CHANT III
Les limbes
La nuit tombait sur Venise. Pietro savourait chacun des instants qui le rendaient à sa ville et à sa liberté. Bien qu’il fût sommé de gagner aussitôt le théâtre San Luca pour un crime dont il avait déjà appris l’horreur, il se sentait d’humeur gaillarde. Il avait frémi de bonheur en posant le pied, pour la première fois depuis longtemps, sur cette gondole qui le menait en direction du quartier de San Luca. Une heure plus tôt, il avait retrouvé les costumes, tous plus divers et fantasques les uns que les autres, qu’il avait utilisés par le passé dans le cadre de ses différentes missions. Ce soir, il avait choisi d’ajouter une mouche à son visage poudré et, sous son chapeau sombre, un cache-oeil qui lui donnait vaguement un air de corsaire ou de flibustier. Il avait également revêtu un grand manteau noir par-dessus sa veste vénitienne.
Eh bien, allons-y. Et comme dirait Emilio... que la fête commence.
Dressé à la proue auprès du gondolier, tandis que Landretto s’était assis en poupe, Pietro guettait la fraîcheur de cette pénombre dans laquelle il plongeait, entre chien et loup ; et son âme exultait de retrouver la splendeur qu’il avait quittée près d’un an plus tôt. Venise, sa ville. Six sextiers qu’il n’avait cessé d’écumer : San Marco, Castello, Canareggio, en deçà du Grand Canal ; Dorsoduro, San Polo et Santa Croce au-delà. Ces sextiers regroupaient soixante-douze paroisses. Pietro les avait toutes arpentées en long et en large. Lorsqu’il était enfant, il sautait d’une gondole à l’autre, ou passait comme une flèche sur les ponts, et allait se perdre avec délices dans les ruelles tortueuses. Il jouait sur les places, du San Samuele au San Luca, auprès des puits publics et des églises, devant les magasins de vins, les boutiques des tailleurs, des apothicaires, des vendeurs de fruits et de légumes, des marchands de bois... Il descendait et remontait sans fin les Mercerie, qui reliaient San Marco au Rialto, s’attardant devant les bonbonnes du laitier, l’étal des bouchers, des fromagers, des bijoutiers. Il chapardait un peu, s’enfuyait en riant sous des bordées d’injures...
Il sourit, puis son sourire s’effaça lentement.
C'est que Venise, aujourd’hui, avait aussi un autre goût. Le ravissement de Pietro se teintait d’inquiétude, lorsque, toujours debout à l’avant de la gondole, il croisait des villas délabrées. Certaines étaient branlantes, prenaient l’eau de tous côtés. Des façades entières dormaient sur des étais de fortune. Des balcons, ces altane si propices aux déclarations et aux soupirs, semblaient près de s’effondrer. Venise n’avait cessé de souffrir d’un climat qui était bien plus rude qu’on ne voulait le croire. En été, les puits d’eau douce étaient fréquemment asséchés; en hiver, il arrivait que la lagune, crépitante sous le gel, se transformât en patinoire. Pietro se souvenait de ses instants rieurs où, s’échappant des jupons de Julia, il allait glisser et s’étaler sur la glace entre le palais ducal et la Giudecca, au milieu de ces flots soudain figés en mille perles de cristal, que venait rejoindre le rideau ondoyant des flocons crachés par des cieux uniformes. Des moments féeriques, mais certes pas pour les édifices vénitiens. A cela s’ajoutaient des tremblements de terre, des incendies chroniques qui avaient déterminé le gouvernement à constituer une escouade spécialisée, dirigée par un « préposé aux machines hydrauliques ». Plus fréquentes encore étaient les pluies diluviennes et la terrible montée des eaux, l’acqua alta, particulièrement destructrice. Les magistratures s’efforçaient de réagir et d’embellir ou de restaurer la cité, numérotant les bâtiments, améliorant l’hygiène des rues, l’écoulement des eaux usées, la décoration et la restructuration des sextiers. Aux porteurs de lanterne, qui assistaient les piétons dans le dédale des ruelles à la nuit tombée, s’adjoignaient désormais les Seigneurs de la nuit, chargés de la sécurité des habitants. Un important plan d’éclairage était en chantier et Venise se couvrait de réverbères.
Pietro frissonna; avec la nuit, la température tombait, il avait froid. Il remonta le col de son manteau, puis ouvrit une fois encore le rapport qu’Emilio Vindicati lui avait remis. Sa main gantée courut un instant sur la pochette de cuir.
En effet, l’affaire avait l’air des plus sérieuses.
« Un crime abominable, en vérité, qui ne trouve pas d’équivalent dans les annales de Venise, mais dont certains détails tendent à indiquer qu’il n’est pas un acte gratuit et qu’il pourrait même, si l’on en croit la mise en scène à laquelle le meurtrier s’est livré, avoir un sens politique, susceptible d’inquiéter directement les plus hauts dignitaires de la République... »
L'identité de la victime, Marcello Torretone, n’était pas totalement inconnue de Pietro. Marcello était un acteur d’une certaine réputation. Le rapport des Dix résumait les quelques informations nécessaires à la compréhension du parcours et de la personnalité de cet homme. Naissance dans le sextier de Santa Croce. Des parents qui travaillaient au théâtre, comme ceux de Pietro – une certaine familiarité ne pouvait manquer de le rapprocher du défunt. Marcello s’était retrouvé sur les planches dès son plus jeune âge. Son père était mort d’une gangrène à la suite d’une mauvaise plaie, à la sortie du théâtre. Sa mère, Arcangela, invalide à trente-trois ans, s’était retranchée dans un couvent de Venise, le San Biagio de la Giudecca. Marcello avait d’abord tenu des rôles secondaires au théâtre San Moisé. Repéré par le capomico du lieu, il l’avait pourtant quitté pour intégrer deux ans plus tard la troupe du San Luca. Mais c’était une autre chose qui, parmi les notes du rapport, avait attiré l’attention de Pietro. Marcello Torretone avait bénéficié d’une éducation catholique fervente. Sa mère était, selon ce document, d’une dévotion sans bornes, obsédée par le péché, ce dont Marcello avait hérité. Le rapport parlait de lui comme d’un être à la personnalité trouble et compliquée.
Lui aussi avait l’habitude des identités multiples.
Un confrère, en quelque sorte, songea Pietro.
Le péché – voilà bien quelque chose qui ne manquait pas de fasciner Viravolta. On lui en reprochait beaucoup, là où il ne voyait que la satisfaction d’aspirations commandées par la nature. Oui, il avait dupé quelques sénateurs, rendu folle la femme d’Octavio. Il était allé parfois un peu loin. Mais Pietro n’avait jamais agi que selon son coeur. Tel était pourtant le miroir qu’on lui tendait : celui du péché. La griffe du mal sur terre, et dans le coeur de l’homme. C'était peut-être à cause de son éducation, empreinte d’une dévotion manifeste, et blessé par le manque d’amour de son Eglise elle-même, que Marcello Torretone, de son côté, avait nourri de cette singulière hantise le fond de ses sentiments. Pietro, lui, se retrouvait aujourd’hui dans son rôle préféré : celui de l’agent secret, qui ne laissait pas de l’amuser. A bien y réfléchir, après l’uniforme militaire, les réceptions de salon, les faisanderies en tout genre auprès des patriciens les plus réputés, Pietro avait vu de longue date dans cette évolution un aboutissement logique. D’une pirouette, il repassait des Plombs au service du gouvernement. Il savait d’ailleurs que les Dix recrutaient aussi bien parmi les filles de joie que les nobles désargentés, les artisans besogneux que les cittadini soucieux de se faire une réputation auprès des institutions de la Sérénissime. Lui, Viravolta, déclassé aux origines sociales inconfortables, fasciné par les apparences de ces gloires fortunées dont il savait sans mal endosser les rôles, ne pouvait que s’accommoder de cette nouvelle fonction. Il était habitué de ces passages inopinés de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre. Ces mues fréquentes faisaient le sel de sa vie. Il s’était tracé un chemin sinueux, et il fallait bien reconnaître qu’il n’avait pu toujours en contrôler les méandres. Sa volonté tenace l’avait poussé à s’élever au-dessus du commun ; un regard déçu sur sa propre naissance, une incapacité à assumer pleinement son désir d’être, le retenaient avec une force égale dans les filets d’une eau bourbeuse. Les élans impérieux de sa passion l’entraînaient à tout va ; il déployait autant d’intelligence pour échapper à cette fatalité et pour affronter les infinis paradoxes de sa propre nature. Quels talents, quels charmes, quels artifices avait-il dû mettre en oeuvre pour être digne du modèle qu’il s’était fixé – et comme ce modèle, obsédé par la nécessité de paraître, dissimulait mal ses faiblesses ! Pietro, lui aussi, était un comédien. Insaisissable, toujours avide de reconnaissance, il ne pouvait que se jeter au-devant des controverses, qu’il avait fini non seulement par admettre, mais par encourager. Comme s’il souhaitait, non sans ironie, mettre à l’épreuve les fondations sociales sur lesquelles les hommes et les femmes ordinaires édifiaient leurs principes – discuter de l’arrogance de leurs certitudes. Pietro n’était sûr de rien. Dans ce jeu sur le fil du rasoir, au bord du précipice, c’était le vertige que les autres éprouvaient à son égard qui, d’un même trait, nourrissait leur antipathie. Sa liberté avait un prix ; pour celle-ci, on lui en voulait furieusement. Ce que l’on appelait son manque de foi ou de morale, n’était bien souvent que le reflet d’une envie inavouée de lui ressembler. Il gênait le pouvoir en même temps qu’il le servait, était rebelle à toute forme d’autorité. Oui : Pietro était un homme libre.
C'était sans doute cela qui faisait peur.
Il savait bien qu’au fond, le parfum de scandale qui entourait sa personnalité était autant le fruit de ses actes que celui de la frustration secrète de ses détracteurs. Il était simple de vouloir l’imiter : encore fallait-il accepter cette angoisse si particulière que procurait l’irrévocable abandon de soi aux mouvements du coeur, un abandon que toute civilisation s’efforçait de contenir. Cette forme d’angoisse, Pietro n’avait jamais pu s’en défaire. Lorsqu’il laissait libre cours à son introspection, c’était pour rencontrer ce même vertige, qui l’excitait autant qu’il craignait de s’y perdre. Pourtant, Dieu, l’amour, les femmes, tout coexistait en lui, tout éveillait son âme – mais sitôt qu’il s’attachait vraiment à les comprendre, il redoutait d’en devenir le jouet. C'était son orgueil qui le sauvait, en même temps qu’il le condamnait. Et de cette impasse intime, il retirait souvent un sentiment de vacuité et d’absurde – celui que son siècle entretenait à loisir.
Et puis il y avait eu cette femme, Anna Santamaria, la Veuve Noire. La seule qui aurait eu le talent de le faire basculer, de le prendre à tout jamais dans ses filets. La Veuve Noire... C'était Emilio qui, le premier, l’avait surnommée ainsi. Pietro ne se souvenait plus très bien pourquoi. Parce que sa beauté même lui avait semblé dangereuse, sans doute. Une beauté qui se distillait en vous comme un venin, bien qu’elle semblât un ange égaré sur terre. Mais c’était aussi parce que veuve, d’une certaine manière, elle l’était – veuve de ces sentiments qu’on lui avait refusés. En deuil d’une vie à laquelle elle n’avait pas vraiment eu droit. Oui, pour elle, Pietro eût peut-être accepté de renoncer à sa liberté, de rentrer dans le rang. S'ils s’étaient rencontrés dans d’autres circonstances, si un mariage familial, de raison, n’avait poussé Anna dans les bras d’Octavio, cet homme qu’elle n’avait jamais désiré, Pietro aurait pu avoir d’elle des enfants. Il aurait su profiter d’autres appuis politiques pour se trouver une profession honorable. Tout cela n’aurait pas dû se passer ainsi. Sitôt qu’il l’avait vue apparaître dans la villa d’Octavio, alors même qu’on la lui présentait comme la future épouse de son protecteur, il avait lu son destin dans les yeux de cette femme. Il avait su qu’il l’aimerait. Elle avait su qu’elle ne lui résisterait pas. A cet instant précis, ils avaient scellé leur pacte. Il était dit qu’ils courraient, ensemble, à la catastrophe. Ce regard sombre qu’ils avaient échangé, cette respiration qui s’était accélérée... Une fausse veuve et une orchidée : voilà qui, pourtant, eût fait un beau couple.
Et maintenant...
Tout cela laissait à Pietro un goût amer. Un goût d’inachevé. Une envie de revanche. Anna... Où était-elle à présent ? Il espérait, il espérait vraiment qu’elle n’était pas trop malheureuse. Mais il ne pouvait prendre le risque de les mettre de nouveau en péril tous les deux... et il n’aimait pas s’attarder sur sa propre douleur. Il avait promis à Emilio de ne pas chercher à la revoir – une condition sine qua non de sa liberté. Et puis, c’était à cette histoire qu’il devait d’avoir fréquenté les geôles les mieux gardées d’Italie. Il n’avait aucune envie d’y retourner. Il tâchait de ne pas y penser, de ne pas se demander s’il l’aimait encore.
Enfin, pas trop.
Allons... Tâche d’oublier.
Pour garder la tête froide, Pietro s’efforçait de se rappeler ce qu’il était avant tout : un affranchi. Il tentait de balayer ses doutes, et choisissait de mordre la vie. Maintenant qu’il se retrouvait libre, il ferait ainsi qu’il l’avait toujours fait : transformer sa fuite en avant en un credo qui lui donnait une forme d’énergie souveraine, une énergie propice à son expansion et à son propre accomplissement. Libre et douloureux, joueur et philosophe, chasseur d’une gloire qu’il méprisait pourtant, brillant et inquiétant : au final, Pietro était tout cela. Mais, comme il l’avait dit au Doge, il avait son éthique : aventurier, capable d’amour et de passion, il savait aussi où était la vraie justice et, s’il vivait souvent au voisinage de zones d’ombre, il en connaissait d’autant mieux les pièges et les illusions. Au-delà de certaines frontières, le Bien et le Mal prenaient définitivement des voies contradictoires. Pietro, lui, tâchait de ne jamais franchir ces limites. Parfois en souvenir de ce qui restait de Dieu en lui. Parfois pour se protéger. La plupart du temps, parce que c’était là sa responsabilité d’homme, à défaut d’être toujours celle de « l’honnête homme ». Il avait été rattrapé par son naturel au premier pas qu’il avait fait hors de sa prison, en ne songeant qu’à une chose : commencer par assouvir ses pulsions enthousiastes et trop longtemps réprimées. Mais il n’était pas question de manquer à la parole qu’il avait donnée à Emilio, en tout cas pour le moment.
Alors, quelles qu’elles soient, les agapes seraient pour plus tard.
Ah !
Nous sommes arrivés.
Lorsque la gondole s’arrêta aux abords de San Luca, Pietro rangea le rapport des Dix et descendit sur le quai en compagnie de Landretto, avant de marcher d’un pas alerte par les ruelles glissantes, en direction du campo où se trouvait le théâtre. Le San Luca datait de 1622 ; comme les autres, le San Moisé, le San Cassiano ou le Sant’Angelo, il avait pris le nom de la paroisse où il était sis. Depuis qu’ils avaient en partie déserté le commerce, les nobles s’étaient piqués de développer les activités théâtrales de la ville. Padoue avait ouvert la voie en réunissant les premières compagnies d’acteurs liés par contrat et se partageant les bénéfices. Un théâtre professionnel était né, dirigé par un capomico qui encadrait les « emplois » fixes des comédiens, incarnant Arlequin, Pantalon ou Brighella... L'opéra, qui prenait son essor à Florence ou Mantoue, suivait ici la même évolution. Le San Luca, lui, était tenu par les frères Vendramin. Ceux-ci étaient parmi les rares commanditaires à traiter directement leurs contrats avec les auteurs et les acteurs ; la plupart du temps, le propriétaire déléguait la gestion de la salle à un impresario, qui était lui-même artiste, citadin ou petit noble. Cette profession n’avait pas toujours bonne presse : nombre de comédiens se plaignaient de leur inculture éhontée ou de leur affairisme maladroit et besogneux. Les Vendramin avaient évité cet écueil : on n’était jamais mieux servi que par soi-même. Certes, le San Luca n’était pas aussi prestigieux que le San Giovanni Crisostomo, parangon de l’opéra sérieux, des tragédies et tragicomédies; il programmait essentiellement des comédies. Mais il était devenu l’un des théâtres les plus florissants de Venise.
Pietro se trouva bientôt devant la façade du bâtiment, une façade de pierre blanche ornée de colonnes évoquant le style antique, qui abritait d’immenses doubles portes de bois sombre. Un homme l’attendait, qui tenait une lanterne. Pietro lui présenta son sauf-conduit portant le sceau et la signature du Doge. Il commanda à Landretto de l’attendre au-dehors.
On lui ouvrit les portes et Viravolta entra.
La salle du San Luca était fidèle à sa réputation. Un vaste parterre, certes un peu poussiéreux pour accueillir le peuple, mais que des alignements de sièges rouge et or, en arc de cercle, venaient rehausser d’une certaine distinction; une arène richement décorée, cernée de quatre rangées de loges pour quelque cent soixante-dix cabinets, aux frontons et balcons égayés de fresques et de peintures baroques. Des cordes brillantes tombaient devant les tentures. Le plafond regorgeait de médaillons, qui composaient une rosace sereine, et dont le coeur figurait des volutes nuageuses traversées de rayons de soleil. Çà et là, des allégories de Venise, Vénus callipyge ou Diane couronnée d’étoiles, se dressaient au milieu de la profusion des Vertus. Au fond, la scène illuminée, les planches patinées, et ces immenses rideaux cramoisis.
Pietro ôta son chapeau à large bord et s’avança.
Trois personnes se trouvaient à l’intérieur du San Luca. Elles parlaient à voix basse, mais semblaient dans tous leurs états. L'une d’elles devait être Francesco Vendramin, l’un des frères propriétaires du lieu; le visage de la seconde était familier à Pietro, sans pour autant qu’il pût se souvenir de qui il s’agissait exactement ; quant à la troisième, elle lui était inconnue. Viravolta avança au milieu du parterre jusqu’à les rejoindre. A son approche, les trois hommes se turent et se tournèrent vers lui. Il les salua et leur montra le sauf-conduit.
— Je suis ici en mission spéciale pour le Conseil des Dix, dit-il en guise d’introduction.
Francesco Vendramin eut un moment de surprise, qui laissa vite la place à de la méfiance. Peut-être craignait-il d’avoir affaire à l’un des inquisiteurs délégués par le Conseil. Pietro le rassura sur ce point. Bientôt, la seconde personne s’avança.
— Emilio Vindicati nous avait prévenus qu’il enverrait au plus tôt l’un de ses tristes émissaires. Monsieur, vous êtes... ?
— Mon identité importe peu, coupa Pietro ; j’agis ici sous le sceau du secret et avec toutes les autorisations nécessaires. En revanche, si je puis me permettre, la vôtre serait utile au début de mon enquête.
L'homme fit un pas en avant, l’air pincé. Né au début du siècle au coin de la rue Ca’ Cent’Anni, dans la paroisse de San Thomas, entre le pont de Nomboli et celui de Donna Onesta, il s’était marié à Gênes, avant d’écrire et de présenter ses premières pièces de théâtre à Milan. La recherche d’un statut conforme à son éducation lui avait d’abord fait épouser la fonction de médecin à Udine, puis d’avocat à Pise ; alors qu’il se présentait devant Pietro, il avait gardé de cette dernière profession le ton légèrement doctoral, quoique vif, et le digne port de tête. Mais nulle affectation, nul orgueil dans sa mise; au contraire, en dépit des circonstances, il semblait avoir peine à dissimuler un naturel que l’on devinait enjoué, voire passionné. Il devait approcher la cinquantaine, un visage ni laid, ni beau, mais aux traits réguliers, une veste liserée de perles noires, un pantalon bouffant par-dessus des chausses impeccables. Dans sa jeunesse, il avait sillonné toute la Vénétie. A Parme, il s’était longtemps reclus; à Rome, Naples, Bologne, il avait tenté avec un succès inégal de se faire une réputation. Finalement, il s’était résolu à jeter aux orties sa robe d’avocat pour devenir poète à gages et se consacrer pleinement à sa véritable passion, le théâtre, bien décidé à dépoussiérer les emplois traditionnels des fifres de la commedia dell’arte ; Venise, sa ville d’origine, l’avait sacré roi de la comédie. Depuis trois ans, il était sous contrat avec les frères Vendramin. On parlait de lui dans les plus prestigieuses cours d’Europe.
— Je suis Carlo Goldoni.
Pietro sourit. Il se souvenait à présent. Il avait assisté à plusieurs représentations de ses oeuvres. Il avait encore à l’esprit Le Chevalier Joconde et La Manie de la campagne, et avait même appris quelques tirades par coeur. Prompt à saisir toutes les occasions d’entamer quelque conversation sur les arts, il aurait aimé s’entretenir davantage avec ce brillant dramaturge ; mais le troisième homme, s’avançant à son tour, lui rappela que le temps lui était compté. Celui-là, à la barbe grise, était vêtu d’une robe sombre, à collerette blanche. Il tenait en main une sacoche à demi ouverte, d’où dépassaient un caducée et divers instruments chirurgicaux.
— Je suis Antonio Brozzi, médecin délégué par la Quarantia Criminale.
Ce fut à cet instant seulement que Pietro perçut l’odeur. Cette odeur immonde, de sang et de putréfaction, qui monta soudain à ses narines, le submergeant à mesure qu’il cherchait à en détecter la provenance. Il se tourna vers les rideaux cramoisis.
— Préparez-vous à ce que vous allez voir, Messer, continua Brozzi. Nous avons tous deux du travail. Il était temps que vous arriviez.
Il fit signe à Vendramin, qui lui-même adressa un sifflet en direction des coulisses. Pietro vit une ombre qui tirait à présent les pans des immenses rideaux.
Oh, Seigneur.
Le spectacle venait de se dévoiler à lui dans toute son horreur.
Un homme – était-ce encore un homme ? – se trouvait devant lui, en plein milieu de la scène. Il vit d’abord ses pieds suspendus dans le vide, au-dessus d’une mare de sang séché, qui recouvrait bien le quart de l’estrade et avait dû se répandre à longs jets continus. Les deux pieds avaient été cloués sur une planche de bois. Les lèvres serrées, Pietro releva un instant son cache-oeil noir. Son regard remonta. La dépouille était totalement nue. Une entaille profonde lacérait son flanc. Lentement, Pietro prit conscience de l’ensemble du tableau. Marcello Torretone avait été crucifié. Les bras écartés, cloués eux aussi. De part et d’autre de son corps, deux voiles diaphanes et lacérés s’agitaient doucement, reliés par des cordes aux mécanismes des machineries dissimulées sous les plafonds. Ils faisaient pendant à d’autres rideaux pourpres, comme ouverts sur cette vision tragique. Une scène dans la scène. Spectaculaire et douloureuse. Pietro eut du mal à retenir un cri de dégoût à mesure qu’il détaillait ce cadavre bleui. On l’avait affublé d’une couronne d’épines – mais il y avait autre chose... Les yeux avaient été arrachés de leurs orbites. La bouche de Marcello était figée dans un spasme effroyable. A ses pieds, des éclats de verre épars, mélangés au sang. Sur son torse, courait une inscription, que l’on avait taillée avec un couteau dans la chair à vif. De l’endroit où il se trouvait, Pietro ne pouvait pas lire ces formules avec exactitude.
Après un instant, il se décida à monter prestement sur l’estrade, tandis que le médecin mandaté par la Quarantia Criminale la contournait pour prendre les marches qui se trouvaient dans l’angle de la scène, et le rejoindre auprès du cadavre.
— A quelle heure est-il mort ? demanda Pietro à Goldoni et Vendramin.
— Cela, c’est au Sier Brozzi de nous le dire, répondit Vendramin. Nous avons donné une représentation hier soir...
— Oui, c’était la première de L'Impresario di Smirne, dit Goldoni. Une comédie en trois actes et en prose. Marcello, paix à son âme, incarnait... Ali, un négociant qui, venu d’Orient, se rend pour affaires à Venise et se met en tête de faire de l’opéra...
Brozzi venait d’ouvrir en grand sa sacoche et commençait à tourner autour du mort. Pietro s’approcha du torse lacéré et parvint à lire :
Io ero nuovo in questo stato,
Quando ci vidi venire un possente,
Con segno di vittoria coronato.
J’étais nouveau dans cet état
Quand je vis venir un puissant,
Que couronnait un signe de victoire...
L'inscription avait retourné les chairs et laissait deviner çà et là le renflement des côtes. L'ensemble du torse était griffonné de cette calligraphie minuscule, comme si l’auteur du forfait se fût servi de la peau à la manière d’un livre. Brozzi ajusta ses besicles sur son nez, releva le menton et lut à son tour. Il avait l’air, en cet instant, de quelque alchimiste au bord de découvrir le secret de la pierre philosophale. Il eut un « Mpffh ! » de dégoût et se tourna vers Viravolta.
— Cela vous évoque-t-il quelque chose ?
— Non, convint Pietro, même si ce genre de tournure m’est familier.
— Nous sommes en face d’une allégorie que nous pourrions qualifier de... biblique, de toute évidence.
— La Bible, vous pensez...
Derrière eux, Vendramin continua :
— La représentation s’est achevée à onze heures. Nous avons quitté le théâtre aux alentours de minuit. Je vous garantis qu’alors, il était vide.
— Vide... Mais Marcello, l’a-t-on vu sortir?
Goldoni et Vendramin échangèrent un regard, puis le dramaturge reprit à son tour :
— Non... A la vérité, pas un des membres de la troupe ne l’a vu.
— Dites plutôt que vous avez cru qu’il était vide, alors, dit Pietro. Marcello aurait-il pu rester après la fermeture ? Seul... caché en coulisses, peut-être ?
Ce disant, Pietro contournait le corps pour s’approcher des coulisses, plongées dans l’obscurité. Des cordelettes traînaient sur le sol. Une bassine d’eau et de sang mêlés. Un chiffon qui portait encore des traces pourpres. Une vague odeur de vinaigre flottait dans l’air, qui venait se superposer à celle de la mort. Une lance de bois, sans doute l’un des accessoires courants du théâtre, reposait contre le mur. Mais sa pointe de métal – celle-là même qui avait dû perforer le flanc de Marcello et qui, peut-être, lui avait crevé les yeux – était bien réelle. Maculée de sang elle aussi.
— Caché ? s’étonnait Vendramin. Mais pourquoi, caché ?
— Qu’en sais-je, dit Pietro. Un rendez-vous galant... ou d’un autre genre.
Il se pencha lorsque son pied rencontra un tas de vêtements abandonnés derrière le rideau, dans un coin obscur. Il déploya devant lui un turban, un pantalon, puis un manteau à grandes manches qui ressemblait fort à un caftan turc. Le costume de Marcello pour le rôle d’Ali dans L'Impresario di Smirne, sans doute – à moins que ce ne fût celui de Pantalon, ce personnage de marchand vénitien, chauvin et avaricieux, dont raffolait le public. Non loin, un coffre était empli de costumes similaires, râpés ou chatoyants, unis ou multicolores – Zanni, le Villano, le Magnifico. Pietro soulevait les uns après les autres les masques et les atours de ces figures de comédie.
— A votre connaissance, Marcello avait-il des aventures ? Des ennemis ?
Ce fut Goldoni qui, après un instant d’hésitation, répondit :
— Des aventures, oui. Des ennemis, non. Vous connaissez les acteurs! Il avait une liaison par-ci, une autre par-là. Rien de bien sérieux. Marcello ne s’attachait à personne. On le voyait parfois au bras d’une de ces courtisanes qui déambulent dans les Mercerie, à la nuit tombée. Je crois, pour ma part, que Marcello ne s’entendait pas vraiment avec les femmes... Il donnait toujours l’impression de se moquer d’elles. Quant à ses ennemis, il n’en avait pas le moindre, autant que je sache. Au contraire, le public l’aimait...
Il y eut un silence tandis que Pietro revenait vers le centre de la scène. Brozzi était agenouillé et examinait les plaies de Marcello, pieds cloués contre la croix de bois. A l’aide d’un pinceau, il nettoya le sang autour des clous, mesura la blessure à son flanc et retourna fouiner dans sa sacoche. Pietro s’agenouilla à côté de lui. Brozzi sortit une petite bouteille translucide et, à l’aide d’un autre pinceau, rassembla les éclats de verre épars, qui formaient comme un halo autour de l’ombre du crucifié. De nouveau, les deux hommes échangèrent un regard.
— Du verre... pourquoi ?
Pietro se saisit lui aussi de quelques morceaux, qu’il glissa à l’intérieur d’un mouchoir.
Ils se relevèrent ensemble. Brozzi s’épongea le front et contempla les orbites vides du cadavre, trous noirs cernés de rouge. On pouvait deviner, mêlés aux plaies, quelques éclats argentés. L'un d’eux, en particulier, saillait nettement d’un reste de paupière.
— Je ne serais pas surpris de découvrir que c’est avec du verre qu’on lui a arraché les yeux... Il a pu mourir de ses plaies ou, très probablement, d’asphyxie, ce qui est plus courant en ces circonstances. Mais il a été saigné à blanc... Santa Maria, quel monstre a-t-il pu commettre une telle ignominie ?
Pietro se pinça les lèvres.
— Vous êtes dans la confidence à la Quarantia, n’est-ce pas, Brozzi ? Alors dites-moi... Quel est le rapport entre le décès d’un acteur et le gouvernement de la République ?
Il avait parlé tout bas. Brozzi toussa, le regardant par-dessus ses besicles. Puis il dit :
— Le rapport?...
Il tendit l’index en direction de l’une des lattes du plancher, où était fiché un objet que Pietro n’avait pas encore remarqué.
— Le rapport est là, Messer.
Pietro s’approcha de l’objet, le délogea et le fit tourner entre ses doigts. Il s’agissait d’une broche d’or, portant deux initiales entrelacées, L et S, au-dessous desquelles figuraient deux épées et une rose perlée. Pietro tourna vers Brozzi un regard interrogateur.
— L et S, commenta le médecin, la rose et les épées... il s’agit de Luciana Saliestri. Courtisane d’honneur et maîtresse de... Giovanni Campioni qui, comme vous le savez, est l’une des têtes les plus éminentes du Sénat. On le suspecte, dirons-nous, de trop de libéralité envers le peuple. Comme autrefois le Doge Falier. Campioni a des idées à lui sur la façon de réformer la République, qui fait de l’ombre à beaucoup de nobles, aux positions radicalement inverses. Mais le personnage est ambigu... Certains le qualifient de rêveur, aux ambitions dangereuses; d’autres n’hésitent pas à voir dans ses discours altruistes une façon bien opportune de masquer un furieux désir de pouvoir. Campioni a longtemps été ambassadeur pour le compte de la Sérénissime, en Angleterre, en France et en Hollande. On dit qu’il a noué là-bas des amitiés parmi les philosophes et les puissants, et qu’il s’inspire aujourd’hui de leurs théories plus ou moins saugrenues pour inventer de nouveaux systèmes de gouvernement.
Brozzi avait ramené les mains sur sa robe noire. Il continua :
— Vous savez combien le Doge et nos institutions entretiennent eux-mêmes avec notre bon peuple vénitien des relations complexes : avant toute chose, c’est le fragile équilibre sur lequel repose notre Constitution qu’ils souhaitent préserver. Et cet équilibre est délicat. De ce point de vue, nous avons toujours été en avance sur les autres, et notre régime fait l’admiration de nos voisins. Venise est libre, mais surveillée. L'amour du peuple est total, mais pragmatique... Il est toujours difficile de trouver la mesure entre les extrêmes, et d’écouter la voix de la raison là où les passions peuvent s’embraser si promptement, et parfois avec une violence insoupçonnée... Il s’en faudrait de peu que l’édifice tout entier ne bascule, dans un sens ou dans un autre : c’est par-dessus tout la terreur de nos politiques. Ils ont l’obsession d’étouffer les étincelles sous la cendre. Rien ne doit couver qui puisse faire du tort à la République. Le spectre de la conspiration de Bedmar est toujours là. Ajoutez à cela que Campioni a avec lui près d’un tiers des membres du Grand Conseil... Vous imaginez sans mal que les Ténébreux ne peuvent manquer d’y voir l’ombre d’une possible conjuration. Cela n’a rien d’exceptionnel, il ne se passe pas quinze jours sans qu’ils nous en inventent une nouvelle. Mais il y a autre chose dont, peut-être, on a omis de vous faire part... et qui tendrait à plaider en faveur de leur suspicion.
— Que voulez-vous dire ?
Brozzi eut un sourire énigmatique. Il continua, toujours à voix basse :
— Voyez-vous, Messer, Marcello Torretone n’était pas seulement acteur au théâtre San Luca. Il était également... agent secret pour le compte des Dix et de la Quarantia Criminale. Comme vous. Pour l’anecdote, les Ténébreux l’appelaient l’Arlequin.
Pietro redressa le buste. Il resta interdit quelques secondes.
— Ah... Je vois. Evidemment. Un détail important, en effet. On s’est bien gardé de le consigner dans le rapport que l’on m’a remis. Emilio aurait pu me prévenir. Enfin...
Il se releva.
— Merci, Sier Brozzi.
Viravolta pinça les lèvres, songeur. Emilio Vindicati ne pouvait ignorer cette information lorsqu’il lui avait confié sa mission. De même que le rapport qu’il lui avait remis ne faisait pas mention de la broche de Luciana Saliestri, ou de la personne du sénateur Giovanni Campioni. Sans doute Emilio avait-il préféré que son émissaire l’apprenne par l’entremise de Brozzi, plutôt que de consigner des noms par écrit dans son compte rendu. On n’était jamais trop prudent. Surtout si, en effet, se trouvaient impliqués des personnages intervenant eux-mêmes au plus haut sommet de l’Etat...
En tout cas, pensa Pietro, tout cela ne me dit rien de bon...
Une chose était sûre : le meurtre se trouvait soudain éclairé d’une lumière bien différente. Pietro songea de nouveau aux réflexions qu’il s’était faites au sujet de Marcello, à partir des détails consignés dans le rapport. Il comprenait mieux, à présent, ce que le péché pouvait signifier aux yeux de Marcello, et en quoi sa crainte éventuelle d’un céleste jugement avait pu influer sur son tempérament – tantôt pour épauler, tantôt pour contrebattre ses vues artistiques. Sa double identité ne l’avait sans doute pas épargné. L'Arlequin, un comédien. Tout cela prenait un relief nouveau. Pour servir la juste cause de la République, il avait dû vivre en secret ce que sa vie d’acteur lui permettait de crier sur les planches – mais, selon cette classique et éphémère procuration, dans les atours d’existences volées, pour lesquelles il ne bénéficiait que d’une illusoire rédemption. C'était sans doute cette faille que le Conseil des Dix, non sans clairvoyance d’ailleurs, avait voulu exploiter en recrutant Marcello parmi les rangs de ses informateurs... Ce faisant, Marcello s’était condamné à oeuvrer en silence pour le bien commun ; mais ce choix même avait dû impliquer, du point de vue moral, les pires renoncements. Car après tout, il n’était devenu que l’un des grouillots de la Sérénissime, de la même façon que Pietro. Qui avait-il dénoncé, trahi? Lui était-il arrivé de tuer? Avait-il eu du sang sur les mains ?... Pietro ne faisait qu’entrevoir le désarroi étrange qui avait dû habiter Marcello, partagé entre les deux faces de Janus, dans ses moments d’angoisse. Acteur et agent de la République : une mise en abyme. Cela n’était pas si inattendu.
Viravolta redescendit de l’estrade. Goldoni s’était assis, les mains entre les jambes, effondré.
— Je crois que, cette fois, c’est trop pour moi, disait-il. Je devais aller à Parme depuis quelque temps, je pense que le moment est venu.
— Carlo ! disait Vendramin. Et le Carnaval ? Non, c’est hors de question. Tu m’avais promis trois pièces encore; nous devrons les faire jouer comme il était convenu. La saison d’automne a été bonne, grâce à toi. Enfin, nous parvenons à faire ce dont tous deux nous avons toujours rêvé. Il n’est pas temps de renoncer! Si ce triste épisode demeure secret, comme je l’espère, le public n’aura pas à jaser de ce qui s’est passé dans nos murs. Si seulement nous savions ce qui est arrivé, je...
Messer Goldoni, il est hors de question de quitter Venise pour le moment, dit Pietro. Pour les besoins de l’enquête, vous devez rester dans la lagune. Il me faut interroger dans les plus brefs délais tous les membres de la troupe; j’ajoute à cela les librettistes et les musiciens d’orchestre, les chorégraphes et scénographes, les chanteurs, les danseurs et les danseuses. En somme, tout le personnel du San Luca.
— Mais alors... la chose va devenir publique... s’écria Vendramin. Ce n’est pas bon pour les affaires, tout cela !
— Il faudra bien expliquer la disparition de Marcello, de toute façon. Rassurez-vous : tous ne sauront que ce qu’ils ont à savoir, et rien de plus. Il est hors de question de s’attarder sur les détails de ce crime ignoble, sauf à ma requête expresse – je gage que vous en serez d’accord ?
Vendramin et Goldoni opinèrent du chef. Pietro se tourna une fois de plus vers la dépouille mise en croix.
— Encore une question...
— Oui ? dit Goldoni.
— Je crois savoir que Marcello était d’un tempérament assez religieux...
Le dramaturge acquiesça.
— Oui... Bien peu des nôtres rendent à Dieu les devoirs qu’ils devraient, cela est certain. Marcello, malgré sa vie légère et mouvementée, n’était pas à ce paradoxe près : il se rendait chaque semaine à San Giorgio Maggiore.
Pietro fronça les sourcils et resta pensif quelques instants. L'espion rendait-il vraiment chaque semaine ses devoirs au Christ ressuscité?... Cela était fort possible, si Pietro s’en référait à ses propres réflexions. Ce qui l’intriguait à présent était la correspondance évidente entre cette éventualité – ou cette certitude – et la mise en scène symbolique de l’assassinat. Voilà qui méritait d’être creusé. Un homme hanté par le péché, crucifié sur les planches de sa propre duplicité, au milieu des costumes des différents personnages qu’il avait coutume d’incarner, les globes oculaires arrachés... Avait-il vu quelque chose qui l’avait rendu dangereux? Le lien avec sa propre foi était-il réel – ou n’était-ce de la part de Pietro qu’une vue de l’esprit ?
Son visage s’éclaira soudain.
— Savez-vous qui officie à San Giorgio Maggiore ?
Ce fut cette fois Vendramin qui répondit.
— Il s’agit du père Cosimo Caffelli.
Caffelli. Tiens...
Oui, je le connais, dit Pietro.
— C'était aussi le confesseur de Marcello, ajouta Goldoni.
— Son confesseur, dites-vous ? Intéressant...
Pietro s’arrêta et passa les doigts sur ses lèvres, pensif. Il avait en effet croisé Caffelli par le passé; et celui-ci ne pouvait que se souvenir de l’Orchidée Noire. Il avait notamment aidé le sénateur Ottavio à convaincre les inquisiteurs d’inculper Pietro d’athéisme, de cabale et de moralité douteuse, afin qu’il fût arraché à la proximité d’Anna Santamaria et jeté en prison. Caffelli avait joué un rôle non négligeable dans l’arrestation de Viravolta.
Voilà qui promet d’être intéressant...
Pietro retrouva le sourire.
— Je vous remercie.
Brozzi l’interpellait ; Pietro se tourna dans sa direction. Le médecin de la Quarantia Criminale était resté sur la scène. Il écarta ses amples manches noires, qu’il commença de retrousser.
— Il va falloir m’aider à le décrocher, à présent.
009
Le cadavre de Marcello Torretone était allongé dans l’une des salles basses de la Quarantia Criminale. Point de dorures ici ni de lambris, mais des murs de pierre nus et dépouillés, un froid glacial qui s’engouffrait par le soupirail donnant sur la ruelle. Pietro avait subitement l’impression de se retrouver dans sa cellule. Au centre de la pièce, Brozzi s’activait. Non sans répugnance, Pietro l’avait aidé à installer ici le corps aux membres roides, étendu sur la table d’examen. Brozzi pouvait maintenant procéder à une analyse plus approfondie. Nul besoin de disséquer le cadavre; en revanche, rien ne devait lui échapper quant à la nature exacte des plaies et des circonstances du drame. Après avoir longuement marmonné dans sa barbe, Brozzi, remettant ses besicles, examinait la racine des cheveux, les orbites, les dents, la langue et la bouche, les blessures aux pieds, aux mains et au flanc, l’inscription sur le torse. Il marchait d’un bout à l’autre du corps, s’attardant ici sur les ongles, là sur l’intérieur des cuisses. Il avait répandu un peu de parfum dans l’atmosphère, mais cela ne suffisait pas à dissiper l’odeur terrible qui avait envahi la pièce. Non loin, sa sacoche était de nouveau ouverte; il avait disposé ses instruments sur une petite table recouverte d’un drap blanc : couteaux chirurgicaux et bistouris, ciseaux, lentille grossissante, pinceaux, éther et alcool, instruments de mesure et poudres chimiques dont Pietro ignorait jusqu’à l’existence. Tout près se trouvait une petite bassine où Brozzi plongeait de temps en temps ses ustensiles, qui tintaient dans des bruits clairs. Pietro avait déjà vu de nombreux cadavres dans sa vie et ses récents souvenirs de prison n’étaient pas des plus réjouissants; pourtant, alors qu’il se tenait ainsi au milieu de la nuit dans cette salle glaciale qu’éclairaient à peine deux lanternes, il ne pouvait s’empêcher de frissonner. La contemplation de cet être décharné, dépouille traversée de veines bleuâtres, à laquelle on avait arraché jusqu’au regard, pénétrait l’âme de la manière la plus sinistre. Et voir ainsi Brozzi traiter la victime comme un vulgaire quartier de viande était particulièrement écoeurant. Dire que j’avais songé à rejoindre ce soir les jardins de quelque princesse abandonnée, songea Pietro. Il avait voulu se préparer à la glorification nocturne du corps, se perdre dans les seins, les cuisses, la croupe d’une femme, pour oublier Anna Santamaria et ses mois de prison ; au lieu de cela, c’était devant un corps sans vie, étalé sur son linceul, que Viravolta se retrouvait. Il cherchait à présent à en apprendre davantage. Courbé sur le cadavre, Brozzi parlait à voix haute, autant pour Pietro que pour lui-même.
— La plaie sur le flanc a bien été occasionnée par la pointe de la lance retrouvée dans les coulisses du théâtre San Luca. L'arme est ici, il nous faudra la mettre sous scellés. C'est une plaie profonde qui a perforé le poumon gauche, sans pour autant atteindre le coeur ; elle a sans doute accéléré l’agonie de la victime, sans nécessairement lui ôter la vie. Le corps a été disposé de la même façon que le Christ sur la croix, le front ceint d’une couronne d’épines. On trouve des traces de vinaigre à la commissure de ses lèvres...
Le retour à la Quarantia avait été l’occasion pour Pietro de faire plus ample connaissance avec cet homme curieux qu’était Brozzi. Celui-ci était également tenu par le secret ; il officiait pour la Criminale depuis plus de dix ans. A l’origine, Antonio Brozzi n’avait rien d’un noble; c’était un cittadino que ses compétences avaient élevé au rang où il se trouvait à présent. Par le passé, il avait été le médecin personnel de nombre de sénateurs et de membres du Grand Conseil. C'était ainsi qu’il avait étendu son réseau de relations et bâti sa réputation. Antonio voulait servir l’Etat et, comme il l’avait confié à Pietro, il lui fallait bien du dévouement pour compenser le caractère morbide de sa charge quotidienne. Son père avait lui-même été assassiné au détour d’une ruelle de Santa Croce ; l’événement n’était pas sans rapport avec le fait qu’Antonio fût devenu, tardivement, l’un de ces croque-morts de la République, dont la fonction exigeait tant de force intérieure et d’abnégation.
Pietro se passa la main sur le visage. La fatigue commençait à le gagner.
Il réprima un bâillement, puis dit :
— Tout cela... c’est de la pure mise en scène... une mise en scène carnavalesque. Les rideaux, les tentures ouvertes qui semblent nous dire : bienvenue au spectacle... A vrai dire, je soupçonne à l’origine de ce meurtre un esprit moins barbare que sa violence ne le laisse présager. Ou, pour être plus exact, un esprit barbare caché derrière les plus belles manières du monde. Il y a dans ce raffinement cruel la marque des vrais décadents. Tout a été choisi et calculé pour obtenir... un effet dramatique. Le crucifié, cette phrase curieuse sur sa poitrine, une sorte de poème énigmatique...
— Il est possible que le meurtrier ait fait avaler à la victime du vinaigre au bout d’un chiffon, continuait Brozzi de son côté. Et ce, au moment même du supplice, infligeant ainsi à Marcello les divers sévices que le Christ eut à subir, de la procession du Calvaire à sa mort. Les yeux ont bel et bien été ôtés. Un reste de globe oculaire droit révèle des particules de verre qui se sont brisées en sectionnant le nerf. Il faudra tenter d’en identifier la provenance. C'est un verre doux, poli, mais d’une certaine densité; il pourrait bien provenir de Murano, si l’on en croit sa facture apparente et sa limpidité de cristal; les débris sont trop petits pour en dire davantage.
— Comprenez-moi, Brozzi. Je conçois que cet homme ait pu être assassiné parce qu’il agissait dans l’ombre, pour le compte des Dix et de la Criminale. Mais pourquoi un meurtre si spectaculaire ? Pourquoi ce clin d’oeil, vaste ironie en vérité, qui semble nous inviter sur la scène de ce drame – comme si, à notre tour, nous entrions dans une pièce, préparée par je ne sais quel dramaturge fou ? Un dramaturge qui, sans doute, est bien éloigné du tempérament de Sier Goldoni, que je pense pouvoir écarter de ma liste de suspects, aussi bien, d’ailleurs, que l’un ou l’autre des frères Vendramin. Mais un amoureux du théâtre, du pastiche... et de Pantalon, dont j’ai trouvé non loin le costume roulé en boule. La broche que vous m’avez indiquée, celle de Luciana Saliestri... Ne trouvez-vous pas la coïncidence fort à propos? Trop, peut-être. A moins que Marcello ne fût l’amant de cette jeune femme, au même titre que Giovanni Campioni, membre du Sénat. Une banale affaire de jalousie me soulagerait, mais j’ai peine à y croire. Tout ceci me paraît diablement fabriqué, Brozzi.
Le médecin releva les yeux et dit :
... Fabriqué, comme un auteur qui agencerait son décor et le destin de ses personnages. Je partage votre avis.
— On a mis beaucoup de soin et de talent à accomplir ce sombre forfait. Marcello a dû crier longtemps, dans ce théâtre désert, à mesure qu’on le saignait, qu’on le clouait sur ces planches à coups de marteau. C'est trop de vice pour une simple vendetta, qu’un coup d’épée, de pistolet ou d’arquebuse règle tout aussi bien, et plus proprement. On a voulu le faire souffrir et, peut-être, le faire parler, en effet. Une torture... mais là encore, Brozzi, pourquoi au théâtre? Pourquoi ne pas l’avoir enlevé et emporté ailleurs ?
— Parce que nous devions le trouver, mon cher, dit Brozzi en se penchant de nouveau sur le mort.
Pietro claqua la langue en signe d’approbation.
— L'inscription énigmatique sur son corps est un autre signe qui prouve que le meurtrier voulait s’adresser à nous. En effet, Brozzi. Il a voulu nous crier quelque chose... Et cela ne ressemble en rien à une séance de torture, comment dirais-je... classique. Elle a été montée à notre intention, autrement dit à celle de la République. Mais il y a encore quelque chose de bien étonnant...
— Je vois ce que vous voulez dire, dit Brozzi en saisissant son mouchoir pour nettoyer ses besicles.
Il avait le front en sueur.
— Les yeux, n’est-ce pas...
Pietro leva l’index et sourit.
— Les yeux, oui. La couronne d’épines, la plaie sur le flanc, la croix, le vinaigre, toutes autres formes d’ecchymoses ou de stigmates de lapidation, passe encore... Mais pourquoi lui avoir ôté les yeux ? Voilà qui n’est guère biblique, Brozzi. Une fausse note, sans doute, dans cette pâle représentation. Mais je suis persuadé qu’elle ne doit rien au hasard. Enfin ! Nous avons déjà plusieurs fils à tirer, ce me semble. Luciana Saliestri, la courtisane... Giovanni Campioni, le sénateur... et à tout hasard, le confesseur de San Giorgio, le père Caffelli.
Pietro soupira et se souvint des paroles qu’avait prononcées Emilio, alors qu’il quittait le palais ducal : Tu viens de mettre les pieds dans le vestibule de l’enfer, crois-moi. Tu ne vas pas tarder à t’en rendre compte.
Pietro regarda Brozzi. Celui-ci lui sourit tout en se grattant la barbe. Il jeta un stylet ensanglanté dans sa bassine, qui rebondit dans un nouveau tintement.
L'eau se mélangea au sang.
— Bienvenue dans les limbes des affaires criminelles de la Quarantia, dit-il seulement.
010
Pietro marchait dans les rues de Venise. Il s’apprêtait à retrouver Landretto à l’auberge où ils devaient loger pour la nuit, en attendant une solution plus confortable, qu’Emilio était en train d’arranger pour leur compte. La tête encore pleine de sombres pensées, Pietro, mains dans le dos, regardait ses pieds, l’air concentré. La nuit était avancée. Un vent froid s’était levé. Les pans de son grand manteau noir s’agitaient derrière lui. Concentré, il ne prit pas garde, en entrant dans une ruelle, à ces quatre hommes qui, portant lanternes et sombre accoutrement, eussent pu passer pour des Seigneurs de la nuit, si ce n’étaient leurs masques inquiétants. La pénombre leur donnait un aspect plus fantasque et chimérique encore. Pietro ne se rendit compte de leur présence que lorsque il fut évident qu’il était coincé. Deux hommes lui barraient le chemin d’un côté, deux de l’autre. On voyait au-dessous de leur masque leur sourire mauvais; ils déposèrent leurs lanternes, ce qui donna fugitivement à la ruelle l’allure d’une scène de spectacle, ou d’une galerie illuminée dans l’attente de quelque importante personnalité. Pietro releva les yeux.
— Que me vaut cette entrave ? demanda-t-il.
— Il te vaut que tu vas nous donner gentiment ta bourse, dit l’un des voleurs.
Pietro considéra celui qui venait de parler, puis son voisin. Il se tourna ensuite vers les deux autres, fièrement campés derrière lui. Ils étaient armés, pour l’un d’un gourdin, pour l’autre d’une dague, et pour les deux derniers d’une épée courte. Lentement, Pietro sourit.
— Et s’il advenait que je refuse ?
— Alors il adviendrait que tu te ferais couper la gorge, chevalier.
— Ou que tu perdrais l’oeil qui te reste, plaisanta son camarade, en allusion au cache-oeil que portait encore Pietro.
Je vois.
Décidément, les rues de Venise ne sont pas très sûres, ces temps-ci.
— A qui le dis-tu. Allez. Allonge.
— Messieurs, autant vous le dire. Je crois que même aveugle, je pourrais vous rosser tous les quatre. Filez, et je ne vous ferai pas de mal. Vous vous en tirerez à bon compte.
Ils éclatèrent de rire.
— L'entendez-vous ?! A genoux, chevalier. Et donne tes sequins.
— Je me vois dans l’obligation de réitérer ma mise en garde.
— Réitère ce que tu veux, mais libère-toi de ta bourse.
L'homme s’avançait, menaçant.
Bien! songea Pietro. Après tout, un peu d’exercice ne nous fera pas de mal.
Il redressa le buste et, lentement, ouvrit les pans de son manteau, qu’il laissa choir derrière lui. Il découvrit l’épée et les pistolets à son flanc.
Un instant, ses adversaires marquèrent une hésitation.
Pietro porta la main au pommeau de son arme.
Les brigands s’approchaient toujours, se refermant sur lui.
— Bien... Par égard pour vous, je ne me servirai que de mon épée, dit Pietro.
Il dégaina. La lame étincela brièvement à la lumière de la lune, tandis que les quatre faux Seigneurs de la nuit fondaient sur lui. Tout, alors, se passa très vite. Il y eut deux éclairs, l’épée fendit l’espace. Le premier homme masqué fut profondément touché à l’épaule et lâcha son gourdin. La dague du second décrivit dans l’espace un arc de cercle en compagnie de trois doigts que Pietro venait de trancher. Puis il tourna sur lui-même, en fléchissant les genoux ; il évita un coup adverse, qui alla se perdre dans le vide, et lacéra les jarrets du troisième. Enfin il se redressa subitement et, continuant de tournoyer, usant d’une botte dont il avait le secret, il dessina sur le front du quatrième une étoile qui fit instantanément couler le sang. L'homme en perdit son masque. Il loucha un instant et, davantage du fait de la terreur que de la douleur, après avoir chaviré une ou deux secondes, il s’effondra aux pieds de Pietro, évanoui.
Maintenant les quatre hommes étaient à terre, qui la main crispée sur son épaule, qui hurlant et cherchant ses doigts manquants, ou comprimant le sang qui lui jaillissait des mollets. Sans parler du chef de ces brigands, parti quant à lui vers des cieux plus cléments, au seuil de son étourdissement.
Pietro sourit. Il ramassa son manteau et prit la fleur à sa boutonnière. Il s’approcha de celui qui se tordait de douleur en serrant ses jambes ensanglantées. Ce dernier cessa momentanément de hurler en levant les yeux vers son vainqueur. Pietro laissa tomber la fleur, qui chut à côté de l’homme en tournoyant.
Il fit volte-face et s’en fut.
L'homme, les yeux écarquillés, regardait la fleur. En signature.
Elle lui disait : l’Orchidée Noire est passée.