Il y avait une fois un pauvre Bougre… Tout ce qu’il y avait de plus calamiteux en fait de pauvre Bougre.

Sans relâche ni trêve, la guigne, une guigne affreusement verdâtre, s’était acharnée sur lui, une de ces guignes comme on n’en compte pas trois dans le siècle le plus fertile en guignes.

Ce matin-là, il avait réuni les sommes éparses dans les poches de son gilet.

Le tout constituait un capital de 1 franc 90 (un franc quatre-vingt-dix).

C’était la vie aujourd’hui. Mais demain ? Pauvre Bougre !

Alors, ayant passé un peu d’encre sur les blanches coutures de sa redingote, il sortit, dans la fallacieuse espérance de trouver de l’ouvrage.

Cette redingote, jadis noire, avait été peu à peu transformée par le Temps, ce grand teinturier, en redingote verte, et le pauvre Bougre, de la meilleure foi du monde, disait maintenant : ma redingote verte.

Son chapeau, qui lui aussi avait été noir, était devenu rouge (apparente contradiction des choses de la Nature !).

Cette redingote verte et ce chapeau rouge se faisaient habilement valoir.

Ainsi rapprochés complémentairement, le vert était plus vert, le rouge plus rouge, et, aux yeux de bien des gens, le pauvre Bougre passait pour un original chromo maniaque.

Toute la journée du pauvre Bougre se passa en chasses folles, en escaliers mille fois montés et descendus, en anti-chambres longuement hantées, en courses qui n’en finiront jamais. En tout cela pour pas le moindre résultat.

Pauvre Bougre !

Afin d’économiser son temps et son argent, il n’avait pas déjeuné !

(Ne vous apitoyez pas, c’était son habitude).

Sur les six heures, n’en pouvant plus, le pauvre Bougre s’affala devant un guéridon de mastroquet des boulevards extérieurs.

Un bon caboulot qu’il connaissait bien, où pour quatre sous on a la meilleure absinthe du quartier.

Pour quatre sous, pouvoir se coller un peu de paradis dans la peau, comme disait feu Scribe, ô joie pour les pauvres Bougres !

Le nôtre avait à peine trempé ses lèvres dans le béatifiant liquide, qu’un étranger vint s’asseoir à la table voisine.

Le nouveau venu, d’une beauté surhumaine, contemplait avec une bienveillance infinie le pauvre Bougre en train d’engourdir sa peine à petites gorgées.

– Tu ne parais pas heureux, pauvre Bougre ? fit l’étranger d’une voix si douce qu’elle semblait une musique d’anges.

– Oh non… pas des tas !

– Tu me plais beaucoup, pauvre Bougre, et je veux faire ta félicité. Je suis un bon Génie. Parle … Que te faut-il pour être parfaitement heureux ?

– Je ne souhaiterais qu’une chose, bon Génie, c’est d’être assuré d’avoir cent sous par jour jusqu’à la fin de mon existence.

– Tu n’es vraiment pas exigeant, pauvre Bougre ! Aussi ton souhait va-t-il être immédiatement exaucé.

Être assuré de cent sous par jour ! Le pauvre Bougre rayonnait.

Le bon Génie continua :

– Seulement, comme j’ai autre chose à faire que de t’apporter tes cent sous tous les matins et que je connais le compte exact de ton existence, je vais te donner tout ça … en bloc.

Tout ça en bloc !

Apercevez-vous d’ici la tête du pauvre Bougre !

Tout ça en bloc !

Non seulement il était assuré de cent sous par jour, mais dès maintenant il allait toucher tout ça … en bloc !

Le bon Génie avait terminé son calcul mental.

– Tiens, voilà ton compte, pauvre Bougre !

Et il allongea sur la table 7 francs 50 (sept francs cinquante).

Le pauvre Bougre, à son tour, calcula le laps que représentait cette somme.

Un jour et demi !

N’avoir plus qu’un jour et demi à vivre ! Pauvre Bougre !

– Bah ! murmura-t-il, j’en ai vu bien d’autres !

Et, prenant gaîment son parti, il alla manger ses 7 francs 50 avec des danseuses.