Chapitre 37 La journée du 15 juillet

Le cœur de tous deux battait avec une égale violence, mais sous l’impulsion de deux sentiments bien opposés. Le cœur de la reine battait à l’espoir de la vengeance ; le cœur de Barnave battait au désir d’être aimé.

La reine entra vivement dans la seconde pièce, cherchant, pour ainsi dire, la lumière. Elle ne craignait certes ni Barnave ni son amour ; elle savait combien cet amour était respectueux et dévoué ; mais, par un instinct de femme, elle fuyait l’obscurité.

Arrivée dans la seconde pièce, elle se laissa aller sur une chaise.

Barnave s’arrêta au seuil de la porte, et embrassa d’un regard tout le périple de la petite chambre, éclairée par deux bougies seulement.

Il s’attendait à trouver le roi : le roi avait assisté à ses deux précédentes entrevues avec Marie-Antoinette.

La chambre était solitaire. Pour la première fois depuis sa promenade dans la galerie de l’évêché de Meaux, il allait se trouver en tête à tête avec la reine.

Sa main se porta d’elle-même sur son cœur : elle en comprimait les battements.

– Oh ! monsieur Barnave, dit la reine après un moment de silence, je vous attends depuis deux heures.

Le premier mouvement de Barnave, à ce reproche, fait avec une voix si douce, qu’elle cessait d’être accusatrice pour devenir plaintive, eût été de se jeter aux pieds de la reine si le respect ne l’eût retenu.

C’est le cœur qui indique que, parfois, tomber aux genoux d’une femme, c’est lui manquer de respect.

– Hélas ! madame, cela est vrai, dit-il ; mais j’espère que Votre Majesté est bien convaincue que ma volonté n’est pour rien dans ce retard.

– Oh ! oui, dit la reine avec un petit mouvement de tête affirmatif ; je sais que vous êtes dévoué à la monarchie.

– Je suis dévoué à la reine surtout, dit Barnave ; voilà ce dont je désire que Votre Majesté soit bien persuadée.

– Je n’en doute pas, monsieur Barnave… Ainsi vous n’avez pas pu venir plus tôt ?

– J’ai tenté de venir à sept heures, madame ; mais il faisait encore trop grand jour, et j’ai rencontré – comment un pareil homme ose-t-il approcher de votre palais ! – j’ai rencontré M. Marat sur la terrasse.

– M. Marat ? dit la reine comme si elle cherchait dans ses souvenirs ; n’est ce pas un gazetier qui écrit contre nous ?

– Qui écrit contre tout le monde, oui… Son œil de vipère m’a suivi jusqu’à ce que j’eusse disparu par la grille des Feuillants… J’ai passé sans même oser jeter un regard sur vos fenêtres. Par bonheur, au pont Royal, j’ai rencontré Saint-Prix.

– Saint-Prix ! qu’est-ce que cela ? dit la reine avec un mépris presque égal à celui qu’elle venait de montrer pour Marat ; un comédien ?

– Oui, madame, un comédien, reprit Barnave ; mais, que voulez-vous ! C’est un des caractères de notre époque : comédiens et gazetiers, gens dont autrefois les rois ne connaissaient l’existence que pour leur faire donner des ordres auxquels ils étaient trop heureux d’obéir, comédiens et gazetiers sont devenus des citoyens ayant leur part d’influence, se mouvant d’après leur volonté, agissant selon leur inspiration, pouvant – rouages importants de la grande machine dont la royauté n’est aujourd’hui que la roue supérieure –, pouvant faire le bien, pouvant faire le mal… Saint-Prix a raccommodé ce qu’avait gâté Marat.

– Comment cela ?

– Saint-Prix était en uniforme. Je le connais beaucoup, madame ; je me suis approché de lui, je lui ai demandé où il montait la garde : c’était, par bonheur, au château ! Je savais que je pouvais me fier à sa discrétion : je lui ai dit que j’avais l’honneur d’avoir une audience de vous…

– Oh ! monsieur Barnave !

– Valait-il mieux renoncer… ?

Barnave allait dire au bonheur, il se reprit :

– Valait-il mieux renoncer à l’honneur de vous voir, et vous laisser ignorer les importantes nouvelles que j’ai à vous apprendre ?

– Non, dit la reine, vous avez bien fait… Et vous croyez que vous pouvez vous fier à M. Saint-Prix ?

– Madame, dit gravement Barnave, le moment est suprême, croyez-le bien ; les hommes qui vous restent à cette heure sont des amis véritablement dévoués ; car, si, demain – et cela se décidera demain –, les Jacobins l’emportent sur les constitutionnels, vos amis seront des complices… Et, vous l’avez vu, la loi n’écarte de vous la punition que pour en frapper vos amis, qu’elle appelle vos complices.

– C’est vrai, reprit la reine. Alors, vous dites que M. Saint-Prix ?…

– M. Saint-Prix, madame, m’a dit qu’il était de garde aux Tuileries de neuf heures à onze, qu’il tâcherait d’avoir le poste des entresols, et qu’alors, pendant ces deux heures, Votre Majesté aurait toute liberté de me donner ses ordres… seulement, il m’a conseillé de prendre moi-même le costume d’officier de la garde nationale ; et j’ai suivi son conseil, comme le voit Votre Majesté.

– Et vous avez trouvé M. Saint-Prix à son poste ?

– Oui, madame… Il lui en a coûté deux billets de spectacle pour obtenir ce poste de son sergent… Vous voyez, ajouta en souriant Barnave, que la corruption est facile.

– M. Marat… M. Saint-Prix… deux billets de spectacle… répéta la reine en jetant un regard effrayé dans l’abîme d’où sortent les petits événements qui, aux jours de révolution, tissent la destinée des rois.

– Oh ! mon Dieu, oui, dit Barnave ; c’est étrange, n’est-ce pas madame ? C’est ce que les Anciens appelaient la fatalité ; c’est ce que les philosophes appellent le hasard ; c’est ce que les croyants nomment la Providence.

La reine tira le long de son beau cou une boucle de cheveux, et la regarda tristement.

– Enfin, c’est ce qui a fait blanchir mes cheveux ! dit-elle.

Puis, revenant à Barnave et au côté politique de la situation, abandonné un instant pour le côté vague et pittoresque :

– Mais, reprit-elle, je croyais avoir entendu dire que nous avions obtenu une victoire à l’Assemblée.

– Oui, madame, nous avons obtenu une victoire à l’Assemblée, mais nous venons d’essuyer une défaite aux Jacobins.

– Mais, mon Dieu ! dit la reine, je n’y comprends plus rien, moi… Je croyais que les Jacobins étaient à vous, à M. Lameth et à M. Duport ; que vous les teniez dans la main ; que vous en faisiez ce que vous vouliez ?

Barnave secoua tristement la tête.

– C’était ainsi autrefois, dit-il, mais un nouvel esprit a soufflé sur l’Assemblée.

– D’Orléans, n’est-ce pas ? dit la reine.

– Oui, pour le moment, c’est de là que vient le danger.

– Le danger ! mais, encore une fois, n’y avons-nous pas échappé par le vote d’aujourd’hui ?

– Comprenez bien ceci, madame – car, pour faire face à une situation, il faut la connaître –, voici le vote d’aujourd’hui : « Si un roi rétracte son serment, s’il attaque ou ne défend point son peuple, il abdique, devient simple citoyen et accusable pour les délits postérieurs à son abdication. »

– Eh bien, dit la reine, le roi ne rétractera pas son serment ; le roi n’attaquera pas son peuple, et, si l’on attaque son peuple, le roi le défendra.

– Oui ; mais, par ce vote, madame, dit Barnave, une porte reste ouverte aux révolutionnaires et aux orléanistes. L’Assemblée n’a pas statué sur le roi : elle a voté des mesures préventives contre une seconde désertion, mais elle a laissé de côté la première, et, ce soir, aux Jacobins, savez-vous ce que Laclos, l’homme du duc d’Orléans, a proposé ?

– Oh ! quelque chose de terrible sans doute ! Que peut proposer de salutaire l’auteur des Liaisons dangereuses ?

– Il a demandé que l’on fît, à Paris et par toute la France, une pétition pour réclamer la déchéance. Il a répondu de dix millions de signatures.

– Dix millions de signatures ! s’écria la reine ; mon Dieu ! sommes-nous donc si fort haïs, que dix millions de Français nous repoussent ?

– Oh ! madame, les majorités sont faciles à faire.

– Et la motion de M. Laclos a-t-elle passé ?

– Elle a soulevé une discussion… Danton a appuyé.

– Danton ! mais je croyais que ce M. Danton était à nous ? M. de Montmorin m’avait parlé d’une charge d’avocat aux conseils du roi vendue ou achetée, je ne sais plus bien, et qui nous donnait cet homme.

– M. de Montmorin s’est trompé, madame ; si Danton était à quelqu’un, il serait au duc d’Orléans.

– Et M. de Robespierre, a-t-il parlé, lui ?… On dit qu’il commence à prendre une grande influence.

– Oui, Robespierre a parlé. Il n’était point pour la pétition ; il était simplement pour une adresse aux sociétés jacobines de province.

– Mais il faudrait, cependant, avoir M. de Robespierre, s’il acquiert une semblable importance.

– On n’a pas M. de Robespierre, madame : M. de Robespierre est à lui même, à une idée, à une utopie, à un fantôme, à une ambition peut-être.

– Mais, enfin, son ambition, quelle qu’elle soit, nous pouvons la satisfaire… Supposez qu’il veuille être riche ?

– Il ne veut pas être riche.

– Être ministre, alors ?

– Peut-être veut-il être plus que ministre !

La reine regarda Barnave avec un certain effroi.

– Il me semblait, cependant, dit-elle, qu’un ministère était le but le plus élevé auquel un de nos sujets pût atteindre ?

– Si M. de Robespierre regarde le roi comme déchu, il ne se regarde pas comme le sujet du roi.

– Mais qu’ambitionne-t-il donc, alors ? demanda la reine épouvantée.

– Il y a, dans certains moments, madame, des hommes qui rêvent de nouveaux titres politiques, à la place des vieux titres effacés.

– Oui, je comprends que M. le duc d’Orléans rêve d’être régent, soit ; sa naissance l’appelle à cette haute fonction. Mais M. de Robespierre, un petit avocat de province !…

La reine oubliait que Barnave, lui aussi, était un petit avocat de province.

Barnave resta impassible, soit que le coup eût glissé sans l’atteindre, soit qu’il eût eu le courage de le recevoir et d’en cacher la douleur.

– Marius et Cromwell étaient sortis des rangs du peuple, dit-il.

– Marius ! Cromwell !… Hélas ! quand j’entendais prononcer ces noms dans mon enfance, je ne me doutais pas qu’un jour ils retentiraient d’une manière si fatale à mon oreille !… Mais, cependant, voyons – car sans cesse nous nous écartons des faits pour nous lancer dans les appréciations –, M. de Robespierre, m’avez-vous dit, s’opposait à cette pétition proposée par M. Laclos, et appuyée par M. Danton.

– Oui ; mais, en ce moment, il est entré un flot de peuple, les aboyeurs ordinaires du Palais-Royal, une bande de filles, une machine montée pour appuyer Laclos ; et, non seulement la motion de celui-ci a passé, mais encore il a été arrêté que, demain, à onze heures du matin, les Jacobins réunis entendraient la lecture de la pétition, qu’elle serait portée au Champ-de-Mars, signée sur l’autel de la Patrie, et envoyée, de là, aux sociétés de province, qui signeront à leur tour.

– Et cette pétition, qui la rédige ?

– Danton, Laclos et Brissot.

– Trois ennemis ?

– Oui, madame.

– Mais, mon Dieu ! nos amis les constitutionnels, que font-ils donc ?

– Ah ! voilà !… Eh bien, madame, ils sont décidés à jouer, demain, le tout pour le tout.

– Mais ils ne peuvent plus rester aux Jacobins ?

– Votre admirable intelligence des hommes et des choses, madame, vous fait voir la situation telle qu’elle est… Oui, conduits par Duport et Lameth, vos amis viennent de se séparer de vos ennemis. Ils opposent les Feuillants aux Jacobins.

– Qu’est-ce que cela, les Feuillants ? Excusez-moi, je ne sais rien. Il entre tant de noms et tant de mots nouveaux dans notre langue politique, que chacune de mes paroles est une question.

– Madame, les Feuillants, c’est ce grand bâtiment placé près du Manège, appuyé à l’Assemblée par conséquent, et qui donne son nom à la terrasse des Tuileries.

– Et qui sera encore de ce club ?

– La Fayette, c’est-à-dire la garde nationale ; Bailly, c’est-à-dire la municipalité.

– La Fayette, La Fayette… vous croyez pouvoir compter sur La Fayette ?

– Je le crois sincèrement dévoué au roi.

– Dévoué au roi, comme le bûcheron au chêne qu’il coupe dans sa racine ! Bailly, passe encore : je n’ai point eu à me plaindre de lui ; je dirai même plus, il m’a remis la dénonciation de cette femme qui avait deviné notre départ. Mais La Fayette…

– Votre Majesté le jugera dans l’occasion.

– Oui, c’est vrai, dit la reine en jetant un regard douloureux en arrière, oui… Versailles… Eh bien, ce club, revenons-y, que va-t-on y faire ? Que va-t-on y proposer ? Quelle puissance aura-t-il ?

– Une puissance énorme, puisqu’il disposera à la fois, comme je le disais à Votre Majesté, de la garde nationale, de la municipalité et de la majorité de l’Assemblée, qui vote avec nous. Que restera-t-il aux Jacobins ? Cinq ou six députés peut-être : Robespierre, Pétion, Laclos, le duc d’Orléans ; tous éléments hétérogènes qui ne trouveront plus à remuer que la tourbe des nouveaux membres, des intrus, une bande d’aboyeurs qui feront du bruit, mais qui n’auront aucune influence.

– Dieu le veuille, monsieur ! En attendant, que compte faire l’Assemblée ?

– L’Assemblée compte, dès demain, admonester vivement M. le maire de Paris sur son hésitation et sa mollesse d’aujourd’hui. Il en résultera que le bonhomme Bailly, qui est de la famille des pendules, et qui n’a besoin, pour marcher, que d’être remonté à son heure, étant monté, marchera.

En ce moment, onze heures moins un quart sonnèrent, et l’on entendit tousser la sentinelle.

– Oui, oui, murmura Barnave, je le sais, il est temps que je me retire ; et, cependant, il me semble que j’avais encore mille choses à dire à Votre Majesté.

– Et moi, monsieur Barnave, dit la reine, je n’en ai qu’une à vous répondre, c’est que je vous suis reconnaissante, à vous, et à vos amis, des dangers auxquels vous vous exposez pour moi.

– Madame, dit Barnave, le danger est un jeu auquel j’ai tout à gagner, que je sois vaincu ou vainqueur, si, vaincu ou vainqueur, la reine me paye d’un sourire.

– Hélas ! monsieur, dit la reine, je ne sais plus guère ce que c’est que sourire ! Mais vous faites tant pour nous, que j’essayerai de me rappeler l’époque où j’étais heureuse, et je vous promets que mon premier sourire sera pour vous.

Barnave s’inclina, la main sur son cœur, et sortit à reculons.

– À propos, dit la reine, quand vous reverrai-je ?

Barnave parut calculer.

– Demain, la pétition et le second vote de l’Assemblée… Après-demain, l’explosion et la répression provisoire… Dimanche au soir, madame, je tâcherai de venir vous dire ce qui se sera passé au Champ-de-Mars.

Et il sortit.

La reine remonta toute pensive chez son mari, qu’elle trouva aussi pensif qu’elle. Le docteur Gilbert venait de le quitter, et lui avait dit à peu près les mêmes choses que Barnave avait dites à la reine.

L’un et l’autre n’eurent besoin que d’échanger un regard pour voir, que des deux côtés, les nouvelles avaient été sombres.

Le roi venait d’écrire une lettre.

Il présenta cette lettre, sans mot dire, à la reine.

C’étaient des pouvoirs donnés à Monsieur, pour qu’il sollicitât, au nom du roi de France, l’intervention de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse.

– Monsieur m’a fait bien du mal, dit la reine ; Monsieur me hait et me fera encore tout le mal qu’il pourra me faire ; mais, puisqu’il a la confiance du roi, il a la mienne.

Et, prenant la plume, elle mit héroïquement sa signature à côté de celle du roi.