Le chemin anglais
Au retour, le décalage fut total. On me
félicita comme une espèce de championne olympique doublée d’une
grande mystique. Que j’aie arrêté de fumer parut une sorte de
miracle, le premier sans doute sur la voie de ma future
canonisation.
On me disait bravo pour mon courage ;
on me plaignait pour mes ampoules. Or je n’avais eu ni ampoule
(grâce à mes vieilles chaussures culottées par trois hivers en
Bretagne) ni courage, mais c’était beaucoup plus difficile à
expliquer que pour les ampoules. J’avais eu mal partout, et soudain
je n’avais plus mal nulle part. Si la santé est la vie dans le
silence des organes, selon une célèbre définition, j’étais en
parfaite santé, dans une atonie corporelle générale. J’avais
toujours les pieds gonflés, mais le médecin qui les examina les
déclara normaux.
En réalité, j’étais épuisée et en colère.
Je ne fumais plus, et n’éprouvais aucune envie de le faire, mais je
buvais beaucoup. Comme un trou, parfois. Mes articulations ne
grinçaient plus, mais quelque chose à vif grinçait en moi, et
j’avais l’impression que le vin mettrait un onguent sur ces
douleurs-là. Je n’en avais aucune conscience, mais ce brutal
sevrage tabagique, joint à l’arrêt soudain de la
marche — et des délicieuses endomorphines qu’elle
produisait à ce rythme soutenu —, m’avait précipitée droit
dans les bras de l’autre grand anxiolytique-antidépresseur
délivré sans ordonnance... Bien plus pervers, car sous prétexte de
les combattre, l’alcool alimentait, à son tour, ma fatigue et ma
colère.
Arrêter de fumer m’avait rendu les vraies
odeurs de la vie, et la vie puait : les dernières étapes en
Galice, avec toutes ses vaches à la bouse bien odorante, et ses
ensillages, où fermente le fourrage pour l’hiver, étaient
irrespirables. La campagne puait. Les êtres humains puaient (je
préfère à jamais l’odeur du tabac blond à celle de la sueur de
pèlerin), et la ville était pire encore ! Paris, pétaradant de
pots d’échappement, tapait franchement de l’aileron.
Quant au chemin... Obsédée par l’idée
d’arriver, j’avais raté quelque chose. Raquel m’avait pardonnée,
mais je m’en voulais toujours. Arriver n’était pas le but ;
c’était une illusion. Je n’en avais tiré aucune leçon de
sagesse : de vifs souvenirs, et des pans entiers d’oubli.
Quand j’essayais de me rappeler les refuges un par un, dès la fin
de la première semaine je mélangeais tout, et je ne savais même
plus où j’avais dormi... À d’autres moments, le chemin entier
m’apparaissait comme un rêve, une parenthèse dans ma vie qui avait
repris son cours comme si de rien n’était, assez agitée toutefois
par la sortie de mon dernier livre et l’irruption, dès le lendemain
de mon arrivée à Paris, d’un drame familial où ne manquaient ni la
mort ni la folie. Après le décès d’Isabelle et le suicide de Nita,
ça faisait beaucoup. « Saint Jacques ne t’a pas
épargnée », me dit ma tante Françoise, achevant de
m’énerver.
*
Trois mois après mon retour de
Compostelle, j’étais dans un tel état de nervosité incandescente
que je m’en fus consulter une tabacologue, charmante jeune femme
toute menue, qui n’avait jamais fumé de sa vie. « C’est
normal, me dit-elle, vous êtes encore intoxiquée, en manque... Il
faut vous mettre des patchs de nicotine, et en diminuer la taille
petit à petit. » Ce que je fis.
Deux mois plus tard, débarrassée des
patchs, j’étais en guerre contre la terre entière. « C’est
normal, me dit-elle à nouveau, les cigarettes contiennent un
anxiolytique, je vais vous donner des pilules pour calmer votre
angoisse. » Je les pris.
Trois mois plus tard, presque sereine,
j’avais des crises de larmes : « C’est normal, me
répéta-t-elle, le tabac contient un antidépresseur ! » Et
elle me donna de nouvelles pilules...
Trois mois plus tard, d’excellente humeur,
ou presque, je n’arrivais plus à fermer mes jeans... Elle me
pesa : j’avais pris un kilo par mois, depuis l’arrêt du tabac,
comme les femmes enceintes, mais pendant onze mois : une
grossesse d’éléphante ! Pourtant j’avais fait attention à ne
pas grignoter : « C’est normal ! me dit-elle comme
toujours, le tabac brouille les repères de la satiété, c’est comme
si vous faisiez un repas de plus par jour, mais sans le consommer.
Mangez de la salade et faites du sport ! »
Au régime, et courant tous les matins
trois quarts d’heure, je mincissais en me demandant quelle serait
la prochaine étape de ce calvaire. Arrêter de fumer était facile, mais ne plus fumer avait des conséquences
cauchemardesques. Je ne m’autorisais que le pinard, mais le jour où
la tabacologue, qui n’avait jamais bu non plus un verre de sa vie,
me dit encore : « C’est normal ! Il faut arrêter de
boire, même du vin ! », je sombrai dans le désespoir.
J’avais l’impression de sentir mon âme prête à exploser sous une
peau trop fine, comme mes doigts de pieds, le premier soir, sur les
graviers de Roncevaux. Et sans le docteur Sami, qui m’expédia en
thalassothérapie à Saint-Malo, et les pintades aux patates douces
d’Hélène, le dimanche soir à Trouville, je ne sais pas ce que je
serais devenue.
*
L’idée d’écrire se mit à mûrir.
Évidemment. C’était la seule chose que je savais
faire — et la seule chose à faire. Seulement, j’avais
pris très peu de notes, voire pas du tout à certaines périodes, et
j’avais du mal à reconstituer visuellement mon itinéraire. Les
sceaux tamponnés sur ma crédentiale indiquaient les dates et les
lieux, mais certains ne m’évoquaient plus rien. San Juan de Ortega,
pas de problème ! Mais à quoi pouvait bien ressembler Mansilla
de las Mulas ? Et Carrión de los Condes ? Pourtant j’y
étais allée ! Sans les rails d’une base chronologique et
topographique claire et évocatrice, je ne m’en sortirais
jamais.
Pour retrouver mes sources, je débarquai
fin janvier 2004 à Madrid, où vivaient Raquel, Sonia aux
longues jambes et « la merveilleuse famille de La Cruz ».
Raquel m’accueillit à bras ouverts, à sa façon moqueuse :
« Alors, tu nous avais dit que tu n’écrirais pas sur le
chemin, et voilà que tu écris ! » Elle
me couvrit de cadeaux et m’entraîna visiter sa ville, loin des
circuits tracés par les guides touristiques. Après avoir vu la
poste, pour laquelle elle éprouvait une véritable passion, nous
hantâmes les monuments hantés : les joyeux fantômes de la
mairie (dont un sergent français transformé en souris !) et
l’ombre de Remunda, assassinée par sa mère à la suite d’une sombre
histoire d’inceste dans un palais art déco. Enfin, après quelques
détours dans le parc du Retiro, elle me montra un élégant jeune
homme de marbre au centre d’une fontaine : l’ange déchu.
« Madrid, me déclara-t-elle fièrement, est la seule capitale
au monde où il y ait une statue du diable ! »
Ça commençait bien. Pour aller chez la
« merveilleuse famille de La Cruz », en banlieue, nous
avons pris le train à la gare d’Atocha, éblouissante serre
tropicale pleine d’arbres exotiques. Les garçons, qui avaient eu
tant de peine à nous quitter six mois plus tôt, nous ont à peine
reconnues. La petite sœur se tenait tranquille. On a chanté avec
leurs parents, qui avaient une guitare. Ils nous ont dit :
« Les choses les plus importantes dans la vie sont celles
qu’on ne vous enseigne pas : vivre à deux, et élever ses
enfants. » Je l’ai noté. J’ai dû trouver ça bien. Pourtant ces
leçons, frappées au coin du bon sens, semblent un peu courtes,
comme celles de Crispín ou de Peter l’Australien. Mais aussi
comment le chemin tiendrait-il en deux phrases ? Et ces
questions-là ne me passionnaient pas. Il faudrait d’abord savoir
vivre avant d’avoir des enfants. Mais si on plaçait les choses dans
cet ordre-là, on n’en avait jamais...
Le soir, entre nullipares, nous hantions
les tavernes de la Plaza Mayor, où de vieux Gitans jouaient
du flamenco, et les bars périphériques où de
jeunes acteurs interprétaient d’intrigants contes modernes. Le
samedi, nous avions rendez-vous devant le musée du Prado avec
Sonia. Raquel remarqua que c’était la première fois que nous nous
voyions « dans le civil », sans nos défroques de
pèlerines... Dans le civil, Sonia est flic ; elle ne l’avait
pas dit sur le chemin pour ne pas se heurter avec les Basques, qui
l’en auraient haïe. Elles m’emmenèrent visiter l’exposition Manet,
en passant par le jardin botanique, pour éviter la queue. L’immense
Prado était aussi familier à Raquel que le Retiro, et elle
connaissait tous les raccourcis pour arriver devant ses œuvres
préférées. Dont « son » Christ de Vélasquez, le
visage à demi caché sous une longue mèche de chevelure
pendante.
Ensuite dîner dans le restaurant Ultreia,
un restaurant jacquaire, que j’avais découvert par hasard, près de
mon hôtel. Plein de souvenirs de Compostelle, de cartes, de
coquilles et de pèlerins. Évidemment pas bon, comme je l’avais déjà
expérimenté. Chorizo nageant dans le gras, jambon rose, vin mauve.
Pas grave. Je leur ai dit mes impressions de décalage au retour,
combien il était difficile d’en parler, ce qu’elles n’avaient aucun
mal à imaginer. Dans un autre genre, Raquel était passée par ce
qu’elle appelait une « phase de toute-puissance » :
après avoir accompli un tel exploit, elle s’était crue capable de
tout — et s’était ramassé un méchant gadin à un concours
administratif... Elles n’avaient pas besoin non plus que je leur
décrive ma colère ; elles l’avaient vue. Je venais de lui
trouver une origine scripturaire, en rapport avec saint Jacques
lui-même. Dans l’Évangile selon saint Marc, sur la montagne, Jésus
appelle Jacques et Jean, son frère, les fils de Zébédée, « du
nom de Boanergès, c’est-à-dire fils du
tonnerre ». Pèlerine de saint Jacques, j’étais donc devenue
aussi fille du tonnerre ! Elles ne m’ont pas paru très
convaincues, mais soutinrent gentiment que l’apôtre avait le dos
assez large pour supporter toute sorte d’interprétations...
Raquel appartenait désormais à une
association de pèlerins (« hédoniste, tu
t’imagines ! ») et passait beaucoup de son temps libre
sur le « chemin portugais », pour arriver, tronçon par
tronçon, jusqu’à Santiago avant la fin de cette nouvelle année, qui
était une année jubilaire. De celles où la saint Jacques tombe un
dimanche, et où l’on ouvre la Porte du Pardon. Où l’on obtient une
indulgence plénière. Et une Compostela de luxe. « On te
pardonne tous tes péchés, faut te dépêcher d’en faire »... Le
projet de Sonia était de faire un jour le « vrai
chemin », c’est à dire de rattraper celui que nous avions déjà
pris, le « chemin français », mais en partant de chez
elle, à Madrid. Pas de Roncevaux. D’une seule traite, comme au
Moyen Âge, où les gens quittaient leur maison pour rejoindre
Compostelle. Cela demandait de plus longues vacances que celles que
lui octroyait la police municipale.
Le chemin leur était devenu comme une
sorte de résidence secondaire mobile, inépuisable réserve d’amitié,
de paysages, de fatigue partagée et de découvertes... Un lieu
d’éternel retour.
Le dernier soir, Raquel vint avec son
journal de bord à l’hôtel pour combler les trous de mon itinéraire.
« C’est toi l’écrivain, hum ? » Elle regarda mes
notes dans l’ordinateur : « C’est plein d’erreurs, je
m’inscris en faux contre ce livre ! » Enfin, grâce à ses
souvenirs, je pus, en grande partie, ordonner les miens...
*
Je partis écrire à Tolède, où Raquel vint
me retrouver un week-end, puis à Séville où je restai trois
semaines, sous des trombes d’eau, pendant le carême, en pleins
préparatifs de la Semaine sainte. Les boutiques proposaient
chapeaux pointus, sandales et cordelettes pour les pénitents, et
des espadrilles pour les costaleros, ces costauds qui
s’entraînaient le soir dans les ruelles à marcher à petits pas, en
portant sur la tête de larges estrades alourdies de parpaings,
futurs chars de procession où l’on installerait des scènes de la
Passion.
Au hasard des rues, je tombais sur de
petites églises aux portes tendues de lourds rideaux de funérailles
que des familles endimanchées écartaient pour aller embrasser les
pieds d’un Christ gisant entre six candélabres sur des coussins
d’œillets rouges. Après chaque baiser, un bedeau lui essuyait les
pieds avec un mouchoir en dentelle. Au-dessus de la tête du Christ,
toujours sa mère en larmes les paumes ouvertes, quelquefois à
droite le jeune saint Jean, à gauche Marie-Madeleine avec ses
parfums. L’illusion tenait du musée Grévin : tous ces saints
avaient taille humaine, ma taille, et portaient des vêtements en
tissu, voire parfois des perruques en vrais cheveux ; c’était
l’uniforme du bedeau qui paraissait presque faux... Dans les
sacristies, on recueillait les dons qui paieraient les cierges, et
les femmes cousaient des habits pour la Vierge dont elles prenaient
les mesures comme sur un mannequin. C’était
Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, toujours, La Dolorosa, dont on
distribuait l’image ; elle pleurait, une
petite épée dorée plantée dans le cœur.
Toutes les Vierges de toutes les églises
étaient déjà en larmes, et on leur brodait de nouvelles robes pour
un nouveau deuil, car cette année encore Jésus allait mourir dans
les rues de Séville. Pendant trois jours et trois nuits, la ville
entière se transformerait en calvaire. Chaque Vierge de chaque
église, derrière sa confrérie et ses pénitents masqués, s’apprêtait
à se rendre sous escorte jusqu’à la cathédrale. La plus célèbre, la
Macarena, sortait le Jeudi saint sur une montagne de lumière. On
l’installerait, cette année encore, au plus haut de la douleur et
au sommet d’une pyramide de cierges, et la rue lui hurlerait
qu’elle était belle, et les balcons essaieraient de la consoler en
lui inventant des chansons nouvelles, et les costauds
costaleros, cachés sous ses pieds, leurs tortillons sur le
crâne, la berceraient doucement au rythme de la musique... Jésus
allait mourir, et toute une population se préparait à tenir la main
de sa mère pendant son agonie.
*
Deux mois plus tard, j’étais rentrée et
j’étais loin d’avoir fini, quand Raquel m’annonça qu’elle passerait
quelque temps en France pendant l’été. En travaillant, je m’étais
rendu compte que mon chemin avec elle n’était pas terminé, et que
je n’arriverais à rien, même pas à écrire la fin, si je ne l’avais
pas vécue d’abord — si je ne la transformais pas en
happy end ; si je ne réparais pas l’histoire dans la
vie. Je pourrais écrire autour, mais pas au fond, ou plutôt :
en face. Une autre idée m’était venue, ravivée
par Séville : que si Jésus avait semé de façon aussi
ostentatoire autant de ses propres cadavres tout au long du chemin,
c’était pour mieux s’incarner dans nos vivants compagnons de route,
les pèlerins, et en l’occurrence Raquel, mon prochain, que j’avais
laissée tomber pour être sûre d’arriver, alors que c’était le
contraire qu’il aurait fallu faire : Jésus était vivant, et il
s’appelait Raquel. Un chemin avec Raquel s’imposait. Au rythme de
Raquel. À la façon de Raquel, que je n’appelais pas Jésus
(d’ailleurs je ne lui fis pas part de ma brillante déduction), mais
« grand gourou international », ce qui était à la fois
moins lourd et plus amusant.
Ainsi donc, après lui avoir fait visiter
l’Anjou et quelques châteaux de la Loire,
le 3 septembre 2004, contrairement à ma deuxième
résolution (la première étant de ne pas écrire), je repartis pour
Compostelle avec Raquel, dans l’espoir que nous parvenions enfin à
arriver ensemble à Santiago.
Comme il était hors de question de
recommencer le même itinéraire classique fort encombré en cette
année jubilaire — en plus d’être long et pénible —,
nous avions choisi un chemin différent, beaucoup plus court, qui
part d’El Ferrol, en Corogne, et fait juste la centaine de
kilomètres nécessaires à l’obtention de la Compostela. On
l’appelle « chemin anglais » parce que les Anglais
débarquaient dans ce port quand ils allaient à Santiago.
Grâce à son association madrilène des Amis
de Saint Jacques, Raquel nous avait piqué deux crédentiales dont
l’avertissement se terminait ainsi : « Nous faisons
savoir au pèlerin qu’il rencontrera au long du chemin des saints et
des canailles, mais qu’il ne désespère pas, car il devra aider les
autres et parfois se faire aider lui-même, qu’il
trouvera de nouvelles valeurs et découvrira la
transcendance. »
*
Raquel n’avait plus la foi depuis la
terrible déconvenue suivant son enfance de bébé terroriste chez les
témoins de Jéhovah (elle avouait regretter parfois le lion et le
mouton qu’on lui avait promis au Paradis), mais elle était devenue
une vraie pèlerine (je l’appelais aussi pèlerine professionnelle ou
maximale) et tenait que le chemin devait être lié à un vœu. Il y
avait un vœu officiel et un vœu secret. Elle dédia son pèlerinage à
une amie à moi, mais inconnue d’elle, très croyante au contraire,
et qui avait un cancer. Elles se parlèrent au téléphone, et nous
partîmes depuis le bord de mer.
Sur ce chemin très peu fréquenté et
beaucoup moins bien fléché que l’autre, les refuges étaient rares.
À déjeuner, une femme nous offrit du poisson, et le premier soir,
nous nous fîmes ouvrir pour dormir l’immense salle omnisports d’un
village minuscule, où nous étions seules sur nos matelas de gym au
milieu du terrain de basket. Raquel me fit remarquer qu’aucune
suite de l’hôtel des Rois catholiques où je l’avais entraînée
n’offrait un tel volume ni une telle quantité de douches par
personne... Puis, nous traversâmes des forêts d’eucalyptus, et je
faillis me faire adopter par un chaton siamois à la voix très grave
qui m’escorta bruyamment à travers son patelin.
Nous nous perdîmes plusieurs fois, ayant
aussi peu l’une que l’autre le sens de l’orientation — et
je me souvins alors d’une leçon de Peter l’Australien, qu’il
fallait revenir sur ses pas pour repartir de la
racine de l’erreur, et ne jamais continuer à l’aveuglette. Nous
n’en tînmes aucun compte sur le moment, mais c’était néanmoins ce
que j’étais en train de faire, en général...
Nous marchâmes sous la pluie, cauchemar du
pèlerin qui finit toujours trempé, ayant le choix entre être glacé
par l’eau du ciel ou bouilli dans sa sueur, selon qu’il se recouvre
ou non d’un poncho en plastique, vite transformé en sauna
portatif... Et aussi sous le soleil, en chantant La
Marseillaise et Le Chant du départ qui enthousiasmaient
Raquel, et que j’essayais de lui apprendre.
Nous arrivâmes à Santiago, des lampes sur
la tête, dans le brouillard, en longeant une autoroute pleine de
camions pour éviter le chemin tracé qui serpentait autour et nous
obligeait à la traverser régulièrement...
Nous nous fîmes photographier sous la
Porte du Pardon ; nous nous cognâmes la tête contre celle de
l’ange de pierre, nous embrassâmes le large dos de saint Jacques,
nous reçûmes nos Compostelas jubilaires avec l’indulgence
plénière dont Raquel, selon son vœu, fit cadeau à l’amie malade
inconnue.
J’offris la mienne pour Nita, car les
mérites qu’obtiennent les vivants peuvent être portés au crédit des
morts ; cette économie spirituelle catholique s’appelle la
communion des saints. Nita m’avait souvent demandé de l’aide, et je
ne pouvais lui en fournir de meilleure, à ce stade, que de graisser
pour elle les gonds de la Porte du Pardon céleste. Cette idée, en
tout cas, m’aidait à lui pardonner de nous avoir tous plantés là,
et me consolait de n’avoir rien pu faire pour l’empêcher de tomber
sur la terre. Nous allions pouvoir, enfin, redevenir amies.
Le lendemain, 8 septembre, en la fête
de la Nativité de la Vierge, Raquel et moi,
parmi des centaines de pèlerins, plaquées le long des colonnes
comme les élus d’un Jugement dernier médiéval, nous applaudissions
en riant aux larmes le botafumeiro, l’encensoir géant, qui
volait à travers la cathédrale comme une libération.
*
Ensuite, nous sommes allées en autocar à
Finisterre, au bout de la terre, brûler, selon la tradition, les
vêtements usés et mes vieilles chaussures au bord de l’océan, sur
les falaises dans le soleil couchant, avec des pèlerins barbus
hollandais, avant de manger du poulpe à la galicienne.
Quand nous nous quittâmes à Madrid, Raquel
me dévoila son vœu secret : que l’apôtre me débarrasse de ma
colère.
Ce qui fut fait.
*
Raquel Fernández Pérez obtint sa troisième
Compostela le mardi 12 octobre 2004, en
terminant le chemin portugais avec son association de pèlerins
hédonistes. L’année suivante, en juillet, elle s’engagea comme
hospitalière à Castrojeriz, et son premier client fut super
Crispín, les meilleures jambes de Mondragón ! Ensuite elle
commença le chemin du Nord, qui longe la côte depuis
Saint-Sébastien. De bar en bar, m’écrivit-elle...
En janvier 2007, j’ai fini par lui
avouer, avec un peu de retard, que j’avais recommencé à fumer.
Toujours également magnanime et ironique, elle me répondit
que le tabac inspirait les génies, comme
Sherlock Holmes ou Baudelaire avec son haschich. Et qu’il serait
donc grand temps que je me mette à écrire...
Raquel envahit Paris le
vendredi 30 novembre 2007, où elle vint dîner chez
moi à la tête d’un groupe de sept pèlerines madrilènes
« folles du chemin » en représailles, m’avait-elle
annoncé, à l’invasion napoléonienne de 1808... et pour leur montrer
la tour Saint-Jacques, là où les pèlerins français faisaient le vœu
de ne pas se quitter avant la fin, ajouta-t-elle en arrivant, avec
son habituel regard en coin.
Elle m’avait apporté du vin, des livres,
et un article découpé dans un magazine qu’elle me tendit avec un
fin sourire :
« À qui se fier, de nos jours,
hum ? »
Je lus le titre : « Mère Teresa
n’avait plus la foi »...
Raquel non plus, mais elle croyait à la
magie du chemin et à la force des liens qui se tissent entre les
pèlerins. Son seul vice demeurait le Coca light, qu’elle ne voulait
pas abandonner, de peur, disait-elle, de ne rien avoir à confesser
au jour du Jugement dernier. Mais j’eus recours, ce soir-là, à
l’arme la plus sournoise des Français : le champagne ! Et
depuis, son idéal en matière de boissons gazeuses a beaucoup
évolué...
La dernière fois où nous nous sommes vues,
à Madrid, fin janvier 2010, elle m’a avoué qu’elle aussi avait
souvent eu envie de me tuer et m’a proposé, en cette nouvelle année
jubilaire, de faire ensemble le « chemin portugais »,
depuis Porto. Elle prétend que nous en sortirons vivantes.
Qui sait ?