CHAPITRE 3

Les morts parlent*1

Le 23 septembre 2011, aux environs de trois heures du matin, peu après son arrivée à l’aéroport de Delhi, le journaliste de radio américain David Barsamian a été expulsé1. Cet homme dangereux, qui produit des programmes indépendants et gratuits pour la radio publique, visite l’Inde depuis quarante ans et se livre à de sinistres activités comme apprendre l’ourdou et jouer du sitar. Il a publié des livres d’entretiens avec Edward Said, Noam Chomsky, Howard Zinn, Ejaz Ahmed et Tariq Ali. (Il fait même une apparition en tant que jeune intervieweur en pantalon à pattes d’éléphant dans le documentaire de Peter Wintonick inspiré de La Fabrication du consentement de Chomsky et d’Edward S. Herman.) Lors de ses derniers voyages en Inde, il a réalisé une série d’interviews radiophoniques avec des activistes, des universitaires, des cinéastes, des journalistes et des écrivains (moi y compris). Le travail de Barsamian l’a mené en Turquie, en Iran, en Syrie, au Liban et au Pakistan. Il n’a jamais été expulsé d’aucun de ces pays.

Alors pourquoi la plus grande démocratie du monde craint-elle ce producteur de radio solitaire de gauche, ourdouphone et joueur de sitar ? Voici comment l’explique Barsamian lui-même : « C’est à cause du Cachemire. J’ai travaillé sur le Jharkhand, le Chhattisgarh, le Bengale-Occidental, les barrages de Narmada, les suicides d’agriculteurs, le pogrom du Gujarat et l’affaire Binayak Sen. Mais c’est le Cachemire qui est au cœur des préoccupations de l’État indien. Le récit officiel ne doit pas être contesté. »

Les reportages sur son expulsion ont cité des « sources » officielles selon lesquelles Barsamian avait « enfreint les règles de son visa pendant sa visite en 2009-2010 en se livrant à du travail professionnel alors qu’il détenait un visa de tourisme2 ». Les règles de visa en Inde sont un judas intéressant par lequel épier les préoccupations et prédilections du gouvernement. S’abritant derrière la vieille bannière élimée de la « guerre contre la terreur », le ministère de l’Intérieur a décrété que les experts et les universitaires invités à des conférences ou à des séminaires auront besoin d’une autorisation officielle accordée par les services de sécurité avant d’obtenir un visa. Les dirigeants d’entreprises et les hommes d’affaires, eux, en sont exemptés. Donc quelqu’un qui veut investir dans un barrage, construire une aciérie ou acheter une mine de bauxite n’est pas considéré comme un risque pour la sécurité, tandis qu’un savant qui voudrait participer à un séminaire sur, disons, les déplacements de population, le communalisme ou la malnutrition croissante dans une économie mondialisée, lui, est potentiellement dangereux. Les terroristes étrangers malintentionnés ont probablement deviné qu’il vaut mieux endosser des costumes Prada et faire croire qu’ils veulent acheter une mine plutôt que de porter de vieux pantalons en velours côtelé et déclarer qu’ils souhaitent assister à un séminaire. (Certains soutiendraient que ce sont les acheteurs de mines en costumes Prada qui sont les vrais terroristes.)

David Barsamian ne s’est pas rendu en Inde pour acheter une mine ou assister à une conférence. Il est venu simplement pour parler avec les habitants. Ce qu’on lui reproche, selon des « sources officielles », c’est d’avoir couvert des événements au Jammu-et-Cachemire pendant son dernier séjour en Inde et que ces reportages n’étaient « pas fondés sur les faits ». N’oubliez pas que Barsamian n’est pas un reporter mais un journaliste qui enregistre des interviews radiophoniques long format avec des gens, principalement des dissidents, sur les sociétés dans lesquelles ils vivent. Les touristes n’ont-ils pas le droit de parler aux autochtones quand ils visitent un pays ? N’aurais-je pas le droit de voyager aux États-Unis ou en Europe et d’écrire sur les personnes que j’ai rencontrées, même si mes écrits n’étaient « pas fondés sur les faits » ? Qui décide quels « faits » sont exacts ou inexacts ? Barsamian aurait-il été expulsé si les conversations qu’il a enregistrées avaient fait l’éloge des taux de participation impressionnants aux élections au Cachemire au lieu de décrire le quotidien des gens sous l’occupation militaire la plus dense au monde ? (Six cent mille hommes armés activement déployés pour dix millions d’habitants3.) Ou si elles avaient traité des opérations de secours de l’armée lors du tremblement de terre en 2005 au lieu des insurrections massives d’une population sans armes qui ont eu lieu trois étés de suite ? (Qui n’ont fait l’objet d’aucune attention médiatique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et que personne ne pensa à baptiser « le printemps du Cachemire ».)

David Barsamian n’est pas le premier à être expulsé en raison des susceptibilités du gouvernement indien au sujet du Cachemire. Le professeur Richard Shapiro, anthropologue de San Francisco, a été expulsé de l’aéroport de Delhi en novembre 2010 sans aucune explication. La plupart d’entre nous pensent que c’était une façon pour le gouvernement de punir sa compagne Angana Chatterji, une coorganisatrice du Tribunal populaire international sur les droits de l’homme et la justice (IPTK), qui a attiré en premier l’attention de la communauté internationale sur l’existence de charniers au Cachemire4. Plus tôt cette année, le 28 mai 2011, Gautam Navlakha, un activiste indien qui défend avec véhémence les droits démocratiques, a été expulsé vers Delhi de l’aéroport de Srinagar. (Farooq Abdullah, l’ancien ministre en chef du Cachemire, a justifié cette expulsion en déclarant que les écrivains comme Gautam Navlakha et moi-même n’avaient pas le droit d’entrer dans la région, car « le Cachemire n’est pas destiné à être brûlé » — allez savoir ce que cela veut dire5.) Le Cachemire est en train d’être isolé et coupé du monde extérieur par deux cercles concentriques de patrouilles frontalières — à Delhi ainsi qu’à Srinagar — comme si c’était déjà un pays libre avec son propre régime de visa. À l’intérieur de ses frontières, évidemment, la chasse est ouverte pour le gouvernement et pour l’armée. L’art de contrôler les journalistes et la population du Cachemire, avec cette combinaison meurtrière de pots-de-vin, de menaces, de chantage et de toute une gamme d’indicibles sévices soigneusement élaborés, a atteint le summum du raffinement.

Tandis que le gouvernement tente de réduire les vivants au silence, les morts se sont mis à parler. Il était indélicat de la part de Barsamian de prévoir un voyage au Cachemire au moment même où la commission nationale sur les droits de l’homme était finalement obligée de reconnaître honteusement l’existence de deux mille sept cents tombes anonymes dans trois districts du Cachemire. Des rumeurs selon lesquelles il existerait encore des milliers de tombes affluent d’autres districts. Il est indélicat de la part des tombes anonymes d’embarrasser le gouvernement indien au moment même où le bilan du pays doit être examiné par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies.

Outre David le Dangereux, de qui d’autre la plus grande démocratie du monde a-t-elle peur ? Il y a le jeune Lingaram Kodopi, un adivasi de Dantewada, dans le Chhattisgarh, qui a été arrêté le 9 septembre 20116. La police déclare l’avoir pris en flagrant délit sur un marché tandis qu’il remettait aux rebelles du Parti communiste d’Inde (maoïste) l’argent que l’entreprise d’exploitation du minerai de fer Essar verse pour qu’on la laisse tranquille. Sa tante Soni Sori dit qu’il a été interpellé chez son grand-père au village de Palnar par des policiers en civil qui circulaient dans une Bolero blanche. Maintenant, Soni Sori aussi est recherchée7. Chose intéressante, la police elle-même dit avoir arrêté Lingaram mais permis aux maoïstes de s’échapper. Ceci n’est que la dernière d’une série d’accusations bizarres et presque hallucinatoires qu’elle a portées contre Lingaram avant de se rétracter. Le véritable crime du jeune homme est d’être le seul et unique journaliste à parler le gondî, la langue locale, et à savoir comment négocier les chemins forestiers perdus du Dantewada, dans le Chhattisgarh, l’autre zone de guerre du pays d’où ne doit filtrer aucune information.

Ayant cédé officiellement par une série de mémorandums d’entente secrets — en totale violation de la loi comme de la Constitution — d’immenses étendues de terres tribales indigènes en Inde centrale à des multinationales spécialisées dans les infrastructures et l’exploitation minière, le gouvernement a commencé à remplir les forêts avec des centaines de milliers de soldats des forces de sécurité. Toute résistance, qu’elle soit armée ou non, a été cataloguée comme « maoïste ». (Au Cachemire, on préfère l’expression « éléments djihadistes ».) À mesure que la guerre civile est devenue plus meurtrière, des centaines de villages ont été réduits en cendres. Des milliers d’adivasis ont fui comme réfugiés dans les États voisins. Des centaines de milliers se cachent dans les forêts où ils vivent terrorisés. Les forces paramilitaires ont assiégé la forêt. Un réseau d’indicateurs patrouille dans les bazars des villages, de sorte que les courses pour les produits de première nécessité et les médicaments sont devenues un cauchemar pour les habitants. Un nombre incalculable d’anonymes sont en prison, accusés de sédition et de faire la guerre à l’État, sans avocats pour les défendre. Très peu d’informations émanent de ces forêts, et on ne compte pas les morts.

Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi le jeune Lingaram Kodopi représente une telle menace. Avant de recevoir une formation de journaliste, il était chauffeur au Dantewada. En 2009, la police l’a arrêté et a confisqué sa jeep. Pendant quarante jours il a été enfermé dans un petit cabinet de toilettes où il a subi des pressions pour devenir officier de la police spéciale (SPO) dans la Salwa Judum, l’armée d’autodéfense financée par le gouvernement qui avait alors pour mission de forcer les gens à fuir leurs villages. (La Salwa Judum a depuis été déclarée anticonstitutionnelle par la Cour suprême8.) La police a relâché Lingaram après que le militant gandhien Himanshu Kumar eut déposé une requête d’habeas corpus au tribunal9. Mais la police a ensuite arrêté le vieux père de Lingaram et cinq autres membres de sa famille. Elle a attaqué son village et conseillé aux villageois de ne pas lui donner asile. Lingaram a fini par s’enfuir à Delhi où des amis et des sympathisants ont obtenu son admission dans une école de journalisme. En avril 2010, il s’est rendu au Dantewada et a escorté jusqu’à Delhi les témoins et victimes de la barbarie de la Salwa Judum, de la police et des forces paramilitaires pour leur permettre de témoigner au Tribunal populaire indépendant (IPT). (Dans son propre témoignage, Lingaram a aussi formulé de vives critiques à l’égard des maoïstes10.)

Mais cela n’a pas découragé la police du Chhattisgarh. Le 2 juillet 2010, le camarade Azad, dirigeant maoïste de premier plan et porte-parole officiel du Parti communiste d’Inde (maoïste), a été capturé et exécuté par la police de l’Andhra Pradesh11. L’inspecteur général adjoint Kalluri de la police du Chhattisgarh a annoncé lors d’une conférence de presse que Lingaram Kodopi avait été élu par le Parti maoïste pour remplacer le camarade Azad. (C’était comme accuser un jeune écolier dans le Yan’an de 1936 d’être Zhou Enlai.) L’accusation a été tellement tournée en dérision que la police a dû la retirer12. Elle avait également accusé Lingaram d’être le cerveau d’une attaque maoïste contre un législateur du Congrès au Dantewada. Mais peut-être parce qu’elle s’était déjà montrée si ridicule et vindicative, elle a décidé d’attendre son heure.

Lingaram est resté à Delhi, où il a achevé ses études et reçu son diplôme en journalisme. En mars 2011, les forces paramilitaires ont réduit en cendres trois villages au Dantewada — Tadmetla, Teemapur et Morepalli13. Le gouvernement du Chhattisgarh a accusé les maoïstes. La Cour suprême a confié l’enquête au Bureau central d’enquête (CBI), tandis que Lingaram, armé d’une caméra, est retourné au Dantewada où il a effectué un périple de village en village pour rassembler les témoignages de première main des habitants, qui accusaient la police. (Vous pouvez en voir certains sur YouTube14.) Ce faisant, il est devenu l’un des hommes les plus recherchés du Dantewada. Le 9 septembre 2011, la police l’a finalement rattrapé.

Lingaram a rejoint une impressionnante cohorte de gêneurs qui collectent et diffusent les informations au Chhattisgarh. Parmi ceux qui ont été très tôt réduits au silence se trouve le célèbre docteur Binayak Sen, qui a été le premier à tirer la sonnette d’alarme au sujet des crimes de la Salwa Judum, et ce dès 2005. Il a été arrêté en 2007, accusé de maoïsme et condamné à la réclusion à perpétuité. Après des années d’emprisonnement, il a finalement été libéré sous caution15. Plusieurs personnes ont suivi Binayak Sen en prison — parmi lesquelles Piyush Guha et le cinéaste Ajay T. G.16 Tous deux ont été accusés d’être maoïstes. Ces arrestations ont refroidi la communauté activiste au Chhattisgarh, mais n’ont pas empêché certains d’entre eux de poursuivre leur action. Kopa Kunjam a travaillé avec l’organisation Vanvasi Chetna Ashram dirigée par Himanshu Kumar, faisant exactement ce que Lingaram a tâché d’entreprendre beaucoup plus tard : se rendre dans les villages isolés, découvrir les informations et décrire minutieusement l’horreur qui s’y déroulait. (Il a été mon premier guide dans les villages forestiers du Dantewada.) Une bonne partie de cette documentation a alimenté des affaires judiciaires qui inquiètent et embarrassent bel et bien le gouvernement du Chhattisgarh. En mai 2009, la Vanvasi Chetna Ashram, le dernier refuge neutre pour les journalistes, les écrivains et les universitaires qui voyageaient au Dantewada, était démolie par le gouvernement du Chhattisgarh17. En décembre de la même année, lors de la journée internationale des droits de l’homme, Kopa était arrêté. Il était accusé d’être de connivence avec les maoïstes dans l’assassinat d’un homme et dans l’enlèvement d’un autre.

Les poursuites contre Kopa ont commencé à s’effondrer lorsque les témoins de la police, y compris l’homme qui avait été enlevé, ont refusé de reconnaître les dépositions qu’ils auraient soi-disant faites aux policiers18. Cela n’a pas vraiment d’importance parce que, en Inde, nous savons tous que procès vaut châtiment. Il faudra des années à Kopa pour prouver son innocence, et d’ici là l’administration espère que l’arrestation aura atteint son objectif. Un grand nombre de villageois incités par Kopa à porter plainte contre la police ont été arrêtés eux aussi. Certains sont en prison. D’autres ont été forcés à vivre dans des camps situés en bord de route et surveillés par des officiers de la police spéciale. Cela inclut beaucoup de femmes qui ont commis le crime d’avoir été violées. Peu après l’arrestation de Kopa, Himanshu Kumar a été chassé hors du Dantewada. En septembre 2010, un autre activiste adivasi, Kartam Joga, a été arrêté. Son délit était d’avoir déposé une requête à la Cour suprême en 2007 au sujet des violations endémiques des droits de l’homme commises par la Salwa Judum. Il est accusé de complicité avec les maoïstes dans l’assassinat en avril 2010 de soixante-seize hommes de la Réserve centrale des forces de police (CRPF) à Tadmetla. Kartam Joga est membre du Parti communiste d’Inde (CPI), qui a des relations tendues, sinon hostiles, avec les maoïstes. Amnesty International l’a considéré comme un prisonnier d’opinion19.

Pendant ce temps, les arrestations se poursuivent à un rythme régulier. Un simple coup d’œil aux premiers rapports d’information (First Information Reports — FIRs) enregistrés par la police donne une idée assez claire du fonctionnement implacable de la « bonne administration de la justice » au Dantewada. Les textes d’un grand nombre de ces rapports sont absolument identiques. Le nom de l’accusé, la date, la nature du crime et les noms des témoins sont simplement insérés dans le modèle standard. Il n’y a personne pour vérifier. La plupart de ceux qui sont impliqués, prisonniers comme témoins, ne savent ni lire ni écrire.

Un jour, au Dantewada aussi, les morts se mettront à parler. Et il ne s’agira pas seulement des humains morts, ce seront les terres mortes, les rivières mortes, les montagnes mortes et les créatures mortes dans les forêts mortes qui exigeront d’être entendues.

En attendant, la vie continue. Alors que la surveillance envahissante, le contrôle de l’Internet, les écoutes téléphoniques et la répression contre ceux qui osent s’exprimer deviennent plus sinistres de jour en jour, il est étrange de voir l’Inde devenir la destination de rêve des festivals littéraires. Il y en a une dizaine prévue ces prochains mois. Certains d’entre eux sont financés par ces mêmes entreprises pour le compte desquelles la police a déchaîné son régime de terreur. Le festival littéraire Harud à Srinagar (reporté pour le moment) a été pressenti comme le plus neuf et le plus passionnant à venir : « tandis que les feuilles d’automne changeront de couleur, la vallée du Cachemire résonnera de poésie, de dialogues littéraires, de débats et de discussions… ». Ses organisateurs en ont fait la promotion comme un événement « apolitique », sans toutefois expliquer comment les dirigeants ou les sujets d’une occupation militaire brutale, qui a fait des dizaines de milliers de victimes, endeuillé des milliers de femmes et d’enfants, et mutilé cent mille personnes dans ses chambres de torture, peuvent être « apolitiques ». Je m’interroge : les invités littéraires viendront-ils avec des visas de tourisme ? Y aura-t-il des visas différents pour Srinagar et pour Delhi ? Auront-ils besoin d’une autorisation officielle accordée par les services de sécurité ? Une Cachemiri qui dit tout haut ce qu’elle pense sera-t-elle emmenée directement du festival vers un centre d’interrogatoire, ou l’autorisera-t-on à rentrer chez elle pour se changer et rassembler ses affaires ? (Je présente les choses à gros traits, je sais que c’est plus subtil que cela.)

Le vacarme festif de cette liberté fallacieuse aide à étouffer le bruit des pas dans les couloirs des aéroports tandis que les déportés sont embarqués de force dans des avions en partance, à assourdir tant le clic des menottes qui se ferment autour de poignets robustes et chauds que le claquement métallique et froid des portes de prison.

Nos poumons se vident progressivement de leur oxygène. Il est peut-être temps d’utiliser ce qui nous reste encore de souffle pour dire : Ouvrez ces maudites portes.

*1. Paru initialement dans Outlook (Inde) le 10 octobre 2011. (N.d.T.)