Maintenant, que nos lecteurs nous permettent de les mettre au courant des principaux événements politiques qui s’étaient passés depuis l’époque où, dans notre dernière publication, nous avons abandonné la cour de France.
Ceux qui connaissent l’histoire de cette époque, ou ceux que l’histoire pure et simple effraiera, peuvent passer ce chapitre, le chapitre suivant s’emboîtant juste avec celui qui précède, et celui que nous hasardons ici n’étant qu’à l’usage des esprits exigeants qui veulent se rendre compte de tout.
Depuis un an ou deux, quelque chose d’inouï, d’inconnu, quelque chose venant du passé et allant vers l’avenir, grondait dans l’air.
C’était la Révolution.
Voltaire s’était soulevé un instant dans son agonie, et, accoudé sur son lit de mort, il avait vu luire, jusque dans la nuit où il s’endormait, cette fulgurante aurore.
C’est que la Révolution, comme le Christ, dont elle était la pensée, devait juger les vivants et les morts.
Lorsque Anne d’Autriche arriva à la régence, dit le cardinal de Retz, il n’y eut qu’un mot dans toutes les bouches : La reine est si bonne !
Un jour, le médecin de madame de Pompadour, Quesnay, qui logeait chez elle, voit entrer Louis XV. Un sentiment en dehors du respect le trouble à ce point qu’il tremble et pâlit.
– Qu’avez-vous ? lui demande madame du Hausset.
– J’ai, répond Quesnay, qu’à chaque fois que je vois le roi, je me dis : « Voilà cependant un homme qui peut me faire couper la tête ! »
– Oh ! il n’y a pas de danger, répond madame du Hausset : Le roi est si bon !
C’est avec ces deux phrases : Le roi est si bon ! La reine est si bonne ! qu’on a fait la Révolution française.
Quand Louis XV mourut, la France respira. On était débarrassé, en même temps que du roi, des Pompadour, des du Barry, du Parc-aux-Cerfs.
Les plaisirs de Louis XV coûtaient cher à la nation, ils coûtaient seuls plus de trois millions par an.
Heureusement, on avait un roi jeune, moral, philanthrope, presque philosophe.
Un roi qui, comme l’Émile de Jean-Jacques, avait appris un état, ou plutôt trois états.
Il était serrurier, horloger, mécanicien.
Aussi, effrayé de l’abîme sur lequel il se penche, le roi commence-t-il par refuser toutes les faveurs qu’on lui demande. Les courtisans frémissent. Heureusement une chose les rassure : c’est que ce n’est pas lui qui refuse, c’est Turgot ; c’est que la reine n’est peut-être pas reine encore, et par conséquent ne peut avoir ce soir l’influence qu’elle aura demain.
Enfin, vers 1777, elle acquiert cette influence tant attendue : la reine devient mère ; le roi, qui était déjà si bon roi, si bon époux, va pouvoir être bon père.
Comment rien refuser maintenant à celle qui a donné un héritier à la couronne ?
Et puis, ce n’est pas le tout : le roi est encore bon frère ; on connaît l’anecdote de Beaumarchais sacrifié au comte de Provence : et encore le roi n’aime-t-il pas le comte de Provence qui est un pédant.
Mais, en revanche, il aime fort M. le comte d’Artois, ce type d’esprit, d’élégance et de noblesse française.
Il l’aime tant, que s’il refuse parfois à la reine ce que la reine demande, le comte d’Artois n’a qu’à se joindre à la reine, et le roi n’a plus la force de refuser.
Aussi est-ce le règne des hommes aimables. M. de Calonne, un des hommes les plus aimables du monde, est contrôleur général ; c’est lui qui dit à la reine : » Madame, si c’est possible, c’est fait ; si c’est impossible, cela se fera. »
À partir du jour où cette charmante réponse circule dans les salons de Paris et de Versailles, le livre rouge, que l’on croyait fermé, s’est rouvert.
La reine achète Saint-Cloud.
Le roi achète Rambouillet.
Ce n’est plus le roi qui a des favorites, c’est la reine : Mesdames Diane et Jules de Polignac coûtent aussi cher à la France que la Pompadour et la du Barry.
La reine est si bonne !
On propose une économie sur les gros traitements. Quelques-uns en prennent leur parti. Mais un familier du château refuse obstinément de se laisser réduire ; c’est M. de Coigny : il rencontre le roi dans un corridor, lui fait une scène entre deux portes. Le roi se sauve, et dit en riant le soir :
– En vérité, je crois que si je n’eusse cédé, Coigny m’eût battu.
Le roi est si bon !
Puis, les destinées d’un royaume tiennent parfois à bien peu de chose, à l’éperon d’un page, par exemple.
Louis XV meurt ; qui succédera à M. d’Aiguillon ?
Le roi Louis XVI est pour Machaut. Machaut, c’est un des ministres qui ont soutenu le trône déjà chancelant. Mesdames, c’est à dire les tantes du roi, sont pour M. de Maurepas, qui est si amusant et qui fait de si jolies chansons. Il en a fait à Pontchartrain trois volumes, qu’il appelle ses Mémoires.
Tout ceci est une affaire de steeple-chase. Qui arrivera le premier, du roi et de la reine à Arnouville, ou de Mesdames à Pontchartrain ?
Le roi a le pouvoir entre les mains, les chances sont donc pour lui. Il se hâte d’écrire :
« Partez à l’instant même pour Paris. Je vous attends. »
Il glisse la dépêche dans une enveloppe, et sur l’enveloppe il écrit :
« Monsieur le comte de Machaut, à Arnouville. »
Un page de la grande écurie est appelé, on lui remet le pli royal ; on lui ordonne de partir à franc étrier.
Maintenant que le page est parti, le roi peut recevoir Mesdames.
Mesdames, les mêmes que leur père appelait, comme on l’a vu dans Balsamo, Loque, Chiffe et Graille, trois noms éminemment aristocratiques, Mesdames attendent à la porte opposée à celle par laquelle le page sort, que le page soit sorti.
Une fois le page sorti, Mesdames peuvent entrer.
Elles entrent, supplient le roi en faveur de M. de Maurepas – tout cela est une question de temps – le roi ne veut pas refuser Mesdames. Le roi est si bon !
Il accordera quand le page sera assez loin… pour qu’on ne rattrape pas le page.
Il lutte contre Mesdames, les yeux sur la pendule – une demi-heure lui suffit – la pendule ne le trompera point, c’est la pendule qu’il règle lui même.
Au bout de vingt minutes, il cède :
– Qu’on rattrape le page, dit-il, et tout sera dit !
Mesdames s’élancent ; on montera à cheval, on crèvera un cheval, deux chevaux, dix chevaux, mais on rattrapera le page.
C’est inutile, et l’on ne crèvera rien du tout.
En descendant, le page a accroché une marche et casse son éperon. Le moyen d’aller ventre à terre avec un seul éperon !
D’ailleurs, le chevalier d’Abzac est chef de la grande écurie, et il ne laisserait pas monter un courrier à cheval, lui qui passe l’inspection des courriers, si ce courrier devait partir d’une manière qui ne fît pas honneur à l’écurie royale.
Le page ne partira donc qu’avec les deux éperons.
Il en résulte qu’au lieu de rattraper le page sur la route d’Arnouville – courant à franc étrier – on le rattrapera dans la cour du château.
Il était en selle et prêt à partir dans une tenue irréprochable.
On lui reprend le pli, on laisse le texte qui était aussi bon pour l’un que pour l’autre. Seulement, au lieu d’écrire sur l’adresse : « À monsieur de Machaut, à Arnouville », Mesdames écrivent : « À monsieur le comte de Maurepas, à Pontchartrain. »
L’honneur de l’écurie royale est sauvé, mais la monarchie est perdue.
Avec Maurepas et Calonne, tout va à merveille, l’un chante, l’autre paie ; puis après les courtisans, il y a encore les fermiers généraux, qui font bien aussi leur office.
Louis XIV commença son règne par faire pendre deux fermiers généraux sur l’avis de Colbert ; après quoi il prend La Vallière pour maîtresse et fait bâtir Versailles. La Vallière ne lui coûtait rien.
Mais Versailles, où il voulait la loger, lui coûtait cher.
Puis en 1685, sous prétexte qu’ils sont protestants, on chasse un million d’hommes industrieux de la France.
Aussi, en 1707, sous le grand roi encore, Boisguillebert dit-il en parlant de 1698 :
« Cela allait encore dans ce temps-là ; dans ce temps-là il y avait encore de l’huile dans la lampe. Aujourd’hui tout a pris fin faute de matière. »
Que dira-t-on quatre-vingts ans après, mon Dieu ! quand les du Barry, les Polignac auront passé sur tout cela ! Après avoir fait suer l’eau au peuple, on lui fera suer le sang. Voilà tout.
Et tout cela avec des formes si charmantes !
Autrefois les traitants étaient durs, brutaux et froids comme les portes des prisons dans lesquelles ils jetaient leurs victimes.
Aujourd’hui ce sont des philanthropes ; d’une main ils dépouillent le peuple, c’est vrai ; mais de l’autre ils lui bâtissent des hôpitaux.
Un de mes amis, grand financier, m’a assuré que sur cent vingt millions que rapportait la gabelle, les traitants en gardaient soixante-dix pour eux.
Aussi, dans une réunion où l’on demandait les états de dépenses, un conseiller jouant sur le mot, dit-il : « Ce ne sont pas les états particuliers qu’il faudrait, ce sont les états généraux. »
L’étincelle tomba sur la poudre, la poudre s’enflamma et fit un incendie.
Chacun répéta le mot du conseiller et les états généraux furent appelés à grands cris.
La cour fixa l’ouverture des états généraux au 1er mai 1789.
Le 24 août 1788, M. de Brienne se retira. C’en était encore un qui avait assez lestement mené les finances.
Mais en se retirant, du moins, donna-t-il un assez bon avis : c’était de rappeler Necker.
Necker rentra au ministère, et l’on respira de confiance.
Cependant, la grande question des trois ordres était débattue par toute la France.
Sieyès publiait sa fameuse brochure sur le tiers.
Le Dauphiné, dont les états se réunissaient malgré la cour, décidait que la représentation du tiers serait égale à celle de la noblesse et du clergé.
On refit une assemblée des notables.
Cette assemblée dura trente-deux jours, c’est-à-dire du 6 novembre au 8 décembre 1788.
Cette fois Dieu s’en mêlait. Quand le fouet des rois ne suffit pas, le fouet de Dieu siffle à son tour dans l’air et fait marcher les peuples.
L’hiver vint accompagné de la famine.
La faim et le froid ouvrirent les portes de l’année 1789.
Paris fut rempli de troupes, les rues de patrouilles.
Deux ou trois fois les armes furent chargées devant la foule qui mourait de faim.
Puis, les armes chargées, lorsqu’il fallut s’en servir on ne s’en servit point.
Un matin, le 26 avril, cinq jours avant l’ouverture des états généraux, un nom circule dans cette foule.
Ce nom est accompagné de malédictions d’autant plus lourdes que ce nom est celui d’un ouvrier enrichi.
Réveillon, à ce qu’on assure, Réveillon, le directeur de la fameuse fabrique de papiers du faubourg Saint-Antoine, Réveillon a dit qu’il fallait abaisser à quinze sous les journées des ouvriers.
Ceci, c’était la vérité.
La cour, ajoutait-on, allait le décorer du cordon noir, c’est-à-dire de l’ordre de Saint-Michel.
Ceci, c’était l’absurdité.
Il y a toujours quelque bruit absurde dans les émeutes. Et il est remarquable que c’est surtout par ce bruit-là qu’elles se recrutent, qu’elles s’augmentent, qu’elles se font révolution.
La foule fait un mannequin, le baptise Réveillon, le décore du cordon noir, vient l’allumer devant la porte de Réveillon lui-même, et va achever de le brûler sur la place de l’Hôtel-de-Ville, aux yeux des autorités municipales qui le regardent brûler.
L’impunité enhardit la foule, qui prévient que le lendemain, après avoir fait justice de Réveillon en effigie, elle en ferait justice en réalité.
C’était un cartel dans toutes les règles adressé au pouvoir.
Le pouvoir envoya trente gardes-françaises ; encore ce ne fut pas le pouvoir qui les envoya, ce fut le colonel, M. de Biron.
Ces trente gardes-françaises furent les témoins de ce grand duel qu’ils ne pouvaient empêcher. Ils regardèrent piller la fabrique, jeter les meubles par la fenêtre, briser tout, brûler tout. Au milieu de cette bagarre, cinq cents louis en or furent volés.
On but le vin des caves ; et quand on n’eut plus de vin, on but les couleurs de la fabrique que l’on prenait pour du vin.
Toute la journée du 27 fut occupée par cette vilenie.
On envoya, au secours des trente hommes, quelques compagnies de gardes-françaises, qui d’abord tirèrent à poudre, puis à balles. Aux gardes-françaises vinrent se joindre, vers le soir, les Suisses de M. de Besenval.
Les Suisses ne plaisantent pas en matière de révolution.
Les Suisses oublièrent les balles dans leurs cartouches, et comme les Suisses sont naturellement chasseurs, et bons chasseurs, une vingtaine de pillards restèrent sur le carreau.
Quelques-uns avaient sur eux leur part des cinq cents louis dont nous avons parlé, et qui, du secrétaire de Réveillon, passèrent dans la poche des pillards, et de la poche des pillards dans celle des Suisses.
Besenval avait tout fait, tout pris sous son chapeau, comme on dit.
Le roi ne l’en remercia, ni ne le blâma.
Or, quand le roi ne remercie pas, le roi blâme.
Le parlement ouvrit une enquête.
Le roi la ferma.
Le roi était si bon !
Qui avait mis ainsi le feu au peuple ? Personne ne put le dire.
N’a-t-on pas vu parfois, dans les grandes chaleurs de l’été, des incendies s’allumer sans cause ?
On accusa le duc d’Orléans.
L’accusation était absurde, elle tomba.
Le 29, Paris était parfaitement tranquille, ou du moins paraissait l’être.
Le 4 mai arriva, le roi et la reine se rendirent avec toute la cour à Notre-Dame pour entendre le Veni creator.
On cria beaucoup : « Vive le roi ! » et surtout : « Vive la reine ! »
La reine était si bonne !
Ce fut le dernier jour de paix.
Le lendemain, on criait un peu moins : « Vive la reine ! » et on criait un peu plus : « Vive le duc d’Orléans ! »
Ce cri la blessa fort ; pauvre femme, elle qui détestait le duc au point de dire que c’était un lâche.
Comme s’il y avait jamais eu un lâche dans les d’Orléans, depuis Monsieur, qui gagna la bataille de Cassel, jusqu’au duc de Chartres qui contribua à gagner celle de Jemmapes et de Valmy !
Tant il y a, disons-nous, que la pauvre femme faillit s’évanouir ; on la soutint, comme sa tête penchait. Madame Campan raconte la chose dans ses Mémoires.
Mais cette tête penchée se releva hautaine et dédaigneuse. Ceux qui virent l’expression de cette tête furent guéris à tout jamais de dire : « La reine est si bonne ! »
Il existe trois portraits de la reine ; l’un peint en 1776, l’autre en 1784, et l’autre en 1788.
Je les ai vus tous trois. Voyez-les à votre tour. Si jamais ces trois portraits sont réunis dans une seule galerie, on lira l’histoire de Marie-Antoinette dans ces trois portraits.
Cette réunion des trois ordres, qui devait être un embrassement, fut une déclaration de guerre.
« Trois ordres ! dit Sieyès ; non, trois nations ! »
Le 3 mai, la veille de la messe du Saint-Esprit, le roi reçut les députés à Versailles.
Quelques-uns lui conseillent de substituer la cordialité à l’étiquette.
Le roi ne voulut entendre à rien.
Il reçut le clergé d’abord.
La noblesse ensuite.
Enfin le tiers.
Le tiers avait attendu longtemps.
Le tiers murmura.
Dans les anciennes assemblées, le tiers haranguait à genoux.
Il n’y avait pas moyen de faire agenouiller le président du tiers.
On décida que le tiers ne prononcerait pas de harangue.
À la séance du 5, le roi se couvrit.
La noblesse se couvrit.
Le tiers voulut se couvrir, mais le roi se découvrit alors ; alors il aima mieux tenir son chapeau à la main que de voir le tiers couvert devant lui.
Le mercredi 10 juin, Sieyès entra dans l’Assemblée. Il la vit presque entièrement composée du tiers.
Le clergé et la noblesse s’assemblaient ailleurs.
« Coupons le câble, dit Sieyès ; il est temps. »
Et Sieyès propose de sommer le clergé et la noblesse de comparaître dans une heure pour tout délai. « Faute de comparution, il sera donné défaut contre les absents. »
Une armée allemande et suisse entourait Versailles. Une batterie de canon était braquée sur l’Assemblée.
Sieyès ne vit rien de tout cela. Il vit le peuple qui avait faim.
« Mais le tiers, dit-on à Sieyès, ne peut former à lui seul les états généraux.
– Tant mieux, répondit Sieyès ; il formera l’Assemblée nationale. »
Les absents ne se présentant point, la proposition de Sieyès est adoptée ; le tiers s’appelle l’Assemblée nationale, à la majorité de quatre cents voix.
Le 19 juin, le roi ordonne que la salle où se réunit l’Assemblée nationale sera fermée.
Mais le roi, pour accomplir un pareil coup d’État, a besoin d’un prétexte.
La salle est fermée pour y faire les préparatifs d’une séance royale qui doit avoir lieu le lundi.
Le 20 juin, à sept heures du matin, le président de l’Assemblée nationale apprend qu’on ne se réunira pas ce jour-là.
À huit heures, il se rend à la porte de la salle avec grand nombre de députés.
Les portes sont fermées, et des sentinelles gardent les portes.
La pluie tombe.
On veut enfoncer les portes.
Les sentinelles ont la consigne, et croisent les baïonnettes.
L’un propose de se réunir à la place d’Armes.
L’autre à Marly.
Guillotin propose le Jeu de paume.
Guillotin !
L’étrange chose que ce soit Guillotin, dont le nom, en ajoutant un e à ce nom, sera si célèbre quatre ans plus tard ! Quelle chose étrange que ce soit Guillotin qui propose le Jeu de paume !
Ce Jeu de paume nu, délabré, ouvert aux quatre vents.
C’est la crèche de la sœur du Christ ! C’est le berceau de la Révolution !
Seulement, le Christ était fils d’une femme vierge.
La Révolution était fille d’une nation violée.
À cette grande démonstration, le roi répond par le mot royal : « Veto ! »
M. de Brézé est envoyé aux rebelles pour leur ordonner de se disperser. « Nous sommes ici par la volonté du peuple, dit Mirabeau, et nous n’en sortirons que la baïonnette dans le ventre. »
Et non pas comme on l’a dit : « Que par la force des baïonnettes. » Pourquoi y a-t-il donc toujours derrière un grand homme un petit rhéteur qui gâte les mots, sous prétexte de les arranger ?
Pourquoi ce rhéteur était-il derrière Mirabeau au Jeu de paume ?
Derrière Cambronne à Waterloo ?
On alla rapporter la réponse au roi.
Il se promena quelque temps de l’air d’un homme ennuyé.
– Ils ne veulent pas s’en aller ? dit-il.
– Non, Sire.
– Eh bien ! alors, qu’on les laisse.
Comme on le voit, la royauté pliait déjà sous la main du peuple, et pliait bien bas.
Du 23 juin au 12 juillet, tout sembla assez tranquille, mais tranquille de cette tranquillité lourde et étouffante qui précède l’orage.
C’était le mauvais rêve d’un mauvais sommeil.
Le 11, le roi prend un parti, poussé par la reine, le comte d’Artois, les Polignac, toute la camarilla de Versailles, enfin il renvoie Necker. Le 12, la nouvelle parvint à Paris.
On a vu l’effet qu’elle avait produit. Le 13 au soir, Billot arrivait pour voir brûler les barrières.
Le 13 au soir, Paris se défendait ; le 14 au matin, Paris était prêt à attaquer.
Le 14 au matin, Billot criait : « À la Bastille ! » et trois mille hommes, après Billot, répétaient le même cri, qui allait devenir celui de toute la population parisienne.
C’est qu’il existait un monument qui, depuis près de cinq siècles, pesait à la poitrine de la France – comme le rocher infernal aux épaules de Sisyphe.
Seulement, moins confiante que le Titan dans ses forces, la France n’avait jamais essayé de le soulever.
Ce monument, cachet de la féodalité imprimé sur le front de Paris, c’était la Bastille.
Le roi était trop bon, comme disait madame du Hausset, pour faire couper une tête.
Mais le roi mettait à la Bastille.
Une fois qu’on était à la Bastille, par ordre du roi, un homme était oublié, séquestré, enterré, anéanti.
Il y restait jusqu’à ce que le roi se souvînt de lui, et les rois ont tant de choses nouvelles auxquelles il faut qu’ils pensent, qu’ils oublient souvent de penser aux vieilles choses.
D’ailleurs, il n’y avait pas en France qu’une seule bastille ; il y avait vingt bastilles, que l’on appelait le For-l’Évêque, Saint-Lazare, le Châtelet, la Conciergerie, Vincennes, le château de la Roche, le château d’If, les îles Sainte-Marguerite, Pignerol, etc…
Seulement, la forteresse de la porte Saint-Antoine s’appelait la Bastille, comme Rome s’appelait la Ville.
C’était la bastille par excellence. Elle valait à elle seule toutes les autres.
Pendant près d’un siècle le gouvernement de la Bastille était demeuré dans une seule et même famille.
L’aïeul de ces élus fut M. de Châteauneuf. Son fils La Vrillière lui succéda. Enfin, à son fils La Vrillière succéda son petit-fils Saint-Florentin. La dynastie s’était éteinte en 1777.
Pendant ce triple règne, qui s’écoula en grande partie sous le règne de Louis XV, nul ne peut dire la quantité de lettres de cachet qui furent signées. Saint-Florentin en signa à lui seul plus de cinquante mille.
C’était un grand revenu que les lettres de cachet.
On en vendait aux pères qui voulaient se débarrasser de leurs fils.
On en vendait aux femmes qui voulaient se débarrasser de leurs maris.
Plus les femmes étaient jolies, moins les lettres de cachet coûtaient cher.
C’étaient alors entre elles et le ministre un échange de bons procédés, voilà tout.
Depuis la fin du règne de Louis XIV, toutes les prisons d’État, et surtout la Bastille, étaient aux mains des jésuites.
On se rappelle les principaux, parmi les prisonniers : le Masque de Fer, Lauzun, Latude.
Les jésuites étaient confesseurs ; ils confessaient les prisonniers, pour plus grande sûreté.
Pour plus grande sûreté encore, les prisonniers morts étaient enterrés sous de faux noms.
Le Masque de Fer, on se le rappelle, fut enterré sous le nom de Marchialy.
Il était resté quarante-cinq ans en prison.
Lauzun y resta quatorze ans.
Latude, trente-cinq ans.
Mais au moins le Masque de Fer et Lauzun avaient commis de grands crimes, eux.
Le Masque de Fer, frère ou non de Louis XIV, ressemblait à Louis XIV de façon à s’y tromper.
C’est bien imprudent que d’oser ressembler à un roi.
Lauzun avait failli épouser ou même avait épousé la grande Mademoiselle.
C’est bien imprudent d’oser épouser la nièce du roi Louis XIII, la petite-fille du roi Henri IV.
Mais Latude, pauvre diable ! qu’avait-il fait ?
Il avait osé devenir amoureux de mademoiselle Poisson, dame de Pompadour, maîtresse du roi.
Il lui avait écrit un billet.
Ce billet, qu’une honnête femme eût renvoyé à celui qui l’avait écrit, est renvoyé par madame de Pompadour à M. de Sartine.
Et Latude arrêté, fugitif, pris et repris, reste trente ans sous les verrous de la Bastille, de Vincennes et de Bicêtre.
Ce n’était donc pas pour rien que la Bastille était haïe.
Le peuple la haïssait comme une chose vivante ; il en avait fait une de ces Tarasques gigantesques, une de ces bêtes du Gévaudan qui dévorent impitoyablement les hommes.
Aussi l’on comprend la douleur du pauvre Sébastien Gilbert lorsqu’il sut que son père était à la Bastille.
Aussi l’on comprend cette conviction de Billot, que le docteur ne sortirait plus de prison si l’on ne l’en tirait de force.
Aussi l’on comprit l’élan frénétique du peuple, lorsque Billot cria : « À la Bastille ! »
Seulement, c’était une chose insensée, comme l’avaient dit les soldats, que cette idée que l’on pouvait prendre la Bastille.
La Bastille avait des vivres, une garnison, de l’artillerie.
La Bastille avait des murs de quinze pieds à son faîte, de quarante pieds à sa base.
La Bastille avait un gouverneur qu’on appelait M. de Launay, qui avait fait mettre trente milliers de poudre dans ses caves, et qui avait promis, en cas de coup de main, de faire sauter la Bastille, et avec elle la moitié du faubourg Saint-Antoine.