse :
— L'Orchidée Noire serait-elle sortie de prison ? Mais comment donc...
Il sourit. Elle se hissa sur la pointe des pieds, et murmura à son oreille :
Est-ce toi, Pietro Viravolta ? Que dirais-tu de visiter les îles... comme au temps jadis ?
Pietro sourit à son tour.
— Il est des voyages que l’on n’oublie pas.
Ils se retrouvèrent assez vite dans l’une des chambres de l’étage.
Landretto écoutait à la porte. Il entendit les baisers claquer, et le bruit froissé des vêtements que l’on ôtait. Il voulut glisser un oeil dans la serrure. En vain : la clé était à l’intérieur. Souffles, soupirs, batailles parmi les draps...
Landretto attendit encore... puis finit par soupirer lui aussi, en ôtant son couvre-chef. Pour lui, il n’y aurait rien ce soir.
Bientôt, le valet s’éloigna pour regagner son propre lit.
Toutefois, cette nuit-là ne s’arrêta pas ainsi. Elle fut au contraire le théâtre d’un bien curieux événement.
Une heure avant l’aube, Pietro fut réveillé par trois coups frappés à la porte.
Avait-il rêvé ?
Le grattement contre le battant lui confirma qu’il avait bien entendu. Il regarda Ancilla Adeodat, « le don de Dieu ». La chevelure éparse dans l’oreiller et au-dessus de son dos nu, elle dormait. Elle eut un grognement, retrouva une respiration régulière, qui s’échappait de ses lèvres pulpeuses. Pietro se leva sans l’effleurer, prenant garde à ne pas la réveiller. Il alla chercher un candélabre et s’approcha de la porte, qu’il ouvrit.
Personne. Ni à droite, ni à gauche.
En revanche, ses pieds venaient de rencontrer quelque chose. C'était un billet, recouvert d’une écriture serrée et minuscule, que l’on venait de glisser sous la porte. Intrigué, Pietro le ramassa, approcha le candélabre et lut :
Suis-moi, Viravolta, au Menuet de l’Ombre
Deux pas en avant, à gauche six pas
Le tour franchi, à droite huit pas
Sur la serrure penche-toi
Alors tu verras
Combien la chair est sombre.
VIRGILE
De nouveau, Pietro regarda dans le couloir. Il n’y avait que l’obscurité, de part et d’autre, et le silence de la nuit. Il se retourna quelques secondes. Ancilla dormait toujours. Pietro demeura là un moment, le candélabre et le billet en main, l’air un peu hébété... Il se passa une main sur le visage. Il avait la bouche pâteuse. De quoi s’agit-il, encore ? Qui avait bien pu lui laisser ce message au contenu abscons ? Il relut le billet, se gratta la tête, tendit l’oreille. Toujours rien. Rassemblant peu à peu ses esprits, il s’efforça de comprendre.
Il cligna les yeux, considérant le couloir, le mur en face de lui.
Puis il s’avança.
Deux pas en avant.
Le plancher grinça. Il referma la porte de sa chambre avec précaution. Il regarda ses pieds, s’immobilisant encore. Il s’imagina ainsi découvert, seul au milieu du couloir; s’il avait été surpris à cet instant, à demi nu dans sa chemise blanche, on l’eût assurément pris pour un fou, un spectre égaré dans le monde des vivants ou, à tout le moins, un insomniaque au regard halluciné, peut-être sous l’effet de quelque drogue venue d’un pays exotique. Il fronça les sourcils. Il évoluait comme dans un rêve cotonneux, ou plutôt un cauchemar. Cette sensation était des plus étranges; c’était comme s’il était guidé par une force, un instinct supérieur, qui commandait à sa volonté.
Suis-moi, Viravolta, au Menuet de l’Ombre.
Et maintenant il dansait avec la nuit.
A gauche six pas.
Il pivota sur lui-même et, lentement, mit un pied devant l’autre en comptant jusqu’à six. A sa gauche, la porte close de la chambre voisine, où dormait Landretto. A sa droite, le couloir faisait un angle. Une goutte de cire tomba du candélabre et alla s’échouer sur le sol. Le coeur de Pietro battit plus fort ; il en fut lui-même surpris. Il se racla la gorge. Tout cela allait un peu vite pour lui. Pourtant, il avait la sourde intuition qu’il ne devait pas résister à cet appel, même s’il n’en comprenait guère le sens. De nouveau, il se passa une main sur le front.
Le tour franchi, à droite huit pas.
Pietro passa l’angle du couloir et fit huit pas. Deux portes se faisaient face, à droite et à gauche; puis deux autres. Des sons curieux commençaient à lui parvenir. Quelque chose comme... un souffle, un halètement rauque. Puis, un cri étouffé, le bruit d’une couche qui gémissait sous le poids d’un corps à l’abandon.
Sur la serrure penche-toi.
Viravolta se baissa vers la porte de droite. Elle était en effet pourvue d’une serrure, une banale serrure de fer aux contours grossièrement ouvragés. Il y colla son oeil – pas de clé ici. Il approcha machinalement le candélabre de son visage. Il se demanda encore s’il ne rêvait pas ; le Menuet de l’Ombre avait conduit ses pas jusqu’à cette porte mieux que ne l’eût fait la plus étrange des cartes au trésor. Un trésor, mais lequel ? Une image passa un instant dans son esprit : il se souvenait d’une scène similaire, lorsque, enfant, il avait regardé à travers la serrure de la porte de ses parents. Julia l’actrice, troussée par Pascuale le cordonnier. Vestiges d’une innocence perdue depuis longtemps. Il se souvenait de son étonnement, de son dégoût, de cet obscur sentiment d’envie et de jalousie mêlées, devant l’accomplissement charnel de la passion. Célébration intime, homélie au culte du corps. L'épiphanie enthousiaste et animale des sens.
Alors tu verras...
Il se redressa et se frotta les paupières.
Son coeur s’était emballé de plus belle et pourtant, le spectacle qu’il venait de découvrir n’avait rien de réjouissant. Avait-il bien vu ?
Il se pencha encore.
Un homme pesait de tout son poids sur un corps menu. Il suait à grosses gouttes, soufflait comme un boeuf sur la putta en étouffant ses plaintes, les traits déformés par une effroyable grimace. Un loup ridicule, dont l’une des branches était déchirée, ballottait en cadence sous son menton. Il n’avait pas pris la peine de se déshabiller, se contentant de relever son vêtement noir sur ses jambes grasses, blanches et velues comme les pattes d’un insecte. Pietro suivait chacune des étapes de cette libidineuse métamorphose. L'homme ahanait plus fort, son visage congestionné prenait une teinte violacée ; des veines palpitantes saillaient nettement à ses tempes ; le masque continuait de pendouiller... Soudain, après deux ou trois coups de reins d’une brutalité inouïe, tandis que sa main se refermait de nouveau sur la bouche de sa victime, l’homme se figea; ses traits se crispèrent, il se raidit tout entier dans l’extase, il leva les yeux au ciel ; dans cet instant d’absolue jouissance, il avait l’air d’un duelliste soudain traversé par le fil d’une épée, ou d’un soldat venant de recevoir le coup fatal, et au bord de tomber sur le champ de bataille.
Santa Madonna, répétait-il, Santa Madonna !
Le père Cosimo Caffelli, confesseur de San Giorgio Maggiore, se déversait à longs jets dans les reins de celui qui implorait maintenant sa grâce. Car Pietro s’en rendit compte alors : celui qui venait de subir ces douloureux assauts n’était pas une putta de luxe, mais un jeune éphèbe, un adolescent qui devait avoir à peine dix-sept ans.
... Combien la chair est sombre.
Alors, sans bruit, encore sous le choc de l’événement, Pietro retourna en direction de sa chambre. Il avait hésité à ouvrir la porte à la volée. Il aurait fait irruption dans la pièce, surprenant Caffelli ; il aurait vu sa mine effroyable et honteuse ; il aurait compté tous les pleurs du ciel, s’abattant sur le prêtre et achevant de le couvrir d’opprobre ; il aurait ri aux éclats de cette hypocrisie. Alors, mon père, est-ce ainsi que vous rendez vos devoirs au Christ et à la Vierge ? Que votre moralité est belle, comme elle fait exemple à Venise !
Mais non.
Pietro se sentait de nouveau plongé dans un cauchemar, auquel venaient s’ajouter les effets de l’alcool qu’il avait bu toute la soirée. La vision qui venait d’envahir ses yeux et son esprit lui laissait dans l’âme un goût amer. Il se recoucha, guetta le contact chaud du corps d’Ancilla auprès de lui, remonta sur eux les draps et les couvertures. Aux traits de la sensuelle métisse se mêla l’image, lointaine, diaphane, inaccessible et douloureuse d’Anna Santamaria. Il avait le sentiment, ce soir, de l’avoir reniée. N’était-ce pas aussi la seule façon de lui échapper? D’échapper à une passion sans avenir, forcément sans avenir? Et en même temps... était-ce ainsi, vraiment, que les choses devaient se terminer ?
Je ne sais plus... Franchement, je ne sais plus.
Longtemps encore, de noires pensées tourbillonnèrent dans son esprit.
Pietro avait laissé le billet du Menuet de l’Ombre auprès du candélabre, dont les bougies achevaient de se consumer. Il lui semblait voir de nouveau le cadavre de Marcello crucifié, le corps de Caffelli s’agitant sur celui de l’adolescent, le visage de Brozzi penché sur son autopsie. Il s’imaginait les traits de l’auteur du Menuet de l’Ombre, songeait aux Stryges et à la Chimère, qui volaient parmi les démons. Et il pensait à cette signature inconnue : Virgile.
Il ne se rendormit pas.