À partir de ce moment, tout alla bien, car nous nous trouvions dans ces vastes plaines de la Sibérie qui s’étendent jusqu’à la mer Glaciale, sans qu’on rencontre une seule montagne qui mérite le nom de colline. Grâce à l’ordre dont Ivan était porteur, les meilleurs chevaux étaient pour nous ; puis la nuit, de peur d’accidents pareils à ceux dont nous avions failli être victimes, des escortes de dix ou douze hommes armés de carabines ou de lances nous accompagnaient galopant aux deux côtés de notre traîneau. Nous traversâmes ainsi Ekaterinbourg sans nous arrêter à ses magnifiques magasins de pierreries qui la font étinceler comme une ville magique, et qui nous semblaient d’autant plus fabuleux que nous sortions d’un désert de neige où, pendant trois jours, nous n’avions pas trouvé l’abri d’une chaumière, puis Tioumen, où commence véritablement la Sibérie ; enfin nous entrâmes dans la vallée du Tobol et, sept jours après être sortis des terribles monts Ourals, nous entrions à la nuit tombante dans la capitale de la Sibérie.
Nous étions écrasés de fatigue, et cependant Louise, soutenue par le sentiment de son amour qui croissait à mesure qu’elle se rapprochait de celui qui en était l’objet, ne voulut s’arrêter que le temps de prendre un bain. Vers les deux heures du matin, nous repartîmes pour Koslovo, petite ville située sur l’Irtych, et qui avait été fixée pour résidence à une vingtaine de prisonniers au nombre desquels, comme nous l’avons dit, se trouvait le comte Alexis.
Nous descendîmes chez le capitaine commandant le village et là, comme partout, l’ordre de l’Empereur fit son effet. Nous nous informâmes du comte ; il était toujours à Koslovo, et sa santé était aussi bonne qu’on pouvait le désirer. Il était convenu avec Louise que je me présenterais d’abord à lui, afin de le prévenir qu’elle était arrivée. Je demandai en conséquence, pour le voir, au gouverneur une permission qui me fut accordée sans difficulté. Comme je ne savais pas où résidait le comte et que je ne parlais pas la langue du pays, on me donna un Cosaque pour me conduire.
Nous arrivâmes dans un quartier du village fermé par de hautes palissades, dont toutes les issues étaient gardées par des sentinelles, et qui se composait d’une vingtaine de maisons à peu près. Le Cosaque s’arrêta à l’une d’elles et me fit signe que c’était là. Je frappai avec un battement de cœur étrange à cette porte, et j’entendis la voix d’Alexis qui répondait : « Entrez. » J’ouvris la porte, et je le trouvai couché tout habillé sur son lit, un bras pendant et un livre tombé près de lui.
Je restai sur le seuil, le regardant et lui tendant les bras, tandis que lui se soulevait étonné, hésitant à me reconnaître.
– Eh bien ! oui, c’est moi, lui dis-je.
– Comment ! vous ! vous !
Et il bondit de son lit et me jeta les bras autour du cou ; puis reculant avec une espèce de terreur :
– Grand Dieu ! s’écria-t-il, et vous aussi seriez-vous exilé et serais-je assez malheureux pour être cause ?…
– Rassurez-vous, lui dis-je, je viens ici en amateur.
Il sourit amèrement.
– En amateur au fond de la Sibérie, à neuf cents lieues de Saint-Pétersbourg ! Expliquez-moi cela… ou plutôt… avant tout… pouvez-vous me donner des nouvelles de Louise ?
– D’excellentes et de toutes fraîches, je la quitte.
– Vous la quittez ! vous la quittez il y a un mois ?
– Il y a cinq minutes.
– Mon Dieu ! s’écria Alexis en pâlissant, que me dites-vous là ?
– La vérité.
– Louise ?…
– Est ici.
– Ô saint cœur de femme ! murmura-t-il en levant les mains au ciel, tandis que deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Puis, après un instant de silence, pendant lequel il paraissait remercier Dieu :
– Mais où est-elle ? demanda-t-il.
– Chez le gouverneur, répondis-je.
– Courons alors.
Puis s’arrêtant :
– Je suis fou ! reprit-il ; j’oublie que je suis parqué et que je ne puis sortir de mon parc sans la permission du brigadier. Mon cher ami, ajouta-t-il, allez chercher Louise, que je la voie, que je la serre dans mes bras ou plutôt restez, cet homme ira. Pendant ce temps, nous parlerons d’elle.
Et il dit quelques mots au Cosaque, qui sortit pour s’acquitter de sa commission. Pendant ce temps, je racontai à Alexis tout ce qui s’était passé depuis son arrestation : la résolution de Louise, comment elle avait tout vendu, de quelle façon cette somme lui avait été volée, son entrevue avec l’Empereur, la bonté de celui-ci pour elle, notre départ de Saint-Pétersbourg, notre arrivée à Moscou, de quelle façon nous y avions été reçus par sa mère et par ses sœurs qui s’étaient chargées de son enfant ; puis notre départ, nos fatigues, nos dangers ; le passage terrible à travers les monts Ourals, enfin notre arrivée à Tobolsk et à Koslovo. Le comte écouta ce récit comme on fait d’une fable, me prenant de temps en temps les mains et me regardant en face pour s’assurer que c’était bien moi qui lui parlais et qui étais là devant lui ; puis, avec impatience il se levait, allait à la porte et, ne voyant personne venir, il se rasseyait, me demandant de nouveaux détails que je ne me lassais pas plus de répéter que lui d’entendre. Enfin la porte s’ouvrit, et le Cosaque reparut seul.
– Eh bien ? lui demanda le comte en pâlissant.
– Le gouverneur a répondu que vous deviez connaître la défense faite aux prisonniers.
– Laquelle ?
– Celle de recevoir des femmes. Le comte passa la main sur son front, et retomba assis sur son fauteuil. Je commençai à craindre moi-même, et je regardais le comte, dont le visage trahissait tous les sentiments violents qui se heurtaient dans son âme. Au bout d’un moment de silence, il se retourna vers le Cosaque.
– Pourrais-je parler au brigadier ? dit-il.
– Il était chez le gouverneur en même temps que moi.
– Veuillez l’attendre à sa porte et le prier de ma part d’avoir la bonté de passer chez moi.
Le Cosaque s’inclina et sortit.
– Ces gens obéissent cependant, dis-je au comte.
– Oui, par habitude, répondit celui-ci en souriant. Mais comprenez-vous quelque chose de pareil et de plus terrible ? elle est là, à cent pas de moi ; elle a fait neuf cents lieues pour me rejoindre, et je ne puis la voir !
– Mais sans doute, lui dis-je, c’est quelque erreur, quelque consigne mal interprétée, on reviendra là-dessus. Alexis sourit d’un air de doute.
– Eh bien ! alors, nous nous adresserons à l’Empereur.
– Oui, et la réponse arrivera dans trois mois ; et pendant ce temps… Vous ne savez pas ce que c’est que ce pays, mon Dieu !
Il y avait dans les yeux du comte un désespoir qui m’effraya.
– Eh bien ! s’il le faut, repris-je en souriant, pendant ces trois mois je vous tiendrai compagnie ; nous parlerons d’elle, cela vous fera prendre patience : puis, d’ailleurs, le gouverneur se laissera toucher, ou bien il fermera les yeux.
Alexis me regarda en souriant à son tour.
– Ici, voyez-vous, me dit-il, il ne faut compter sur rien de tout cela. Ici, tout est de glace comme le sol. S’il y a un ordre, l’ordre sera exécuté, et je ne la verrai pas.
En ce moment le brigadier entra.
– Monsieur ! s’écria Alexis en s’élançant au-devant de lui, une femme, par un dévouement héroïque, sublime, a quitté Saint-Pétersbourg pour me rejoindre ; elle arrive, elle est ici, après mille dangers courus ; et cet homme me dit que je ne puis la voir… il se trompe sans doute ?
– Non, Monsieur, répondit froidement le brigadier ; vous savez bien que les prisonniers ne peuvent communiquer avec aucune femme.
– Et cependant, Monsieur, le prince Troubetskoï a obtenu la permission qu’on me refuse ; est-ce parce qu’il est prince ?
– Non, Monsieur, répondit le brigadier : c’est parce que la princesse est sa femme.
– Et si Louise était ma femme, s’écria le comte, on ne s’opposerait donc point à ce que je la revisse ?
– Aucunement, Monsieur.
– Oh ! s’écria le comte comme soulagé d’un grand fardeau. Puis après un instant :
– Monsieur, dit-il au brigadier, voulez-vous bien permettre au pope de me venir parler ?
– Il va être prévenu dans un instant, dit le brigadier.
– Et vous, mon ami, continua le comte en me serrant les mains, après avoir servi de compagnon et de défenseur à Louise, voudrez-vous bien lui servir de témoin et de père ?
Je lui jetai les bras autour du cou et je l’embrassai en pleurant ; je ne pouvais prononcer une seule parole.
– Allez retrouver Louise, reprit le comte, et dites-lui que nous nous reverrons demain.
En effet, le lendemain, à dix heures du matin, Louise, conduite par moi et par le gouverneur, et le comte Alexis, suivi du prince Troubetskoï et de tous les autres exilés, entraient chacun par une porte de la petite église de Koslovo, venaient s’agenouiller en silence devant l’autel, et là échangeaient entre eux leur premier mot.
C’était le oui solennel qui les liait à jamais l’un à l’autre. L’Empereur, par une lettre particulière adressée au gouverneur, et que lui avait remise Ivan à notre insu, avait ordonné que le comte ne reverrait Louise qu’à titre de femme.
Le comte, comme on le voit, avait été au-devant des désirs de l’Empereur.
En revenant à Saint-Pétersbourg, je trouvai des lettres qui me rappelaient impérieusement en France.
C’était au mois de février : la mer par conséquent était fermée, mais le traînage étant parfaitement établi, je n’hésitai point à partir par cette voie.
Je me décidai d’autant plus facilement à quitter la ville de Pierre le Grand que, quoique malgré mon absence sans congé l’Empereur eût eu la bonté de ne point me faire remplacer à mon corps, j’avais perdu par la conspiration même une partie de mes élèves, et que je ne pouvais m’empêcher de regretter ces pauvres jeunes gens, si coupables qu’ils fussent.
Je repris donc la route que j’avais suivie en venant, il y avait dix-huit mois, et je traversai de nouveau, mais cette fois sur un vaste tapis de neige, la vieille Moscovie et une partie de la Pologne.
Je venais d’entrer dans les États de Sa Majesté le roi de Prusse, lorsqu’en mettant le nez hors de mon traîneau j’aperçus, à mon grand étonnement, un homme d’une cinquantaine d’années, grand, mince, sec, portant habit, gilet et culotte noirs, chaussé d’escarpins à boucles, coiffé d’un claque, serrant sous son bras gauche une pochette et faisant voltiger de sa main droite un archet, comme il eût fait d’une badine. Le costume me paraissait si étrange et le lieu si singulier pour se promener sur la neige par un froid de vingt-cinq à trente degrés que, croyant d’ailleurs m’apercevoir que l’inconnu me faisait des signes, je m’arrêtai pour l’attendre. À peine me vit-il à l’ancre qu’il allongea le pas, mais toujours sans précipitation et avec une certaine dignité toute pleine de grâce. À mesure qu’il se rapprochait, je croyais reconnaître le pauvre diable : bientôt il fut assez près de moi pour que je n’eusse plus de doute. C’était mon compatriote que j’avais rencontré à pied sur la grande route, en entrant à Saint-Pétersbourg, et que je rencontrais dans le même équipage, mais dans des circonstances bien autrement graves. Lorsqu’il fut à deux pas de mon traîneau, il s’arrêta, ramena ses pieds à la troisième position, passa son archet sous les cordes de son violon, et prenant avec trois doigts le haut de son claque :
– Monsieur, me dit-il en me saluant dans toutes les règles de l’art chorégraphique, sans indiscrétion, pourrais-je vous demander dans quelle partie du monde je me trouve ?
– Monsieur, lui répondis-je, vous vous trouvez un peu au-delà du Niémen, à quelque trentaine de lieues de Koenisberg ; vous avez à votre gauche Friedland et à votre droite la Baltique.
– Ah ! ah ! fit mon interlocuteur visiblement satisfait de ma réponse qui lui arrivait en terre civilisée.
– Mais, à mon tour, Monsieur, continuai-je, sans indiscrétion, pouvez-vous me dire comment il se fait que vous vous trouviez dans cet équipage, à pied, en bas de soie noire, le claque en tête et le violon sous le bras, à trente lieues de toute habitation, et par un froid pareil ?
– Oui, c’est original, n’est-ce pas ? Voilà l’affaire. Vous m’assurez que je suis hors de l’empire de Sa Majesté le tsar de toutes les Russies ?
– Vous êtes sur les terres du roi Frédéric-Guillaume.
– Eh bien ! il faut vous dire, Monsieur, que j’avais le malheur de donner des leçons de danse à presque tous les malheureux jeunes gens qui avaient l’infamie de conspirer contre la vie de Sa Majesté. Comme j’allais, pour exercer mon art, régulièrement des uns chez les autres, ces imprudents me chargeaient de lettres criminelles, que je remettais, Monsieur, je vous en donne ma parole d’honneur, avec la même innocence que si c’eut été tout simplement des invitations de dîner ou de bal : la conspiration éclata, comme vous le savez peut-être.
Je fis signe de la tête que oui.
– On sut, je ne sais comment, le rôle que j’y avais joué, si bien, Monsieur, que je fus mis en prison. Le cas était grave, car j’étais complice de non-révélation. Il est vrai que je ne savais rien et que, par conséquent, vous comprenez, je ne pouvais rien révéler. Ceci est palpable, n’est-ce pas ?
Je fis signe de la tête que j’étais parfaitement de son avis.
– Eh bien ! tant il y a, Monsieur, qu’au moment où je m’attendais à être pendu, on m’a mis dans un traîneau fermé, où j’étais fort bien du reste, mais d’où je ne sortais que deux fois par jour pour mes besoins naturels, tels que déjeuner, dîner.
Je fis signe de la tête que je comprenais fort bien.
– Bref, Monsieur, il y a un quart d’heure que le traîneau, après m’avoir déposé dans cette plaine, est reparti au galop, oui, Monsieur, au galop, sans me rien dire, ce qui n’est pas poli, mais aussi sans me demander de pourboire, ce qui est fort galant. Enfin je me croyais à Tobolsk, par-delà les monts Ourals. Monsieur, vous connaissez Tobolsk ?
Je fis signe de la tête que oui.
– Eh ! point du tout, je suis en pays catholique, luthérien, veux-je dire ; car vous n’ignorez pas, Monsieur, que les Prussiens suivent le dogme de Luther ?
Je fis signe de la tête que ma science allait jusque-là.
– Si bien, Monsieur, qu’il ne me reste plus qu’à vous demander pardon de vous avoir dérangé, et à m’informer auprès de vous quels sont les moyens de transport de ce bienheureux pays.
– De quel côté allez-vous, Monsieur ?
– Monsieur, je désire aller en France. On m’a laissé mon argent, Monsieur ; je vous dis cela, parce que vous n’avez pas l’air d’un voleur. On m’a laissé mon argent, dis-je, et comme je n’ai qu’une petite fortune, douze cents livres de rentes à peu près, Monsieur, il n’y a pas de quoi rouler carrosse, mais, avec de l’économie, on peut vivre de cela. Donc, je voudrais retourner en France pour manger tranquillement mes douze cents livres loin de toutes les vicissitudes humaines et caché à l’œil des gouvernements. C’est donc pour la France, Monsieur, c’est donc pour rentrer dans ma patrie, que je vous demanderai quels sont, à votre connaissance, les moyens de transport les moins… les moins dispendieux.
– Ma foi, mon cher vestris, lui dis-je en changeant de ton car je commençais à prendre pitié du pauvre diable qui, tout en conservant son sourire et sa position chorégraphique, commençait à trembler de tous ses membres, en fait de moyens de transport, j’en ai un bien simple et bien facile, si vous voulez.
– Lequel, Monsieur ?
– Et moi aussi je retourne en France, dans ma patrie. Montez avec moi dans mon traîneau, et je vous déposerai, en arrivant à Paris, sur le boulevard Bonne-Nouvelle, comme je vous ai déposé, en arrivant à Saint-Pétersbourg, à l’hôtel d’Angleterre.
– Comment ! c’est vous, mon cher monsieur Grisier[8] ?
– Moi-même, pour vous servir ; mais ne perdons pas de temps. Vous êtes pressé, et moi aussi : voilà la moitié de mes fourrures. Là, bien, réchauffez-vous.
– Le fait est que je commençais à me refroidir. Ah !…
– Mettez votre violon quelque part. Il y a de la place.
– Non, merci ; si vous le permettez, je le porterai sous mon bras.
– Comme vous voudrez. Postillon, en route !
Et nous repartîmes au galop. Neuf jours après, heure pour heure, je déposais mon compagnon de voyage en face du passage de l’Opéra. Je ne l’ai jamais revu depuis.
Quant à moi, comme je n’avais pas eu l’esprit de faire ma fortune, je continuai de donner des leçons. Dieu a béni mon art, et j’ai force élèves dont pas un seul n’a été tué en duel.
Ce qui est le plus grand bonheur que puisse espérer un maître d’armes.