L’Empereur arriva à Taganrog vers la fin d’août 1825 (après avoir passé par Varsovie, où il s’arrêta pendant quelques jours pour fêter l’anniversaire de la naissance du grand-duc Constantin) ; c’était le deuxième voyage que l’Empereur faisait dans cette ville, dont la situation lui plaisait et où il disait souvent qu’il avait l’intention de se retirer. Le voyage, au reste, lui avait fait grand bien ainsi qu’à l’Impératrice, et on augurait à merveille de leur séjour sous ce beau ciel auquel ils étaient venus demander leur guérison. Au reste, la prédilection de l’Empereur pour Taganrog n’était justifiée que par les embellissements futurs qu’il comptait y faire ; car, telle qu’elle était alors, cette petite ville, située sur le bord de la mer d’Azov, ne se composait guère que d’un millier de mauvaises maisons, dont un sixième au plus est bâti en briques et en pierres ; toutes les autres ne sont que des cages de bois recouvertes d’un torchis de boue. Quant aux rues, qui sont larges, il est vrai, mais qui ne sont point pavées, à la moindre pluie on enfonce jusqu’au genou ; en revanche, quand le soleil et le vent ont desséché ces masses humides, le bétail et les chevaux qui passent, chargés des productions du pays, soulèvent sous leurs pieds des torrents de poussière, que la brise fait tourbillonner en flots si épais qu’en plein jour et à quelques pas, on ne distingue point un homme d’un cheval. Cette poussière s’introduit partout, entre dans les maisons, traverse les jalousies closes ou les contrevents fermés, pénètre à travers les habits et charge l’eau d’une espèce de sédiment qu’on ne peut précipiter qu’en la faisant bouillir avec du sel de tartre.
L’Empereur était descendu dans la maison du gouverneur, située en face de la forteresse d’Azov, mais il n’y restait presque jamais, sortant dès le matin et n’y rentrant qu’à l’heure du dîner, c’est-à-dire à deux heures. Tout le reste du temps, il courait à pied dans la boue ou la poussière, négligeant toutes les précautions que les habitants du pays eux-mêmes prennent contre les fièvres d’automne, qui du reste avaient été très nombreuses et très malignes cette année. Sa principale occupation était le tracé et le plantage d’un grand jardin public dont les travaux étaient dirigés par un Anglais qu’il avait fait venir de Saint-Pétersbourg ; la nuit, il dormait sur un lit de camp, la tête posée sur un oreiller de cuir.
Quelques-uns disaient que ces occupations, en quelque sorte extérieures, voilaient un plan caché, et que l’Empereur ne s’était retiré ainsi à l’extrémité de son empire que pour y prendre à l’écart quelque grande détermination. Ceux-là espéraient, d’un moment à l’autre, voir sortir de cette petite ville des Palus-Méotides un plan de constitution pour toute la Russie ; là était, s’il fallait les en croire, la véritable cause de ce voyage prétendu sanitaire ; l’Empereur avait voulu agir en dehors de l’influence de sa vieille noblesse, aussi attachée encore aujourd’hui à ses préjugés qu’elle l’était du temps de Pierre le Grand.
Cependant, Taganrog n’était que le point principal de la résidence d’Alexandre ; Élisabeth seule y restait à demeure, car elle n’eût pu supporter les courses que l’Empereur faisait dans le pays du Don, tantôt à Tcherkask, tantôt à Donets. Au retour d’une de ces courses, il allait partir pour Astrakhan, lorsque l’arrivée subite du comte de Voronzoff, celui-là même qui a occupé la France jusqu’en 1818, et qui était gouverneur d’Odessa, vint renverser le nouveau projet ; en effet, Voronzoff venait annoncer à l’Empereur que de grands mécontentements étaient près d’éclater en Crimée, et que sa présence seule pouvait les calmer. Il y avait trois cents lieues à parcourir ; mais qu’est-ce que trois cents lieues, en Russie, où les chevaux, aux crinières échevelées, vous emportent à travers les steppes et les forêts avec la rapidité d’un rêve ? Alexandre promit à l’Impératrice d’être de retour avant trois semaines et donna les ordres du départ, qui devait avoir lieu aussitôt après le retour d’un courrier qu’il avait expédié à Alupka.
Le courrier revint ; il apportait de nouveaux détails sur la conspiration. On avait découvert que c’était non seulement au gouvernement, mais encore aux jours de l’Empereur qu’on en voulait. En apprenant cette nouvelle, Alexandre laissa tomber sa tête dans ses mains et, poussant un profond gémissement, il s’écria : « Ô mon père ! mon père ! »
On était alors au milieu de la nuit. L’Empereur fit réveiller le général Diébitch qui habitait une maison voisine. En l’attendant, il paraissait fort inquiet, marchant à grands pas dans la chambre, se jetant de temps en temps sur son lit, d’où l’agitation le repoussait bientôt. Le général arriva ; deux heures se passèrent à écrire et à discuter, puis deux courriers partirent porteurs de dépêches, l’un pour le vice-roi de Pologne, l’autre pour le grand-duc Nicolas.
Le lendemain, les traits de l’Empereur avaient repris leur calme habituel, et nul ne pouvait y lire la trace des agitations de la nuit. Cependant Voronzoff le trouva, en venant lui demander ses instructions, dans un état d’irritabilité tout à fait contraire à la douceur habituelle de son caractère. Il n’en donna pas moins l’ordre du départ pour le lendemain matin.
La route ne fit qu’augmenter ce malaise moral ; à chaque instant, ce qui ne lui arrivait jamais, l’Empereur se plaignait de la lenteur des chevaux et du mauvais état des chemins. Cette humeur chagrine redoublait surtout quand son médecin Wyllie lui recommandait quelques précautions contre les vents glacés de l’automne. Alors, il rejetait manteau et pelisse, et semblait chercher les dangers que ses amis le suppliaient de fuir. Tant d’imprudence porta son fruit : l’Empereur fut un soir pris d’une toux obstinée, et le lendemain en arrivant à Oriel, une fièvre intermittente se déclara qui, en quelques jours, et aidée par l’obstination du malade, se changea en une fièvre rémittente que Wyllie reconnut bientôt pour être la même qui avait régné pendant tout l’automne de Taganrog à Sébastopol.
Le voyage fut aussitôt interrompu.
Alexandre, comme s’il eût senti la gravité de sa maladie et voulu revoir l’Impératrice avant de mourir, exigea qu’on lui fît reprendre à l’instant même le chemin de Taganrog. Toujours contrairement aux prières de Wyllie, il fit une partie de la route à cheval ; mais bientôt, ne pouvant plus se tenir en selle, force lui fut de remonter dans sa voiture. Enfin, le 3novembre, il rentra à Taganrog. À peine arrivé au palais du gouverneur, il s’évanouit.
L’Impératrice, presque mourante elle-même d’une maladie de cœur, oublia à l’instant même ses souffrances, pour ne s’occuper que de son mari. La fièvre fatale, malgré le changement de lieu, reparaissait par accès chaque jour, de sorte que le 8, les symptômes, augmentant sans cesse de gravité, sir James Wyllie exigea que le docteur Stophiegen, médecin de l’Impératrice, lui fût adjoint. Le 13, les deux docteurs, réunis pour combattre l’affection cérébrale qui menaçait de compliquer la maladie, proposèrent à l’Empereur de le saigner ; mais l’Empereur s’y opposa constamment, ne demandant que de l’eau glacée et, lorsqu’on lui en refusait, repoussant toute autre chose. Vers quatre heures de l’après-midi, l’Empereur demanda de l’encre et du papier, écrivit et cacheta une lettre ; puis, comme la bougie était restée allumée : « Mon ami, dit-il à un domestique, éteins cette bougie ; on pourrait la prendre pour un cierge et croire que je suis déjà mort. »
Le lendemain, le 14, les deux médecins revinrent à la charge, secondés par les prières de l’Impératrice, mais ce fut inutilement encore, et même l’Empereur les repoussa avec emportement. Cependant, presque aussitôt il se repentit de ce mouvement d’impatience et, les rappelant tous deux :» Écoutez, dit-il à Stophiegen, vous et sir James Wyllie, j’ai eu grand plaisir à vous voir, et cependant je vous préviens que je serai forcé de renoncer à ce plaisir, si vous me rompez la tête avec votre médecine. » Pourtant, vers midi, l’Empereur consentit à prendre une dose de calomel.
Vers quatre heures du soir, le mal avait fait des progrès si effrayants qu’il devint urgent de faire appeler un prêtre. Ce fut sir James Wyllie qui, sur l’invitation de l’Impératrice, entra dans la chambre du mourant et, s’approchant de son lit, lui conseilla en pleurant, puisqu’il continuait de refuser le secours de la médecine, de ne pas refuser au moins ceux de la religion. L’Empereur répondit que, sous ce rapport, il consentait à tout ce qu’on voulait.
Le 15, à cinq heures du matin, le confesseur fut introduit. À peine l’Empereur l’eut-il aperçu que, lui tendant la main : « Mon père, lui dit-il, traitez-moi en homme, et non en empereur. » Le père alors s’approcha du lit, reçut la confession impériale et donna les sacrements à l’auguste malade.
Alors, comme il connaissait l’obstination qu’avait mise Alexandre à refuser tous les remèdes, il attaqua sur ce point la religion du mourant, lui disant que, s’il continuait à s’obstiner sur ce point, il y avait à craindre que Dieu ne regardât sa mort comme un suicide. Cette idée produisit sur Alexandre une si profonde impression qu’il rappela aussitôt Wyllie et lui dit qu’il se remettait entre ses mains, afin qu’il fît de lui ce que bon lui semblerait.
Wyllie ordonna aussitôt l’application de vingt sangsues à la tête ; mais il était trop tard. Le malade était dévoré d’une fièvre ardente, de sorte qu’à compter de ce moment, on commença à perdre tout espoir et que la chambre se remplit de serviteurs pleurants et gémissants. Quant à Élisabeth, elle n’avait quitté le chevet du malade que pour faire place au confesseur et, celui-ci sorti, elle était rentrée aussitôt et avait repris son poste accoutumé.
Vers deux heures, l’Empereur parut éprouver un redoublement de douleurs. Il fit signe qu’on s’approchât de lui comme s’il voulait communiquer un secret. Alors, comme s’il changeait d’avis : « Les rois, s’écria-t-il, souffrent plus que les autres. » Puis, s’arrêtant tout à coup et retombant en arrière sur son traversin : « Ils ont commis là, murmura-t-il, une action infâme. » De qui voulait-il parler ? Nul ne le sait ; mais quelques-uns ont cru que c’était un dernier reproche aux assassins de Paul.
Pendant la nuit, l’Empereur perdit tout sentiment.
Vers les deux heures du matin, le général Diébitch parla d’un vieillard nommé Alexandrovitch qui avait, lui disait-on, sauvé plusieurs Tatares de cette même fièvre à laquelle succombait l’Empereur. Aussitôt, sir James Wyllie exigea que l’on envoyât chercher cet homme, et l’Impératrice, se reprenant à ce rayon d’espoir, ordonna qu’on allât chez lui et qu’il fût amené sur-le-champ.
Pendant tout ce temps, l’Impératrice était à genoux au chevet du lit du mourant, les yeux sur ses yeux, et regardant avec effroi la vie se retirer lentement.
Sur les neuf heures du matin, le vieillard entra. C’était avec peine qu’il avait consenti à venir, et il avait fallu l’emmener presque de force. En voyant le mourant, il secoua la tête ; puis, interrogé sur ce signe néfaste : « Il est trop tard, dit-il ; d’ailleurs, ceux que j’ai guéris n’étaient point malades de la même maladie. »
Avec cette déclaration s’éteignit le dernier espoir d’Élisabeth.
En effet, à deux heures cinquante minutes du matin, l’Empereur expira.
C’était le 1er décembre, selon le calendrier russe.
Dès le 18 du mois, le jour même du retour de l’Empereur à Taganrog, un courrier avait été expédié à Son Altesse Impériale le grand-duc Nicolas, pour lui donner avis de l’indisposition de l’Empereur. D’autres courriers expédiés dans le même but, les 21, 24, 27 et 28 novembre, étaient porteurs de lettres annonçant un danger croissant et avaient jeté la désolation dans la famille impériale, lorsque enfin une lettre du 29 vint rendre quelque espoir.
Si vagues que fussent les espérances que l’on pouvait concevoir sur une pareille lettre, l’Impératrice mère et les grands-ducs Nicolas et Michel avaient ordonné, le 10 décembre, un Te Deum public dans la grande église métropolitaine de Kazan, et à peine le peuple avait-il su que ce Te Deum était chanté pour célébrer une amélioration dans la santé de l’Empereur, qu’il s’y était porté tout joyeux et avait encombré tout l’espace que laissaient libre les augustes assistants et leur suite.
Vers la fin du Te Deum, et comme les voix pures des chantres s’élevaient vers le ciel, on vint tout bas prévenir le grand-duc qu’un courrier arrivait de Taganrog, porteur d’une dernière dépêche qu’il ne voulait remettre qu’à lui-même, et attendait dans la sacristie. Le grand-duc se leva, suivi de l’aide de camp, et sortit de l’église. L’Impératrice mère avait seule remarqué cette sortie, et l’office divin avait continué.
Le grand-duc n’eut besoin que de jeter un coup d’œil sur le courrier pour deviner quelle fatale nouvelle il apportait. D’ailleurs, la lettre qu’il lui présentait était cachetée de noir. Le grand-duc Nicolas reconnut l’écriture d’Élisabeth ; il ouvrit la dépêche impériale : elle contenait seulement ces quelques lignes :
« Notre ange est au ciel, et moi je végète encore sur la terre ; mais j’ai l’espoir de me réunir bientôt à lui. »
Le grand-duc fit appeler le métropolitain ; il lui remit la lettre, le chargeant d’apprendre la nouvelle qu’elle contenait à l’Impératrice mère, revint prendre sa place auprès d’elle et se remit à prier.
Un instant après, le vieillard rentra dans le chœur. À un signe de lui, toutes les voix cessèrent et un silence de mort leur succéda. Alors, au milieu de l’attention et de l’étonnement général, il marcha d’un pas lent et grave vers l’autel, prit le crucifix d’argent massif qui le décorait et, jetant sur le symbole de toute douleur terrestre et de toute espérance divine un voile noir, il s’approcha de l’Impératrice mère et lui donna à baiser le crucifix en deuil.
L’Impératrice jeta un cri et tomba la face contre terre ; elle avait compris que son fils aîné était mort.
Quant à l’impératrice Élisabeth, le triste espoir qu’elle manifestait dans sa courte et touchante lettre ne tarda point à être accompli. Quatre mois environ après la mort d’Alexandre, elle quitta Taganrog pour le gouvernement de Kalouga, où l’on venait d’acheter pour elle une magnifique propriété. À peine au tiers du chemin, elle se sentit affaiblie et s’arrêta à Belovo, petite ville du gouvernement de Koursk : huit jours après, elle avait rejoint son « ange au ciel ».