CHAPITRE 5
Un jour parfait pour la démocratie*1
Ce jour-là n’était-il pas parfait ? Hier, j’entends. Le printemps s’annonçait à Delhi, le soleil était de sortie et la Loi suivait son cours. Juste avant le petit déjeuner, Afzal Guru, le principal accusé de l’attaque du Parlement en 2001, a été pendu en secret et son corps inhumé à la prison de Tihar1. A-t-il été enterré à côté de Maqbool Butt ? (L’autre Cachemiri pendu à Tihar en 1984, dont les Cachemiris marqueront l’anniversaire demain.) La femme et le fils d’Afzal n’ont pas été informés. « Les autorités l’ont annoncé à la famille par courrier exprès et en recommandé », a déclaré à la presse le ministre de l’Intérieur. « On a demandé au directeur général de la police du Jammu-et-Cachemire de s’assurer qu’ils l’ont bien reçu2. » Peu importe, il s’agit seulement de la famille d’un terroriste cachemiri.
Dans un moment d’unité rare, la Nation ou du moins ses principaux partis politiques — le Congrès national indien, le Bharatiya Janata Party et le Parti communiste d’Inde — ont communié tous ensemble (exception faite de quelques chamailleries au sujet du « délai » et du « moment choisi ») pour célébrer le triomphe de l’autorité de la loi. La Conscience de la Nation, diffusée en direct des studios de télévision ces jours-ci, a déversé sur nous son esprit collectif — le cocktail habituel de passion pontificale et d’une délicate mainmise sur les faits. Même si l’homme est mort et enterré, ils ont semblé, tels les lâches qui chassent en meute, avoir besoin les uns des autres pour garder courage. Peut-être parce que, en leur for intérieur, ils savent qu’ils se sont tous associés pour perpétrer une terrible injustice.
Quels sont les faits ?
Le 13 décembre 2001, cinq hommes armés ont pénétré dans l’enceinte du Parlement à bord d’une voiture piégée Ambassador de couleur blanche. Sommés de s’arrêter, ils ont sauté hors de la voiture et ouvert le feu, tuant huit agents de la sécurité et un jardinier, avant d’être abattus tous les cinq lors de la fusillade qui s’est ensuivie. Dans l’une des nombreuses versions des aveux qu’Afzal Guru a faits au cours de sa garde à vue, il a identifié les hommes comme étant Mohammed, Rana, Raja, Hamza et Haider. C’est tout ce que l’on sait sur eux encore aujourd’hui. L. K. Advani, le ministre de l’Intérieur à l’époque, déclarait qu’ils « avaient l’air pakistanais ». (Étant lui-même sindhi, il devrait savoir à quoi ressemblent les Pakistanais, n’est-ce pas ?) En se fondant uniquement sur les aveux d’Afzal (que la Cour suprême a ensuite écartés en citant des « erreurs » et des « vices de procédure »), le gouvernement indien rappelait son ambassadeur d’Islamabad et mobilisait cinq cent mille soldats à sa frontière avec le Pakistan. Il était question de guerre nucléaire. Les ambassades étrangères mirent en garde leurs ressortissants et évacuèrent leur personnel en poste à Delhi. L’impasse dura des mois et coûta à l’Inde plusieurs milliards de roupies.
Le 14 décembre 2001, la cellule spéciale de la police de Delhi affirmait avoir résolu l’affaire. Le 15 décembre, elle arrêtait le « cerveau », le professeur S. A. R. Geelani, à Delhi, et Showkat Guru et Afzal Guru dans un marché aux fruits à Srinagar3. Elle procédait ensuite à l’arrestation d’Afsan Guru, la femme de Showkat. Les médias propagèrent avec enthousiasme la version de la cellule spéciale. Voici quelques exemples de ce que titrait la presse : « DU Lecturer Was Terror Plan Hub » [Un enseignant de l’université de Delhi au centre du projet terroriste], « Varsity Don Guided Fidayeen » [Un professeur d’université a guidé les fedayin], « Don Lectured on Terror in Free Time » [Un universitaire donnait des cours de terrorisme pendant son temps libre]. Zee TV programma un « docudrame » intitulé December 13th, une reconstitution qui prétendait être la « vérité fondée sur le procès-verbal de la police ». (Si la version policière est la vérité, pourquoi s’encombrer de tribunaux ?) Puis le Premier ministre Vajpayee et L. K. Advani saluèrent publiquement le film. La Cour suprême refusa de différer sa projection, arguant que les médias n’influenceraient pas les juges. Le film fut diffusé seulement quelques jours avant que le tribunal des procédures accélérées ne condamne Afzal, Showkat et Geelani à la peine de mort. Par la suite, la Haute Cour acquitta le « cerveau », Geelani, ainsi qu’Afsan Guru. La Cour suprême confirma l’acquittement, mais dans son jugement du 5 août 2005, elle prononça contre Mohammed Afzal la réclusion à perpétuité à trois reprises, ainsi qu’une double peine de mort.
Contrairement aux mensonges qui ont été colportés par des journalistes de premier plan qui auraient dû se montrer plus avisés, Afzal Guru n’était pas l’un des « terroristes qui ont pris d’assaut le Parlement le 13 décembre 2001 », pas plus qu’il n’était parmi ceux qui « ont ouvert le feu sur les agents de sécurité, tuant apparemment trois des six qui sont morts » (propos tenus par Chandan Mitra, élu du Bharatiya Janata Party à la Rajya Sabha*2, dans le Pioneer daté du 7 octobre 2006). Même le procès-verbal de la police ne formule pas ces accusations contre lui. Le jugement de la Cour suprême déclare qu’il s’agit de présomptions : « Comme c’est le cas dans la plupart des complots, il n’y a et ne pouvait y avoir de preuve formelle équivalant à un complot de nature criminelle. » Mais le verdict poursuit en disant : « L’incident, qui entraîna de lourdes pertes, avait bouleversé la nation dans son ensemble, et la conscience collective de la société ne sera satisfaite que si la peine capitale est prononcée à l’encontre du coupable4. »
Qui a façonné notre conscience collective sur l’affaire de l’attaque du Parlement ? Serait-ce la faute des faits que nous avons glanés dans les journaux ? Des films que nous avons regardés à la télévision ?
Il y a ceux qui soutiendront que le fait même que les tribunaux aient acquitté S. A. R. Geelani et condamné Afzal apporte la preuve que le procès s’est déroulé dans l’indépendance et l’équité. Était-ce le cas ?
Le procès accéléré débuta en mai 2002. Le monde était toujours secoué par l’agitation post-11-Septembre, le gouvernement américain se réjouissait trop tôt de sa « victoire » en Afghanistan, le pogrom au Gujarat se poursuivait et, dans l’affaire de l’attaque du Parlement, la Loi suivait effectivement son cours. À l’étape la plus cruciale d’un procès pénal, au moment où les preuves sont présentées, où les témoins sont soumis à un contre-interrogatoire et où les fondements de l’argument sont posés (à la Haute Cour et à la Cour suprême, on ne peut que débattre des questions juridiques, on ne peut plus apporter de nouvelles preuves), Afzal Guru, à l’isolement dans un centre pénitencier de haute sécurité, n’avait pas d’avocat. Le jeune avocat commis d’office ne rendit pas une seule fois visite à son client en prison, ne cita aucun témoin à comparaître pour sa défense et ne fit subir aucun contre-interrogatoire aux témoins à charge. Le juge signifia son incapacité de remédier à cette situation.
Quoi qu’il en soit, l’affaire ne tenait pas debout depuis le départ. Quelques exemples parmi tant d’autres :
Comment la police est-elle remontée jusqu’à Afzal ? Ils disent que S. A. R. Geelani les a conduits à lui. Mais les comptes rendus d’audiences montrent qu’on a donné l’ordre d’arrêter Afzal avant que Geelani ne soit interpellé. La Haute Cour parla de « contradiction matérielle » mais s’en tint là.
Les deux éléments à charge les plus compromettants contre Afzal étaient un téléphone mobile et un ordinateur portable confisqués au moment de son arrestation. Les notes de service à ce sujet furent signées par Bismillah, le frère de Geelani, à Delhi, et celles concernant la saisie par deux hommes de la police du Jammu-et-Cachemire, dont l’un était un ancien persécuteur d’Afzal du temps où celui-ci avait abandonné le « militantisme ». L’ordinateur et le téléphone portable ne furent pas mis sous scellés, contrairement à ce que la loi exige. Au cours du procès, il est apparu que le disque dur de l’ordinateur avait été consulté après l’arrestation. Il ne contenait que les faux laissez-passer du ministère de l’Intérieur et les fausses cartes d’identité que les « terroristes » utilisèrent pour accéder au Parlement. Et un clip vidéo de Zee TV montrant le Parlement. Ainsi, selon la police, Afzal avait effacé toutes les informations excepté les plus compromettantes, et il se dépêchait d’aller remettre tout cela à Ghazi Baba, que le procès-verbal décrit comme étant le chef des opérations.
Un témoin à charge, Kamal Kishore, reconnut Afzal et déclara à la cour lui avoir vendu la carte SIM — l’élément décisif qui reliait entre eux tous les accusés dans cette affaire — le 4 décembre 2001. Mais le détail des appels téléphoniques entre les mains de l’accusation montrait que la carte SIM avait en réalité été opérationnelle à partir du 6 novembre 2001.
Et il n’en finit pas, cet échafaudage de mensonges et de preuves créées de toutes pièces. Les tribunaux en prennent note, mais pour sa peine la police ne reçoit qu’une légère tape sur les doigts. Rien de plus.
Et puis il y a les antécédents. Comme la plupart des militants qui abandonnent la lutte, Afzal était une proie facile au Cachemire : victime de torture, de chantage, d’extorsion. Il n’était qu’un moins que rien dans tout cela. Si quelqu’un avait réellement souhaité résoudre le mystère de l’attaque du Parlement, il n’aurait eu qu’à suivre la piste touffue de preuves disponibles. Étant donné que personne ne l’a fait, les véritables auteurs du complot ne seront donc ni identifiés ni inquiétés.
Maintenant qu’Afzal Guru a été pendu, j’espère que notre conscience collective a été satisfaite. Ou notre coupe de sang n’est-elle toujours qu’à moitié pleine ?