Chapitre 18 Le conseil du désespoir

On se rappelle la situation dans laquelle s’était trouvé M. de Choiseul, commandant du premier poste à Pont-de-Sommevelle : voyant l’insurrection grandir autour de lui, et voulant éviter un combat, il avait dit négligemment, sans attendre le roi davantage, que probablement le trésor était passé, et il s’était replié sur Varennes.

Seulement, pour ne point passer par Sainte-Menehould qui, on s’en souvient, était tout en rumeur, il avait pris la traverse en ayant soin, jusqu’au moment où il avait quitté la grande route, de ne marcher qu’au pas, afin de donner cette chance au courrier de le rejoindre.

Mais le courrier ne l’avait pas rejoint, et, à Orbeval, il avait prit la traverse.

Derrière lui, Isidor passait.

M. de Choiseul croyait fermement le roi arrêté par quelque événement imprévu. D’ailleurs, s’il avait le bonheur de se tromper, et si le roi continuait son chemin, ne trouverait-il pas M. Dandoins à Sainte-Menehould, et M. de Damas à Clermont ?

Nous avons vu ce qui était arrivé de M. Dandoins, retenu avec ses hommes à la municipalité, et de M. de Damas, obligé de fuir presque seul.

Mais ce qui nous est connu, à nous qui planons de la hauteur de soixante ans sur cette terrible journée, et qui avons sous les yeux la relation de chacun des acteurs de ce grand drame, était encore caché à M. de Choiseul par le nuage du présent. M. de Choiseul, qui avait pris la traverse à Orbeval, arriva donc vers la nuit au bois de Varennes, au moment même où Charny, dans une autre partie de la forêt, s’enfonçait sous ce bois à la poursuite de Drouet. Dans le dernier village placé sur la lisière, c’est-à-dire à Neuville-au-Pont, il fut obligé de perdre une demi-heure à attendre un guide. Pendant ce temps, le tocsin sonnait dans tous les villages environnants, et une arrière-garde de quatre hussards était enlevée par les paysans. M. de Choiseul, prévenu aussitôt, ne parvint jusqu’à eux que par une charge à fond ; les quatre hussards furent délivrés.

Mais, à partir de ce moment, le tocsin se fit entendre avec rage, et ne s’arrêta plus.

Le chemin à travers ces bois était extrêmement pénible, et souvent même dangereux ; le guide, soit à dessein, soit sans le vouloir, égara la petite troupe, à chaque instant, pour gravir ou pour descendre quelque montagne à pic, les hussards étaient forcés de mettre pied à terre ; parfois le chemin était si étroit, qu’ils se trouvaient réduits à marcher un à un ; un hussard tomba dans un précipice, et, comme, à ses cris d’appel, on reconnut qu’il n’était pas mort, ses camarades refusèrent de l’abandonner. On perdit trois quarts d’heure à l’opération du sauvetage ; ces trois quarts d’heure furent justement ceux pendant lesquels le roi, arrêté, fut forcé de descendre de voiture, et conduit chez M. Sausse.

À minuit et demi, comme MM. de Bouillé et de Raigecourt fuyaient sur la route de Dun, M. de Choiseul avec ses quarante hussards, se présentait à l’autre extrémité de la ville, arrivant par son chemin de traverse.

À la hauteur du pont, il fut accueilli par un vigoureux « Qui vive ? ».

Ce qui vive était poussé par un garde national de faction.

– France ! Lauzun-hussards ! répondit M. de Choiseul.

– On ne passe pas ! répondit le garde national.

Et il appela aux armes.

Au moment même, il se fit un grand mouvement dans la population ; on vit s’épaissir dans la nuit des masses d’hommes armés et, à la lueur des torches et des lumières apparaissant aux fenêtres, briller les fusils par les rues.

Ne sachant point à qui il avait affaire ni ce qui était arrivé, M. de Choiseul voulut d’abord se reconnaître. Il commença par demander à être mis en communication avec le poste de police du détachement en station à Varennes ; cette demande amena de longs pourparlers ; enfin, on se décida à obtempérer au désir de M. de Choiseul.

Mais, pendant qu’on prenait cette décision et qu’on l’exécutait, M. de Choiseul pouvait voir que les gardes nationaux utilisaient leur temps, et préparaient des moyens de défense en faisant des abattis d’arbres, et en braquant sur lui et ses quarante hommes deux petites pièces de canon. Comme le pointeur achevait sa besogne, le poste de police des hussards arrivait, mais démonté ; les hommes qui le composaient ne savaient rien, sinon que le roi, leur avait-on dit, venait d’être arrêté et conduit à la Commune ; quant à eux, ils avaient été surpris et démontés par le peuple. Ils ignoraient ce qu’étaient devenus leurs compagnons.

Comme ils achevaient de donner ces explications, M. de Choiseul crut voir s’avancer au milieu de l’obscurité une petite troupe à cheval, et en même temps il entendit crier : « Qui vive ? »

– France ! répondit une voix.

– Quel régiment ?

– Monsieur-dragons !

À ces mots, un coup de fusil retentit, tiré par un garde national.

– Bon ! dit tout bas M. de Choiseul au sous-officier qui se trouvait près de lui, voilà M. de Damas et ses dragons.

Et, sans attendre davantage, se dégageant de deux hommes qui s’étaient cramponnés à la bride de son cheval, et qui lui criaient que son devoir était d’obéir à la municipalité, et de ne connaître qu’elle, il commanda au trot, prit à l’improviste ceux qui voulaient l’arrêter, força le passage, et pénétra dans les rues illuminées et fourmillantes de monde.

En approchant de la maison de M. Sausse, il aperçut la voiture du roi dételée, puis une petite place où, en face d’une maison de peu d’apparence, stationnait une garde nombreuse.

Pour ne pas mettre la troupe en contact avec les habitants, il alla droit à la caserne des hussards, dont il connaissait la position.

La caserne était vide : il y enferma ses quarante hussards.

Comme M. de Choiseul sortait de la caserne, deux hommes venant de la maison commune l’arrêtèrent et le sommèrent de se rendre à la municipalité.

Mais M. de Choiseul qui était encore à portée de la voix de ses hussards, renvoya ces deux hommes en leur disant qu’il se rendrait à la municipalité quand il en aurait le temps, et en ordonnant tout haut à la sentinelle de ne laisser entrer personne.

Deux ou trois gardes d’écurie étaient restés à la caserne. M. de Choiseul les interrogea et apprit par eux que les hussards, ne sachant pas ce qu’étaient devenus leurs chefs, avaient suivi les bourgeois qui étaient venus les prendre, et répandus par la ville buvaient avec eux.

À cette nouvelle, M. de Choiseul rentra dans la caserne. Il en était réduit aux quarante hommes dont les chevaux avaient fait plus de vingt lieues dans la journée. Hommes et chevaux étaient éreintés.

Cependant il n’y avait point à marchander avec la situation. M. de Choiseul commença par faire l’inspection des pistolets pour voir s’ils étaient chargés ; puis il déclara en allemand aux hussards, qui, n’entendant pas un mot de français, n’avaient rien compris de ce qui se passait autour d’eux, qu’ils étaient à Varennes, que le roi, la reine et la famille royale venaient d’être arrêtés, qu’il s’agissait de les tirer des mains de ceux qui les retenaient prisonniers ou de mourir.

La harangue était courte mais chaude : elle parut produire sur les hussards une vive impression. Der Kœnig ! die Kœnigin ! répétaient-ils avec étonnement.

M. de Choiseul ne leur laissa pas le temps de se refroidir ; il leur ordonna de mettre le sabre à la main en les faisant rompre par quatre, et se porta au grand trot vers la maison où il avait vu une garde, se doutant bien que c’était dans cette maison que le roi était prisonnier.

Là, au milieu des invectives des gardes nationaux, et sans se préoccuper de ces invectives, il plaça deux vedettes à la porte, et mit pied à terre pour entrer dans la maison.

Au moment où il allait en franchir le seuil, il se sentit toucher sur l’épaule.

Il se retourna et vit le comte Charles de Damas, dont il avait reconnu la voix répondant au qui vive des gardes nationaux.

Peut-être M. de Choiseul avait-il un peu compté sur cet auxiliaire.

– Ah ! c’est vous ! dit-il. Etes-vous en force ?

– Je suis seul ou presque seul, répondit M. de Damas.

– Et comment cela ?

– Mon régiment a refusé de me suivre, et je suis ici avec cinq ou six hommes.

– Voilà un malheur ; mais n’importe, il me reste mes quarante hussards, voyons ce qu’il y a à faire avec eux.

Le roi recevait une députation de la Commune conduite par M. Sausse.

Cette députation venait dire à Louis XVI :

– Puisqu’il n’est plus douteux pour les habitants de Varennes qu’ils ont le bonheur de posséder leur roi, ils viennent prendre ses ordres.

– Mes ordres ? répondit le roi. Faites alors que mes voitures soient prêtes, et que je puisse partir.

On ne sait ce qu’allait répondre à cette demande précise la députation municipale, quand on entendit le galop des chevaux de M. de Choiseul, et quand on vit, à travers les vitres, les hussards se ranger sur la place, le sabre à la main.

La reine tressaillit, un rayon de joie passa dans ses yeux.

– Nous sommes sauvés ! murmura-t-elle à l’oreille de Madame Élisabeth.

– Dieu le veuille ! répondit la sainte brebis royale, qui reportait tout à Dieu, bien et mal, espérance et désespoir.

Le roi se redressa, et attendit.

Les officiers municipaux se regardèrent inquiets.

En ce moment, un grand bruit se fit entendre dans l’antichambre, gardée par des paysans armés de faux ; il y eut quelques paroles échangées, puis une lutte, et M. de Choiseul, sans chapeau, l’épée à la main, apparut sur le seuil de la porte.

Au-dessus de son épaule, on voyait la tête pâle mais résolue de M. de Damas.

Il y avait dans le regard des deux officiers une telle expression de menace, que les députés de la Commune s’écartèrent, laissant libre l’espace qui séparait les nouveaux venus du roi et de la famille royale.

Quand ils entrèrent, l’intérieur de la chambre présentait le tableau suivant :

Au milieu était une table sur laquelle étaient placés une bouteille de vin entamée, du pain et quelques verres.

Le roi et la reine, debout, écoutaient les députés de la Commune ; près de la fenêtre étaient Madame Élisabeth et Madame Royale ; sur le lit, à moitié défait, dormait le dauphin, épuisé de lassitude ; à côté de lui, Mme de Tourzel était assise, la tête appuyée dans ses deux mains, et, debout derrière elle, se tenaient Mmes Brunier et de Neuville ; enfin, les deux gardes du corps et Isidor de Charny, écrasé à la fois de douleur et de fatigue, se perdaient au fond dans la pénombre, à demi couchés sur des chaises.

En apercevant M. de Choiseul, la reine traversa la chambre dans toute sa longueur, et, lui prenant la main :

– Ah ! monsieur de Choiseul, dit-elle, c’est vous !… Soyez le bienvenu !

– Hélas ! madame, dit le duc, j’arrive bien tard, il me semble.

– N’importe, si vous arrivez en bonne compagnie.

– Ah ! madame, nous sommes presque seuls, au contraire. M. Dandoins a été retenu avec ses dragons à la municipalité de Sainte-Menehould et M. de Damas a été abandonné par les siens.

La reine secoua tristement la tête.

– Mais, continua M. de Choiseul, où donc est le chevalier de Bouillé ? où donc est M. de Raigecourt ?

Et M. de Choiseul les cherchait des yeux, regardant tout autour de lui.

Pendant ce temps, le roi s’était approché.

– Je n’ai pas seulement aperçu ces messieurs, dit-il.

– Sire, dit M. de Damas, je vous donne ma parole d’honneur que je les croyais tués devant les roues de votre voiture.

– Que faire ? demanda le roi.

– Vous sauver, sire, dit M. de Damas. Donnez vos ordres.

– Sire, reprit M. de Choiseul, j’ai ici quarante hussards ; ils ont fait vingt lieues dans leurs journées, mais ils iront bien encore jusqu’à Dun.

– Mais nous ? demanda le roi.

– Écoutez, sire, répondit M. de Choiseul, voici, je crois, la seule chose qu’il y ait à faire. J’ai quarante hussards, comme je vous l’ai dit ; j’en démonte sept, vous monterez sur un des chevaux, tenant le dauphin dans vos bras ; la reine montera le second cheval, Madame Élisabeth le troisième, Madame Royale le quatrième, Mmes de Tourzel, de Neuville et Brunier, que vous ne voulez pas abandonner, monteront les trois autres… Nous vous entourerons avec les trente-trois hussards restés à cheval ; nous nous ferons jour à coups de sabre, et ainsi nous aurons une chance de salut. Mais réfléchissez bien, sire, que c’est une mesure à adopter à l’instant même, si vous l’adoptez ; car, dans une heure, dans une demi-heure, dans un quart d’heure peut-être, mes hussards seront gagnés !

M. de Choiseul se tut, attendant la réponse du roi ; la reine paraissait adhérer au projet, et, les yeux fixés sur Louis XVI, l’interrogeait ardemment du regard.

Mais lui, au contraire, semblait fuir les yeux de la reine et l’influence qu’elle pouvait prendre sur lui.

Enfin, regardant M. de Choiseul en face :

– Oui, dit-il, je sais bien que c’est un moyen et même le seul peut-être ; mais pouvez-vous me répondre que, dans cette inégale bagarre de trente-trois hommes contre sept ou huit cents, un coup de fusil ne tuera point ou mon fils, ou ma fille, ou la reine, ou ma sœur ?

– Sire, répondit M. de Choiseul, si un pareil malheur arrivait, et arrivait parce que vous auriez cédé à mon conseil, je n’aurais plus qu’à me tuer aux yeux de Votre Majesté.

– Eh bien, alors, dit le roi, au lieu de nous laisser emporter à tous ces projets extrêmes, raisonnons froidement.

La reine poussa un soupir et fit deux ou trois pas en arrière.

Dans ce mouvement où elle ne dissimulait point son regret, elle rencontra Isidor, qui, attiré par le bruit de la rue, et espérant toujours que ce bruit était occasionné par l’arrivée de son frère, s’était approché de la fenêtre.

Ils échangèrent tout bas deux ou trois mots, et Isidor s’élança hors de la chambre.

Le roi continua sans paraître avoir remarqué ce qui venait de se passer entre Isidor et la reine.

– La municipalité, dit-il, ne refuse pas de me laisser passer ; elle demande seulement que j’attende ici la pointe du jour. Je ne parle pas du comte de Charny, qui nous est si profondément dévoué, et dont nous n’avons pas de nouvelles. Mais le chevalier de Bouillé et M. de Raigecourt sont partis, à ce que l’on m’a assuré, dix minutes après mon arrivée, pour prévenir le marquis de Bouillé, et faire marcher les troupes, qui sont sûrement prêtes. Si j’étais seul, je suivrais votre conseil, et je passerais ; mais la reine, mes deux enfants, ma sœur, ces dames, il est impossible de risquer autant avec le peu de monde que vous avez, et dont il faudrait encore démonter une partie, car je ne partirai certes pas en laissant ici mes trois gardes du corps ! Il tira sa montre. Il est bientôt trois heures ; le jeune Bouillé est parti à midi et demi ; son père a bien certainement échelonné des troupes de distance en distance ; les premières seront averties par le chevalier ; elles arriveront successivement… Il n’y a que huit lieues d’ici à Stenay ; dans l’espace de deux heures ou de deux heures et demie, un homme peut les faire à cheval ; il arrivera donc des détachements toute la nuit ; vers cinq ou six heures, le marquis de Bouillé pourra donc être ici de sa personne, et, alors, sans aucun danger pour ma famille, sans aucune violence, nous quitterons Varennes et continuerons notre chemin.

M. de Choiseul reconnaissait la logique de ce raisonnement, et, cependant, son instinct lui disait qu’il y a certains moments où il ne faut pas écouter la logique.

Il se retourna donc vers la reine, et du regard sembla la supplier de lui donner d’autres ordres, ou, du moins, d’obtenir du roi qu’il révoquât ceux qu’il venait de donner.

Mais, elle, secouant la tête :

– Je ne veux rien prendre sur moi, dit-elle ; c’est au roi de commander ; mon devoir, à moi, est d’obéir ; d’ailleurs, je suis de l’avis du roi : M. de Bouillé ne peut tarder à arriver.

M. de Choiseul s’inclina et fit quelques pas en arrière, entraînant M. de Damas, avec lequel il avait besoin de se concerter, et faisant signe aux deux gardes du corps de venir prendre part au conseil qu’ils allaient tenir.