J’ai pour ami un peintre norvégien qui s’appelle Axelsen et qui est bien l’être le plus rigolo que la terre ait jamais porté.

(C’est à ce même Axelsen qu’arriva la douloureuse aventure que je contai naguère.

Axelsen avait offert à sa fiancée une aquarelle peinte à l’eau de mer, laquelle aquarelle était, de par sa composition, sujette aux influences de la lune. Une nuit, par une terrible marée d’équinoxe où il ventait très fort, l’aquarelle déborda du cadre et noya la jeune fille dans son lit).

Bien qu’arrivé depuis peu de temps à Paris, Axelsen a su conquérir un grand nombre de sympathies.

J’ajouterai, pour être juste, que ces sentiments bienveillants émanent principalement des mastroquets du boulevard Rochechouart, des marchands de vin du boulevard de Clichy, des limonadiers de l’avenue Trudaine, et, pour clore cette humide série, du gentilhomme-cabaretier de la rue Victor-Massé.

Bref, mon ami Axelsen est un de ces personnages dont on chuchote : C’est un garçon qui boit.

Axelsen se saoule, c’est entendu. Mais, dans tous les cas, pas avec ce que vous lui avez payé. Alors fichez-lui la paix, à ce garçon qui ne vous dit rien.

Axelsen ne boit qu’un liquide par jour, un seul liquide, mais à des intervalles effroyablement rapprochés et à des doses qui n’ont rien à voir avec la doctrine homéopathique.

Des jours c’est du rhum, rien que du rhum.

Des jours c’est du bitter, rien que du bitter.

Des jours c’est de l’absinthe, rien que de l’absinthe.

Il est bien rare que ce soit de l’eau de Saint-Galmier. Si rare, vraiment !

Axelsen, autre originalité, professe le plus formel mépris pour le vrai, pour le vécu, pour le réel.

– Comme c’est laid, dit-il, tout ce qui arrive ! Et comme c’est beau, tout ce qu’on rêve ! Les hommes qui disent la vérité, toute la vérité, rien que la vérité sont de bien fangeux porcs ! Ne vous semble-t-il pas ?

– Positivement, il nous semble, lui répondons-nous pour avoir la paix.

– Si l’humanité n’était pas si gnolle[3], comme elle serait plus heureuse ! On considérerait le réel comme nul et non avenu et on vivrait dans une éternelle ambiance de rêve et de blague. Seulement… il faudrait faire semblant d’y croire. Hein ?

– Évidemment, parbleu !

Partant de ce sage principe, Axelsen ne raconte que des faits à côté de la vie, inexistants, improbables, chimériques.

Le plus bel éloge qu’il puisse faire d’un homme :

– Très gentil, ton ami, et très illusoire !

Hier matin, nous nous trouvions installés, quelques autres et moi, au beau soleil de la terrasse d’un distillateur (dix-huitième arrondissement) quand surgit Axelsen, Axelsen consterné.

Il se laissa choir, plutôt qu’il ne s’assit, sur une proxime chaise, et se tut, ce qui lui fut d’autant plus facile qu’il n’avait pas encore ouvert la bouche.

– Eh bien ! Axelsen, le saluâmes-nous, ça ne va donc pas ? Tu as l’air navré.

– Je suis navré comme un Havrais lui-même !

(Il convient de remarquer qu’Axelsen ne prononce jamais les *h* aspirés, détail qui explique tout le sel de la plaisanterie).

– Peut-être n’as-tu pas bien dormi ?

– J’ai dormi comme un loir (Luigi).

– Alors quoi ?

– Alors quoi, dites-vous ? Je viens d’assister à un spectacle tellement déchirant ! Oh oui, déchirant, ô combien ! Garçon !… un vulnéraire !… Ça me remettra, le vulnéraire !

Le vulnéraire fut apporté et je vous prie de croire qu’Axelsen ne lui donna pas le temps de moisir.

– Il n’est pas méchant, ce vulnéraire ! Garçon !… un autre vulnéraire !

– Eh bien ! Et ce spectacle déchirant ?

– Ah ! mes amis, ne m’en parlez pas ! Je sens de gros sanglots qui me remontent à la gorge ! Garçon !… un vulnéraire ! Rien comme le vulnéraire pour refouler les gros sanglots qui vous montent à la gorge !

– Causeras-tu, homme du Nord ?

– Voici : je viens d’assister au départ de l’omnibus qui va de la place Pigalle à la Halle aux Vins. C’est navrant ! Tous ces pauvres gens entassés dans cette caisse roulante !… Et ces autres pauvres gens qui, n’ayant que trois sous, se juchent péniblement sur ce toit, exposés à toutes les intempéries des saisons, au froid, aux autans, aux frimas, au givre en hiver, l’été à l’insolation, aux moustiques ! Ah ! pauvres gens ! Garçon !… un vulnéraire !

– Oui, c’est bien triste et bien peu digne de notre époque de progrès.

– Et les pauvres parents ! Les pauvres parents désolés, tordant leurs bras de désespoir et mouillant le trottoir de leurs larmes ! Il y avait là de pauvres vieux déjà un pied dans la tombe, des tout-petits à peine au seuil de la vie ! Et tous pleuraient, car reverront-ils jamais ceux qui partent ? Garçon !… un vulnéraire !

– Pauvres gens !

– C’est surtout quand l’omnibus s’est ébranlé que cela fut véritablement angoisseux. Les mouchoirs s’agitèrent, et de gros sanglots gonflèrent les poitrines de tous ces lamentables. Et pas un prêtre, mes pauvres amis, pas un prêtre pour appeler, sur ceux qui s’en allaient, la bénédiction du Très-Haut !

– Le fait est que la Compagnie des Omnibus pourrait bien attacher un aumônier à chaque station ! Elle est assez riche pour s’imposer ce petit sacrifice.

– Enfin la voiture partit… Un moment elle se confondit avec un gros tramway qui arrivait de la Villette, puis les deux masses se détachèrent et le petit omnibus redevint visible, pas pour longtemps, hélas ! car à la hauteur du Cirque Fernando, il vira tribord et disparut dans la rue des Martyrs. Garçon !… un vulnéraire !

– Et les parents ?

– Les parents ? Je ne les revis pas !… J’ai tout lieu de croire qu’ils profitèrent d’un moment d’inattention de ma part pour se noyer dans le bassin de la place Pigalle ! On retrouvera sans doute leurs corps dans les filets de la fontaine Saint-Georges !… Garçon !… un vulnéraire !

– Axelsen, fit l’un de nous gravement, je ne songe pas une seule minute à mettre en doute le récit que tu viens de nous faire. Mais es-tu bien certain que les choses se soient passées exactement comme tu nous les racontes ?

– Horreur ! Horreur ! Cet homme ose me taxer d’imposture ! Je suffoque !… Garçon !… un vulnéraire !