Chapitre 3 Ange Pitou chez sa tante

Nous avons vu le peu de sympathie qu’Ange Pitou avait pour un séjour trop prolongé chez sa bonne tante Angélique : le pauvre enfant, doué d’un instinct égal, et peut-être même supérieur à celui des animaux auxquels il avait l’habitude de faire la guerre, avait deviné d’avance tout ce que ce séjour lui gardait, nous ne dirons pas de déceptions – nous avons vu qu’il ne s’était pas un seul instant fait illusion –, mais de chagrins, de tribulations et de dégoûts.

D’abord, une fois le docteur Gilbert parti, et, il faut le dire, ce n’était pas cela qui avait indisposé Pitou contre sa tante, il n’avait pas été question un seul instant de mettre Pitou en apprentissage. Le bon notaire avait bien touché un mot de cette convention formelle, mais mademoiselle Angélique avait répondu que son neveu était bien jeune, et surtout d’une santé bien délicate, pour être soumis à des travaux qui peut-être dépasseraient ses forces. Le notaire, à cette observation, avait admiré le bon cœur de mademoiselle Pitou, et avait remis l’apprentissage à l’année prochaine. Il n’y avait point de temps perdu encore, l’enfant venant d’atteindre sa douzième année.

Une fois chez sa tante, et tandis que celle-ci ruminait pour savoir quel était le meilleur parti qu’elle pourrait tirer de son neveu, Pitou, qui se retrouvait dans sa forêt, ou à peu près, avait déjà pris toutes ses dispositions topographiques pour mener à Villers-Cotterêts la même vie qu’à Haramont.

En effet, une tournée circulaire lui avait appris que les meilleures marettes étaient celles du chemin de Dampleux, du chemin de Compiègne, et du chemin de Vivières, et que le canton le plus giboyeux était celui de la Bruyère-aux-Loups.

Pitou, cette reconnaissance faite, avait pris ses dispositions en conséquence.

La chose la plus facile à se procurer, en ce qu’elle ne nécessitait aucune mise de fonds, c’était de la glu et des gluaux : l’écorce du houx, broyée avec un pilon et lavée à grande eau, procurait la glu ; quant aux gluaux, ils poussaient par milliers sur les bouleaux des environs. Pitou se confectionna donc, sans en rien dire à personne, un millier de gluaux et un pot de glu de première qualité, et un beau matin, après avoir pris la veille au compte de sa tante un pain de quatre livres chez le boulanger, il partit à l’aube, demeura toute la journée dehors, et rentra le soir à la nuit fermée.

Pitou n’avait pas pris une pareille résolution sans en calculer les résultats. Il avait prévu une tempête. Sans avoir la sagesse de Socrate, il connaissait l’humeur de sa tante Angélique tout aussi bien que l’illustre maître d’Alcibiade connaissait celle de sa femme Xanthippe.

Pitou ne s’était pas trompé dans sa prévoyance ; mais il comptait faire face à l’orage en présentant à la vieille dévote le produit de sa journée. Seulement il n’avait pu deviner la place où la foudre le frapperait.

La foudre le frappa en entrant.

Mademoiselle Angélique s’était embusquée derrière la porte, pour ne pas manquer son neveu au passage ; de sorte qu’au moment où il hasardait le pied dans la chambre, il reçut vers l’occiput une taloche à laquelle sans avoir besoin d’autre renseignement, il reconnut parfaitement la main sèche de la vieille dévote.

Heureusement, Pitou avait la tête dure, et, quoique le coup l’eût à peine ébranlé, il fit semblant, pour attendrir sa tante, dont la colère s’était augmentée du mal qu’elle s’était fait aux doigts en frappant sans mesure, d’aller tomber, en trébuchant, à l’autre bout de la chambre ; puis, arrivé là, comme sa tante revenait vers lui, sa quenouille à la main, il se hâta de tirer de sa poche le talisman sur lequel il avait compté pour se faire pardonner sa fugue.

C’étaient deux douzaines d’oiseaux, parmi lesquels une douzaine de rouges-gorges et une demi-douzaine de grives.

Mademoiselle Angélique ouvrit de grands yeux ébahis, continua de gronder pour la forme, mais tout en grondant, sa main s’empara de la chasse de son neveu, et faisant trois pas vers la lampe :

– Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

– Vous le voyez bien, ma bonne petite tante Angélique, dit Pitou, ce sont des oiseaux.

– Bons à manger ? demanda vivement la vieille fille, qui, en sa qualité de dévote, était naturellement gourmande.

– Bons à manger ! répéta Pitou. Excusez ! des rouges-gorges et des grives : je crois bien !

– Et où as-tu volé ces animaux, petit malheureux ?

– Je ne les ai pas volés, je les ai pris.

– Comment ?

– À la marette, donc !

– Qu’est-ce que cela, la marette ?

Pitou regarda sa tante d’un air étonné : il ne pouvait pas comprendre qu’il existât au monde une éducation assez négligée pour ne pas savoir ce que c’était que la marette.

– La marette ? dit-il. Parbleu ! c’est la marette.

– Oui ; mais moi, monsieur le drôle, je ne sais pas ce que c’est que la marette.

Comme Pitou était plein de miséricorde pour toutes les ignorances :

– La marette, dit-il, c’est une petite mare : il y en a comme cela une trentaine dans la forêt ; on y met des gluaux tout autour, et quand les oiseaux viennent pour boire, comme ils ne connaissent pas cela, les imbéciles ! ils se prennent.

– À quoi ?

– À la glu.

– Ah ! ah ! dit la tante Angélique, je comprends ; mais qui t’a donné de l’argent ?

– De l’argent ? dit Pitou étonné que l’on ait pu croire qu’il eût jamais possédé un denier ; de l’argent, tante Angélique ?

– Oui.

– Personne.

– Mais avec quoi as-tu acheté de la glu, alors ?

– Je l’ai faite moi-même, la glu.

– Et les gluaux ?

– Aussi, donc.

– Ainsi, ces oiseaux…

– Eh bien ! tante ?

– Ils ne te coûtent rien ?

– La peine de me baisser et de les prendre.

– Et peut-on y aller souvent, à la marette ?

– On peut y aller tous les jours.

– Bon.

– Seulement, il ne faut pas…

– Il ne faut pas… quoi ?

– Y aller tous les jours.

– Et la raison ?

– Tiens ! parce que cela ruine.

– Cela ruine qui ?

– La marette, donc. Vous comprenez, tante Angélique, les oiseaux que l’on a pris…

– Eh bien ?

– Eh bien ! ils n’y sont plus.

– C’est juste, dit la tante.

Pour la première fois depuis qu’il était auprès d’elle, la tante Angélique donnait raison à son neveu, aussi cette approbation inouïe ravit-elle Pitou.

– Mais, dit-il, les jours où l’on ne prend pas des oiseaux, l’on prend autre chose.

– Et que prend-on ?

– Tiens ! on prend des lapins.

– Des lapins ?

– Oui. On mange la viande et l’on vend la peau. Cela vaut deux sous, une peau de lapin.

La tante Angélique regarda son neveu avec des yeux émerveillés ; elle n’avait jamais vu en lui un si grand économiste. Pitou venait de se révéler.

– Mais c’est moi qui vendrai les peaux de lapin ?

– Sans doute, répondit Pitou, comme faisait maman Madeleine.

Il n’était jamais venu à l’idée de l’enfant que du produit de sa chasse il pût réclamer autre chose que sa part de consommation.

– Et quand iras-tu prendre des lapins ? demanda mademoiselle Angélique.

– Ah dame ! quand j’aurai des collets, répondit Pitou.

– Eh bien ! fais-en, des collets.

Pitou secoua la tête.

– Tu as bien fait de la glu et des gluaux.

– Ah ! je sais faire de la glu et des gluaux, c’est vrai ; mais je ne sais pas faire du fil de laiton : cela s’achète tout fait chez les épiciers.

– Et combien cela coûte-t-il ?

– Oh ! avec quatre sous, dit Pitou en calculant sur ses doigts, j’en ferai bien deux douzaines.

– Et avec deux douzaines, combien peux-tu prendre de lapins ?

– C’est selon comme ça donne – quatre, cinq, six peut-être – et puis ça sert plusieurs fois, les collets, quand le garde ne les trouve pas.

– Tiens, voilà quatre sous, dit la tante Angélique, va acheter du fil de laiton chez M. Damebrun, et va demain à la chasse aux lapins.

– J’irai demain les poser, dit Pitou, mais ce n’est qu’après-demain matin que je saurai s’il y en a de pris.

– Eh bien ! soit ; va toujours.

Le fil de laiton était moins cher à la ville qu’à la campagne, attendu que les marchands d’Haramont se fournissent à Villers-Cotterêts. Pitou eut donc vingt-quatre collets pour trois sous. Il rapporta un sou à sa tante.

Cette probité inattendue dans son neveu toucha presque la vieille fille. Elle eut un instant l’idée, l’intention de gratifier son neveu de ce sou qui n’avait pas eu son emploi. Malheureusement pour Pitou, c’était un sou élargi à coups de marteau, et qui, au crépuscule, pouvait passer pour deux sous. Mademoiselle Angélique songea qu’il ne fallait pas se dessaisir d’une pièce de monnaie qui pouvait rapporter cent pour cent, et elle remit le sou dans sa poche.

Pitou avait remarqué le mouvement, mais ne l’avait pas analysé. Il ne lui serait jamais venu à l’idée que sa tante put lui donner un sou.

Il se mit à fabriquer ses collets.

Le lendemain, il demanda un sac à mademoiselle Angélique.

– Pourquoi faire ? demanda la vieille fille.

– Parce que j’en ai besoin, répondit Pitou.

Pitou était plein de mystères.

Mademoiselle Angélique lui donna le sac demandé, mit au fond la provision de pain et de fromage qui devait servir au déjeuner et au dîner de son neveu, lequel partit au plus tôt pour la Bruyère-aux-Loups.

De son côté, la tante Angélique commença par plumer les douze rouges-gorges qu’elle destina à son déjeuner et à son dîner. Elle porta deux grives à l’abbé Fortier, et alla vendre les quatre autres à l’aubergiste de la Boule-d’or, qui les lui paya trois sous la pièce, et qui lui promit de lui prendre au même prix toutes celles qu’elle lui apporterait.

La tante Angélique rentra rayonnante. La bénédiction du ciel était entrée dans sa maison avec Pitou.

– Ah ! dit-elle en mangeant ses rouges-gorges, qui étaient gras comme des ortolans et fins comme des becfigues, on a bien raison de dire qu’un bienfait n’est jamais perdu.

Le soir, Ange rentra ; il portait son sac magnifiquement arrondi. Cette fois la tante Angélique ne l’attendit pas derrière la porte, mais sur le seuil ; et, au lieu d’être reçu avec une taloche, l’enfant fut accueilli avec une grimace qui ressemblait presque à un sourire.

– Me voilà ! dit Pitou en entrant dans la chambre avec cet aplomb qui dénonce la conscience d’une journée bien remplie.

– Toi et ton sac, dit la tante Angélique.

– Moi et mon sac, reprit Pitou.

– Et qu’y a-t-il dans ton sac ? demanda la tante Angélique, en allongeant la main avec curiosité.

– Il y a de la faîne, dit Pitou.

– De la faîne !

– Sans doute ; vous comprenez bien, tante Angélique, que si le père La Jeunesse, le garde de la Bruyère-aux-Loups, m’avait vu rôder sur son canton sans mon sac, il m’aurait dit : « Qu’est-ce que tu viens faire ici, petit vagabond ? » Sans compter qu’il se serait douté de quelque chose. Tandis qu’avec mon sac, s’il me demande ce que je viens faire : « Tiens ! que je lui réponds, je viens à la faîne ; c’est donc défendu de venir à la faîne ? Non. – Eh bien ! si ce n’est pas défendu, vous n’avez rien à dire. » En effet, s’il dit quelque chose, le père La Jeunesse, il aura tort.

– Alors, tu as passé ta journée à ramasser de la faîne au lieu de tendre tes collets, paresseux ! s’écria la tante Angélique, qui, au milieu de toutes ces finesses de son neveu, croyait voir les lapins lui échapper.

– Au contraire, j’ai tendu mes collets en ramassant la faîne, de sorte qu’il m’a vu à la besogne.

– Et il ne t’a rien dit ?

– Si fait. Il m’a dit : « Tu feras mes compliments à ta tante Pitou. » Hein ! c’est un brave homme le père La Jeunesse ?

– Mais les lapins ? reprit la tante Angélique, à qui rien ne pouvait faire perdre son idée principale.

– Les lapins ? La lune se lève à minuit, j’irai voir à une heure s’ils sont pris.

– Où cela ?

– Dans le bois.

– Comment, tu iras à une heure du matin dans les bois ?

– Eh oui !

– Sans avoir peur ?

– Peur de quoi ?

La tante Angélique fut aussi émerveillée du courage de Pitou qu’elle avait été étonnée de ses spéculations.

Le fait est que Pitou, simple comme un enfant de la nature, ne connaissait aucun de ces dangers factices qui épouvantent les enfants des villes.

Aussi, à minuit, partit-il, longeant le mur du cimetière sans se détourner. L’enfant innocent qui n’avait jamais offensé, du moins dans ses idées d’indépendance, ni Dieu ni les hommes, n’avait pas plus peur des morts que des vivants.

Il redoutait une seule personne ; cette personne, c’était le père La Jeunesse ; aussi eut-il la précaution de faire un détour pour passer près de sa maison. Comme portes et volets étaient fermés, et que tout était éteint à l’intérieur, Pitou, pour s’assurer que le garde était bien chez lui et non à la garderie, se mit à imiter l’aboiement du chien avec tant de perfection, que Ronflot, le basset du père La Jeunesse, se trompa à la provocation, et y répondit en donnant à son tour de la voix à pleine gorge, et en venant humer l’air au-dessous de la porte.

De ce moment, Pitou était tranquille. Dès lors que Ronflot était à la maison, le père La Jeunesse y était aussi. Ronflot et le père La Jeunesse étaient inséparables, et du moment que l’on apercevait l’un, on pouvait être sûr que l’on ne tarderait pas à voir paraître l’autre.

Pitou, parfaitement rassuré, s’achemina donc vers la Bruyère-aux-Loups. Les collets avaient fait leur œuvre ; deux lapins étaient pris et étranglés.

Pitou les mit dans la large poche de cet habit trop long qui, au bout d’un an, devait être devenu trop court, et rentra chez sa tante.

La vieille fille s’était couchée ; mais la cupidité l’avait tenue éveillée ; comme Perrette, elle avait fait le compte de ce que pouvaient lui rapporter quatre peaux de lapins par semaine, et ce compte l’avait menée si loin, qu’elle n’avait pu fermer l’œil ; aussi, fut-ce avec un tremblement nerveux qu’elle demanda à l’enfant ce qu’il rapportait.

– La paire. Ah ! dame ! tante Angélique, ce n’est pas ma faute si je n’ai pas pu en rapporter davantage ; mais il paraît qu’ils sont malins les lapins du père La Jeunesse.

Les espérances de la tante Angélique étaient comblées et même au-delà. Elle prit, frissonnante de joie, les deux malheureuses bêtes, examina leur peau restée intacte, et alla les enfermer dans le garde-manger, qui de la vie n’avait vu provisions pareilles à celles qu’il renfermait depuis qu’il était passé par l’esprit de Pitou de le garnir.

Puis, d’une voix assez douce, elle invita Pitou à se coucher, ce que l’enfant fatigué fit à l’instant même sans demander à souper, ce qui acheva de le mettre au mieux dans l’esprit de sa tante.

Le surlendemain, Pitou renouvela sa tentative, et cette fois encore, fut plus heureux que la première. Il prit trois lapins.

Deux prirent le chemin de l’auberge de la Boule-d’or, et le troisième celui du presbytère. La tante Angélique soignait fort l’abbé Fortier, qui la recommandait de son côté aux bonnes âmes de sa paroisse.

Les choses allèrent ainsi pendant trois ou quatre mois. La tante Angélique était enchantée, et Pitou trouvait la situation supportable. En effet, moins l’amour de sa mère qui planait sur son existence, Pitou menait à peu près la même vie à Villers-Cotterêts qu’à Haramont. Mais une circonstance inattendue, et à laquelle cependant on devait s’attendre, vint briser le pot au lait de la tante et interrompre les expéditions du neveu.

On avait reçu une lettre du docteur Gilbert datée de New-York. En mettant le pied sur la terre d’Amérique, le philosophe voyageur n’avait pas oublié son petit protégé. Il écrivait à maître Niguet pour savoir si ses instructions avaient été suivies, pour réclamer l’exécution du traité si elles ne l’avaient pas été, ou sa rupture si on ne voulait pas les suivre.

Le cas était grave. La responsabilité du tabellion était en jeu : il se présenta chez la tante Pitou, et, la lettre du docteur à la main, la mit en demeure d’exécuter sa promesse.

Il n’y avait pas à reculer, toute allégation de mauvaise santé était démentie par le physique de Pitou. Pitou était grand et maigre, mais les baliveaux de la forêt étaient grands et maigres aussi, ce qui ne les empêchait pas de se porter à merveille.

Mademoiselle Angélique demanda huit jours pour préparer son esprit sur le choix de l’état qu’elle voulait faire embrasser à son neveu.

Pitou était tout aussi triste que sa tante. L’état qu’il exerçait lui paraissait excellent, et il n’en désirait pas d’autre.

Pendant ces huit jours, il ne fut question ni de marette ni de braconnage ; d’ailleurs on était en hiver, et en hiver les oiseaux boivent partout, puis il venait de tomber de la neige, et par la neige Pitou n’osait aller tendre ses collets. La neige garde l’empreinte des semelles, et Pitou possédait une paire de pieds qui donnait les plus grandes chances au père La Jeunesse de savoir dans les vingt-quatre heures quel était l’adroit larron qui avait dépeuplé sa garderie.

Pendant ces huit jours, les griffes de la vieille fille repoussèrent. Pitou avait retrouvé sa tante Angélique d’autrefois, celle qui lui faisait si grand peur, et à qui l’intérêt, ce mobile puissant de toute sa vie, avait un instant fait faire patte de velours.

À mesure qu’on avançait vers le terme, l’humeur de la vieille fille devenait de plus en plus revêche. C’était au point que, vers le cinquième jour, Pitou désirait que sa tante se décidât incontinent pour un état quelconque, peu lui importait quel fût cet état, pourvu que ce ne fut plus celui de souffre-douleur qu’il occupait près de la vieille fille.

Tout à coup il poussa une idée sublime dans cette tête si cruellement agitée. Cette idée lui rendit le calme que, depuis six jours, elle avait perdu.

Cette idée consistait à prier l’abbé Fortier de recevoir dans sa classe, sans rétribution aucune, le pauvre Pitou, et de lui faire obtenir la bourse fondée au séminaire par S. A. le duc d’Orléans. C’était un apprentissage qui ne coûtait rien à la tante Angélique, et M. Fortier, sans compter les grives, les merles et les lapins, dont la vieille dévote le comblait depuis six mois, devait bien quelque chose de plus qu’à un autre au neveu de la loueuse de chaises de son église. Ainsi conservé sous cloche, Ange rapportait au présent et promettait pour l’avenir.

En effet, Ange fut reçu chez l’abbé Fortier sans rétribution aucune. C’était un brave homme que cet abbé, pas intéressé le moins du monde, donnant sa science aux pauvres d’esprit, son argent aux pauvres de corps ; mais intraitable sur un seul point : les solécismes le mettaient hors de lui, les barbarismes le rendaient furieux. Dans ce cas-là il ne connaissait ni ami, ni ennemi, ni pauvre, ni riche, ni élève payant, ni écolier gratuit ; il frappait avec une impartialité agraire et avec un stoïcisme lacédémonien, et comme il avait le bras fort, il frappait ferme. C’était connu des parents, c’était à eux de mettre ou de ne pas mettre leurs enfants chez l’abbé Fortier, ou s’ils les y mettaient de les abandonner entièrement à sa merci : car, à toutes les réclamations maternelles, l’abbé répondait par cette devise, qu’il avait faite graver sur la palette de sa férule et sur le manche de son martinet : « Qui aime bien châtie bien. »

Ange Pitou, sur la recommandation de sa tante, fut donc reçu parmi les élèves de l’abbé Fortier. La vieille dévote, toute fière de cette réception, beaucoup moins agréable à Pitou dont elle interrompait la vie nomade et indépendante, se présenta chez maître Niguet, et lui annonça que non seulement elle venait de se conformer aux intentions du docteur Gilbert, mais même de les dépasser. En effet, le docteur avait exigé pour Ange Pitou un état honorable. Elle lui donnait bien plus que cela, puisqu’elle lui donnait une éducation distinguée ; et où cela lui donnait-elle cette éducation ? Dans cette même pension où Sébastien Gilbert, pour lequel il payait cinquante livres, recevait la sienne.

À la vérité, Ange recevait son éducation gratis mais il n’y avait aucune nécessité à faire cette confidence au docteur Gilbert, et, la lui fît-on, on connaissait l’impartialité et le désintéressement de l’abbé Fortier. Comme son sublime maître, il ouvrait les bras en disant : « Laissez venir les enfants jusqu’à moi. » Seulement, les deux mains qui terminaient ces deux bras paternels étaient armées, l’une d’un rudiment, l’autre d’une poignée de verges ; de sorte que, pour la plupart du temps, tout au contraire de Jésus, qui recevait les enfants en pleurs et les renvoyait consolés, l’abbé Fortier voyait venir à lui les pauvres enfants effrayés et les renvoyait pleurants.

Le nouvel écolier fit son entrée dans la classe, un vieux bahut sous le bras, un encrier de corne à la main, et deux ou trois trognons de plume passés derrière son oreille. Le bahut était destiné à remplacer, tant bien que mal, le pupitre. L’encrier était un cadeau de l’épicier, et mademoiselle Angélique avait glané les trognons de plume en allant faire la veille sa visite à maître Niguet.

Ange Pitou fut accueilli avec cette douce fraternité qui naît chez les enfants et qui se perpétue chez les hommes, c’est-à-dire avec des huées. Toute la classe se passa à railler sa personne. Il y eut deux écoliers en retenue à cause de ses cheveux jaunes, et deux autres à cause de ces merveilleux genoux dont nous avons déjà touché un mot. Ces deux derniers avaient dit que les jambes de Pitou ressemblaient à des cordes à puits auxquelles on a fait un nœud. Le mot avait eu du succès, avait fait le tour de la table, avait excité l’hilarité générale, et par conséquent la susceptibilité de l’abbé Fortier.

Ainsi, de compte fait, en sortant à midi, c’est-à-dire après quatre heures de classe, Pitou, sans avoir adressé un mot à personne, sans avoir fait autre chose que bâiller derrière son bahut, Pitou avait six ennemis dans la classe, et six ennemis d’autant plus acharnés qu’il n’avait aucun tort envers eux. Aussi firent-ils sur le poêle, qui, dans la classe, représente l’autel de la patrie, le serment solennel, les uns de lui arracher ses cheveux jaunes, les autres de lui pocher ses yeux bleu faïence, les derniers de lui redresser ses genoux cagneux.

Pitou ignorait complètement ces dispositions hostiles. En sortant, il demanda à un de ses voisins pourquoi six de leurs camarades restaient pendant qu’ils sortaient, eux.

Le voisin regarda Pitou de travers, l’appela méchant rapporteur, et s’éloigna sans vouloir lier conversation avec lui.

Pitou se demanda comment, n’ayant pas dit un seul mot pendant toute la classe, il pouvait être un méchant rapporteur. Mais, pendant la durée de cette même classe, il avait entendu dire, soit par les élèves, soit par l’abbé Fortier, tant de choses qu’il n’avait pas comprises, qu’il rangea l’accusation du voisin au nombre des choses trop élevées pour son esprit.

Voyant revenir Pitou à midi, la tante Angélique, ardente à une éducation pour laquelle elle était censée faire de si grands sacrifices, lui demanda ce qu’il avait appris.

Pitou répondit qu’il avait appris à se taire. La réponse était digne d’un pythagoricien. Seulement, un pythagoricien l’eût faite par signes.

Le nouvel écolier rentra à la classe du soir sans trop de répugnance. La classe du matin avait été employée par les écoliers à examiner le physique de Pitou ; la classe du soir fut employée par le professeur à examiner le moral. Examen fait, l’abbé Fortier demeura convaincu que Pitou avait toutes sortes de dispositions à devenir un Robinson Crusoé, mais bien peu de chances de devenir un Fontenelle ou un Bossuet.

Pendant toute la durée de cette classe, beaucoup plus fatigante que celle du matin pour le futur séminariste, les écoliers punis à cause de lui, lui montrèrent le poing à plusieurs reprises. Dans tous les pays, civilisés ou non, cette démonstration passe pour un signe de menace. Pitou se tint donc sur ses gardes.

Notre héros ne s’était pas trompé : en sortant, ou plutôt dès qu’on fut sorti des dépendances de la maison collégiale, il fut signifié à Pitou, par les six écoliers mis en retenue, qu’il allait avoir à leur payer ces deux heures de détention arbitraire en frais, intérêts et capital.

Pitou comprit qu’il s’agissait d’un duel au pugilat. Quoiqu’il fût loin d’avoir étudié le sixième livre de l’Énéide, où le jeune Darès et le vieil Entelle se livrent à cet exercice aux grands applaudissements des Troyens fugitifs, il connaissait ce genre de récréation, qui n’était pas tout à fait étranger aux paysans de son village. Il déclara donc qu’il était prêt à entrer en lice contre celui de ses adversaires qui voudrait commencer, et à tenir tête successivement à ses six ennemis. Cette déclaration commença de mériter une assez grande considération au dernier venu.

Les conditions furent arrêtées comme les avait posées Pitou. Un cercle se fit autour de la lice, et les champions, après avoir mis bas, l’un sa veste, l’autre son habit, s’avancèrent l’un contre l’autre.

Nous avons parlé des mains de Pitou. Ces mains, qui n’étaient pas agréables à voir, étaient moins agréables à sentir. Pitou faisait voltiger au bout de chaque bras un poing gros comme une tête d’enfant, et, quoique la boxe n’eût point encore été introduite en France, et que, par conséquent, Pitou n’eût reçu aucun principe élémentaire de cet art, il parvint à appliquer sur l’œil de son premier adversaire un coup de poing si hermétiquement ajusté que l’œil atteint s’entoura aussitôt d’un cercle de bistre aussi géométriquement dessiné que si le plus habile mathématicien en eût pris la mesure avec son compas.

Le second se présenta. Si Pitou avait contre lui la fatigue d’un second combat, son adversaire, de son côté, était visiblement moins fort que le premier antagoniste. Le combat fut donc moins long. Le poing formidable s’abattit sur le nez, et les deux narines déposèrent à l’instant même de la validité du coup en laissant échapper un double robinet de sang.

Le troisième en fut quitte pour une dent cassée ; c’était le moins détérioré de tous. Les autres se déclarèrent satisfaits.

Pitou fendit la foule, qui s’ouvrit devant lui avec le respect dû à un triomphateur, et se retira sain et sauf dans ses foyers, ou plutôt dans ceux de sa tante.

Le lendemain, quand les trois écoliers arrivèrent, l’un avec son œil poché, l’autre avec son nez en compote, le troisième avec ses lèvres enflées, une enquête fut faite par l’abbé Fortier. Mais les collégiens ont aussi leur bon côté. Pas un des estropiés ne fut indiscret, et ce fut par voie indirecte, c’est-à-dire par un témoin de la rixe, entièrement étranger au collège, que l’abbé Fortier apprit le lendemain que c’était Pitou qui avait fait sur le visage de ses élèves le dégât qui la veille avait excité sa sollicitude.

En effet, l’abbé Fortier répondait aux parents non seulement du moral, mais encore du physique de ses écoliers. L’abbé Fortier avait reçu la triple plainte des trois familles. Il fallait une réparation. Pitou eut trois jours de retenue : un jour pour l’œil, un jour pour le nez, un jour pour la dent.

Ces trois jours de retenue suggérèrent à mademoiselle Angélique une ingénieuse idée. C’était de supprimer à Pitou son dîner chaque fois que l’abbé Fortier supprimerait sa sortie. Cette détermination devait nécessairement tourner au profit de l’éducation de Pitou, puisqu’il y regarderait à deux fois avant de commettre des fautes qui entraîneraient une double punition.

Seulement, Pitou ne comprit jamais bien pourquoi il avait été appelé rapporteur, n’ayant point parlé, et comment il avait été puni pour avoir battu ceux qui l’avaient voulu battre ; mais si l’on comprenait tout dans le monde, ce serait perdre un des principaux charmes de la vie : celui du mystère et de l’imprévu.

Pitou fit ses trois jours de retenue, et, pendant ces trois jours de retenue, se contenta de déjeuner et de souper.

Se contenta n’est pas le mot, car Pitou n’était pas content le moins du monde ; mais notre langue est si pauvre, et l’Académie si sévère, qu’il faut bien se contenter de ce que nous avons.

Seulement, cette punition subie par Pitou sans qu’il dénonçât le moins du monde l’agression à laquelle il n’avait fait que répondre, lui valut la considération générale. Il est vrai que les trois majestueux coups de poing qu’on lui avait vu appliquer étaient peut-être pour quelque chose dans cette considération.

À partir de ce jour-là, la vie de Pitou fut à peu près celle des autres écoliers, à cette différence près que les autres écoliers subissaient les chances variables de la composition, tandis que Pitou restait obstinément dans les cinq ou six derniers, et amassait presque toujours une somme de retenues double de ses autres condisciples.

Mais, il faut le dire, une chose qui était dans la nature de Pitou, qui ressortait de l’éducation première qu’il avait reçue, ou plutôt qu’il n’avait pas reçue, une chose qu’il fallait compter pour un tiers au moins dans les nombreuses retenues qu’il subissait, c’était son inclination naturelle pour les animaux.

Le fameux bahut que sa tante Angélique avait décoré du nom de pupitre était devenu, grâce à son ampleur et aux nombreux compartiments dont Pitou avait orné son intérieur, une espèce d’arche de Noé contenant une paire de toutes sortes de bêtes grimpantes, rampantes ou volantes. Il y avait des lézards, des couleuvres, des formica-léo, des scarabées et des grenouilles, lesquelles bêtes devenaient d’autant plus chères à Pitou qu’il subissait à cause d’elles des punitions plus ou moins sévères.

C’était dans ses promenades de la semaine que Pitou récoltait pour sa ménagerie. Il avait désiré des salamandres, qui sont fort populaires à Villers-Cotterêts, étant les armes de François Ier, et François Ier les ayant fait sculpter sur toutes les cheminées ; il était parvenu à s’en procurer ; seulement une chose l’avait fortement préoccupé, et il avait fini par mettre cette chose au nombre de celles qui dépassaient son intelligence : c’est qu’il avait constamment trouvé dans l’eau ces reptiles que les poètes prétendent vivre dans le feu. Cette circonstance avait donné à Pitou, qui était un esprit exact, un profond mépris pour les poètes.

Pitou, propriétaire de deux salamandres, s’était mis à la recherche du caméléon ; mais, cette fois, toutes les recherches de Pitou avaient été vaines, et aucun résultat n’avait couronné ses peines. Pitou finit par conclure de ces tentatives infructueuses que le caméléon n’existait pas, ou du moins qu’il existait sous une autre latitude.

Ce point arrêté, Pitou ne s’entêta pas à la recherche du caméléon.

Les deux autres tiers des retenues de Pitou étaient causées par ces damnés solécismes et par ces barbarismes maudits, qui poussaient dans les thèmes de Pitou comme l’ivraie dans les champs de blé.

Quant aux jeudis et aux dimanches, jours de congé, ils avaient continué d’être employés à la marette et au braconnage ; seulement, comme Pitou grandissait toujours, qu’il avait cinq pieds quatre pouces et seize ans d’âge, il survint une circonstance qui détourna quelque peu Pitou de ses occupations favorites.

Sur le chemin de la Bruyère-aux-Loups est situé le village de Pisseleux, le même peut-être qui a donné son nom à la belle Anne d’Heilly, maîtresse de François Ier.

Dans ce village s’élevait la ferme du père Billot, et sur le seuil de cette ferme se tenait, par hasard, presque toutes les fois que Pitou passait et repassait, une jolie fille de dix-sept à dix-huit ans, fraîche, égrillarde, joviale, qu’on appelait, de son nom de baptême, Catherine, mais plus souvent encore du nom de son père, la Billote.

Pitou commença par saluer la Billote, puis, peu à peu, il s’enhardit et la salua en souriant ; puis enfin, un beau jour, après avoir salué, après avoir souri, il s’arrêta et hasarda en rougissant cette phrase, qu’il regardait comme une bien grande hardiesse :

– Bonjour, mademoiselle Catherine.

Catherine était bonne fille ; elle accueillit Pitou en vieille connaissance. C’était une vieille connaissance, en effet, car depuis deux ou trois ans elle le voyait passer et repasser devant la ferme au moins une fois par semaine. Seulement Catherine voyait Pitou, et Pitou ne voyait pas Catherine. C’est que lorsque Pitou passait, Catherine avait seize ans, Pitou n’en avait que quatorze. Nous avons vu ce qui était arrivé lorsque Pitou avait eu seize ans à son tour.

Peu à peu Catherine en était arrivée à apprécier les talents de Pitou, car Pitou lui faisait part de ses talents en lui offrant ses oiseaux les plus beaux et ses lapins les plus gras. Il en résulta que Catherine fit des compliments à Pitou, et que Pitou, qui était d’autant plus sensible aux compliments qu’il lui arrivait rarement d’en recevoir, se laissa aller aux charmes de la nouveauté, et, au lieu de continuer, comme par le passé, son chemin jusqu’à la Bruyère-aux-Loups, s’arrêtait à mi-route, et, au lieu d’occuper sa journée à ramasser de la faîne et à tendre des collets, perdait son temps à rôder autour de la ferme du père Billot, dans l’espérance de voir un instant Catherine.

Il en résulta une diminution sensible dans le produit des peaux de lapins, et une disette presque complète de rouges-gorges et de grives.

La tante Angélique se plaignit. Pitou fit réponse que les lapins devenaient méfiants, et que les oiseaux, qui avaient reconnu le piège, buvaient maintenant dans le creux des feuilles et des troncs d’arbres.

Une chose consolait la tante Angélique de cette intelligence des lapins et de cette finesse des oiseaux qu’elle attribuait aux progrès de la philosophie, c’est que son neveu obtiendrait la bourse, entrerait au séminaire, y passerait trois ans, sortirait du séminaire abbé. Or, être gouvernante d’un abbé était l’éternelle ambition de mademoiselle Angélique.

Cette ambition ne pouvait donc manquer de se réaliser, car Ange Pitou, une fois abbé, ne pouvait faire autrement que de prendre sa tante pour gouvernante, surtout après tout ce que sa tante avait fait pour lui.

La seule chose qui troublait les rêves dorés de la pauvre fille, c’était, lorsque parlant de cette espérance à l’abbé Fortier, celui-ci répondait en hochant la tête :

– Ma chère demoiselle Pitou, pour devenir abbé, il faudrait que votre neveu se livrât moins à l’histoire naturelle, et beaucoup plus au De viris illustribus ou au Selectae e profanis scriptoribus.

– Ce qui veut dire ? demandait mademoiselle Angélique.

– Qu’il fait beaucoup trop de barbarismes et infiniment trop de solécismes, répondait l’abbé Fortier.

Réponse qui laissait mademoiselle Angélique dans le vague le plus affligeant.