RUÉE AU TOMBEAU

Le 7 août, je fus contente de retrouver Raquel à Villafranca del Bierzo, où elle m’avait attendue. Devant l’état de crasse avancé du refuge, elle avait loué une petite chambre d’hôtel avec une salle de bains et, luxe total : une baignoire. Pour moi. Car Raquel n’avait jamais possédé de baignoire ni pris un bain de toute sa vie. Elle n’en prit pas davantage ce jour-là. Après m’avoir vanté l’installation sanitaire avec fierté, elle examina la baignoire avec méfiance, et se déclara phobique.
Pourquoi macérer dans une eau trouble quand on peut se doucher ? C’était louche. Raquel, qui lavait absolument tout ce qu’elle mangeait, traversa la Galice entière sans cueillir ni croquer une mûre. Par hygiène. Authentique citadine, elle ne savait rien de la nature. Elle croyait que les tomates poussaient dans les arbres, et n’en revenait pas de voir les carottes sortir de terre. Elle ne trouvait pas ça très propre non plus. Les idées les plus biscornues habitaient sa cervelle, et nous avions dû nous y mettre à plusieurs pour la convaincre que la différence entre les taureaux et les vaches n’avait rien à voir avec le fait qu’ils portent, ou non, des cornes...
Elle savait aussi que les Français étaient prétentieux et traîtres, et, de la même façon qu’elle cherchait toujours où j’avais pu cacher un putatif paquet de cigarettes, elle guettait chez moi le moment où ces traits du caractère national allaient se manifester. J’étais beaucoup trop polie pour être honnête... En attendant, elle ne manquait jamais, à chaque couvent visité, de me faire porter le chapeau pour toutes les colonnes cassées, statues décapitées et autres marques de vandalisme que l’histoire espagnole attribue invariablement à l’invasion napoléonienne.
Grâce à ma mère, nous avions trouvé un nouveau gimmick. Comme j’avais les pieds enflés, elle m’avait conseillé de prendre des bains de pieds ; je devrais bien pouvoir trouver une bassine ! Quelques jours plus tard, je lui téléphonai pour lui annoncer que, suivant son conseil, j’avais les pieds dans l’eau. « Mets du sel ! » me répondit-elle, ce qui me fit beaucoup rire, car nos pieds trempaient alors dans un torrent de montagne... Depuis, Raquel et moi, à tout nouveau problème rencontré, essayons d’appliquer la recette maternelle : Mets du sel !
Après trois jours d’une pérégrination bavarde et cocasse, alors que nous étions redescendues des monts brumeux du Cebreiro dans une chaleur humide, la fureur, à nouveau, m’emporta. À la suite d’une erreur d’aiguillage. Je n’assassinai pas Raquel — mais l’insultai copieusement. Et fichai le camp. Un kilomètre après l’avoir laissée coite (pour une fois !), ma colère retombée, je regrettai mes paroles hurlées — en français et beaucoup trop vite pour qu’elle les comprenne — mais sur un ton sans équivoque.
Faire demi-tour était plus impensable que jamais ; je résolus de l’attendre.
Le lendemain, à l’aube, sur le pont de Portomarín. Debout sur les marches à l’entrée de la ville, je vis passer de nombreux pèlerins que j’interpellais, mais pas Raquel, qui, du reste, n’avait jamais été très matinale...
À neuf heures, après avoir prévenu tout le monde que je l’attendais, je filai en accélérant le pas, prise par la rage d’arriver et la crainte d’être lâchée par des pieds tout gonflés que je n’arrivais plus à débarrasser de leurs chaussures en carton-pâte.
Le 12 août, je retrouvais Gérard, l’agnostique mayen-nais, à Arzúa, où il écrivait son journal à la terrasse d’un café ; les nouvelles avaient remonté la colonne des pèlerins : ainsi la folle dangereuse, la traîtresse de Française, c’était donc moi ? La preuve était faite.
À la messe de ce soir-là, l’Évangile disait : « Quand tu présentes ton offrande à l’autel, si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande »... Message très clair. Dieu est d’une franchise brutale.
Néanmoins, sans en tenir compte ni attendre Raquel, je partis dès l’aube pour arriver d’une traite à Saint-Jacques le 13 août, jour anniversaire de ma sœur Laurence, qui était aussi, et depuis plus longtemps, d’un point de vue évangélique, mon frère.
*
C’était la plus longue étape que j’avais jamais faite. Presque quarante kilomètres, mais je n’avais plus besoin d’économiser mes forces. Je marchais sur les ailes de la colère, beaucoup plus vite que d’habitude. J’en avais marre. Dès l’entrée de la ville, à l’office de tourisme, je réservai une chambre au mythique hôtel des Rois catholiques, sur la place de la cathédrale, le plus bel hôtel de toute l’Espagne, le plus ancien et le plus luxueux. Fini les dortoirs !
Il fallait encore quatre kilomètres, comme toujours, pour atteindre la cathédrale qui ne se dresse pas au-dessus de la ville comme un repère, mais se niche au contraire en son sein, se cache, pour jouer un dernier tour aux pèlerins. Même à la fin, on n’en voit pas la fin. Et quand on arrive, en dévalant les marches d’un grand escalier, on n’en croit pas ses yeux.
La joie et l’incrédulité d’avoir achevé cet ahurissant périple étaient entamées par l’absence de Raquel et la culpabilité que j’en éprouvais.
Nous aurions dû arriver ensemble.
Comme je lui avais gardé un lit aux Rois catholiques, je lui gardai une place à la cathédrale, le lendemain, pour la messe des pèlerins, à midi. Dans ses horaires, pour une fois. Je lui avais aussi acheté un mouchoir à se nouer autour du cou, couvert de brebis, son emblème, mais avec un loup caché au milieu... J’avais prévenu tous ceux que je connaissais. Laissé des messages sur tous les téléphones portables. Aucune réponse. Et je ne la voyais ni dehors dans la foule, ni dedans, où nous étions tout aussi nombreux et serrés.
Midi sonnait quand elle arriva enfin, au dernier moment, de nulle part, pour s’asseoir à côté de moi. Le menton baissé, elle roula des yeux et me balança, en me regardant d’en bas, ironique : « Tu t’es confessée ? »
Je ne l’avais pas volé.
Au moment rituel du baiser de paix, elle me dit qu’elle me pardonnait, en me donnant un grand abrazo.
*
Nous accomplîmes ensemble tous les rituels : faire tamponner une dernière fois nos crédentiales pour obtenir la Compostela, le diplôme de pèlerin en latin, embrasser la statue de l’apôtre, au-dessus de l’autel, nous agenouiller devant son tombeau au fond de la crypte, et nous cogner la tête contre le pilier de l’ange, pour être intelligentes.
Raquel fréquenta l’hôtel des Rois catholiques avec méfiance, sans me quitter des yeux, de crainte sans doute que je n’aille m’y livrer à quelque déprédation. N’étais-je pas de la patrie de Napoléon, ce vandale dont les troupes avaient détruit tant d’églises et de châteaux sur leur passage ? Avec les Français, on ne pouvait jamais savoir...
Le 15 août, pour l’Assomption de la Vierge, où l’on célèbre le moment où les anges emportèrent son corps dans les cieux, nous avons applaudi en riant aux larmes le botafumeiro, cet énorme encensoir en argent tracté par six ou huit bonshommes, qui se balance au travers de la cathédrale jusqu’au toit dans des volutes d’encens, étreignant le cœur des pèlerins épuisés dans une émotion grande comme une joie de l’enfance.