Chapitre 25 La voie douloureuse

Cependant, la famille royale continuait son chemin vers Paris, suivant ce que nous pouvons appeler la voie douloureuse.

Hélas ! Louis XVI et Marie-Antoinette eurent, eux aussi, leur calvaire ! Rachetèrent-ils, par cette passion terrible, les fautes de la monarchie, comme Jésus-Christ racheta les fautes des hommes ? C’est le problème que le passé n’a pas encore résolu, mais que l’avenir nous apprendra peut-être.

On avançait lentement, car les chevaux ne pouvaient marcher qu’au pas de l’escorte, et cette escorte – tout en se composant, dans sa plus grande partie, d’hommes armés, comme nous l’avons dit, de fourches, de fusils, de faux, de sabres, de piques, de fléaux – se complétait par une innombrable quantité de femmes et d’enfants ; les femmes, élevant leurs enfants au-dessus de leur tête, pour leur faire voir ce roi qu’on ramenait de force vers sa capitale, et qu’ils n’eussent probablement jamais vu sans cette circonstance.

Et, au milieu de cette multitude qui suivait la route en débordant des deux côtés dans la plaine, la grande voiture du roi, suivie du cabriolet de Mme Brunier et de Mme de Neuville, semblait, suivie de sa chaloupe, un vaisseau en perdition au milieu des vagues furieuses près de l’engloutir.

De temps en temps, une circonstance inattendue faisait – qu’on nous permette de suivre la comparaison – que cet orage prenait une nouvelle force. Les cris, les imprécations, les menaces redoublaient : les vagues humaines s’agitaient, s’élevaient, s’abaissaient, montaient comme une marée, et quelquefois, dans leurs profondeurs, cachaient entièrement le bâtiment qui les fendait à grande peine de sa proue, les naufragés qu’il portait, et la frêle chaloupe qu’il traînait à la remorque.

On arriva à Clermont sans avoir vu, quoiqu’on eût fait près de quatre lieues, la terrible escorte diminuer, ceux des hommes qui la composaient, que leurs occupations rappelaient chez eux, étant remplacés par ceux qui accouraient des environs, et qui voulaient jouir à leur tour du spectacle dont les autres étaient rassasiés.

Parmi tous les captifs qu’emportait la prison ambulante, deux étaient plus particulièrement exposés à la colère de la foule, et en butte à ses menaces : c’étaient les malheureux gardes assis sur le large siège de la voiture. À chaque instant – et c’était une manière de frapper la famille royale, que l’ordre de l’Assemblée faisait inviolable –, à chaque instant, les baïonnettes étaient dirigées sur leur poitrine ; quelque faux, qui était bien réellement celle de la mort, s’élevait au-dessus de leur tête, ou quelque lance qui se glissait comme un serpent perfide entre les intervalles allait mordre les chairs vivantes de son dard aigu, et revenait d’un mouvement aussi rapide rapporter, sous les yeux de son maître satisfait de ne pas avoir manqué son coup, sa pointe humide et rougie.

Tout à coup, on vit avec étonnement un homme sans chapeau, sans armes, les vêtements souillés de boue, fendre la foule ; et, après avoir simplement adressé un salut respectueux au roi et à la reine, s’élancer sur l’avant-train de la voiture, et prendre place sur le siège entre les deux gardes du corps.

La reine poussa à la fois un cri de crainte, de joie et de douleur.

Elle avait reconnu Charny.

De crainte, car ce qu’il faisait aux yeux de tous était tellement audacieux, que c’était un miracle qu’il eût pris cette place dangereuse sans avoir reçu quelque blessure.

De joie, car elle était heureuse de voir qu’il avait échappé à ces dangers inconnus qu’il avait dû courir dans sa fuite, dangers d’autant plus grands que la réalité, sans lui en spécialiser aucun, laissait l’imagination les lui offrir tous.

De douleur, car elle comprenait que, puisqu’elle revoyait Charny seul, et dans cet état, elle devait renoncer à tout espoir de secours venant de la part de M. de Bouillé.

Au reste, la foule, étonnée de l’audace de cet homme, semblait l’avoir respecté à cause même de son audace.

Au bruit qui s’était fait autour de la voiture, Billot, qui marchait à cheval en tête de l’escorte, se retourna, et reconnut aussi Charny.

– Ah ! murmura-t-il, je suis bien aise qu’il ne lui soit rien arrivé ; mais malheur à l’insensé qui tenterait maintenant une pareille chose, car bien certainement il payerait pour deux.

On arriva à Sainte-Menehould vers les deux heures de l’après-midi.

La privation de sommeil pendant la nuit du départ, les fatigues et les émotions de la nuit qu’on venait de passer avaient agi sur tout le monde, et principalement sur le dauphin. En arrivant à Sainte-Menehould, le pauvre enfant était en proie à une fièvre terrible.

Le roi ordonna de faire halte.

Malheureusement, de toutes les villes échelonnées sur la route, Sainte- Menehould était peut-être la ville la plus ardemment soulevée contre cette malheureuse famille que l’on ramenait prisonnière.

On ne fit donc aucune attention à l’ordre du roi, et un ordre contradictoire fut donné par Billot pour qu’on mît les chevaux à la voiture.

On obéit.

Le dauphin pleurait et demandait au milieu de ses sanglots :

– Pourquoi ne me déshabille-t-on pas, et ne me couche-t-on pas dans mon bon lit, puisque je suis malade ?

La reine ne put tenir à ces plaintes, et son orgueil fut un instant brisé.

Elle souleva dans ses bras le jeune prince en larmes et tout frissonnant, et, le montrant au peuple :

– Ah ! messieurs, dit-elle, par grâce pour cet enfant, arrêtez !

Mais les chevaux étaient déjà à la voiture.

– En marche ! cria Billot.

– En marche ! répéta le peuple.

Et, comme le fermier passait près de la portière pour aller reprendre sa place en tête du cortège :

– Ah ! monsieur, s’écria la reine s’adressant à Billot, je vous le répète, il faut que vous n’ayez pas d’enfant !

– Et moi, madame, je vous répète à mon tour, dit Billot avec son regard et sa voix sombre, que j’en ai eu, mais que je n’en ai plus !

– Faites donc comme vous voudrez, dit la reine, vous êtes les plus forts. Mais, prenez garde, il n’y a pas de voix qui crie plus haut malheur ! que la petite voix des enfants.

Le cortège se remit en route.

La traversée de la ville fut cruelle. L’enthousiasme qu’excitait la vue de Drouet, à qui l’arrestation des prisonniers était due, eût été pour ceux-ci un terrible enseignement, s’il y avait un enseignement pour les rois : mais, dans ces cris, Louis XVI et Marie-Antoinette ne voyaient qu’une fureur aveugle ; dans ces hommes patriotes, convaincus qu’ils sauvaient la France, le roi et la reine ne voyaient que des rebelles.

Le roi était atterré ; la sueur de la honte et de la colère coulait sur le front de la reine ; Madame Élisabeth, ange du ciel égaré sur la terre, priait tout bas, non pour elle, mais pour son frère, pour sa belle-sœur, pour ses neveux, pour tout ce peuple. La sainte femme ne savait point séparer ceux qu’elle considérait comme des victimes, de ceux qu’elle regardait comme des bourreaux, et, dans une même invocation, elle mettait les uns et les autres aux pieds du Seigneur.

À l’entrée de Sainte-Menehould, le flot qui, pareil à une inondation, couvrait toute la plaine, ne put s’engouffrer dans la rue étroite.

Il écuma aux deux côtés de la ville, et en suivit le contour extérieur ; mais, comme on ne s’arrêta à Sainte-Menehould que le temps nécessaire au relais, à l’autre extrémité de la ville, il revint plus ardent battre la voiture.

Le roi avait cru – et c’était cette croyance peut-être qui l’avait poussé dans une route mauvaise –, le roi avait cru que l’esprit de Paris seul était fourvoyé ; il comptait sur sa bonne province. Voilà que sa bonne province non seulement lui échappait, mais encore se tournait impitoyable contre lui. Cette province, elle avait effrayé M. de Choiseul à Pont-de-Sommevelle, elle avait emprisonné M. Dandoins à Sainte-Menehould, elle avait tiré sur M. de Damas à Clermont, elle venait de tuer Isidor sous les yeux du roi ; tout se soulevait contre cette fuite, même le prêtre que le chevalier de Bouillé avait renversé du talon de sa botte au revers de la route.

Et c’eût été bien pis si le roi eût pu voir ce qui se passait aux lieux mêmes, villes et villages, où la nouvelle arrivait qu’il venait d’être arrêté. À l’instant même, la population entière se soulevait, les femmes prenaient dans leurs bras les enfants au maillot, les mères tiraient par la main ceux qui pouvaient marcher, les hommes se chargeaient d’armes : autant ils en avaient, autant ils en suspendaient autour d’eux, ou en portaient sur leurs épaules ; ils arrivaient décidés, non pas à faire escorte au roi, mais à tuer le roi ; ce roi qui, au moment de la récolte – triste récolte que celle de la pauvre Champagne aux abords de Châlons, si pauvre que, dans son langage expressif, le peuple l’appelle Champagne pouilleuse ! – ce roi qui, au moment de la récolte, allait chercher, pour qu’ils la foulassent aux pieds de leurs chevaux, le pandour pillard, le hussard voleur ; mais trois anges gardaient la voiture royale : le pauvre petit dauphin, tout malade et tout grelottant sur les genoux de sa mère ; Madame Royale, qui, belle de cette beauté éclatante des rousses, se tenait debout à la portière, regardant tout cela de son œil étonné mais ferme ; Madame Élisabeth, enfin, déjà âgée de vingt-sept-ans, mais à qui la chasteté du corps et du cœur mettait autour du front l’auréole de la plus pure jeunesse. Ces hommes voyaient tout cela ; plus, cette reine courbée sur son enfant ; plus, ce roi abattu ; et leur colère s’en allait, demandant quelque autre sujet sur lequel elle pût s’abattre, Ils criaient contre les gardes, ils les injuriaient, ils les appelaient – ces cœurs nobles et dévoués ! – cœurs de lâches et cœurs de traîtres ; puis, sur toutes ces têtes exaltées, la plupart nues, la plupart échauffées par le mauvais vin des cabarets, tombait d’aplomb le soleil de juin, faisant un arc-en-ciel de flamme dans la poussière crayeuse que tout cet immense cortège soulevait le long du chemin.

Qu’eût-il dit, ce roi, qui peut-être s’illusionnait encore, s’il eût vu un homme partir de Mézières, son fusil sur l’épaule, faire soixante lieues en trois jours pour tuer le roi, le joindre à Paris et, à Paris, le voyant si pauvre, si malheureux, si humilié, secouer la tête, et renoncer à son projet ?

Qu’eût-il dit s’il eût vu un jeune menuisier – ne doutant pas qu’après sa fuite, le roi ne fût immédiatement mis en jugement et condamné – partir du fond de la Bourgogne, et s’élancer par les routes pour assister à ce jugement et entendre cette condamnation ? En route, un maître menuisier lui fait comprendre que ce sera plus long qu’il ne croit, le retient pour fraterniser avec lui ; le jeune menuisier s’arrête en effet chez le vieux maître, et épouse sa fille.

Ce que voyait Louis XVI était plus expressif peut-être, mais moins terrible ; car nous avons dit comment le triple bouclier de l’innocence repoussait à lui la colère et la renvoyait contre ses serviteurs.

En sortant de Sainte-Menehould, à une demi-lieue de la ville peut-être, on vit arriver à travers champs, au grand galop de son cheval, un vieux gentilhomme chevalier de Saint-Louis ; il portait sa croix à la boutonnière ; un instant, sans doute, le peuple crut que cet homme accourait conduit par la simple curiosité, et lui fit place. Le vieux gentilhomme s’approcha de la portière, le chapeau à la main, saluant le roi et la reine, et les appelant Majestés. Le peuple venait de mesurer où étaient la véritable force et la majesté réelle, il s’indigna qu’on donnât à ses prisonniers un titre qui lui était dû, à lui ; il commença à gronder et à menacer.

Déjà le roi avait appris à connaître ces grondements ; il les avait entendus autour de la maison de Varennes : il devinait leur signification.

– Monsieur, dit-il au vieux chevalier de Saint-Louis, la reine et moi sommes bien touchés de la marque de dévouement que vous venez de nous donner d’une manière aussi publique ; mais, au nom de Dieu, éloignez-vous, votre vie n’est pas en sûreté !

– Ma vie est au roi, dit le vieux chevalier, et le dernier jour de ma vie sera le plus beau, si je meurs pour mon roi !

Quelques-uns entendirent ces paroles, et grondèrent plus haut.

– Retirez-vous, monsieur, retirez-vous ! cria le roi.

Puis, se penchant en dehors :

– Mes amis, dit-il, faites place, je vous prie, à M. de Dampierre.

Les plus proches, ceux qui entendirent la prière du roi, y obtempérèrent et firent place. Malheureusement, un peu plus loin, cheval et cavalier se trouvèrent pressés : le cavalier excita son cheval de la bride et de l’éperon, mais la foule était tellement compacte, qu’elle n’était pas maîtresse elle-même de ses mouvements. Quelques femmes froissées crièrent, un enfant épouvanté pleura, les hommes montrèrent le poing, le vieillard obstiné montra son fouet ; alors, les menaces se changèrent en rugissements ; cette grande colère populaire et léonine éclata. M. de Dampierre était déjà sur la lisière de cette forêt d’hommes : il piqua son cheval des deux, le cheval franchit bravement le fossé, et partit au galop à travers terres En ce moment, le vieux gentilhomme se retourna, et, mettant le chapeau à la main : « Vive le roi ! » cria-t-il. Dernier hommage à son souverain, mais suprême insulte à ce peuple.

Un coup de fusil retentit.

Lui, tira un pistolet de ses fontes, et rendit coup pour coup.

Alors, tout ce qui avait un fusil chargé tira à la fois sur cet insensé.

Le cheval, criblé de balles, s’abattit.

L’homme fut-il blessé, fut-il tué par l’effroyable décharge ? On n’en sut rien. La foule se rua, comme une avalanche, vers l’endroit où l’homme et le cheval étaient tombés à cinquante pas à peu près de la voiture du roi ; puis il se fit un de ces tumultes comme il s’en fait autour des cadavres, des mouvements désordonnés, un chaos informe, un gouffre de cris et de clameurs ; puis, tout à coup, au bout d’une pique, on vit surgir une tête à cheveux blancs.

C’était celle du malheureux chevalier de Dampierre.

La reine poussa un cri, et se rejeta dans le fond de la voiture.

– Monstres ! cannibales ! assassins ! hurla Charny.

– Taisez-vous, taisez-vous, monsieur le comte, dit Billot ; sans cela, je ne répondrais plus de vous.

– Soit ! dit Charny ; je suis las de la vie ! Que peut-il m’arriver de pis qu’à mon pauvre frère ?

– Votre frère, dit Billot, était coupable, et vous ne l’êtes pas.

Charny fit un mouvement pour sauter à bas du siège : les deux gardes du corps le retinrent ; vingt baïonnettes se tournèrent vers lui.

– Amis, dit Billot de sa voix forte et imposante, quelque chose que fasse ou dise celui-ci – et il montra Charny –, je défends qu’il tombe un cheveu de sa tête… Je réponds de lui à sa femme.

– À sa femme ! murmura la reine en tressaillant, comme si une des baïonnettes qui menaçaient Charny l’eût piquée au cœur ; à sa femme ! pourquoi ?..

Pourquoi ? Billot n’aurait pu le dire lui-même. Il avait invoqué le nom et l’image de la femme de Charny, sachant combien sont puissants ces noms-là sur les foules, qui se composent, à tout prendre, de pères et d’époux !