10
Comme j’abordais les épreuves du baccalauréat, je perdis successivement mémère Tiennette, pépère Simon, mémère Daudiche et mon vieux Sandrot. Coupe sombre dans ce sanhédrin protecteur que je croyais éternel !
Quatre aïeuls d’un coup, en moins d’un an, c’était beaucoup, mais, grâce à Dieu, il m’en restait encore, et puis ils s’étaient endormis dans leur lit, le soir, et avaient oublié de se réveiller le lendemain matin, et même l’un d’eux avait passé à table ! Quelle belle mort pour un Bourguignon ! Pas de douleurs, pas de cris, pas de comédie médicale. En somme pas de vieillesse, bien que passé la nonantaine. Mourir ainsi, c’est une réussite.
Les gens nous le disaient : « Quatre-vingt-seize ans ! C’est une belle âge pour faire, un mort, allez ! Surtout sans une malandre, sans une souffrance ! »
Ce n’étaient pas là condoléances, mais compliments. Et quand nous répondions : « Mais bien sûr ! », ce n’était pas pleurnicherie mais satisfaction et contentement. Tout se passait dans l’ordre, sans révolte ni aigreur…
… Sauf pour l’un d’eux tout de même : Sandrot, « Persévérant, la Gaieté du Tour de France ! ». Il n’avait que soixante-seize ans, lui ! Bien jeune pour s’en aller ! Mais pensez à toutes ces nuits glacées, ces soleils brûlants sur la plate-forme de la locomotive, grillé devant, glacé derrière, et toute cette fumée, cette poussière de charbon de terre, ces repas bâclés.
« Mais non, mais non ! Y est pas chrétien ! » soupiraient les femmes.
Je constatais qu’un seul homme de la famille était allé brûler ses ailes aux prodigieux phares du progrès et un seul mourait à la fleur de l’âge ! Soixanté-seize ans ! Pensez. L’expérience était probante pour moi : il était mort étouffé d’emphysème et d’artériosclérose. Depuis longtemps sa respiration faisait plus de bruit que le soufflet de sa forge. Le vieux Tremblot disait même à ses femmes :
— Mais aussi, c’est pas des métiers humains ! Les hommes crèveront par toutes ces inventions qui en font des crevats !
La grand-mère interrompait ses Avé Maria pour dire :
— Si au lieu d’aller voir ses machines infernales, il était resté à sa forge, il serait encore là en bonne santé, le Sandrot !
Le Tremblot acquiesçait :
— Ça pour sûr ! Il était fort comme un trinqueballe ! Quand un chariot était embourbé, on allait le chercher : il arrivait, regardait l’attelage, dans la bouerbe jusqu’aux moyeux, et disait : « Dételez les chevaux ! » On dételait, il passait dessous, mettait ses mains sur ses genoux et on voyait le tombereau se soulever, avec son chargement ! Cré vains dieux, il aurait même aussi soulevé les chevaux !
On hochait la tête ; le Tremblot ajoutait :
— Qu’un homme de la partie comme lui soit allé mettre le nez dans leurs ferrailles, au début, par curiosité, je comprends… mais c’est quand on lui a proposé de monter dessus qu’il aurait dû tirer sa révérence et revenir tranquillement battre le fer ici !
Moi, je profitais de l’occasion pour plaider ainsi ma cause :
— Vous dites que ce ne sont pas des métiers humains et que si on reste au pays on se porte bien mieux, et pourtant vous voulez que je fasse des études, donc que j’aille vivre un jour en ville !
— Garçon, ce n’est pas la même chose, me répondait-on. Lui, le pauvre diable, il était sur une locomotive, glacé par la vitesse, brûlé par le foyer, nuit aussi bien que jour. Toi, tu seras ingénieur dans un bon bureau, sur un fauteuil rembourré !
Là-dessus je pouvais rengainer mon couplet : à cette époque-là, quand les gens du peuple, même les paysans, pourtant sensés, avaient parlé d’ingénieur, ils avaient tout dit. Le technocrate avait pris, dans les esprits, la place qui revient à l’humaniste.
Mais qu’allais-je faire dans un bureau ? Et dans un fauteuil rembourré ? Que peut-on faire dans un bureau, dans un fauteuil ? Je le demandais à tout le monde, et personne ne pouvait me répondre d’une manière bien précise.
L’affaire était d’autant plus mal engagée pour moi que les études me plaisaient et que j’y mordais avec allégresse. On m’apprenait en effet des choses amusantes quoique prétentieuses, et d’une prodigieuse facilité, mais qui auprès des grandes et essentielles leçons des grands-pères me paraissaient bien fades, fort inutiles, même délétères. Ainsi j’avais parmi les meilleurs élèves de la classe des camarades pour qui le gérondif et l’ablatif n’avaient aucun secret, qui vous récitaient sur le bout des doigts les quatre cas de similitudes des triangles, le théorème d’Euclide et la classification de Thénard, et qui n’étaient même pas capables de distinguer un chêne d’un orme, un merle d’un geai, et prenaient, je puis vous l’assurer, une avoine ou un blé vert pour de l’herbe, ou nommaient prés ce qui était champs et inversement !
Et je frémissais quand je pensais que ces gens-là allaient devenir ces fameux ingénieurs ! Les nouveaux tyrans dont on attendait tout simplement qu’ils améliorent prodigieusement le monde. Je faisais part de mes craintes aux gens de ma famille. Ils faisaient la sourde oreille et s’entêtaient, acceptant à l’avance les sacrifices qu’ils devaient s’imposer pour me « pousser aux études ».
— Quand on a une bonne tête comme la tienne, disaient-ils, on n’a pas le droit de ne pas s’en servir !
Et puis enfin, surtout, je devais obéir. Oui, un garçon devait OBÉIR. C’était comme ça. Je prenais néanmoins la chose avec philosophie, car je me disais que je pourrais parfaitement avoir dans ma poche tous les diplômes qu’ils voudraient, mais que rien ne m’empêchait de revenir vivre à la Peuriotte où je m’installerais comme ermite dans les maisons de pierre, au fond de la combe perdue, avec mes abeilles, cinq chèvres, mes cognées, mes serpes et mes fusils ! Et une femme, bien entendu.
Ces fusils me ramènent au pauvre pépère Sandrot, mort trop tôt pour avoir voulu monter sur les locomotives. J’héritais son fusil. Il l’avait bien précisé sur son lit de mort en mon absence, car au moment où il trépassait, je m’étiolais sur les évidences euclidiennes. C’était un fusil à broche qui datait de 1880, je crois, mais entretenu à merveille par le maître ferronnier, le prêtre du métal, le lévite du feu qu’il était depuis son initiation compagnonnique.
Un mois après ce bouleversant héritage, j’étais bachelier.
Comme on voit, les événements se rapprochaient, qui devaient faire de moi un homme. D’autres les accompagnaient, comme bien on pense, car je grandissais et forcissais sans vergogne. La terre elle aussi semblait s’être mise à tourner plus vite et plus fort. Les ruches en paille rustique et hétéroclites s’étaient muées en ruche de bois, rationnelles et standardisées. Un service d’autobus fonctionnait entre Dijon et le Morvan et, comme l’avait dit la Gazette, le Jean Lépée était donc au chômage. Il s’en consolait en disant : « Boh, boh, c’est la vie ! » Et en allant aux mousserons, aux morilles, aux jaunottes, aux pieds bleus, suivant la saison et à la pêche ou encore aux mancennes, pour faire des paniers.
Les « faucheuses Cormick » remplaçaient les fau-cheurs-aux-chemises-de-chanvre qui, tout cassés, tout rouillés de ne plus donner le coup de rein, commençaient à s’aigrir comme tonneaux en vidange, assis sur un banc de pierre, à l’ombre du sureau, se rabattant, pour gagner leur pain, sur nos jardins qu’ils bêchaient, piochaient et ratissaient comme au peigne fin, avant de s’étendre raide dans leur lit à baldaquin ou, pis, dans les lits de l’hospice où ils étaient réduits, leurs enfants étant allés, eux aussi, tenter d’être ingénieurs, et n’étant jamais revenus, plus par honte de l’échec que par orgueil de réussite, car il y avait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus à la tombola des ingénieurs !
D’autres choses encore fermentaient comme pâte en bannette sous l’action de je ne sais quel levain. Par exemple, le vieux Tremblot avait vendu, sans crier gare, deux champs. Oui da, deux bons champs de son petit héritage. Et pourquoi les avait-ils vendus ces champs, me demanderez-vous, eh bien, laissez-moi vous raconter l’histoire, elle vaut son pesant d’emprunt russe :
Un homme, habillé comme un Parigot, était venu s’installer dans la vallée. Il y avait acheté une jolie maison qu’il avait fait recouvrir d’ardoises, ce qui excite toujours fort la jalousie et la curiosité, en pays de tuiles et de lauzes. De plus, il l’avait modernisée. C’était le mot qu’il employait. Un mot tout neuf, dont on ne savait pas exactement ce qu’il voulait dire. Le vieux la Gazette, toujours au courant de tout, allait par les fermes et les hameaux en bramant que cet étranger qu’il appelait l’Éthiopien, avait fait installer des « va-faire-causette ».
On s’était tout d’abord demandé ce que ça pouvait être et on s’était aperçu qu’il s’agissait tout simplement des cabinets, que l’homme nommait on ne sait pourquoi, des « watère-closette ». Certains disaient qu’en anglais « water-closet » signifie « cabinet », mais moi qui faisais de l’anglais (première langue), je leur assurais que jamais au grand jamais je n’avais trouvé cette expression ni dans Shakespeare, ni dans Carlysle, ni dans Tennyson, ni même dans Bernard Shaw, dont on venait de publier les Four Pleasant Plays et la scabreuse Jeanne d’Arc. Ce mot était donc une des premières fausses acquisitions par lesquelles le Français ; puisant dans un vocabulaire fantaisiste pseudo-anglo-saxon, inaugurait ce célèbre « franglais » que tout le monde parle aujourd’hui, mais que personne ne comprend vraiment.
Bref, les water-closets de l’Éthiopien étaient des cabinets bien curieux : tout y était en porcelaine blanche. L’homme disait qu’il était barbare d’aller faire ses besoins sur le fumier ou dans la petite guérite en bois que nous avions tous au fond du jardin. Nous, nous pensions, non sans raison, que c’étaient là bien des frais engagés pour une fonction aussi vulgaire, surtout qu’en plus d’un trône luxueux, blanc comme une tasse à café, fermé d’un couvercle ciré, l’installation comportait une véritable usine à eau.
— Cher, le kilo de merde que ça reviendra ! disaient les sages en hochant le menton.
— D’autant plus cher, insistaient les bien renseignés, que tout est perdu et tout s’en va on ne sait pas trop où ! Ce qui était, à l’époque, gaspillage effroyable.
Les excréments, en effet, sont de l’or qu’il est criminel de laisser perdre.
— Si c’est ça le progrès, opinaient les gens, il va en falloir des sous pour vivre !
Dans le même temps, le kilo de pain passait de dix à vingt sous, un centime d’aujourd’hui, et chacun y vit, non sans raison, une relation de cause à effet.
— Pas étonnant que tout augmente, persifla le vieux Tremblot, puisqu’on chie maintenant dans de la porcelaine !
J’ai conservé pieusement cette phrase admirable quoique grossière, j’en ai quotidiennement l’usage aujourd’hui. N’explique-t-elle pas parfaitement l’inflation, fille inévitable de l’expansion et de la « modernisation » ?
Bref, cet homme que la Gazette appelait l’Éthiopien parce qu’il avait fait fortune en Éthiopie, roulait dans une très belle automobile, une Panhard Levassor.
C’était la quatrième automobile de la vallée. Il allait pourtant chez tout le monde et arrêtait sa voiture au bord des champs pour bavarder avec les gars qui piochaient les betteraves ou à côté des prés où on mettait le foin en bouillots.
Il avait ainsi familiarisé avec les familles de la vallée qui lui offraient volontiers le canon. « Pas fier qu’il est », disait-on. Il avait aussi fait la conquête du père Tremblot, car cet homme d’allure ronde et décidée, de bonnes manières, quoiqu’un peu trop familier, parlait souvent de ses chasses en Afrique, de lions. Il avait tué du lion !
Il venait souvent s’asseoir dans la boutique du bourrelier, l’admirant sans vergogne.
— Ah ! Tremblot, quelle habileté ! Il n’y a qu’en France qu’on rencontre des artisans de cette trempe !
Mon grand-père l’avait invité aux chasses, il y était venu d’abord discrètement et s’y était montré admiratif. Il saoulait mon grand-père de ses flatteries :
— Ah ! ce Tremblot ! Quel chasseur ! Quel talent ! Jamais je n’en ai vu de pareil et pourtant Dieu sait que j’en ai connu, en Afrique, de fameux Nemrod.
Puis il avait rejoint la troupe des chasseurs, équipé comme Tartarin, participant à toutes les attaques. Au retour, il venait boire notre goutte :
— Ah ! Tremblot ! C’est vous, je parie, qui distillez cette merveille ? disait-il en mirant son petit verre. Ah ! quel artiste ! Quel talent ! Et Dieu sait que j’en ai bu des alcools sous toutes les latitudes !
Mon grand-père buvait du petit-lait et ronronnait. Puis l’autre parlait de choses sérieuses :
— Ce qui m’étonne, Tremblot, c’est qu’avec votre flair, votre perspicacité, vous conserviez vos trois malheureux petits bouts de terre qui vous rapportent plus d’impôts que de revenus !
Et de faire des calculs savants aux termes desquels il nous prouvait que nos quelques champs nous rapportaient du un pour cent, alors que le capital qu’ils représentaient, placé à bon escient, rapporterait net du dix, du quinze pour cent.
Tremblot, lui, si reprenant et si remontrant en toutes choses et toujours sûr d’être sur la voie chaude, en convenait bien humblement :
— Ah ! oui, Monsieur, je vous l’accorde, la terre ne rapporte plus rien, mais plus rien du tout !
— … Mais c’est fini, disait l’autre, elle ne rapportera plus jamais rien ! C’est terminé le régime terrien ! L’avenir est à l’industrie et à la colonisation ! C’est là qu’il faut placer ses disponibilités !
De disponibilités en liquidités, de pourcentages en arrérages, l’Éthiopien en arrivait aux emprunts d’État qui ne rapportaient que du cinq, quatre ou même trois pour cent au maximum.
— C’est du vol ! c’est tout simplement du vol ! s’écriait-il avec commisération, quand je pense à tous ces petits épargnants qui se saignent pour prêter à l’État qui ne leur verse que du trois pour cent net, mais c’est un scandale !
Mon grand-père grondait :
— Haha ! les coquins, c’est ma foi bon Dieu vrai ! Et puis on reparlait de la chasse :
— Ah ! Tremblot quel talent ! Quel flair ! Quel sens de la chasse !
Un jour, mine de rien, l’Éthiopien apporta quelques numéros d’un journal dont le titre était Forces. Mon grand-père mit ses lorgnons d’acier sur son nez de corbin et dévora cette prose ; puis il emmena l’Éthiopien à la pêche au brochet.
— Ah ! Tremblot, quelle pêche et quel pêcheur ! pourtant Dieu sait que j’en ai sorti du poisson en mer Rouge, dans le golfe d’Aden (sicut dixit) ! Mais jamais je n’avais vu ça !
A partir de ce moment, au café où le dimanche soir tous les hommes venaient faire le tarot, on arrêtait la partie pour parler de coupons et des parts de fondateur, et mon grand-père étalait les pages de Forces, qui donnaient de si bons conseils et ridiculisaient tous les modes de placement autres que les valeurs mobilières.
Maintenant, chez nous, l’évangile s’appelait Forces, et Forces était le journal d’une sacrée mâtine, une femme de tête qui s’appelait Marthe Hanau, et dont le rédacteur en chef était un certain Stavisky.
Un jour, enfin, l’Éthiopien vint au rendez-vous de chasse avec un peu de retard, il avait l’air triomphalement mystérieux. Il manqua royalement sa bête, mais ne put tenir son secret plus longtemps. Dès le rassemblement il prit mon grand-père à part et je ne sais ce qu’ils se dirent. Toujours est-il que huit jours plus tard le Vieux vendait ses deux champs de Châteauneuf, trois hectares et demi ou quatre, où ses pauvres parents avaient récolté jadis leurs modestes treuffes et leurs disettes54 et il les vendait pour acheter des titres qui le mettaient au nombre des actionnaires d’une grosse affaire coloniale.
Il m’expliqua que cet argent « investi » (le mot s’entendait pour la première fois dans sa bouche) dans nos possessions d’Afrique, allait nous rapporter plus que quarante hectares de bon pré loués au meilleur prix.
Il apparut que l’Éthiopien avait converti aux investissements-papier plus d’un petit propriétaire de notre bonne vieille terre bourguignonne, dans notre coin du Haut-Auxois ; toute la vallée semblait vouloir coloniser l’Afrique, l’Asie et Madagascar, et couvrir la France d’usines et de bureaux ; on ne parlait que de mines d’étain, de cuivre, du Haut-Katanga, de l’Oubangui-Chari, du caoutchouc indochinois, de l’arachide sénégalaise, des chemins de fer du Congo et de la mise en valeur des Dombes. Bien qu’ignorant encore totalement l’électricité et s’éclairant encore à la lampe Pigeon, la vallée entrait dans l’ère lumineuse de l’expansion industrielle et coloniale, et le grand-père Tremblot était saisi par la passion du boursicotage et le tableau valait la peine d’être vu, on peut me croire !
Pour dépeindre mieux l’Éthiopien, car il était un signe des temps, je vais tout simplement vous conter une chasse que je fis avec lui en fin de saison. L’attitude de l’homme dans la chasse le dépeint mieux qu’une longue étude psychologique.
Il avait été convenu que j’irais le placer tout au bout de notre massif et que je me placerais moi-même non loin de lui, car il ne connaissait pas la forêt, si complexe dans nos combes. Aussitôt que nous fûmes placés sur la pente la plus raide du versant, le long d’une ligne qui descendait à pic sur les hauts pâturages, l’Éthiopien, astiqué comme une image de catalogue, se mit à siffloter et à sortir une cigarette blonde. Je lui fis signe d’arrêter son concert et d’écraser sa cigarette, mais il ne me vit pas et là-dessus la chasse commença. D’abord un coup de trompe que je ne reconnus pas (parbleu, c’était la neuve !) et presque tout de suite le récri des chiens, et l’Éthiopien sifflait, fumait toujours.
Pour attirer son attention me voilà occupé à lui lancer des petits cailloux et des mottes de terre gelées ; il prit cela pour un jeu et, gloussant comme un coq-dinde, il se mit à m’en lancer à son tour, debout, bien à découvert, au milieu de la ligne, la cigarette au bec.
Par trois fois les chiens nous amenèrent une jolie cavalcade à moins de trois cents mètres, par trois fois la chasse fut retournée. J’étais en rage et l’autre s’amusait comme une grive saoule. Au diable le conneau ! Peste soit du jean-foutre ! Et il dansait et me criblait de grosses mottes qui roulaient à vingt mètres de moi. Enfin s’étant approché, il éclata de rire lorsqu’un de ses projectiles m’atteignit à l’épaule.
J’en arrivais à souhaiter que les bêtes de chasse ne vinssent pas sauter de ce côté, car, si son expérience du tir était à la hauteur de sa connaissance de la chasse, j’étais un homme mort ; les chiens venaient d’ailleurs sur nous, sans doute aux trousses d’une laie opiniâtre et j’eus une idée : j’épaulai mon fusil en direction du sous-bois. La ruse réussit. L’autre, croyant que le gibier était en vue, rejoignit vivement son poste, non sans fracas, et se mit à regarder dans le gaulis, comme si quelque nymphe y eût montré ses belles fesses.
A peine était-il aux aguets qu’un ouragan survint sous le taillis, un roulement terrible : cinq ragots, groupés, qui passèrent loin de moi, mais se rabattirent sur mon siffleur, pour sauter, me croira qui voudra, à trente mètres de lui. Il tira, et, l’admettra-t-on ? je vis une chose vexante, une des bêtes s’arrêter net, s’asseoir sur son cul en poussant des cris de goret en abattoir ; l’autre exultait déjà en esquissant une gigue.
Je lui criai :
— Redoublez, cré nom !
Je le vis épauler à nouveau, viser lentement et j’en vins à faire une prière à saint Hubert pour l’insuccès de ce coup de fusil ; saint Hubert dut m’entendre car il ne permit pas le scandale. Le sanglier n’attendait que cette deuxième décharge pour repartir de plus belle, quoique en boitant bas. L’autre Jocrisse se mit à hurler en levant les bras :
— Il en a !
Se jetant d’un coup dans la vallée, le blessé longea un fourré et l’homme au sifflet le poursuivit en lançant son « il en a ! il en a ! » Il me cria :
— Suivons-le ! Venez !
J’en étais bien tenté mais j’osais à peine quitter ma place par esprit de discipline ; mais il me revint, ou peut-être l’inventai-je, que mon grand-père admettait qu’un chasseur placé en bout de chasse pouvait se déplacer si la chasse sortait du massif gardé, surtout pour poursuivre une bête grièvement blessée. Et nous voilà partis tous trois, le cochon d’abord, que l’on suivait à vue et au sang, le Mirliflor ensuite, qui brandissait son fusil comme les zouaves que l’on voit sur les gravures d’époque, donnant l’assaut à Solférino, et moi, cent mètres derrière. Mais je courais plus vite que lui et je le rattrapai bientôt. Le sanglier descendit les éboulis, sauta dans les pâturages qu’il se mit en devoir de dévaler, nous entraînant vers le fond de la vallée. La bête enfiévrée par la blessure se dirigeait tout bonnement vers le lac, dont la grande flaque brillait au bas du versant. Il gagna des passages faciles et nous le perdîmes de vue, mais cela ne nous découragea pas.
J’étais devant, j’arrivai le premier au bord de l’eau et je vis, vautré dans la vase jusqu’au mufle, notre cochon qui soufflait comme une otarie. Nous voilà pataugeant pour le rejoindre, mais c’était la queue du lac, un marais de petites herbes fines jaillissant d’une eau basse. Tout noir, le sanglier émergeait quatre-vingt mètres plus loin. Nous le croyions à bout et, ma foi, nous allions le rejoindre, dussions-nous nous embourber jusqu’aux aisselles, mais aux cris que nous poussions, il se reprit, se redressa et se mit à trotter vers le large. Lorsqu’il eut assez d’eau, il se mit à la nage.
— Tirons ! beuglait mon camarade.
Il tira, puis rechargea, puis déchargea son arme ; on voyait les chevrotines ricocher sur l’eau, à plus de trente mètres à droite ou à gauche.
— Dessus ! dessus ! criait le maladroit. L’animal nageait vivement vers le large, coupant le lac en deux.
— Suivez-le par la rive droite, disait mon gnaulu, moi, par la rive gauche et nous le cueillons à l’arrivée !
Nous voilà partis à travers les roseaux, les mouilles et les joncs. Je me faisais fort d’aller plus vite que mon voisin que j’apercevais progressant tout là-bas sur la rive opposée, haut comme un bécasseau, mais moins agile, à coup sûr ; je rageais de le voir se maintenir à hauteur. Je sautais, il sautait et le sanglier nageait. Je m’étalai dans maintes flaques bien gelées et laissai de ma peau à plus d’un églantier. J’entendis tout à coup sur mon épaule, un coup de fusil terrible ; je me retournai, je ne vis personne. J’avais senti en même temps un choc, c’était mon propre fusil qui était parti tout seul, la détente s’étant prise dans une branche. Mais je repris ma course.
Vers le milieu du lac (il a deux kilomètres de long), le nageur prit le meilleur sur ses deux poursuivants ; il nous fallait contourner des anses, patauger, glisser, traverser des buissons, alors que l’animal filait tout droit, au plus court et nageait fort courageusement, la hure dressée. On le voyait, point noir sur la nacre de l’eau. Il atteignit avant nous un massif de roseaux qui marquait la côte et nous arrivâmes pour voir son cul disparaître hors de portée, dans un fourré. Nous restâmes là, n’ayant pas le courage de poursuivre. Pourtant la bête fut trouvée le lendemain, mangée par des renards et des chats sauvages, à peine à cinq cents mètres de là.
Des canards sauvages passaient sur nos têtes, que nous avions levés des roseaux, et ni l’autre ni moi-même n’eûmes l’idée de tirer.
Mon grand-père nous reçut le soir avec une jolie figure bien épanouie et nous dit simplement :
— Alors, la chasse à courre et le bat l’eau comme au bon vieux temps ?
— Ah ! Tremblot, Tremblot ! se pâmait le financier, quelle chasse vous nous avez fait voir ! Jamais je n’en ai vu de pareille, et pourtant Dieu sait si j’en ai eu des émotions sur le plateau éthiopien, aux trousses des hyènes rieuses !
Puisque j’ai anticipé de plus d’un an sur les événements pour parler de ce guignol malfaisant, allons jusqu’au bout et voyons tout de suite la fin de son histoire qui marqua ma jeunesse, comme on peut le penser. L’affaire Hanau-Stavisky, dont tous mes contemporains se souviennent, se termina par un énorme scandale, doublé d’une affaire criminelle non encore élucidée. On ne comprit pas bien, à l’époque, ce qui s’était passé, car, dans notre région, ces combinaisons, semblaient bien vaseuses et parfaitement ridicules, mais je sus que ce couple avait escroqué certes de braves gens comme les fermiers et artisans de nos cantons, mais aussi d’autres chevaliers d’industrie qui le méritaient bien, et même des financiers. C’était un des plus grands krach de tous les temps.
Le père Tremblot eut enfin la révélation de son imprudence et fit une superbe colère. J’étais là, justement, car c’était en août. Je le vis prendre tous les exemplaires du journal Forces qui avait été sa bible, et en faire en grand feu sur le pourrissoir du jardin.
— Ça fera toujours de l’engrais ! hurlait-il en apostrophant tous les milliards de vains dieux de l’Olympe, furieux d’avoir perdu ses deux meilleurs champs pour acheter des liasses d’actions fictives qu’il culbuta dans le brasier.
Le soir, je pris le dictionnaire composé par mon compatriote Pierre Larousse et, je ne sais pourquoi, y cherchai le mot Forces qui était, je l’ai dit, le titre du journal de Marthe Hanau et je lus ceci : « Forces : du latin forfices, grand ciseau utilisé pour tondre les moutons. » Tondre les moutons !
Je trouvai cela si drôle que je le fis lire au vieux Tremblot, qui, ayant chaussé ses lorgnons d’acier, se mit à rire lui aussi, mais à rire à n’en plus pouvoir souffler. Il hoquetait :
— Hohohoho ! la mâtine ! Hahah ! La youtre ! Elle nous avait bien prévenus pourtant ! Forces ! Haha ! et nous, beuzenots, on s’est bien laissé tondre !
Il s’était levé et toujours en poussant son rire de bon vivant, il gagna la cave en disant :
— Tondus qu’on a été mon Biaise, tondus, cocus. Hahaha !
Il revint avec deux sacrées bouteilles qu’il ouvrit en criant :
— C’est bien fait, cré milliards de vains dieux ! C’est bien fait ! Ça donnera à apprendre aux Gaulois !
Deux clients arrivaient pour faire regarnir un collier de trait ; il sortit quatre grands verres. A les remplir, la bouteille y passa :
— Buvez ! Cré vains dieux, buvez ! Ne laissez pas passer si belle occasion de vous gausser des paysans ! Je viens de me faire étriller jusqu’au sang !
Et il s’avéra que les deux clients avaient été, eux aussi, escroqués par l’Ethiopien. Alors le vieux éclata :
— Allez les enfants, on va aller le réveiller l’Éthiopien ! Venez avec moi ! Il va passer un peût quart d’heure !
Les deux autres lui dirent tranquillement :
— Mais il ne t’a pas attendu, Tremblot ! Il y a longtemps qu’il a quitté le pays ! Il avait déjà revendu sa maison en janvier dernier, que personne ne le savait encore !
Et une deuxième bouteille y passa, et une troisième, un fromage de tête nous y aida. Je bus crânement mon demi-litre de cet échézeau 1909 qui nous venait du cousin Petit, une des meilleures années pour les côtes-de-nuits. Le Vieux ne me fit grâce de rien.
— Prends une bonne cuite au bon vin, gamin ! Pour que tu t’en souviennes toujours du bon tour qu’elle nous a joué la Marthe Hanau, pour que, tant que tu vivras, tu te méfies des gens qui ont une belle cartouchière et qui chient dans la porcelaine…
L’affaire n’engendra pour lui, on le voit, qu’une bonne humeur sarcastique, mais elle renforça bellement l’antisémitisme qui était endémique dans nos régions, il faut dire ce qui est.