Il y avait nombreuse assemblée dans la grange. Billot, comme nous l’avons dit, était fort considéré de ses gens, en ce qu’il les grondait souvent, mais les nourrissait bien et les payait bien.
Aussi, chacun s’était-il empressé de se rendre à son invitation.
D’ailleurs à cette époque courait parmi le peuple cette fièvre étrange qui prend les nations quand les nations vont se mettre en travail. Des mots étrangers, nouveaux, presque inconnus sortaient de bouches qui ne les avaient jamais prononcés. C’étaient les mots de liberté, d’indépendance, d’émancipation, et, chose singulière, ce n’était pas seulement parmi le peuple qu’on entendait prononcer ces mots ; non, ces mots avaient été prononcés par la noblesse d’abord, et cette voix qui leur répondait n’était qu’un écho.
C’était de l’Occident qu’était venue cette lumière qui devait éclairer jusqu’à ce qu’elle brûlât, c’était en Amérique que s’était levé ce soleil, qui, en accomplissant son cours, devait faire de la France un vaste incendie à la lueur duquel les nations épouvantées allaient lire le mot république écrit en lettres de sang.
Aussi, ces réunions où l’on s’occupait d’affaires politiques étaient-elles moins rares qu’on ne pourrait le croire. Des hommes, sortis on ne savait d’où, des apôtres d’un dieu invisible, et presque inconnus, couraient les villes et les campagnes, semant partout des paroles de liberté. Le gouvernement, aveuglé jusqu’alors, commençait à ouvrir les yeux. Ceux qui étaient à la tête de cette grande machine qu’on appelle la chose publique, sentaient certains rouages se paralyser sans qu’ils pussent comprendre d’où venait l’obstacle. L’opposition était partout dans les esprits, si elle n’était pas encore dans les bras et dans les mains ; invisible, mais présente, mais sensible, mais menaçante, et parfois d’autant plus menaçante que, pareille aux spectres, elle était insaisissable, et qu’on la devinait sans pouvoir l’étreindre.
Vingt ou vingt-cinq métayers, tous dépendants de Billot, étaient rassemblés dans la grange.
Billot entra suivi de Pitou. Toutes les têtes se découvrirent, tous les chapeaux s’agitèrent au bout des bras. On comprenait que tous ces hommes-là étaient prêts à se faire tuer sur un signe du maître.
Le fermier expliqua aux paysans que la brochure que Pitou allait leur lire était l’ouvrage du docteur Gilbert. Le docteur Gilbert était fort connu dans tout le canton, où il avait plusieurs propriétés, dont la ferme tenue par Billot était la principale.
Un tonneau était préparé pour le lecteur. Pitou monta sur cette tribune improvisée, et commença la lecture.
Il est à remarquer que les gens du peuple, et j’oserai presque dire les hommes en général, écoutent avec d’autant plus d’attention qu’ils comprennent moins. Il est évident que le sens général de la brochure échappait aux esprits les plus éclairés de la rustique assemblée, et à Billot lui-même. Mais, au milieu de cette phraséologie obscure, passaient, comme des éclairs dans un ciel sombre et chargé d’électricité, les mots lumineux d’indépendance, de liberté et d’égalité. Il n’en fallut pas davantage ; les applaudissements éclatèrent ; les cris de : « Vive le docteur Gilbert ! » retentirent. Le tiers de la brochure à peu près avait été lu ; il fut décidé qu’on la lirait en trois dimanches.
Les auditeurs furent invités à se réunir le dimanche suivant, et chacun promit d’y assister.
Pitou avait fort bien lu. Rien ne réussit comme le succès. Le lecteur avait pris sa part des applaudissements adressés à l’ouvrage, et, subissant l’influence de cette science relative, M. Billot lui-même avait senti naître en lui une certaine considération pour l’élève de l’abbé Fortier. Pitou, déjà plus grand que nature au physique, avait moralement grandi de dix coudées.
Une seule chose lui manquait : mademoiselle Catherine n’avait pas assisté à son triomphe.
Mais le père Billot, enchanté de l’effet qu’avait produit la brochure du docteur, se hâta de faire part de ce succès à sa femme et à sa fille. Madame Billot ne répondit rien : c’était une femme à courte vue.
Mais Catherine sourit tristement.
– Eh bien ! qu’as-tu encore ? dit le fermier.
– Mon père ! mon père ! dit Catherine, j’ai peur que vous vous compromettiez.
– Allons ! ne vas-tu pas faire l’oiseau de mauvais augure ? Je te préviens que j’aime mieux l’alouette que le hibou.
– Mon père, on m’a déjà dit de vous prévenir qu’on avait les yeux sur vous.
– Et qui t’a dit cela, s’il te plaît ?
– Un ami.
– Un ami ? Tout conseil mérite remerciement. Tu vas me dire le nom de cet ami. Quel est-il, voyons ?
– Un homme qui doit être bien informé.
– Qui, enfin ?
– M. Isidor de Charny.
– De quoi se mêle-t-il, ce muscadin-là ? de me donner des conseils sur la façon dont je pense ? Est-ce que je lui donne des conseils sur la manière dont il s’habille, à lui ? Il me semble qu’il y aurait cependant autant à dire d’une part que d’autre.
– Mon père, je ne vous dis pas cela pour vous fâcher. Le conseil a été donné à bonne intention.
– Eh bien ! je lui en rendrai un autre, et tu peux le lui transmettre de ma part.
– Lequel ?
– C’est que lui et ses confrères fassent attention à eux, on les secoue drôlement à l’Assemblée nationale, MM. les nobles ; et plus d’une fois il y a été question des favoris et des favorites. Avis à son frère, M. Olivier de Charny, qui est là-bas, et qui n’est pas mal, dit-on, avec l’Autrichienne.
– Mon père, dit Catherine, vous avez plus d’expérience que nous, faites à votre guise.
– En effet, murmura Pitou, que son succès avait rempli de confiance, de quoi se mêle-t-il votre M. Isidor ?
Catherine n’entendit point ou fit semblant de ne pas entendre, et la conversation en resta là.
Le dîner eut lieu comme d’habitude. Jamais Pitou ne trouva dîner plus long. Il avait hâte de se montrer dans sa nouvelle splendeur avec mademoiselle Catherine au bras. C’était un grand jour pour lui que ce dimanche, et il se promit bien de garder la date du 12 juillet dans son souvenir.
On partit enfin vers les trois heures. Catherine était charmante. C’était une jolie blonde aux yeux noirs, mince et flexible comme les saules qui ombrageaient la petite source où l’on allait puiser l’eau de la ferme. Elle était mise d’ailleurs avec cette coquetterie naturelle qui fait ressortir tous les avantages de la femme, et son petit bonnet, chiffonné par elle-même, comme elle l’avait dit à Pitou, lui allait à merveille.
La danse ne commençait d’habitude qu’à six heures. Quatre ménétriers, montés sur une estrade de planches, faisaient, moyennant une rétribution de six blancs par contredanse, les honneurs de cette salle de bal en plein vent. En attendant six heures, on se promenait dans cette fameuse allée des Soupirs dont avait parlé la tante Angélique, où l’on regardait les jeunes messieurs de la ville ou des environs jouer à la paume, sous la direction de maître Farolet, paumier en chef de Son Altesse Monseigneur le duc d’Orléans. Maître Farolet était tenu pour un oracle, et ses décisions en matière de tierée, de chasse et de quinze, étaient reçues avec toute la vénération que l’on devait à son âge et à son mérite.
Pitou, sans trop savoir pourquoi, eût fort désiré rester dans l’allée des Soupirs ; mais ce n’était point pour demeurer à l’ombre de cette double allée de hêtres que Catherine avait fait cette toilette pimpante qui avait émerveillé Pitou.
Les femmes sont comme les fleurs que le hasard a fait pousser à l’ombre ; elles tendent incessamment à la lumière, et, d’une manière ou d’une autre, il faut toujours que leur corolle fraîche et embaumée vienne s’ouvrir au soleil, qui les fane et qui les dévore.
Il n’y a que la violette qui, au dire des poètes, ait la modestie de rester cachée ; mais encore porte-t-elle le deuil de sa beauté inutile.
Catherine tira donc tant et si bien le bras de Pitou, que l’on prit le chemin du jeu de paume. Hâtons-nous de dire que Pitou non plus ne se fit pas trop tirer le bras. Il avait aussi grande hâte de montrer son habit bleu de ciel et son coquet tricorne, que Catherine son bonnet à la Galatée et son corset gorge-de-pigeon.
Une chose flattait surtout notre héros et lui donnait un avantage momentané sur Catherine. Comme personne ne le reconnaissait, Pitou n’ayant jamais été vu sous de si somptueux habits, on le prenait pour un jeune étranger débarqué de la ville, quelque neveu, quelque cousin de la famille Billot, un prétendu de Catherine même. Mais Pitou tenait trop à constater son identité pour que l’erreur pût durer plus longtemps. Il fit tant de signes de tête à ses amis, il ôta tant de fois son chapeau à ses connaissances, qu’enfin on reconnut dans le pimpant villageois l’élève indigne de maître Fortier, et qu’une espèce de clameur s’éleva qui disait :
– C’est Pitou ! Avez-vous vu Ange Pitou ?
Cette clameur alla jusqu’à mademoiselle Angélique ; mais comme cette clameur lui dit que celui que la clameur publique proclamait pour son neveu était un gentil garçon, marchant les pieds en dehors et arrondissant les bras, la vieille fille, qui avait toujours vu Pitou marcher les pieds en dedans et les coudes au corps, secoua la tête avec incrédulité et se contenta de dire :
– Vous vous trompez, ce n’est pas là mon cancre de neveu.
Les deux jeunes gens arrivèrent au jeu de paume. Il y avait, ce jour-là, défi entre les joueurs de Soissons et les joueurs de Villers-Cotterêts ; de sorte que la partie était des plus animées. Catherine et Pitou se placèrent à la hauteur de la corde, tout au bas du talus ; c’était Catherine qui avait choisi ce poste comme le meilleur.
Au bout d’un instant, on entendit la voix de maître Farolet qui criait :
– À deux. Passons.
Les joueurs passèrent effectivement, c’est-à-dire que chacun alla défendre sa chasse et attaquer celle de ses adversaires. Un des joueurs, en passant, salua Catherine avec un sourire ; Catherine répondit par une révérence et en rougissant. En même temps, Pitou sentit courir dans le bras de Catherine appuyé au sien un petit tremblement nerveux.
Quelque chose comme une angoisse inconnue serra le cœur de Pitou.
– C’est M. de Charny ? dit-il en regardant sa compagne.
– Oui, répondit Catherine. Vous le connaissez donc ?
– Je ne le connais pas, fit Pitou ; mais je l’ai deviné.
En effet, Pitou avait pu deviner M. de Charny dans ce jeune homme, d’après ce que lui avait dit Catherine la veille.
Celui qui avait salué la jeune fille était un élégant gentilhomme de vingt-trois ou vingt-quatre ans, beau, bien pris dans sa taille, élégant de formes et gracieux de mouvements, comme ont l’habitude d’être ceux qu’une éducation aristocratique a pris au berceau. Tous ces exercices du corps qu’on ne fait bien qu’à la condition qu’on les aura étudiés dès l’enfance, M. Isidor de Charny les exécutait avec une perfection remarquable ; en outre, il était de ceux dont le costume s’harmonise toujours à merveille avec l’exercice auquel il est destiné. Ses livrées de chasse étaient citées pour leur goût parfait, ses négligés de salle d’armes auraient pu servir de modèles à Saint-Georges lui-même ; enfin, ses habits de cheval étaient ou plutôt paraissaient, grâce à sa façon de les porter, d’une coupe toute particulière.
Ce jour-là, M. de Charny, frère cadet de notre ancienne connaissance le comte de Charny, coiffé avec tout le négligé d’une toilette du matin, était vêtu d’une espèce de pantalon collant, couleur claire, qui faisait valoir la forme de ses cuisses et de ses jambes à la fois fines et musculeuses ; d’élégantes sandales de paume, retenues par des courroies, remplaçaient momentanément ou le soulier à talon rouge ou la botte à retroussis ; une veste de piqué blanc serrait sa taille, comme si elle eût été prise dans un corset ; enfin, sur le talus, son domestique tenait un habit vert à galons d’or.
L’animation lui donnait en ce moment tout le charme et toute la fraîcheur de la jeunesse que, malgré ses vingt-trois ans, les veilles prolongées, les débauches nocturnes et les parties de jeu qu’éclaire en se levant le soleil, lui avaient déjà fait perdre.
Aucun des avantages qui sans doute avaient été remarqués par la jeune fille n’échappa à Pitou. En voyant les mains et les pieds de M. de Charny, il commença à être moins fier de cette prodigalité de la nature qui lui avait donné à lui la victoire sur le fils du cordonnier, et il songea que cette même nature aurait pu répartir d’une façon plus habile sur toutes les parties de son corps les éléments dont il était composé.
En effet, avec ce qu’il y avait de trop aux pieds, aux mains et aux genoux de Pitou, la nature aurait eu de quoi lui faire une fort jolie jambe. Seulement, les choses n’étaient point à leur place : où il y avait besoin de finesse, il y avait engorgement, et où il fallait rebondissement, il y avait vide.
Pitou regarda ses jambes, de l’air dont le cerf de la fable regarde les siennes.
– Qu’avez-vous donc, monsieur Pitou ? reprit Catherine.
Pitou ne répondit rien, et se contenta de pousser un soupir.
La partie était finie. Le vicomte de Charny profita de l’intervalle entre la partie finie et celle qui allait commencer, pour venir saluer Catherine. À mesure qu’il approchait, Pitou voyait le sang monter au visage de la jeune fille, et sentait son bras devenir plus tremblant.
Le vicomte fit un signe de tête à Pitou, puis, avec cette politesse familière que savaient si bien prendre les nobles de cette époque avec les petites bourgeoises et les grisettes, il demanda à Catherine des nouvelles de sa santé et réclama la première contredanse. Catherine accepta. Un sourire fut le remerciement du jeune noble. La partie allait recommencer, on l’appela. Il salua Catherine, et s’éloigna avec la même aisance qu’il était venu.
Pitou sentit toute la supériorité qu’avait sur lui un homme qui parlait, souriait, s’approchait et s’éloignait de cette manière.
Un mois employé à tâcher d’imiter le mouvement simple de M. de Charny n’eût conduit Pitou qu’à une parodie dont il sentait lui-même tout le ridicule.
Si le cœur de Pitou eût connu la haine, il eût, à partir de ce moment, détesté le vicomte de Charny.
Catherine resta à regarder jouer à la paume jusqu’au moment où les joueurs appelèrent leurs domestiques pour passer leurs habits. Elle se dirigea alors vers la danse, au grand désespoir de Pitou, qui, ce jour-là, semblait destiné à aller contre sa volonté partout où il allait.
M. de Charny ne se fit point attendre. Un léger changement dans sa toilette avait du joueur de paume fait un élégant danseur. Les violons donnèrent le signal, et il vint présenter sa main à Catherine, en lui rappelant la promesse qu’elle lui avait faite.
Ce qu’éprouva Pitou quand il sentit le bras de Catherine se détacher de son bras, et qu’il vit la jeune fille toute rougissante s’avancer dans le cercle avec son cavalier, fut peut-être une des sensations les plus désagréables de sa vie. Une sueur froide lui monta au front, un nuage lui passa sur les yeux ; il étendit la main et s’appuya sur la balustrade, car il sentit ses genoux, si solides qu’ils fussent, prêts à se dérober sous lui.
Quant à Catherine, elle semblait n’avoir et n’avait même probablement aucune idée de ce qui se passait dans le cœur de Pitou ; elle était heureuse et fière à la fois : heureuse de danser, fière de danser avec le plus beau cavalier des environs.
Si Pitou avait été contraint d’admirer M. de Charny joueur de paume, force lui fut de rendre justice à M. de Charny danseur. À cette époque, la mode n’était pas encore venue de marcher au lieu de danser. La danse était un art qui faisait partie de l’éducation. Sans compter M. de Lauzun, qui avait dû sa fortune à la façon dont il avait dansé sa première courante au quadrille du roi, plus d’un gentilhomme avait dû la faveur dont il jouissait à la cour, à la manière dont il tendait le jarret et poussait la pointe du pied en avant. Sous ce rapport, le vicomte était un modèle de grâce et de perfection, et il eût pu, comme Louis XIV, danser sur un théâtre avec la chance d’être applaudi, quoiqu’il ne fût ni roi, ni acteur.
Pour la seconde fois, Pitou regarda ses jambes, et fut forcé de s’avouer qu’à moins qu’il ne s’opérât un grand changement dans cette partie de son individu, il devait renoncer à briguer des succès du genre de ceux que remportait M. de Charny en ce moment.
La contredanse finit. Pour Catherine, elle avait duré quelques secondes à peine, mais à Pitou elle avait paru un siècle. En revenant prendre le bras de son cavalier, Catherine s’aperçut du changement qui s’était fait dans sa physionomie. Il était pâle ; la sueur perlait sur son front, et une larme à demi dévorée par la jalousie roulait dans son œil humide.
– Ah ! mon Dieu ! dit Catherine, qu’avez-vous donc, Pitou ?
– J’ai, répondit le pauvre garçon, que je n’oserai jamais danser avec vous, après vous avoir vu danser avec M. de Charny.
– Bah ! dit Catherine, il ne faut pas vous démoraliser comme cela ; vous danserez comme vous pourrez, et je n’en aurai pas moins de plaisir à danser avec vous.
– Ah ! dit Pitou, vous dites cela pour me consoler, mademoiselle ; mais je me rends justice, et vous aurez toujours plus de plaisir à danser avec ce jeune noble qu’avec moi.
Catherine ne répondit rien, car elle ne voulait pas mentir ; seulement, comme c’était une excellente créature, et qu’elle commençait à s’apercevoir qu’il se passait quelque chose d’étrange dans le cœur du pauvre garçon, elle lui fit force amitiés ; mais ces amitiés ne purent lui rendre sa joie et sa gaieté perdues. Le père Billot avait dit vrai : Pitou commençait à être un homme – il souffrait.
Catherine dansa encore cinq ou six contredanses, dont une seconde avec M. de Charny. Cette fois, sans souffrir moins, Pitou était plus calme en apparence. Il suivait des yeux chaque mouvement de Catherine et de son cavalier. Il essayait, au mouvement de leurs lèvres, de deviner ce qu’ils se disaient, et lorsque, dans les figures qu’ils exécutaient, leurs mains venaient se joindre, il tâchait de deviner si ces mains se joignaient seulement ou se serraient en se joignant.
Sans doute c’était cette seconde contredanse qu’attendait Catherine, car à peine fut-elle achevée que la jeune fille proposa à Pitou de reprendre le chemin de la ferme. Jamais proposition ne fut accueillie avec plus d’empressement ; mais le coup était porté, et Pitou, tout en faisant des enjambées que Catherine était obligée de retenir de temps en temps, gardait le silence le plus absolu.
– Qu’avez-vous donc, lui dit enfin Catherine, et pourquoi ne me parlez-vous pas ?
– Je ne vous parle pas, mademoiselle, dit Pitou, parce que je ne sais pas parler comme M. de Charny. Que voulez-vous que je vous dise encore, après toutes les belles choses qu’il vous a dites en dansant avec vous ?
– Voyez comme vous êtes injuste, monsieur Ange, nous parlions de vous.
– De moi, mademoiselle, et comment cela ?
– Dame ! monsieur Pitou, si votre protecteur ne se retrouve pas, il faudra bien vous en choisir un autre.
– Je ne suis donc plus bon pour tenir les écritures de la ferme ? demanda Pitou avec un soupir.
– Au contraire, monsieur Ange, c’est que je crois que ce sont les écritures de la ferme qui ne sont point assez bonnes pour vous. Avec l’éducation que vous avez reçue, vous pouvez arriver à mieux que cela.
– Je ne sais pas à quoi j’arriverai ; mais ce que je sais, c’est que je ne veux arriver à rien si je ne puis arriver à quelque chose que par M. le vicomte de Charny.
– Et pourquoi refuseriez-vous sa protection ? Son frère, le comte de Charny, est, à ce qu’il paraît, admirablement en cour, et a épousé une amie particulière de la reine. Il me disait que, si cela pouvait m’être agréable, il vous ferait avoir une place dans les gabelles.
– Bien obligé, mademoiselle, mais je vous l’ai déjà dit, je me trouve bien comme je suis, et, à moins que votre père ne me renvoie, je resterai à la ferme.
– Et pourquoi diable te renverrais-je ? dit une grosse voix que Catherine en tressaillant reconnut pour celle de son père.
– Mon cher Pitou, dit tout bas Catherine, ne parlez pas de M. Isidor, je vous en prie.
– Hein ! réponds donc.
– Mais… je ne sais pas, dit Pitou fort embarrassé ; peut-être ne me trouvez-vous pas assez savant pour vous être utile.
– Pas assez savant ! Quand tu comptes comme Barrême, et que tu lis à en remontrer à notre maître d’école, qui se croit cependant un grand clerc. Non, Pitou, c’est le bon Dieu qui conduit chez moi les gens qui y entrent, et, une fois qu’ils y sont entrés, ils y restent tant qu’il plaît au bon Dieu.
Pitou rentra à la ferme sur cette assurance ; mais quoique ce fût bien quelque chose, ce n’était point assez. Il s’était fait un grand changement en lui entre sa sortie et sa rentrée. Il avait perdu une chose qui, une fois perdue, ne se retrouve plus : c’était la confiance en lui-même ; aussi Pitou, contre son habitude, dormit-il fort mal. Dans ses moments d’insomnie, il se rappela le livre du docteur Gilbert ; ce livre était principalement contre la noblesse, contre les abus de la classe privilégiée, contre la lâcheté de ceux qui s’y soumettent ; il sembla à Pitou qu’il commençait seulement à comprendre toutes les belles choses qu’il avait lues le matin, et il se promit, dès qu’il ferait jour, de relire pour lui seul, et tout bas, le chef-d’œuvre qu’il avait lu tout haut et à tout le monde.
Mais, comme Pitou avait mal dormi, Pitou s’éveilla tard.
Il n’en résolut pas moins de mettre à exécution son projet de lecture. Il était sept heures ; le fermier ne devait rentrer qu’à neuf ; d’ailleurs, rentrât-il, il ne pouvait qu’applaudir à une occupation qu’il avait lui-même recommandée.
Il descendit par un petit escalier en échelle, et alla s’asseoir sur un banc au-dessous de la fenêtre de Catherine. Était-ce le hasard qui avait amené là Pitou juste en cet endroit, ou connaissait-il les situations respectives de cette fenêtre et de ce banc ?
Tant il y a que Pitou, rentré dans son costume de tous les jours, qu’on n’avait pas encore eu le temps de remplacer, et qui se composait de sa culotte noire, de sa souquenille verte et de ses souliers rougis, tira la brochure de sa poche et se mit à lire.
Nous n’oserions pas dire que les commencements de cette lecture eurent lieu sans que les yeux du lecteur se détournassent de temps en temps du livre à la fenêtre ; mais comme la fenêtre ne présentait aucun buste de jeune fille dans son encadrement de capucines et de volubilis, les yeux de Pitou finirent par se fixer invariablement sur le livre.
Il est vrai que, comme sa main négligeait d’en tourner les feuillets, et que plus son attention paraissait profonde, moins sa main se dérangeait, on pouvait croire que son esprit était ailleurs et qu’il rêvait au lieu de lire.
Tout à coup il sembla à Pitou qu’une ombre se projetait sur les pages de la brochure, jusque-là éclairées par le soleil matinal. Cette ombre, trop épaisse pour être celle d’un nuage, ne pouvait donc être produite que par un corps opaque ; or, il y a des corps opaques si charmants à regarder, que Pitou se retourna vivement pour voir quel était celui qui lui interceptait son soleil.
Pitou se trompait. C’était bien effectivement un corps opaque qui lui faisait tort de cette part de lumière et de chaleur que Diogène réclamait d’Alexandre. Mais ce corps opaque, au lieu d’être charmant présentait au contraire un aspect assez désagréable.
C’était celui d’un homme de quarante-cinq ans, plus long et plus mince encore que Pitou, vêtu d’un habit presque aussi râpé que le sien, et qui, penchant sa tête par-dessus son épaule, semblait lire avec autant de curiosité que Pitou y mettait de distraction.
Pitou demeura fort étonné. Un sourire gracieux se dessina sur les lèvres de l’homme noir, et montra une bouche dans laquelle il ne restait que quatre dents, deux en haut et deux en bas, se croisant et s’aiguisant comme les défenses d’un sanglier.
– Édition américaine, dit cet homme d’une voix nasillarde, format in-octavo : « De la liberté des hommes et de l’indépendance des nations. Boston, 1788. »
À mesure que l’homme noir parlait, Pitou ouvrait des yeux avec un étonnement progressif, de sorte que lorsque l’homme noir cessa de parler, les yeux de Pitou avaient atteint le plus grand développement auquel ils pussent parvenir.
– Boston, 1788. C’est bien cela, monsieur, répéta Pitou.
– C’est le traité du docteur Gilbert ? dit l’homme noir.
– Oui, monsieur, répondit poliment Pitou.
Et il se leva, car il avait toujours entendu dire qu’il était incivil de parler assis à son supérieur ; et, dans l’esprit encore naïf de Pitou, tout homme avait droit de réclamer sa supériorité sur lui.
Mais, en se levant, Pitou aperçut quelque chose de rose et de mouvant vers la fenêtre, et qui lui fit l’œil. Ce quelque chose était mademoiselle Catherine. La jeune fille le regardait d’une façon étrange et lui faisait des signes singuliers.
– Monsieur, sans indiscrétion, demanda l’homme noir qui, ayant le dos tourné à la fenêtre, était resté complètement étranger à ce qui se passait, monsieur, à qui appartient ce livre ?
Et il montrait du doigt, mais sans y toucher, la brochure que tenait Pitou entre ses mains.
Pitou allait répondre que le livre appartenait à M. Billot, quand arrivèrent jusqu’à lui ces mots prononcés par une voix presque suppliante :
– Dites que c’est à vous.
L’homme noir qui était tout yeux n’entendit pas ces mots.
– Monsieur, dit majestueusement Pitou, ce livre est à moi.
L’homme noir leva la tête, car il commençait à remarquer que de temps en temps les regards étonnés de Pitou le quittaient pour aller se fixer sur un point particulier. Il vit la fenêtre, mais Catherine avait deviné le mouvement de l’homme noir, et, rapide comme un oiseau, elle avait disparu.
– Que regardez-vous donc là-haut ? demanda l’homme noir.
– Ah çà ! monsieur, dit Pitou en souriant, permettez-moi de vous dire que vous êtes bien curieux. Curiosus, ou plutôt avidus cognoscendi, comme disait l’abbé Fortier, mon maître.
– Vous dites donc, reprit l’interrogateur sans paraître le moins du monde intimidé par cette preuve de science que venait de donner Pitou dans l’intention de donner à l’homme noir une idée plus haute de lui que celle qu’il en avait prise d’abord, vous dites donc que ce livre est à vous ?
Pitou cligna de l’œil de manière à ce que la fenêtre se retrouvât dans son rayon visuel. La tête de Catherine reparut et fit un signe affirmatif.
– Oui monsieur, répondit Pitou. Seriez-vous désireux de le lire ? Avidus legendi libri ou legendae histori.
– Monsieur, dit l’homme noir, vous me paraissez beaucoup au-dessus de l’état qu’indiquent vos habits : Non dives vestitu sed ingenio. En conséquence, je vous arrête.
– Comment ! vous m’arrêtez ? dit Pitou au comble de la stupéfaction.
– Oui, monsieur ; suivez-moi donc, je vous prie.
Pitou regarda non plus en l’air, mais autour de lui, et il aperçut deux sergents qui attendaient les ordres de l’homme noir ; les deux sergents semblaient sortir de terre.
– Dressons procès-verbal, messieurs, dit l’homme noir.
Le sergent attacha les mains de Pitou avec une corde, et garda dans ses mains le livre du docteur Gilbert.
Puis il attacha Pitou lui-même à un anneau placé au-dessous de la fenêtre.
Pitou allait se récrier, mais il entendit cette même voix qui avait tant de puissance sur lui qui lui soufflait : « Laissez-vous faire. »
Pitou se laissa donc faire avec une docilité qui enchanta les sergents et surtout l’homme noir. De sorte que, sans défiance aucune, ils entrèrent dans la ferme, les deux sergents pour prendre une table, l’homme noir… nous saurons plus tard pourquoi.
À peine les sergents et l’homme noir étaient-ils entrés dans la maison que la voix se fit entendre :
– Levez les mains, disait la voix.
Pitou leva non seulement les mains, mais la tête, et il aperçut le visage pâle et effaré de Catherine ; elle tenait un couteau à la main : « Encore… encore… », dit-elle.
Pitou se haussa sur la pointe des pieds.
Catherine se pencha en dehors ; la lame toucha la corde et Pitou recouvra la liberté de ses mains.
– Prenez le couteau, dit Catherine, et coupez à votre tour la corde qui vous attache à l’anneau.
Pitou ne se le fit pas dire deux fois ; il coupa la corde et se trouva entièrement libre.
– Maintenant, dit Catherine, voici un double louis ; vous avez de bonnes jambes, sauvez-vous : allez à Paris et prévenez le docteur.
Elle ne put achever, les sergents reparaissaient et le double louis tomba aux pieds de Pitou.
Pitou le ramassa vivement. En effet, les sergents étaient sur le seuil de la porte où ils demeurèrent un instant, étonnés de voir libre celui qu’ils avaient si bien garrotté il n’y avait qu’un instant. À leur vue, les cheveux de Pitou se hérissèrent sur sa tête, et il se rappela confusément le in crinibus angues des Euménides.
Les sergents et Pitou restèrent un instant dans la situation du lièvre et d’un chien d’arrêt, immobiles et se regardant. Mais, comme au moindre mouvement du chien le lièvre détale, au premier mouvement des sergents Pitou fit un bond prodigieux et se trouva de l’autre côté d’une haie.
Les sergents poussèrent un cri qui fit accourir l’exempt, lequel portait une petite cassette sous son bras. L’exempt ne perdit pas son temps en discours et se mit à courir après Pitou. Les deux sergents imitèrent son exemple. Mais ils n’étaient pas de force à sauter comme Pitou par-dessus une haie de trois pieds et demi de haut, ils furent donc forcés d’en faire le tour.
Mais quand ils arrivèrent à l’angle de la haie, ils aperçurent Pitou à plus de cinq cents pas dans la plaine, piquant directement sur la forêt, dont il était distant d’un quart de lieue à peine, et qu’il devait gagner en quelques minutes au plus.
En ce moment, Pitou se retourna, et, en apercevant les sergents qui se mettaient à sa poursuite plutôt pour l’acquit de leur conscience que dans l’espoir de le rattraper, il redoubla de vitesse et disparut bientôt dans la lisière du bois.
Pitou courut encore un quart d’heure ainsi, il aurait couru deux heures, si c’eût été nécessaire : il avait l’haleine du cerf, comme il en avait la vélocité.
Mais, au bout d’un quart d’heure, jugeant par instinct qu’il était hors de danger, il s’arrêta, respira, écouta, et, s’étant assuré qu’il était bien seul :
– C’est incroyable, dit-il, que tant d’événements aient pu tenir dans trois jours.
Et regardant alternativement son double louis et son couteau :
– Oh ! dit-il, j’aurais bien voulu avoir le temps de changer mon double louis, et de rendre deux sous à mademoiselle Catherine, car j’ai bien peur que ce couteau-là ne coupe notre amitié. N’importe, ajouta-t-il, puisqu’elle m’a dit d’aller à Paris aujourd’hui, allons-y.
Et Pitou, après s’être orienté, reconnaissant qu’il se trouvait entre Boursonne et Yvors prit un petit lais qui devait le conduire en droite ligne aux bruyères de Gondreville que traverse la route de Paris.