DEUXIÈME JOUR
À l’aube, il ne pleut plus. Mais c’est
récent, il a dû pleuvoir toute la nuit, et le linge que j’avais
soigneusement étendu en plein vent est trempé d’une eau bien glacée
de montagne. Je suspends mes chaussettes à mon sac à dos, de chaque
côté de la coquille Saint-Jacques, pour qu’elles sèchent en se
balançant. Au vrai chic parisien.
Allegro andando. C’est très
allègrant de marcher tôt le matin, et seule. En suivant les flèches
jaunes. Et en ouvrant les petites barrières en bois qui séparent
les champs, comme si cette campagne espagnole était le vaste salon
d’un immense palais en plein air. Ma technique d’Ave Maria
pour rythmer la marche s’est mise en place sans difficulté, et j’ai
l’impression de dérouler de longs phylactères de prières derrière
moi, qui flottent en drapeaux blancs aux branches des arbres, comme
si j’étais un personnage de fresques. Ou de bandes dessinées.
Les collègues me doublent en me disant
bonjour. D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Beaucoup ne font que
quelques étapes, et ne vont pas jusqu’à Compostelle ; ils
continueront l’année prochaine, au gré de leurs vacances, une semaine par-ci, une semaine par-là. Ça se termine
invariablement par ¡Buen camino !, Bonne route !
Et l’on s’aperçoit qu’on a oublié de leur demander comment ils
s’appelaient...
La douleur met un peu moins d’une heure à
revenir. Elle s’installe chez elle : jambes, hanches, épaules.
J’essaie de la calmer avec de l’aspirine et des vitamines. Elle se
tait dès que je m’assieds et que je pose mon sac. C’est radical.
Est-ce que ça va être tout le temps comme ça ?
Les autres vont très vite, on dirait
qu’ils courent. C’est curieux, ce rythme ; ce n’est pas le pas
lent de la promenade et de la flânerie, ni vraiment le pas
gymnastique du sport ou de l’armée, c’est un petit pas élastique de
gens qui vont quelque part ; ils ont un rendez-vous, et n’ont
pas de temps à perdre. D’ailleurs ils connaissent tous le nom de
l’étape suivante, que je n’arrive pas à retenir.
Je ne lis pas le guide, je suis. On verra
bien où ça s’arrête. De toute façon ce n’est pas pour tout de
suite... Ne pas réfléchir aide à avancer. Il faut lâcher prise. Se
laisser faire, se laisser porter par les autres et par la route.
Seule une faiblesse absolue et un abandon total à la Sainte Vierge
pourront me mener à bon port. C’est idiot, mais c’est comme
ça.
Nos prières engagent l’honneur de Dieu, a
écrit l’une des saintes Thérèse, la grande ou la petite,
l’Espagnole ou la Française, je ne sais plus, et je ne sais plus
où. Mais c’est écrit.
*
C’est ce jour-là, sûrement, que j’ai vu
Raquel pour la première fois. Si j’essaie de me souvenir mieux, je
dirais qu’elle était embourbée, chose pourtant
impossible par un temps aussi chaud et aussi peu boueux. En fait,
elle était dans une ornière. Le chemin descendait brutalement, et
remontait tout aussi brutalement le long d’une route qu’il fallait
franchir, ou peut-être longer. Toujours est-il qu’au fond du creux,
il y avait Raquel.
Une de ses caractéristiques, que j’appris
à connaître plus tard, et qui tient à sa rondeur fondamentale,
était de descendre très vite les pentes, mais de les remonter très
difficilement. Or, quand on marche longtemps, tous les randonneurs
le savent, on constate l’inverse : il est bien plus facile de
monter que de descendre. C’était l’un de ses moindres
paradoxes.
Elle parlait sans doute ; je ne l’ai
jamais vue silencieuse.
Arrivant derrière elle, je devais l’aider
si je voulais passer. Je la doublai, et lui proposai de s’accrocher
à mon bâton pour escalader l’ornière. Elle accepta volontiers et
nous franchîmes l’obstacle, finissant à quatre pattes et tout à
fait hilares.
Je ne suis ni très grande ni très mince,
mais Raquel ne se vexera pas, j’espère, si j’écris qu’elle m’arrive
à peine à l’épaule. Il s’agit d’une petite personne brune, dont la
rondeur naturelle était, à l’époque, extraordinairement ballonnée,
d’un côté par la présence de son sac à dos, et de l’autre par une
sorte de garde-manger ventral, grande poche pleine de nourriture et
de crème solaire, encadrée, sur chaque flanc, par une petite
bouteille d’eau en plastique.
Après l’ornière, nous nous présentâmes, et
elle me dit que son prénom, Rachel, en hébreu, signifiait brebis.
Elle était très calée en Bible, surtout en Ancien Testament, car née de parents témoins de Jéhovah à Cuba, ce qui
était une drôle d’idée, pas très salubre. Dès l’âge de cinq ans,
elle montait sur les tables pour proclamer la parole de Dieu, et
refusait, à l’école, de saluer le drapeau ou Fidel Castro. Depuis,
elle n’a, dit-elle, aucun mal à comprendre les terroristes. Bref,
Raquel avait neuf ans quand ils réussirent à fuir Cuba pour
s’installer à Madrid. Son père, divorcé, était toujours témoin de
Jéhovah, mais plus sa mère ni elle, qui s’étaient rendu compte de
quelques détournements dans les fonds qu’elles étaient chargées de
collecter peu compatibles avec l’enseignement biblique. Et aussi de
quelques fins du monde, dont la date avait dû être repoussée...
Elle s’était fait baptiser catholique, mais n’avait plus la foi.
Elle avait connu la pauvreté et la faim jusqu’au vol. Psychologue
pour enfants, elle rééduquait de petits dyslexiques, sans paraître
éprouver toutefois une particulière affection à leur égard, ni à
l’égard des enfants en général.
Elle me raconta tout ça d’une traite et
sans cesser de marcher. Parler la faisait aller plus vite, au
contraire. Verbomotrice, elle trottinait en short, armée d’un bâton
de randonnée métallique ajustable en hauteur, boule aux cheveux
bouclés, roulant en vrombissant derrière l’axe pointu de son
bourdon.
De son côté, Raquel ne me considérait sans
doute pas non plus comme la personne la plus sportive du siècle,
car depuis notre rencontre, nous partagions la même joyeuse
certitude : si cette femme-là arrive à Santiago, il n’y a pas
de raison que je n’y arrive pas non plus ! Comme la mienne, sa
mère était persuadée qu’elle arrêterait avant une semaine. Nous
savions juste que nous étions folles. Bien trop pour ne pas
continuer. Et nous nous répétions : Nous
sommes folles, nous sommes folles, avec la plus grande
satisfaction.
Chaque fois que nous croisions un troupeau
de moutons, je ne manquais jamais de saluer la famille étymologique
de Raquel. Qu’elle soit là ou non : nous ne marchions pas tout
le temps de conserve, car elle avait cette foudroyante accélération
dans les descentes, cette stagnation insensée dans les montées,
l’habitude de se lever tard et le goût des arrêts
fréquents — deux dernières choses délicieuses, mais dont
aucune n’était alors dans les moyens de mon enveloppe
terrestre.
*
Larrasoaña, tel était le nom de l’étape.
Rien à graver dans les mémoires. Le maire avait transformé sa
mairie en refuge. Des matelas alignés sur le sol, pour un euro et
demi. Quand j’arrive, il reste une place au premier. Au milieu d’un
groupe de sept mecs. Quatre à gauche, trois à droite. Leurs
chaussures sont béantes à la porte. Le bâton posé entre nos corps
servira de barrière à la vertu comme l’épée dans les récits de
chevalerie, soit, mais aucune barrière n’est prévue contre la
puanteur de leurs godillots...
Je m’offre une chambre au-dessus du
bistrot : un vrai lit, sans personne pour dormir au-dessus de
ma tête, et l’usage de la salle de bains familiale avec une
baignoire où je laisse nager mon linge dans le bain moussant ;
j’avais presque déjà oublié ces délices bourgeoises.
Le soir, dîner avec les nouveaux
camarades : les deux Peter, le Hollandais et l’Australien,
hommes marchant d’un bon pas, et qui ont escorté ce matin ma
Brésilienne, les deux Suissesses allemandes et
Raquel. Question du jour, posée par Peter le Hollandais, qui a un
regard doux de cocker, moustache et cheveux gris : que
faisons-nous tous là ? Peter l’Australien, géant qui me fait
penser à un colonel anglais, car il avance en balançant son bâton
comme un stick, à l’horizontale, sans jamais le planter dans le
sol, a déjà fait la fin du chemin, entre León et
Saint-Jacques ; ça lui a plu, il est revenu faire le début...
Beaucoup de gens ainsi tombent sous le charme, et ne peuvent
s’empêcher d’y retourner. El camino engancha, dit-on en
espagnol. Qu’est-ce que le chemin lui a apporté ? Beaucoup.
Des choses simples. Ne plus s’énerver devant les petites
contrariétés (en faisant la queue, par exemple). Il dit ça de l’air
fiérot de celui qui aurait découvert la Lune. Et les
Suissesses ? L’une, Nicole, étudie le sanscrit, qu’elle écrit
couramment. L’autre, Caroline, est sa voisine. Elles ont vingt-deux
ans. Elles parlent de nature et de sens de la vie. Avec toutes ces
langues mélangées, la conversation se simplifie. Peter le
Hollandais est le plus bavard ; il veut faire le point, savoir
ce qu’il garde et ce qu’il jette ; il est venu réfléchir.
Raquel veut connaître ses limites, puisque personne de son
entourage ne la croit capable d’aller jusqu’au bout... Moi, je veux
surtout ne rien dire ; le chemin est comme la Légion
étrangère, on a le droit d’y garder son passé pour soi. Peter
l’Australien confirme. D’ailleurs, on n’a demandé à personne son
métier. Nous avons tous la même identité sociale : pèlerin, et
ne restent de notre ancienne vie qu’un prénom et un lieu
d’origine.
Dieu est le grand absent de la
conversation. Pour obtenir sa credencial, le passeport du
pèlerin, il faut remplir un questionnaire — et définir sa
motivation en cochant une de ces quatre
cases : religieuse, spirituelle, culturelle ou sportive. En
Espagne, même les « sportifs » obtiennent ce carnet qui
ouvre la porte des refuges ; toute personne en route vers
Saint-Jacques est considérée comme un pèlerin. En France, c’est une
autre paire de manches. Religieux et randonneurs de la culture se
tirent souvent la bourre. Mais où sont les « religieux »
autour de cette table ? Invisibles.
En exergue du carnet des pèlerins
espagnols, est imprimée cette phrase d’un poème du XIIIe siècle :
« La porte est ouverte à tous, aux malades et aux
bien-portants, pas seulement aux catholiques, mais aussi aux
païens, aux juifs, aux hérétiques, aux oisifs et aux vains ;
en bref aux gens de bien comme aux profanes. »
*
Une chose est certaine : aucun
d’entre nous, en ce moment, ne pourrait être ailleurs, même si
personne ne sait vraiment au fond pourquoi il est ici. Ce qu’il y
fait, si, merci : on marche. Seuls, pour la plupart. Et les
autres, ceux qui devaient nous accompagner ? Raquel résume,
définitive : « Tes amis te disent qu’ils viendront avec
toi, mais l’été ils ont trop chaud, l’hiver ils ont trop froid, en
automne il pleut, et au printemps, ils ont peur des
allergies ! »