Je n’avais pas pris la peine de m’inquiéter d’une voiture comme j’avais fait la veille d’une barque ; car, si peu que je fusse sorti encore dans les rues de Saint-Pétersbourg, j’avais vu à chaque carrefour des stations de kibicks et de droschki. Aussi, à peine eus-je traversé la place de l’Amirauté pour gagner la colonne d’Alexandre, qu’au premier signe que je fis, je me trouvai entouré d’ivoschiks qui me firent au rabais les offres les plus séduisantes. Comme il n’y a pas de tarif, je voulus voir jusqu’où irait la diminution ; elle alla jusqu’à cinq roubles ; pour cinq roubles, je fis prix avec le conducteur d’un droschki pour toute la journée, et je lui indiquai aussitôt le palais de Tauride.
Ces ivoschiks, ou cochers, sont en général des serfs qui, moyennant une certaine redevance, nommée abrock, ont acheté de leurs seigneurs la permission de venir faire fortune pour leur compte à Saint-Pétersbourg. L’ustensile dont ils se servent pour courir après cette déesse est une espèce de traîneau à quatre roues dans lequel la banquette, au lieu d’être en travers, est en long, de sorte qu’on n’est point assis comme dans nos tilburys, mais à cheval comme sur les vélocipèdes dont se servent les enfants aux Champs-Élysées. Cette machine est attelée d’un cheval non moins sauvage que son maître et qui, comme lui, a quitté les steppes natales pour venir arpenter en tous sens les rues de Saint-Pétersbourg. L’ivoschik a pour son cheval une affection toute paternelle et, au lieu de le battre, comme font nos cochers français, il lui parle plus affectueusement encore que le muletier espagnol à sa mule capitane. C’est son père, c’est son oncle, c’est son petit pigeon ; il improvise pour lui des chansons dont il invente l’air en même temps que les paroles, et dans lesquelles il lui promet pour l’autre vie, en échange des peines qu’il éprouve dans celle-ci, mille félicités dont l’homme le plus exigeant se contenterait très bien. Aussi, le malheureux animal, sensible à la flatterie ou confiant dans la promesse, va-t-il sans cesse au grand trot, ne dételant presque jamais et s’arrêtant pour manger à des auges disposées dans toutes les rues à cet effet : voilà pour le droschki et pour le cheval.
Quant au cocher, il a un trait de ressemblance avec le lazzarone napolitain : c’est qu’on n’a pas besoin de connaître sa langue pour se faire comprendre de lui tant sa fine intelligence pénètre la pensée de celui qui parle. Il est assis sur un petit siège, entre celui qu’il conduit et son cheval, ayant son numéro d’ordre pendu au cou et tombant entre les deux épaules, afin que le voyageur, qui a toujours ce numéro sous les yeux, puisse le saisir s’il est mécontent de son ivoschik ; dans ce cas, on envoie ou l’on porte ce numéro à la police et, sur votre plainte, l’ivoschik est presque toujours puni, mais c’est rarement nécessaire.
Le peuple russe est instinctivement bon, et il n’y a peut-être point de capitale où les meurtres par cupidité ou par vengeance soient plus rares qu’à Saint-Pétersbourg. Il y a même plus : quoique très porté au vol, le moujik a horreur de l’effraction, et vous pourriez confier sans aucune crainte une lettre cachetée, pleine de billets de banque, sût-il même ce qu’il porte, à un valet de place ou à un cocher, tandis qu’il serait imprudent de laisser traîner à la portée de cet homme les moindres pièces de monnaie.
Je ne sais pas si mon ivoschik était voleur, mais à coup sûr il craignait fort d’être volé, car en arrivant à la grille du palais de Tauride, il me fit entendre que, comme le palais avait deux sorties, il désirait fort que je lui donnasse sur ses cinq roubles un acompte équivalent au prix de la course que je venais de faire. À Paris, j’aurais sévèrement répondu à l’insolent demandeur ; à Saint-Pétersbourg, je n’en fis que rire, car cela arrivait à de plus grands que moi, qui ne s’en formalisaient pas. En effet, deux mois auparavant, l’empereur Alexandre, se promenant à pied, comme c’était son habitude, et se voyant menacé d’une pluie, prit un droschki sur la place et se fit conduire au palais impérial ; arrivé là, il fouilla dans sa poche et s’aperçut qu’il n’avait pas d’argent ; alors, descendant du droschki :
– Attends, dit-il à l’ivoschik, je vais t’envoyer le prix de ta course.
– Ah ! oui, dit le cocher, je peux compter là-dessus.
– Comment cela ? demanda l’Empereur étonné.
– Oh ! je sais bien ce que je dis : autant de personnes que je mène devant une maison à deux portes, et qui descendent sans me payer, autant de débiteurs que je ne revois plus.
– Comment, même devant le palais de l’Empereur ?
– Plus souvent encore là qu’ailleurs. Les grands seigneurs ont très peu de mémoire.
– Il fallait te plaindre et faire arrêter les voleurs, dit Alexandre que cette conversation amusait.
– Faire arrêter un noble ! Votre Excellence sait bien qu’on l’essayerait en vain. Si c’était quelqu’un de nous, à la bonne heure, c’est facile, ajouta le cocher en montrant sa barbe, car on sait par où nous prendre ; mais vous autres, grands seigneurs, qui avez le menton rasé, impossible ! Ainsi donc, que Votre Excellence cherche bien dans ses poches, et je suis sûr qu’elle y trouvera de quoi me payer.
– Écoute, dit l’Empereur, voici mon manteau, il vaut bien la course, n’est-ce pas ? Eh bien ! garde-le, tu le remettras à celui qui t’apportera l’argent.
– Eh bien ! à la bonne heure, dit l’ivoschik, vous êtes raisonnable, vous.
Un instant après, le cocher reçut, en échange du manteau resté en gage, un billet de cent roubles. L’Empereur avait payé à la fois pour lui et pour ceux qui venaient chez lui.
Comme je ne pouvais me passer la fantaisie d’une pareille liberté, je me contentai de donner à mon ivoschik les cinq roubles qui étaient le prix de sa journée, enchanté de lui prouver que j’avais plus de confiance en lui qu’il n’en avait eu en moi. Il est vrai que je savais son numéro et qu’il ne savait pas mon nom.
Le palais de Tauride est un don que fit, avec ses meubles magnifiques, ses statues de marbre et ses lacs aux poissons d’or et d’azur, le favori Potemkine à sa puissante et grande souveraine Catherine II pour célébrer la conquête du pays dont il porte le nom ; mais ce qui est étonnant, ce n’est point le faste du donateur, c’est la religion avec laquelle le secret fut gardé. Une merveille s’était élevée dans sa capitale, et Catherine n’en savait rien ; si bien qu’un soir, lorsque le ministre invita l’Impératrice à la fête nocturne qu’il comptait lui donner, à la place de quelques humides prairies qu’elle connaissait, elle trouva, resplendissant de lumières, plein d’harmonie et tout émaillé de fleurs vivantes, un palais qu’elle aurait pu croire bâti par la main des fées.
C’est qu’aussi Potemkine était le modèle des princes parvenus, comme Catherine II fut le modèle des reines improvisées ; l’un était un simple sous-officier, l’autre une petite princesse d’Allemagne ; et cependant, que l’on prenne tous les princes et tous les rois héréditaires de cette époque, et l’on trouvera que tous deux furent grands parmi les grands.
Un hasard étrange, ou plutôt un calcul providentiel, les avait réunis.
Catherine avait trente-trois ans ; elle était belle, elle était aimée pour sa bienfaisance et respectée pour sa piété, lorsqu’elle apprit tout à coup que Pierre III voulait la répudier pour épouser la comtesse de Vorontsoff et, pour avoir un prétexte de la répudier, comptait faire déclarer illégitime la naissance de Paul Petrovitch. Alors elle comprend qu’il n’y a pas un instant à perdre ; elle quitte à onze heures du soir le château de Peterhoff, monte dans la charrette d’un paysan qui ignore qu’il conduit la future tsarine, arrive à Pétersbourg comme le jour vient de paraître, rassemble les amis sur lesquels elle croit pouvoir compter, se met à leur tête et marche avec eux au-devant des régiments en garnison à Saint-Pétersbourg et qui ont été convoqués sans savoir de quoi il s’agit. Arrivée sur le front de la ligne, Catherine les interpelle, invoque leur courtoisie comme hommes et leur fidélité comme soldats, puis, profitant de l’impression que son discours a produit, elle tire une épée dont elle jette le fourreau, et demande une dragonne pour la nouer autour de son bras. Un jeune sous-officier âgé de dix-huit ans sort des rangs, s’approche d’elle et lui offre la sienne ; Catherine accepte avec un doux sourire. Le jeune officier veut alors s’éloigner et reprendre son rang ; mais le cheval qu’il monte, habitué à l’escadron, refuse d’obéir, se cabre, bondit et s’obstine à rester côte à côte du cheval de l’Impératrice. Alors l’Impératrice regarde le beau cavalier qui se serre ainsi contre elle ; ses efforts infructueux pour s’éloigner du jeune homme lui semblent une voix de la Providence, qui lui indique un défenseur. Elle le fait à l’instant même officier, et huit jours après, quand Pierre III, emprisonné sans résistance, a résigné à Catherine la couronne qu’il voulait lui ôter et qu’elle est vraiment souveraine, elle se rappelle Potemkine et le fait gentilhomme de la chambre dans son palais.
À compter de ce jour, la fortune du favori alla toujours croissant. Beaucoup l’attaquèrent qui se brisèrent contre elle. Un seul crut avoir triomphé ; c’était un jeune Servien nommé Zoritch. Protégé par Potemkine lui-même, placé près de Catherine par lui, il profita de son absence pour essayer de le perdre en le calomniant. Alors Potemkine, prévenu, arrive, descend dans son ancien appartement au palais, et là, il apprend que sa disgrâce est complète et qu’il est exilé. Potemkine, à ce mot, et sans secouer la poussière qui couvre son habit de voyage, se rend chez l’Impératrice. À la porte de sa chambre, un jeune lieutenant de planton veut l’arrêter ; Potemkine le prend par les flancs, le soulève, le jette de l’autre côté de la chambre, entre chez l’Impératrice, et un quart d’heure après en sort tenant à la main un papier :
– Tenez, Monsieur, dit-il au jeune lieutenant, voici un brevet de capitaine que je viens d’obtenir pour vous de Sa Majesté.
Le lendemain, Zoritch était exilé dans la ville de Chklov que son généreux rival fit ériger pour lui en souveraineté.
Quant à lui, il rêva tour à tour le duché de Courlande et le trône de Pologne, puis il ne voulut rien de tout cela, se contentant de donner des fêtes aux rois et des palais aux reines. D’ailleurs, une couronne l’eût-elle fait plus puissant et plus fastueux qu’il n’était ? Les courtisans ne l’adoraient-ils pas comme un empereur ? N’avait-il pas à sa main gauche, car la droite il la gardait nue pour mieux tenir son sabre, autant de diamants qu’il y en avait à la couronne ? N’avait-il pas des courriers qui allaient lui chercher des sterlets dans la Volga, des melons d’eau à Astrakhan, du raisin en Crimée, des bouquets partout où il y avait de belles fleurs, et ne donnait-il pas, entre autres cadeaux, tous les premiers de l’an, à sa souveraine, un plat de cerises qui lui coûtait dix mille roubles ?[2]
Ci-gît Faucher.
Fouette, cocher.
Tantôt ange, tantôt démon, il créait ou détruisait sans cesse, brouillait tout, mais vivifiait tout. Le prince de Ligne disait qu’il y avait en lui du gigantesque, du romanesque et du barbaresque, et le prince de Ligne avait raison.
Sa mort fut étrange comme sa vie, et sa fin inattendue. Il venait de passer un an à Saint-Pétersbourg au milieu des fêtes et des orgies, pensant qu’il avait fait assez pour sa gloire et pour celle de Catherine en reculant les limites de la Russie jusqu’au-delà du Caucase, lorsque tout à coup il apprend que le vieux Reptnine, profitant de son absence pour battre les Turcs et les forcer à demander la paix, a fait plus en deux mois que lui en trois ans.
Alors il n’a plus de repos : il est malade, c’est vrai, mais n’importe, il faut qu’il parte. Quant à la maladie, il luttera avec elle et la tuera. Il arrive à Jassy, sa capitale, et part pour Otchakov, sa conquête. Au bout de quelques verstes, l’air de sa voiture l’étouffe, on étend son manteau à terre ; il descend, se couche dessus et expire au bord d’un chemin.
Catherine faillit mourir de sa mort : tout, même la vie, semblait être commun entre ces deux grands cœurs ; elle s’évanouit trois fois, le pleura longtemps et le regretta toujours.
Le palais de Tauride, occupé, à l’heure où je le visitais, par le grand-duc Michel, avait servi d’habitation temporaire à la reine Louise, cette moderne amazone qui espéra un instant vaincre son vainqueur ; car Napoléon lui avait dit, en l’apercevant pour la première fois : « Madame, je savais bien que vous étiez la plus belle des reines, mais j’ignorais que vous étiez la plus belle des femmes. » Malheureusement, la galanterie du héros corse ne fut pas de longue durée. Un jour la reine Louise jouait avec une rose :
– Donnez-moi cette rose, dit Napoléon.
– Donnez-moi Magdebourg, répondit la reine.
– Oh ! ma foi, non ! s’écria l’Empereur, ce serait trop cher.
La reine jeta de dépit la rose qu’elle tenait ; mais elle n’eut point Magdebourg.
En quittant le palais de Tauride, je continuai mon excursion en traversant le pont de Troïtskoï pour visiter la cabane de Pierre Ier, ce grossier bijou impérial dont je n’avais vu la veille que l’écrin.
La religion nationale a conservé ce monument dans toute sa pureté primitive, et la salle à manger, le salon et la chambre à coucher semblent encore attendre le retour du tsar. Dans la cour est la petite barque entièrement construite par le charpentier de Saardam, et de laquelle il se servait pour se porter, par la Neva, sur les différents points de la ville naissante où sa présence était nécessaire.
Près de cette demeure d’un jour est sa demeure éternelle. Son corps, comme celui de ses successeurs, repose dans l’église de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, située au milieu de la forteresse. Cette église, dont la flèche d’or donne une trop haute idée, est petite, peu régulière et d’un mauvais goût ; sa seule valeur est dans le trésor mortuaire qu’elle renferme. Le tombeau du tsar est près de la porte latérale du côté droit ; à la voûte pendent plus de sept cents drapeaux pris sur les Turcs, les Suédois et les Persans.
Je passai par le pont Tioutchkoff, dans l’île de Vasilievskoï. Les principales curiosités de ce quartier sont la Bourse et les Académies. Je me contentai de passer devant ces monuments et, prenant le pont d’Isaac et la rue de la Résurrection, je me trouvai bientôt sur le canal de la Fontalka, dont je suivis le quai jusqu’à l’église catholique. Là, je m’arrêtai : je voulais voir la tombe des Moreau. C’est une simple dalle en face de l’autel et au milieu du chœur.
Puisque j’en étais aux églises, je voulus voir tout de suite celle de Kazan, qui est la Notre-Dame de Saint-Pétersbourg. J’y pénétrai par sa double colonnade bâtie sur le modèle de celle de Saint-Pierre de Rome. Ici, le prospectus, contre l’habitude, est inférieur à la chose annoncée. À l’extérieur, tout est plâtre et brique ; à l’intérieur, tout est bronze, marbre et granit ; les portes sont d’airain ou d’argent massif, le pavé de jaspe, et les murs de marbre.
J’avais assez de monuments pour un seul jour ; je me fis conduire chez l’illustre madame Xavier pour remettre à ma belle compatriote la lettre dont j’étais chargé pour elle. Depuis six mois, elle n’habitait plus la maison, et son ex-maîtresse m’apprit d’un ton fort pincé qu’elle était établie à son compte entre le canal de la Moika et le magasin d’Orgelot. C’était chose facile à trouver : Orgelot est le Suse de Saint-Pétersbourg.
Dix minutes après, j’étais devant la maison indiquée. Comme je comptais dîner chez le restaurateur en face, qu’à son nom j’avais reconnu pour un compatriote, je renvoyai mon droschki et j’entrai dans le magasin en demandant mademoiselle Louise Dupuy.
Une des demoiselles s’informa si c’était pour achat de marchandises ou pour affaire particulière ; je lui répondis que c’était pour affaire particulière.
Aussitôt, elle se leva et me conduisit à son appartement.